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Full text of "Revue critique de législation et de jurisprudence"

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| de Royer, premier président de la Cour des comptes; Pellat, membre de l'Institut, professeur à 
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REVUE CRITIQUE 


LÉGISLATION 


DE 


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PARIS, — IMPRIMBAIE DE CUSSET ET C°, 26, AUE RACINE. 


REVUE CRITIQUE 


LÉGISLATION 
JURISPRUDENCE 
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Anciens Directeurs de la Rotuo critique ot de la Rorue de législation ; 


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Consolller à la Cour de cassation, | Président à la Cour de csssation, | Inspecteur géuéral des Facultés de droit, 
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Professor à Ia Pacalté de droit de Caou, | | Professeur d'économie politique à la Faculté de dron 
Bâtonuier de l’ôrêre des atecats. Ÿ de Paris. 


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AVEC LE CONCOURS DE MM. 


Rouland, gouverneur de la Banque de France; Delangle, procureur général à la Gour de cassation; 
de Royer, premier président de la Cour des comptes; Pellat, membre de l’Institut, professeur à 
la Faculté de droit de Paris; Ortolan, professeur à la Faculté de droit de Paris; Demolombe, 
doyen de la Faculté de droit de Caen; Serrigny, doyen de la Faculté de droit de Dijon; V'uatrin, 
professeur à la Facalté de droit de Paris; Molinier, professeur à la Faculté de droit de Toulouse; 
Ducrocq, professeur à la Faculté de droit de Poitiers; Mimerel, Mazeau, Christophle, 
Hérisson, Collet et E. Tambour, avocats au Conseil d'État et à la Gour de cassétion. 


TOME XXXIV. — 19" ANNÉE. 


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PARIS, 
COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D'ÉTAT, 


24, rue Soufflot, 24, 
| 1869 


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REVUE CRITIQUE 


DE LÉGISLATION 


ET DE JURISPRUDENCE. 


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LE POUVOIR CIVIL AU GCONGILE DE TRENTE. 


Par M. Albert DESJARDINS, 
agrégé à la Faculté de droit de Paris. 


Le pape Pie IX a convoqué un concile général à Rome pour 
le 8 décembre 1869. Le concile de Trente avait été clos le 
4 décembre 1563. Trois cent six ans se seront écoulés entre ces 
deux grandes réunions de l’Église catholique. 

Que de changements durant ce long espace de temps! Au 
commencement du XVI siècle, l'unité reiigieuse et le pouvoir : 
des papes avaient paru affermis à jamais ; les réformateurs à 
leurs débuts avaient déciaré qu’ils ne voulaient ni s’écarter de 
la première ni se soustraire au second ; qui n’eût frémi d’hor- 
reur à la pensée de voir déchirer la tunique du Christ ? Lors- 
que Ja réforme eut fait d'immenses progrès, les plus modérés 
dans chaque parti et la masse gardèrent l’espoir d’une récon- 
ciliation. Aujourd’hui, le monde est habitué à la diversité des 
croyances religieuses ; beaucoup sont même disposés à s’en 
réjouir : ils croient y voir le fruit heureux et la garantie in- 
dispensable de la tolérance. Au XVI: siècle, ceux qui cessaient 
d’être catholiques prétendaient rester chrétiens ; ils ne chan- 
geaient de foi que pour en adopter une plus pure; l'Évangile 
demeurait le livre religieux des différentes sectes, qui ne de- 
mandaient qu’à l’interpréter chacune à sa manière. Aujour- 
d’hui, c’est toute foi religieuse qui est menacée, tout dogme 
chrétien qui est contesté; il n’est plus question de schisme 
et d’hérésie ; la réforme contemporaine consiste à nier la ré- 
vélation. | 


Les rapports du pouvoir civil avec le pouvoir ecclésiastique 
XXXIV. .. i 


2 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


ne sont pas moins changés que l’état religieux des esprits. 
Jadis l’Église donnait un caractère sacré à la personne et à 
l'autorité des princes; de plus, comptant être servie par eux, 
elle leur laissait occuper dans son sanctuaire une place consi- 
dérable ; elle leur demandait trop souvent d’exécuter ses dé- 
cisions pour n’être pas forcée d'écouter leurs conseils; elle 
ne voulait pas toujours et elle ne pouvait jamais les empêcher 
de s’interposer entre elle et les fidèles, leurs sujets. L'habi- 
tude prise par eux de s’immiscer dans ses affaires tourna enfin 
contre elle-même ; que de princes qui, suivant leur conviction, 
leur intérêt ou leur passion, entraînèrent dans les voies de la 
réforme leurs peuples habitués à les suivre docilement, même 
en matière spirituelle ! Aujourd’hui, le pouvoir civil a perdu 
son caractère religieux, et, d’un autre côlé, a cessé d’impo- 
ser son intervention à l’Église comme de lui prêter son appui. 
Jadis le clergé, séculier ou régulier, formait dans tout pays un 
ordre spécial et privilégié. Aujourd'hui, il à perdu presque 
partout et ses biens et ses priviléges; ses membres sont sou- 
mis à la loi de tous, politique, fiscale, civile ou pénale. 

Ces changements ne permettent pas de croire que le pou- 
voir civil puisse tenir à la prochaine assemblée de l'Eglise la 
même place qu’à la dernière. Nous avons pensé qu’il serait 
néanmoins intéressant de rechercher quelle fut sa participa- 
tion au concile de Trente. Ce qui attire dans l’étude de lhis- 
toire, c'est quelquefois la différence même qu’elle nous fait 
voir entre le présent et le passé. D'ailleurs, quelle que soit cette 
différence, dans ce passé tout n’est peul-être pas à rejeter. 


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Nous nous demanderons d’abord quelle fut l’influence du 
pouvoir civil sur la convocation du concile, sur la reprise de 
ses séances, sur la détermination du lieu où il se réunit 

Le pouvoir civil fut constamment mêlé aux laborieux préli- 
minaires du concile de Trente, mais de deux manières très- 
différentes, d’abord par l’insistance avec laquelle il demanda 
une réunion de l’Église, ensuite par les obstacles qu’il y ap- 
porta. !l est également vrai de dire que le concile n'aurait pas 
eu lieu, si le pouvoir civil n’avait commencé par l’exiger, ni 
si le pouvoir religieux n’avaitfini par le lui imposer. Un chan- 


CONCILE DE TRENTE. -— POUVOIR CIVIL, J 


gement aussi complet, mais en sens inverse, se produisit dans 
les sentiments du saint-siége : il redouta et voulut éluder le 
concile, quand la demande lui en fut faite, et cependant le 
concile ne put enfin se réunir que grâce à sa persévérance. 
Ainsi se distinguent naturellement deux périodes, qui corres- 


pondent à peu près exactement aux pontificats de Clément VII 
et de Paul III. 


A, Depuis le commencement de la réforme jusqu’à la mort de 
Clément VII. 


Luther, à la suite de son entrevue avec le cardinal Cajetan, 
avait interjeté appel du pape mal informé au pape mieux in- 
formé, puis, prévoyant le cas où il serait définitivement con- 
. damné, du pape lui-même au futur concile général, le 28 no- 
vembre 1518, et il avait renouvelé ce second appel après la 
condamnation prononcée en 1520. Mais il n’avait paru et peut- 
être voulu qu’employer un moyen dilatoire, pour se dispenser 
de faire sa soumission. La cour de Rome, de son côté, avait 
prétendu, avait espéré terminer tout àelle seule. Comment au- 
rait-elle pensé que l’hérésie naissante dût résister et à ses déci- 
sions dogmatiques et à ses censures? Il avait fallu bientôt qu’elle 
renonçât à son espoir; malgré ses condamnations, le nombre 
des propositions hérétiques, le nombre de ceux qui les soute- 
naient s'étaient accrus. Le pape Léon X s'était alors adressé 
au pouvoir civil; il avait obtenu du jeune empereur Charles- 
Quint et de la Diète l’édit de Worms qui avait mis Luther et 
ses partisans au ban de l'empire (1521). L'édit n'étant pas 
exécuté, les progrès du luthéranisme continuant, en 1593, le 
pape Adrien VI invoqua de nouveau le pouvoir civil; 1l de- 
manda à la Diète de Nuremberg de prendre des mesures pour 
l'extinction de l’hérésie. 

La Diète répondit en demandant elle-même que le pape, 
du consentement de l’empereur et dans le délai d’une année, 
si cela se pouvait, assemblât un concile dans quelque ville 
d'Allemagne, comme Mayence, Cologne, Strasbourg, Metz, 
ou en tout autre endroit convenable. 


1 Pallavicini, Histoire du Concile de Trente, traduction publiée par 
M. l'abbé Migne. Paris, 1864, liv. 11, chap. VIIE, n° 6. — Fra Paolo Sarpi, 
Histoire du Concile de Trente, traduite par la Mothe-Josseval. AIDER, 
1633, liv. I, p. 25. 


À DROIT ECCLÉSIASTIQUE:. 


C'était une assemblée politique qui réclamait le concile. La 
Diète comprenait aussi que le pouvoir pontifical ne pouvait 
arrêter les progrès de l’hérésie, mais elle ne voulait point lui 
prêter l’appui du bras séculier. Ceux qui la composaient obéis- 
saient sans doute à des motifs différents ; les uns étaient se- 
crèlement portés vers la nouvelle doctrine; les autres, la 
voyant déjà si répandué, craignaient d’échouer s'ils recou- 
raient à la force, et de s’exposer eux-mêmes aux plus graves 
périls sans profit pour la religion. Ne valait-il pas mieux ajou- 
ter à l’autorité méconnue du pontife une autorilé purement 
spirituelle comme celle-ci, mais plus difficile à méconnaître, 
puisque les luthériens eux-mêmes s'étaient engagés tout haut 
à s’y soumettre Ÿ 

La Diète poursuivait son dessein politique en indiquant la 
réforme de l’Église comme le principal sujet sur lequel de- 
vraient porter les délibérations du futur concile. Elle rejetait 
dans l’ombre les difficultés dogmatiques. Ce qui avait fait naître 
et grandir l’hérésie, c'était l’indignation inspirée, à quelques- 
uns d’abord, puis au plus grand nombre par les désordres 
_ dans les mœurs, par les abus dans la discipline. Pour récon- 
cilier pacifiquement les luthériens avec Rome, il était néces- 
saire, peut-être était-il suffisant de corriger les uns el les au- 
tres; or la réforme ne pouvait être sûre et efficace que si 
elle était confiée au concile, seul pouvoir dont les dissidents 
reconnussent la souverainelé, seul tribunal qu’ils considéras- 
sent comme impartial. 

La Diète ne trouvait que des avantages à déterminer ainsi 
le débat : la réforme était déclarée nécessaire par tout le 
monde, même par la cour de Rome * ; le concile qui aurait à 
accomplir ne pourrait faire autrement que de donner, au 
moins dans une cerlaine mesuré, satisfaction aux luthériens 
en comblant les vœux des meilleurs catholiques; son œuvre 
serait uue œuvre de transaction, Ajoutons qu’alors le pouvoir 
civil était dans tous les États, surtout dans l’empire, constam- 
. ment en garde contre ce qu’il appelait les usurpations et les 
exactions de la cour de Rome : ii saisissait une occasion fa- 


1 Voir les instructions données par le pape Adrien VI au nonce Chere- 
gato et communiquées à la Diête de Nuremberg. Pall., Liv. 11, chap. VII 
— Sarpi, p. 24. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 5 


vorable pour s’en délivrer, en soutenant une demande de ré- 
forme. La Diète de Nuremberg dressait elle-même une liste de 
cent griefs. 

Depuis lors, les Diètes ne cessèrent de réclamer cette réu- 
nion qui devait rétablir la paix dans l’Église chrétienne, de 
plus en plus troublée. Les unes accédèrent aux demandes du 
pape, les autres se montrèrent plutôt favorables aux luthé- 
riens; toutes réservèrent pour le concile général le droit de 
prononcer sur les questions de dogme comme de régler la ré- 
forme des mœurs et de la discipline. 

Elles savaient que leur demande ne plaisait pas à la cour 
de Rome; aussi prenaient-elles ordinairement des mesures 
pour se passer de celle-ci. L’effet le plus direct de leurs dé- 
cisions devait être de l’effrayer et de lui arracher son con- 
sentement. La seconde Diète de Nuremberg (1524) ordonna 
qu’une autre Diète se réunirait à Spire, vers la fin de l’an- 
née pour examiner les cent griefs, et qu’en attendant les 
princes soumettraient à l'examen d'hommes instruits les cor:- 
troverses soulevées par Luther pour déterminer, quand ils se 
réuniraient, quélles doctrines devraient être enseignées pro- 
visoirement jusqu’au concile et pour en préparer les travaux *, 
La première Diète de Spire (1526) offrit le choix entre un 
concile général et un concile national ?; même, selon Robert- 
son ?, elle donna la préférence à ce dernier. La Diète de Ra- 
tisbonne (1532) projeta un décret tendant à ce que l’empe- 
reur, si le pape faisait des difficultés, convoquât lui-même le 
concile, soit général, soit national *. 

Rome pouvait se refuser à réunir elle-même l'assemblée 
de l’Église, mais elle devait craindre l'intervention d’une 
autorité incompétente en matière ecclésiastique ; le dogme et 
la discipline seraient réglés sans elle, malgré elle, contre elle, 
soit par une assemblée laïque, soit par une assemblée reli- 
gieuse irrégulièrement convoquée, ou ne représentant qu’une 
partie et la partie malade de la chrétienté. 

C'était le vœu unanime et constant de l’Allemagne que les 
Diètes se chargeaient d’exprimer et dont elles tâchaient d’as- 


1 Pall., Liv. If, chap. X, n. 16 et 17. — Sarpi, p. 31. 
3 Sarpi, p. 34. 

3 Histoire de Charles-Quint, liv. IV, in fine. 

# Pall., liv. HT, chap. IX, n. 10. 


6 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


surer le succès. Les sentiments qui avaient animé la première 
Diète de Nuremberg n’avaient fait que se fortifier. L'emploi de 
la force n’était pas seulement odieux : il paraissait de plus en 
plus offrir de graves dangers sans aucune chance de succès. 
Plus on allait, et plus l’Allemagne sentait que la rigueur serait 
impuissante contre l’hérésie. Le concile fournissait un prétexte 
honnête de refuser le bras séculier à l'Église, qui l’avait rare- 
ment réclamé en vain; on y voyait un remède doux et sûr. La 
plus grande partie des catholiques allemands souhaitait des 
réformes au sein de l’Église, et, ne croyant pas qu’elles pus- 
sent être accomplies par le souverain pontife, était bien aise 
de voir intervenir un pouvoir qui s’en chargerait. Les luthé- 
riens déclarés opposaient le concile au pape qui les avait con- 
damnés et le réclamaient bruyamment, pour montrer qu'ils 
n’étaient pas décidés à sortir de l’Église. Leur nombre était 
du reste peu considérable au sein des Diètes, au moins dans 
les premiers temps de la réformé. Les princes hésitaient en- 
tre les deux religions, et ceux même qui avaient opté pour la 
nouvelle n’osaient faire connaître leur choix. L’hérésie avait 
toujours coûté cher aux rois. Peu à peu l’hésitation cessa dans 
les âmes, la dissimulation dans la conduite; mais, retenus par 
la politique, les chefs couronnés de la réforme cherchèrent à 
rejeter sur autrui l’odieux du déchirement irrévocable. Quand 
uve grande révolution est imminente, quand tous les moyens 
connus sont impuissants pour la prévenir, un peuple entier 
s'accorde quelquefois, malgré la différence des passions, des 
principes, des intérêts qu’il renferme dans son sein, pour 
demander une mesure, une institution, de laquelle il attend le 
salut et la paix, qu’il croit efficace parce qu’elle est nouvelle. 
Tous expriment le même désir, quoique tous ne se fassent pas 
la même illusion; ceux qui souhaitent l’événement redouté des 
autres dégagent leur responsabilité; ceux qui savent qu’on ne 
triomphe pas de l’impossible s’associent à la demande uni- 
verselle, de peur d’être considérés comme des ennemis pu- 
blics, et trouvent au moins dans une vaine espérance qu’ils 
né partagent pas l’avantage de retarder le mal qui ne peut être 
empêché. 

Aux instances d’une assemblée sans autorité directe se joi- 
gnirent bientôt celles de l’empereur Charles-Quint, le plus 
puissant souverain de la chrétienté. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 7 


Charles-Quint avait deux raisons, l’une pour paraître désirer 
le concile, l’autre pour le désirer réellement. | 

Il fallait qu’il parût le désirer, à cause de la passion avec la- 
quelle l’Allemagne tout entière le demandait. Ses talents 
politiques et ses possessions héréditaires ne permettaient pas 
qu’il fût réduit dans l’empire à une suzeraineté illusoire, 
comme son bisaïeul Frédécic III et son aïeul Maximilien, mais 
il était loin d’y régner en prince absolu, Il était obligé de con- 
sulter soigneusement et même de suivre l'opinion publique. 

Du reste, il désirait réellement le concile, comme la Diète, 
parce qu’il ne voulait pas non plus risquer son pouvoir dans 
une lutte trop difficile. Au commencement de son règne, il 
avait tâché de comprimer l’hérésie: il avait cru rendre ce qu’il 
devait à la foi catholique outragée en mettant Luther au ban 
de l'empire. Mais le ban n’avait pu être complétement exé- 
cuté, malgré ses ordres réitérés. Il commençait à reconnaître 
qu’il ne viendrait pas à bout de l’hérésie par la force sans une 
guerre terrible, et il n’était pas sûr d’y être vainqueur. Ses 
États héréditaires, immenses, mais dispersés, lui procuraient 
de grandes ressources, mais au prix d’embarras renaissants; 
en face de lui se trouvait François I“, toujours redoutable, 
même après la bataille de Pavie, même après le traité de 
Madrid, toujours prêt à profiter des troubles qui pouvaient 
éclater au sein de l’empire. Non-seulement la victoire sur les 
luthériens ne lui était pas assurée, mais il avait beaucoup à 
perdre rien qu’en se faisant d’eux des ennemis déclarés : leur 
hostilité pouvait l’empêcher d’obtenir des secours contre les 
Turcs, soit pour lui, soit pour son frère Ferdinand, en Hon- 
grie, et de fixer la couronne impériale dans la branche ca- 
dette de sa famille en faisant élire ce dernier roi des Romains. 

Toute la conduite de l’empereur répondit au double motif 
que nous venons d'indiquer. Il se montra auprès de la Diète 
prêt à tout faire pour amener et hâter l’accomplissement de 
ses vœux ; il y travailla en effet avec activité auprès de la cour 
de Rome. | | 

Ainsi il prit et renouvela l’engagement de faire convoquer le 
concile dans un bref délai à la seconde diète de Nuremberg 
(1524), à la première diète de Spire (1526), à la diète de Ra- 
tisbonne (1532). En prononçant la clôture de la diète d’Augs- 
bourg (1530), il déclara s'être entendu avec le siége aposto- 


8 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


lique et avec les États pour que, dans les six mois, fût 
convoqué un concile chrétien, libre, général, au lieu oppor- 
tun ; il promit de veiller à ce que les autres princes de la 
chrétienté y fussent présents, et à ce qu’il s’assemblât au plus 
tard un an après la convocation. Chaque fois qu’il se retrou- 
vait avec les princes de l’Allemagne et les députés des villes 
impériales, il rendait, non sans ostentation, compte de ses 
démarches, de ses efforts, et rejetait sur autrui la responsabi- 
lité des retards que souffrait la convocation tant désirée. 

Au moment même où il contractait envers la Diète un en- 
gagement solennel, l’hostilité commençait entre lui et la cour 
de Rome ; la guerre allait suivre bientôt. Mais, dans ses mani- 
festes comme dans ses négociations, il ne cessa de parler et 
d’agir en faveur du concile. Aux brefs pontificaux quile me- 
naçaient ou le suppliaient, il répondit en interjetant appel à la 
future assemblée, en demandant au pape de la réunir; il 
écrivit aux cardinaux pour qu’ils travaillassent à l’obtenir du 
pape, pour qu'ils fissent eux-mêmes la convocalion sur le 
refus de celui-ci (1526)°. Il avait la force, la guerre lui donna 
la victoire ; Rome fut prise et saccagée, le pape retenu captif 
par ses soldats. Les préliminaires du traité, auquel celui-ci 
dut sa délivrance, portèrent qu’un concile général serait con- 
voqué avec toute la célérité possible (1527) %. Trois ans après 
le pape couronna son vainqueur à Bologne (1530). Sans doute 
ils parlèrent entre eux du concile projeté *; mais le moment 
où un empereur recevait la couronne des mains d’un pontife 
n’eût pas été bien choisi pour insister vivement auprès de ce 
dernier. La condescendance de Charles-Quint ne dut pas 
aller cependant jusqu'à renoncer à un projet si important 
pour l’Allemagne, comme le prétend Sarpif. Quoi qu’il en 


1 Pall., liv, II, chap. IV, 7. 

3 Pall., liv. 11, chap. XIE, 10, 12 et 13, 

$ Pall., liv. Il, chap. XIV, 14. 

* Guichardin, Histoire d'Italie, liv. XX, chap. 1. Un des motifs qui for- 
cèrent Charles de retourner promptement en Allemagne et ne lui per- 
mirent pas d’aller se faire couronner à Rome, ce fut que « plusieurs per- 
sonnes attendaient son retour dans l’espérance de la convocation d’un 
concile; » et plus loin Guichardin dit : « Le pape fit entendre à l’empe- 
reur qu’il n’était pas éloigné de convoquer un concile. » 

5 P. 46-48. — Pallavicini conteste avec raison, ce semble, le récit de 
Sarpi, également dénué d'autorité et de vraisemblance. Liv. HI, ch. IE, 5. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 9 


soit, son zèle, peut-être refroidi par son entrevue avec le 
saint-père, se réchauffa en présence de l’Allemagne; il écrivit 
de nouveau à Clément VII pour lui représenter le concile 
comme nécessaire, quand il eut vu combien il était encore 
désiré; de longues négociations s’engagèrent sur les condi- 
tions dans lesquelles cette assemblée se réuniraitt ; enfin, 
le pape et l’empereur s’étant réunis de nouveau à Bologne 
(1533), décidèrent qu’ils enverraient, le premier un nonce, le 
second un ambassadeur aux princes d'Allemagne, pour faire 
accepter et pour préparer le concile ; de plus, le pape promit 
d’écrire à tous Les princes chrétiens dans la même vue *. Mais, 
malgré les instances de l’empereur, il ne consentit ni à faire 
immédiatement la convocation ni à la promettre même pour 
le cas où les conditions posées par lui ne seraient point accep- 
tées des princes *. 

L'empereur tenait à ce que sa demande réussit ; au besoin 
il ne reculait devant aucun des moyens qui DoUva Ion décider 
le pape, il lui faisait craindre qu’on n’arrivât à se passer de 
lui; c’est ainsi qu’eu 1526 il écrivit au collége des cardinaux 
pour l’engager à convoquer lui-même le concile, si le pape 
s’y refusait. En général cependant il recourut moins souvent 
que la Diète aux menaces de ce genre; il empêcha même 
l'effet de certaines délibérations qui en contenaient. Sa dé- 
fense formelle fit abandonner le projet formé par la seconde - 
Diète de Nuremberg de soumettre les controverses dogmati- 
ques à la Diète suivante *. Il refusa de souscrire au décret de 
la Diète de Ratisbonne, ordonnant la réunion d’un concile, 
soit général, soit national, qui serait convoqué par lui, pour 
peu que le pape fit des difficultés; il promit seulement d’ob- 
tenir du pape la convocation, et, dans le cas où ii ne l’obtien- 
tiendrait pas, d’assembler une nouvelle Diète, non en vue de 
trancher les questions de dogmes, mais en termes plus va- 
gues, afin de pourvoir aux besoins de la: nation 5. Cette difié- 
rence entre la conduite de l’empereur et celle de la Diète 
s'explique facilement. L'empereur était assez fort pour se faire 


1 Pall., liv., HIT, ch. V et VIL. 

? Pall., liv. II, ch. XII, 2-4. 

8 Ibid. — Guichardin, liv. XX, ch. II. 

# Pall., liv. Il, ch. X, 28. — Sarpi, p. 38. 
5 Pall., liv. HI, ch. IX, 10. 


40 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


écouter sans avoir besoin de recourir à des moyens commi- 
natoires. De plus ce subtil homme d’État était sincèrement 
catholique; sa conscience ne lui aurait pas permis de provo- 
quer un schisme.ll avait enfin besoin de ménager la Cour de 
Rome dont l’alliance lui était précieuse contre François 1°, sur- 
tout pour les affaires d’Italie. 

Ce n’était pas seulement un concile général, d’une manière 
abstraite, que réclamait le pouvoir civil. Il indiquait en outre 
certaines conditions dans lesquelles la convocation devait être 
faite. Il fixait le lieu, la forme, le sujet des délibérations. 

La fixation du lieu avaii la plus grande importance. Dans 
un témps où les communicalions étaient difficiles et dange- 
reuses, le pays où se tiendrait le concile en devait fournir la 
majorité, y devait exercer une influence prépondérante. Si 
ce pays était l’Allemagne, nul doute que l’assemblée ne se 
montrât fort accommodante, principalement sur la discipline, 
mais même sur le dogme ; ceux qui s'étaient déclarés ou qui 
penchaient pour la doctrine luthérienne y seraient nombreux ; 
les princes qui y entreraient, les prélats catholiques eux- 
mêmes auraient trop d'intérêt à la réconciliation pour n'être 
pas disposés à la payer dequelque prix que ce fût. Le souverain 
dans les États duquel l’assemblée se réunirait pouvait peser 
sur ses décisions, la disperser par la force, pour l’empêcher 
de continuer ses séances, si les votes le lésaient ou le contra- 
riaient, et même menacer la sécurité personnelle des Pères 
ou des assistants. Les deux diètes de Nuremberg exigèrent 
que le concile se tint en Allemagne ; il n’était pas possible 
que l’empereur, qui, dans toute cette affaire, voulait surtout 
complaire à ses sujets allemands, ne fit point la même de- 
mande ?. Elle était fondée sur ce motif spécieux que le mal, 
dont le concilé devait trouver le remède, était propre à l’Alle- 
magne. 

La première Dièle de Nuremberg s’occupa de la forme des 
délibérations, en réclamant pour les membres du futur concile 
la liberté de dire ce qui serait avantageux à l’Église, nonob- 
stant toute obligation et serment antérieurs. Les Dièles suivantes 
réclamèrent d’une manière plus vague un concile général libre, 
et l’empereur le promit à Augsbourg. Ce mot était ambigu et 


1 Sarpi, p. 57 (1532). 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 41 


dangereux. Les luthériens entendaient la liberté du concile, en 
ce sens qu’il ne serait présidé ni par le pape ni par ses légats, 
que tous les théologiens, même les laïques, y seraient admis, 
que tous les membres auraient une entière liberté de décider, 
qu’ils ne seraient même pas liés par les décrets des conciles 
généraux antérieurs. Sans doute la Diète ne s’appropriait pas 
expressément toutes ces conditions, mais elle se servait à 
dessein d’un mot qui n’en excluait aucune et qui pour cette 
raison était agréé des luthériens. 

Sur ces deux points, la fixation du lieu et la forme des déli- 
bérations, l’empereur se montra moins pressant que la Diète; 
ainsi le traité de 1527 porta que le pape convoquerait 
un concile dans les formes légitimes et dans un lieu conve- 
nable, en observant ce qui était prescrit par les lois. En 1530, 
l’empereur accepta en principe une ville d’Italie comme siége 
du concile ; il répondit aux offres du pape que tous les endroits 
proposés dans la péninsule lui convenaient également, mais 
que les Allemands préféreraient Mantoue, qui était désignée, ou 
Milan, qui ne l’était pas ‘. Nous avons déjà dit pour quelles 
raisons il ménageait en apparence et respectait réellement le 
saint-siége. 1l était d’ailleurs assuré d'exercer son influence 
personnelle dans quelque lieu que le concile fût assemblé; il 
devait y assister lui-même sur la demande expresse du pape ; 
en Italie, il était peut-être plus puissant qu’en Allemagne, grâce 
à ses possessions et à ses alliances. Quand il vit que le pape 
voulait réserver le droit de suffrage à ceux qui le tenaient des 
canons, il se réduisit à demander que ce droit fût étendu par 
privilége, afin de satisfaire en partie les luthériens *, 

Au contraire il unit ses réclamations à celles de la Diète pour 
faire de la réforme ecclésiastique un des sujets de délibération. 
La cour de Rome, qui reconnaissait la nécessité de cette ré- 
forme, tenait à l’accomplir elle-même et en prenait l’engage- 
ment, La première Diète de Nuremberg avait, malgré cette 
promesse, insisté pour que ce soin fût remis au concile. Mais 
ce fut l’emperenr qui triompha de la résistance que la de- 


1 Pall., liv. IN, ch. V, 11. | 

? Sarpi, p. 57. — Pall., liv. IL, ch. V, 12, nie que cette demande ait pu 
être faite par l’empereur; rien n’est cependant plus vraisemblable; que 
veut-il dire lui-même un peu plus loin quand il parle des concessions 
exorbitantes que l’empereur désirait (ch. XII, 3)? 


49 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. s 


mande de l’Allemague rencontrait à Rome. Clément VIT dési- 
rait restreindre d'avance la compétence du concile à la guerre 
contre les Turcs et à l’extinction de l'hérésie ; il tenait à ce qu’il 
ne fût pas question d’une réforme qui serait faite par un autre 
pouvoir que le sien, probablement contre lui-même. L’em- 
pereur demanda et obtint que le pape convoquât le concile sans 
aucune restriction, ne fût-ce que pour ôter tout prétexte au 
mépris et à la calomnie*. 

La cour de Rome aurait vivement désiré qu’il lui fût possi- 
ble de repousser ou d’éluder cette demande de concile, pré- 
sentée ou soutenue avec tant de chaleur et de persévérance par 
le pouvoir civil *?. Les motifs qui lui inspiraient tant d’éloigne- 
ment pour un projet si cher à la chrétienté peuvent se réduire 
à trois principaux : la prévision des difficultés qu’en rencon- 
trerait et du peu d’avantag's qu’en procurerait l’exécution, la 
crainte des maux qui en pouvaient résulter pour la religion, 
celle des dangers qu’aurait à subir l’autorité pontificale elle- 
même. 

L’exécution du projet offrait tant de difficultés morales et 
matérielles qu’elle paraissait à peu près impossible. Comment 
trouver, pour teuir le concile, une ville qui convint à toutes 
les nations, à tous les princes chrétiens, où les évêques des 
différents pays pussent se rendre et séjourner avec sécurité? 
Comment décider des princes, rivaux, ennemis les uns des . 
autres, à envoyer leurs prélats et leurs ambassadeurs dans une 
même réunion, peut-être sous la main et pour l’avantage de 
l’un d’entre eux? Le concile ne pouvait être convoqué que 
d’après les règles canoniques, conformément aux plus respec- 
tables et aux plus certaines traditions; mais les protestants ne 
voulaient reconnaitre ni traditions ni règles ; il fallait renoncer 
à réunir un concile régulier, si l’on tenait à ce qu’ils y fussent 
présents, et à quoi servirail-il de réunir un concile sans eux? 
C'était du reste un espoir bien peu fondé que celui d’une ré- 
conciliation : ceux qui avaient refusé de reconnaître l’autorité 
du saint-père, qui ne se considéraient même pas comme liés 
par les décrets des conciles précédents, n'auraient pas plus de 


1 Pall., liv. LIL, ch. V, 9. 


3? Pall. dit lui-même que la cour de Rome « craignit et même abhorra 
quelque temps la convocation du concile. » (Introd., ch. X.) 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 13 


respect pour la décision de celui qu’ils réclamaient, si elle 
leur était défavorable. | 

Cette assemblée, dont la réunion devait être si peu facile, 
les résultats si peu avantageux, pouvait aller jusqu’à causer les 
plus grands maux à la religion. Quelle confiance avoir en elle 
si elle était irrégulièrement convoquée, si elle ne représentait 
qu’une partie de la chrétienté? Il y avait à craindre qu’elle ne 
voulût amener une réconciliation à tout prix, qu'elle ne fit des 
concessions coupables sur le dogme et sur la discipline, 
qu’elle ne fortifiât l’hérésie et qu’elle ne produisit un schisme 
an sein même de la partie de l’Église restée fidèle. D'ailleurs, 
par une disposition d'esprit commune à tous les souverains, 
les papes redoutaient les scandales qui leur paraissaient inévi- 
tables dans une assemblée nombreuse. 
. Les papes tremblaient enfin pour leur propre autorité. Sarpi, 
qui leur est toujours hostile, n’attribue leur résistance qu’à ce 
motif intéressé; d’après lui, la cour de Rome appréhendait 
et esquivait la tenue du concile, comme l’instrument'le plus 
propre pour modérer cette puissance excessive et sans bornes 
qu’elle s’était acquise à la longueur du temps*. Elle craignait de 
voir diminuer ses revenus avec sa puissance. Pallavicini cher- 
che à disculper les pontifes et met en première ligne les mo- 
tifs que nous indiquions tout à l’henre. Cependant il est forcé 
de reconnaître que le concile pouvait sembler redoutable à 
ceux qui entouraient le saint-siége et qui avaient beaucoup à 
perdre si la réforme était accomplie, même à quelques-uns 
des pontifes, dont la conduite donnait lieu à la critique sur 
certains points, notamment à ceux qui se sentaient coupables 
de népotisme ; il ne dissimule pas que le saint-siége s’attendait 
à rencontrer chez les Pères une disposition à se mettre au- 
dessus de lui *. . | 

Pallavicini fait une trop faible part aux craintes du saint- 
siége pour lui-même, par réaction contre Sarpi, qui ne cher- 
che jamais à Rome que des vues intéressées. Ces craintes 
étaient justifiées par des souvenirs encore récents: dans la pre- 
mière moitié du siècle précédent, le concile de Constance 
avait déposé des pontifes, le concile de Bâle avait lutié contre 


1 Page 1. 
3 Liv. 11. ch. X. 


14 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


celui sous le règne duquel il s'était réuni ; l’un et l’autre avaient 
essayé d'établir le principe de la supériorité du concile gené- 
ral sur le pape dans les matières de foi et dans celles qui re- 
gardent le pape lui-même. Il était à craindre, soit que ce prin- 
cipe ne fût de nouveau examiné, adopté par le concile, soit 

qu’il ne tâchât en fait d’abaisser toute autorité au-dessous de la 
_ sienne, que, dans l’un ou dans l’autre cas, un schisme ne vint 
à éclater. Les papes devaient d’ailleurs considérer leur pouvoir 
comme une partie intégrante et essentielle de la religion chré- 
tienne. C’était la religion qu’ils défendaienti en se défendant 
eux-mêmes. Le zèle chrétien se joignait ainsi à l’intérêt propre 
pour leur faire voir avec répugnance le projet de concile *, 

L'aversion de la Cour de Rome pour ce projet est incontes- 
table ; faut-il dire de plus, avec Sarpi, qu’elle en esquiva 
exécution le plus longtemps possible? Cet historien inter- 
prète constamment les actes ou les discours des papes, de 
manière à les rapporter à ce dessein qu’il leur attribue, et 
son interprétation est loin d’être toujours juste ou même vrai- 
semblable. Mais quoi qu’en dise aussi Pallavicini, n’est-il pas 
évident qu'on cherche à détourner ce qu’on redoute? Il serait 
impossible que la Cour de Rome ne se fût pas d’abord et pen- 
dant quelque temps efforcée d'éviter le Concile. Ajoutons 
qu’elle n’avait pas besoin de créer des difficultés ou d’en 
supposer ; elle en rencontrait qui n'étaient que trop réelles et 
qui paraissaient insurmontables. | 

Ce fut, nous le savons, sous le pontificat d’Adriea VI et par 
la première Diète de Nuremberg que le Concile fut demandé 
pour la première fois. La réponse du nonce fut froide sans 
être décourageante. Il s’efforça surtuut de réserver au pontife 
une entière indépendance ?, Quelque temps après, Adrien VI 
mourut et Clément VII le remplaça. C’est lui que les historiens 
représentent comme ayant été le plus opposé au concile * ; 
peut-être avait-il, comme ils le prétendent, des motifs parti- 


1 Les objections de la cour de Rome contre le concile sont très-bien 
indiquées dansles Mémoires de du Bellay, liv. IV, sous la forme de réponse 
aux propositions de l’empereur. 

3 Pall., liv. Il, ch. VII, 11. — Sarpi, p. 26. 

8 Guichardin, liv. XX, ch. IL. — Robertson, liv. V. — Sarpi, p. 29, 35, 
40, 46. 


er 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 45 


culiers pour en redouter la réunion *; il suffisait de ceux que 
nous avons indiqués et qui auraient vraisemblablement déter- 
miné la conduite de tout pontife, quel qu’il fût. La responsabilité 
de la résistance retomba sur lui, parce qu’il fut élevé au trône 
pontifical au moment où la demande de l'Allemagne devenait 


. sérieuse et pressante, où l’empereur lui-même la prenait en 


main. Ïl trouva sans doute que nul avantage ne pouvait com- 
penser les inconvénients et les dangers auxquels elle l’expo- 
serait. Lors de son exaltation, les luthériens étaient encore 
faibles ou cachés : il pouvait croire que l’autorité morale de 
la sentence pontificale, que la force matérielle du ban impé- 
rial triompheraient d’eux ; le concile lui semblait inutile pour 
les soumettre. Quand il mourut, l’hérésie avait acquis tant de 
force que le concile devait lui sembler frappé d’impuissance ; 
les luthériens s'étaient donné un nom par la protestation qu’ils 
avaient faite après la seconde Diète de Spire, un symbole par 
la confession d’Augsbourg, une force politique et militaire 
par la ligue de Smalkalde. 

Clément VII commença par envoyer le cardinal Campeggio 
à la seconde Diète de Nuremberg (1524) avec des instructions 
où il n’était pas dit un mot du concile et qui tendaient à le 
rendre superflu; il offrait de réformer lui-même les abus du 
corps ecclésiastique et, d’un autre côté, réclamait l’exécution 
de l’édit de Worms contre Luther et ses adhérents, Nous sa- 
vons comment la Diète lui répondit, en demandant un concile 
général et en ordonnant qu'une autre Diète se réunirait à Spire 
pour examiner les controverses dogmatiques. Il semble que la 
convocation du concile aurait à la fois satisfait la Diète et 
détourné le coup dont le saint-siége était menacé par la réu- 
nion de Spire, l'intervention du pouvoir laïque dans des ques- 
tions purement religieuses. Mais ni le légat ni le Pape n’y 
songèrent. Le premier promit ce qu’on lui demandait, il se 
déclara « persuadé que Sa Sainteté, avec l'agrément de l’em- 
pereur et des autres princes, réunirait le concile dans un délai 
convenable, » en faisant toutefois observer que le remède ne 
pouvait arriver à temps, « parce que la convocation du con- 
cile supposait la paix entre les princes chrétiens et leur con- : 
sentement. » Quant à la réunion de Spire, la Cour de Rome 


1 Voir les mêmes auteurs. Pall. les réfute (liv. Il, ch. X). 


16 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


travailla et réussit à l’empêcher, par l’opposition dés catho- 
liques et par la défense de l’empereur. Celui-ci consentit en 
même temps à ordonner l’exécution du ban impérial À. 

Ainsi la Cour de Rome échappait à la Diète, mais elle avaï] 
désormais à compter avec l’empereur. 

Les promesses faites à celui-ci, notamment par le traité de 
1527, finirent par être accomplies. Quelque temps après le 
couronnement de Bologne, le 1* décembre 1530, Clément VII 
adressa un bref à tous les princes de la chrétienté pour leur 
aanoncer le futur concile. Il renouvela cette démarche, à la 
suite de la seconde entrevue qu’il eut à Bologne avec l’empe- 
reur en 1533, et pour exécuter les décisions prises en commun, 
d’une part, il envoya auprès du roi des Romains, Ferdinand, 
et des princes catholiques d'Allemagne un nonce qui devait 
agir de concert avec un ambassadeur impérial, d'autre part, 
il écrivit aux rois de France et d'Angleterre *. Enfin quelques 
jours avant sa mort il s’entendit avec les cardinaux, réunis en 
consistoire, pour proclamer la nécessité du concile, 

Mais cette nécessité, il ne la subissait qu'avec répugnance 
et il faisait connaître ses sentiments, comme s’il eût voulu 
justifier les accusations de mauvaise volonté ou de mauvaise 
foi portées contre lui, et laisser à l’empereur tout l’honneur- 
de l'initiative. 11 déclarait que le projet de concile n’était ap- 
prouvé ni de lui-même ni de ses théologiens, mais qu’il y 
serait donné suite par déférence -pour l’empereur *. Le bref 
dressé en 1533 aux princes catholiques de l’empire portait 
que le Pape, n’eüt-il pas été disposé en faveur du Concile, se 
serait décidé à le tenir, pour satisfaire un prince qui le de- 
mandait avec tant de zèle en vue du bien général *. 

Le Pape faisait en même temps des objections ou posait des 
conditions, pour la plupart très-raisonnables eu elles-mêmes, 
mais où les peuples, emportés par leur passion, ne voulaient 
voir que des moyens dilatoires et presque des subterfuges 
frauduleux. 

Il se montra inflexible sur la fixation du lieu où devait se 
réunir ce concile. Nous avons dit pour quelle raison et avec 


1 Pail., liv. II, ch. X. — Sarpi, p. 30-33. ; 
3 Pall., liv., III, ch. XII, 3-6 et ch. XIII. 

8 Pall., liv. II, ch. V, 2. 

* Pall., liv. I, ch. XII, 5. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 47 


quelle insistance les Allemands réclamaient une ville alle- 
mande. Le nonce d’Adrien VI avait protesté, à la première Diète 
de Nuremberg, contre cette réclamation et contre toutes celles 
qui paraissaient lier te saint-siége. Clément VII ne voulut en- 
tendre parler que d’une ville italienne. Il eût désiré que le 
concile, devenant inévitable, se tint à Rome ou du moins dans 
ses États, à Bologne, Parme ou Plaisance, en sa présence ou 
sous son influence; mais comprenant que les protestants 
n’accepteraient point un lieu qui lui serait soumis, il offrit 
Mantoue, situé en Italie et près de l’Allemagne, placé sous la 
suzeraineté de l’empereur. En Iialie devaient se rendre les 
évêques de toutes les nations chrétiennes, sans éprouver de 
jalousie, sans rencontrer de difficultés, sans craindre de pé- 
rils. La pureté du dogme et de la discipline devait être main- 
tenue d’autant plus sûrement que l’assemblée serait nombreuse 
et que la majorité n’aurait pas d’intérêt temporel qui la poussât 
à des concessions excessives sur le spirituel. Enfin, plus le 
concile se tiendrait près de Rome, plus il serait facile au Pape 
de s’y rendre en personne on d’y exercer son influence. Nous 
avons vu que, malgré l'opposition des Allemands, Charkes- 
Quint avait fini par accéder à l’offre d’une ville italienne. 
Deux autres questions s’élevaient entre la cour de Rome et 
le pouvoir civil, qui tendait à favoriser les protestants pour les 
décider à se soumettre, l’une sur la composition du concile et 
la forme de ses délibérations, l’autre sur la nature des sujets 
qui lui seraient soumis. La première fut résolue en faveur du 
pape, la seconde contrairement à ses désirs. Charles-Quint 
n’osa pas insister pour qu'il fût dérogé aux règles canoniques 
sur le droit d'assistance et de vote au concile; mais il obtint que 
les pouvoirs de la future assemblée ne fussent pas restreints 
à l'extinction de l’hérésie et à la guerre contre les Turcs, 
Le pouvoir civil était naturellement chargé de traiter ces 
questions avec le pouvoir religieux. Les luthériens n’avaient 
pas de clergé; ils étaient représentés par les princes qui 
avaient embrassé leurs doctrines, et il n’était possible de né- 
gocier avec ceux-ci que par l'intermédiaire de.la diète et de 
l'empereur. Du reste, la cour de Rome ne pensait pas à re- 
pousser l'intervention du pouvoir civil. Bien plus, le concours 
de tous les princes chrétiens au concile était une de ses con- 
ditions essentielles, la difficulté de l’obtenir une de ses objec- 
XXXIV. è 


48 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


tions décisives. Cette difficulté était d'autant plus grande qu’on 
consentement universel ne pouvait être espéré durant la guerre 
et qu’il fallait réconcilier les souverains avant de les amener 
au concile. 

Le légat Campeggio avait répondu à la seconde diète de 
Nuremberg que la convocation supposait le rétablissement de 
la paix générale et le consentement de tous les princes. Clé- 
ment lui-même avait promis, en 1526, de s’occuper du concile 
après la pacification de la chrétienté*, Quand il en vint à né- 
gocier directement avec l’empereur, il rappela toujours ses 
deux conditions, nécessairement liées l’une à l’autre. Le traité 
de 1527 lui imposa l’obligation d’employer tout son pouvoir 
auprès des princes chrétiens pour la conclusion de la paix et 
la réunion du concile, Ce fut à eux qu’il adresse ses brefs de 
1530 et de 1533, qu’il envoya des nonces chargés de lever les 
derniers obstacles. 11 demandaiten particulier le consentement 
du roi de France ?, 

Le pouvoir civil aurait eu mauvaise grâce à contester la eé- 
cessité de sa propre intervention dans le concile au moment 
même où il intervenait si activement dans les conseils de la re- 
ligion pour le faire assembler, et l’empereur, y réclamant 8a 
place, ne pouvait en refuser une aux autres souverains. La diète 
n’avait parlé que de lui, mais elle n’avait rien répondu à Cam- 
peggio, réservant l’agrément des princes chrétiens, soit pour 
trouver un moyen dilatoire, soit pour balancer une influence 
qui devait être excessive si elle était exclusive. Charles-Quint 
lui-même reconnaissait que cet agrément était nécessaire. Il 
écrivit sur ce sujet au roi de France”. Cependant, pressé per 
l’idée des avantages qu’il espérait d’un concile, par le désir de 
satisfaire l’opinion publique en Allemagne, peut-être par ce- 
lui de montrer que le concours de son rival n’était pas néces- 
saire comme Île sien, il demanda que le saint-père voulüt bien 
passer outre si le roi de France refusait et persistait dans son 
refus *; mais sa demande échoua, il dut l’abandonner‘. Il est 

1 Sarpi, p. 36. | 

2 Pall., Liv. III, ch. VIH, 2. 


$ Pall., liv. Ml, ch. V, 8. — Du Bellay (loc. cit.) expose les négociations 
qui ont eu lieu entre les deux souverains, en donnant, selon son habitude, 
le beau rôle à François Ier, 


$ Pall., liv. IL, ch. VII, 2, — purs liv. XX, ch. IT, 
$ Pall., liv. II, ch, XIE, 6. 


CONCILE. DR TRENTE, — POUVOIR CIVIL. : 19 


vrai qu'un des articles envoyés aux princes allemands à la 
suite de la seconde entrevue de Bologne et du concert établi 
entre le pape et l’empereur, portait : « Si quelque prince de la 
chrétienté, sans cause légitime, veut faire défaut à une œuvre 
aussi sainte, on ne laissera pas pour cela de l’entreprendre «t 
de la poursuivre avee la plus saine portion des membres de 
l'Église qui voudront y concourir!.» Le pape réservait en prin. 
cipe l'indépendance de l'Église, et d’ailleurs son langage ne 
e’adressait directement qu'aux petits princes d'Allemagne, dont 
plusieurs étaient soupsonnés d’hérésie sans en avoir fait pro- 
fession publique. 

On comprend sans peine pourquoi le robinet de la 
paix était indispensable. Il fallait que les prélats pussent, de 
tous les points de l’Europe, se rendre sans danger au lieu fixé 
par le concile. 11 fallait qu’ils passent y demeurer en pleine 
Séeurité. Sans la paix, il était impossible d'obtenir le consen- 
tement de tous les princes, chacun d’eux devait refuser de 
<ocopérer à une œuvre que sollicitait son adversaire. 

Quant à ce consentement en lui-même, toutes les raisons 
pour lesquelles il était exigé ne sont peut-être pas faciles à 
déterminer. Était-ce en droit, était-ee seulement en fait que la 
cour de Rome le regardait comme nécessaire? C’est une ques- 
‘tion qu’il est malaisé de résoudre, et la cour de Rome se ger- 
dait bien. de ia trancher de peur d’exciter le mécontentement 
‘des prinees si elle leur refusait un droïît, d'autoriser des pré- 
tentions exeessives si elle le leur accordait*. Ce qui était eer- 
tain, c'était que le concile n’aurait pas lieu si chaque prince 
ne permettait ou n’ordonnait pas à ses évêques de #’y rendre; 
c'était que le désordre religieux augmenterait considérable- 
ment si, après avoir refusé de concourir au cencile, les sou- 
verains refusaien|, par voie de conséquence, et de le recon- 
naître et de se prêter à l’exécution de ses décrets. La cour de 
Rome se gerdait bien de dire que le pouvoir civil userait d’qn 
droit en retenant les prélats ou en rejetant les déeisions de 
V'Église, mais cette double résistance qu’elle prévoyait ne sem- 


4 Pall., liv. 111, ch. XII, 2. 

2 La bulle d'indiction du concile de Trente (Paul 1H, Le porte: « Exqui- 
sitis principum sententiis, quorum nobis videbater utilis in primis et 
opportuna ad hanc rem esse consensic. » 


20 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


blait ni l’étonner ni la scandaliser; elle ne se préparait pas à 
se servir de ses foudres pour en triompher. Enfin la réunion 
de la chrétienté ne lui aurait point paru complète si les princes 
n’y avaient assisté ou ne s’y étaient fait représenter; ils n’é- 
taient pas compétents pour prononcer sur les questions de 
droit canon ou de dogme, mais au moins devaient-ils être 
présents et à même de donner leur avis quand elles seraient 
traitées. La cour de Rome tenait beaucoup à l’assistance per- 
sonnelle des plus puissants et de ceux dont elle se croyait 
sûre ; elle espérait se servir de leur influence, soit auprès du 
concile même, soit auprès des petits princes et de ceux qui 
étaient mal disposés ; l’empereur, sur sa demande expresse, 
Jui avait promis de se rendre à l’assemblée, 

La principale difficulté venait de la France. François I‘ avait 
bien, tantôt comme l'empereur, demandé le concile au pape, 
tantôt approuvé la demande que les luthériens en avaient faite? 
Mais il aimait mieux encourager des vassaux hostiles à son 
rival que de travailler à la restauration de l’unité chrétienne; 
il n’accepta point les conditions proposées par l’empereur, il 
ne voulut s'entendre avec celui-ci ni sur les matières à trai- 
ter ni sur le lieu de réunion ?. Une occasion s’offrit au pape 
de négocier lui-même avec le roi de France; ils se virent à 
Marseille en 1533. D’après Sarpi*, Clément aurait prié Fran- 
çois d'employer son crédit auprès des luthériens d'Allemagne 
pour qu'ils se désistassent de leur demande”. Ce qui est in- 
contestable, c’est que François I“ ne se montra pas et ne de- 


1 Pall., liv. LI, ch. V, 10. 

3 Pall.,liv. Ill, ch. V, 14, et ch. VI, 3, — Sarpi, p. 55. 

8 Pall., liv. 11, ch. VIl, 1. — Du Bellay, loc. cit. Le roi proposait que 
tous les princes chrétiens envoyassent leurs ambassadeurs à Rome pour 
s'entendre sur'le lieu où se tiendrait le concile, et sur les matières à y 
traiter. Allié avec les protestants, il ne voulait pas que ces envoyés, entre 
qui l’accord devait s'établir, fussent liés d'avance par une condition quelle 
qu’elle fùt, par exemple la condition de ne pas toucher aux points réglés 
par ies conciles précédents. L'empereur rejetait l’idée de tracer un pro- 
gramme au concile, comme attentatoire à l’inspiration du Saint-Esprit. 

+ Page 63. 

5 Du Bellay, L. c., dit seulement : « Premièrement fut traité du fait de la 
foi ; et pour autant que les choses n'étaient préparées pour le concile... fut 
dépéchée une bulle poùr, en attendant ledit concile, réprimer les hérésjes 
en ce royaume. » 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 91 


vint pas favorable au concile, Le pape écrivit au roi des Ro- 
mains (20 mars 1534) « qu’ilavait trouvé dans le roi (de France) 
un grand zèle, mais que Sa Majesté jugeait les affaires de la 
chrétienté trop embrouillées pour le moment et désirerait des 
circonstances plus favorables pour réunir pacifiqtement et avec 
fruit dans un concile tous les États chrétiens; quele roi lui 
avait donné la promesse et l’espérance de travailler avec suc- 
cès à obtenir ces heureuses dispositions *, » Le roitravailla en 
effet, mais sans succès; il ne fit pas accepter aux protestants 
une ville d’Italie, et il se retourna du côté de Rome pour lui 
offrir Genève, qui était encore catholique *. Il est peu probable 
qu’il ait espéré quelque chose de l’une ou de l’autre négocia- 
tion et qu’il ait désiré le concile, qui pouvait, en pacifiant 
l’Allemagne, le priver d’utiles alliés contre Charles-Quiut. 


B. Depuis l’exaltation de Paul III jusqu’à l'ouverture du 
concile de Trente. 


Paul III, devenu papeen 1534, tient un autre langage et suit 
une autre conduite que son prédécesseur. Il montre pour le 
concile un empressement égal à la répugnance de celui-ci. 11 
en parle dans tous les consistoires et ses actes répondent à ses 
paroles. Il envoie sans retard des nonces à tous les princes, 
allemands ou étrangers à l'Allemagne, catholiques ou protes- 
taots, pour hâter la réunion ?, et permet à son nonce Verge- 
rio de garder auprès des protestants le silence sur les condi- 
tions qu'avait toujours exprimées Clément VII. Le 2 juin 
1536, il publie une bulle convoquant le concile à Mantoue 
pour l’année suivante. Jamais la papauté ne s'était encore si 
fortement engagée. Loin de vouloir ensuite se dégager, Paul II 
résiste aux difficultés qu’il rencontre. Il rend jusqu’à six bulles 
pour proroger ou convoquer de nouveau le concile, avant de 
pouvoir l’ouvrir, le 13 décembre 1545". 


1 Pall., liv. LT, ch. XVL 8. 

3 Sarpi, p. 63. 

3 Pall., liv. HI, ch. XVIL et XVIII. — Sarpi, p. 68. | 

* Le concile fut prorogé par,1° une bulle du 20 mai au 1* novembre 1537; 
2 au 1° mai 1538, avec convocation à Vicence; 3° par une bulle du 
28 juillet 1538 au jour de Pâques de l’année 1539; 4° par une bulle du 
13 juin 1539 pour un temps indéterminé ; 5° il fut convoqué à Trente par 
une bulle du 11 juin 1542 pour le 1* novembre, et 6° enfin le 19 novembre 
1544 pour le 14 mars 1545. 


22 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


On a contesté la sincérité de son langage et de ses démar- 
ches. Les écrivains hostiles à la papauté prétendent qu’il était 
au fond opposé, comme Clément VIE, à cette réunion si vive- 
ment désirée par l’univers chrétien, qu’il en témoignait lui- 
même un vif désir, mais uniquement pour satisfaire l'opinion 
publique, qu’il connaissait assez les difficultés véritables de 
l’entreprise pour être sûr de n’avoir jamais à tenir ce qu’il 
promettait, Quaud ils ont à signaler une bulle de convocation, 
ils font observer que le pape ehoisissait à dessein un moment 
inopportun, celui où les princes étaient en guerre, de telle 
sorte que la convocation demeurât inutile. Une autre fois, ils 
lui reprochent d’avoir indiqué un délai trop court; afin que 
les prélats fussent en petit nombre et faciles à dominer, où 
d’avoir désigrié le temps et le lieu de la réunion, de manière à 
effrayer celle-ci par la force des armes'. Pas de concile ou 
une ombte dé concile, voilà ce qu’il aurait désiré. 

Ces accusations ne soit nullement justifiées par les faits. I 
est incontestable que la cour de Rome voulait avoir le concile - 
sous la main ; de là son insistance à le tenir en Htalie. Il n’est 
pas douteux qu’élle r’ait reconnu la nécessité de satisfaire l’opi- 
uion pubiique; de là un complet changement dans son lan- 
gage. Mais il n’en faut pas conclure qu’elle ait voulu donner 
au monde une satisfaction illusoire, soit en convoquant le 
concile sans intention de Île tenir, soit en lui retirant toute 
chance d’être pris au sérieux. Paul III s’était prononcé en fa- 
veur du concile quand il n’était encore que cardinal ; il n’eut 
pas à changet d’avis quand il monta sur la chaire de saint 
Pierre; sa disposition traturelle aurait été en tout tas de faire 
autrement que sou prédécesseur, qui n'avait pas réussi. Les 
circonstances, d’ailleurs, n’étaient plus les mêmes. Léon X ët 
ses prerhiers successeurs avaient pu espérer que le trouble né 
dans l’Église d'Allemagne serait sans peine vaincu par l'autorité 
pontificale et le bras séculier. La cour de Rome n’avait d’a- 
bord songé qu’à demander l'exécution de l’édit de Worms, 
tandis que l’Allemagne, poar l’éluder, réelamait le coneite, 
Enfin, Clément VIE lui-même avait été forcé dé reconnaîtte, 


1 Sarpi, p. 68, 73, 14, 94 et 100. — Robertson, liv. V et VI, passim. Il 
reproduit en général les appréciations de Sarpi à propos des faits qu’il 
cmprnnte à celui-ci. 


CONCILE . DR TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 23 


non pas, ilest vrai, que cette exécution fût impossible en 
elle-même ou dût rester inefficace, mais qu’elle ne serait ja- 
mais obtenue des princes allemands*, Une des raisons qui 
faisaient repousser le eoncile avait alors disparu; on ne pou- 
vait plus croire que la demande qui en était formée, que la 
convocation qui en serait faite auraient pour effet d’empêeher 
l'intervention du pouvoir civil en faveur de l'orthodoxie : en 
aucun cas cette intervention ne devait avoir lieu. I} fallait, au 
contraire, tenter le dernier moyen de rétablir l’unité religieuse, 
quoiqu'il inspirât très-peu de confiance et avec raison. Quel- 
ques-unes des craintes que la papauté avait éprouvées, soit 
pour la foi, soit pour elle-même, s'étaient évanouies. Elle était 
sûre de n’être pas réduite à tenir le concile en Allemagne, 
sûre de faire respecter les règles canoniques touchant la for- 
mation et les délibérations du. concile. Il est vrai que c’était 
cette certitude même qui semblait condamner d’avance à la stéri- 
lité les efforts de l’assemblée pour la réconciliation des protes- 
tants : quand ceux-ci reçurent à Smalkalde le nonce Vergerio, 
peu de temps après l’avénement de Paul IL, ils déclarèrent 
qu’ils n’accepteraient jamais une ville italienne pour siége du 
concile, ils protestèrent contre les conditions, jadis exprimées 
par Clément VII, maintenant passées sous silence, mais non 
pas abandonnées par son successeur, et ces conditions étaient 
la présidence du pape, le respect absolu des traditions et des 
définitions que l’Église tenait des précédents conciles, la res- 
triction du droit d’assistance et de vote à ceux qui l’avaient 
recu des canons; en conséquence, les princes protestants re- 
fusèrent de regarder la future assemblée de Mantoue comme 
un concile légitime, libre et représentant l’Église? Le roi 
d'Angleterre, devenu schisinatique, ne cessa de joindre ses 


# 


1 Dans le bref adressé le 1°" décembre 1530 à tous les princes chrétiens. 
Clément dit « qu’il avait espéré que la présence de l’empereur aurait suffi 
pour ramener les hérétiques dans le giron de l’Église. » (Pall., Jiv. IT, 
ch. V, 14.) — « Il fut représenté au pape que l’empereur, ayant essayé 
tous les moyens pout réunir les protestants à l'Église et employé l'autorité, 
les menaces, les promesses et les remontrances, il n’y avait plus d’autre 
expédient que la guerre ou un concile, mais que ne pouvant en venir aux 
armes à cause des desseins du Turc contre lui, il était obligé de prendre 
l’autre parti. » (Sarpi, p. 56 ; 1532.) 

2 Pall.. liv. JL, ch. XVILL, 11 et 13. — Sarpi, p. 72. — Robertson, liv. V, 


24 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


réclamations aux leurs ; comme eux, il déniait au pape le 
droit de convoquer et de présider le concile, ainsi que toute 
prééminence dans l’Église; comme eux, il s’indignait de ce 
que le concile devait se tenir en Italie. La cour de Rome avait 
fait accepter ses conditions par l’empereur, et ces conditions 
même écartaient les hérétiques et les schismatiques. Dès lors 
le concile perdait son utilité principale: il ne pouvait plus 
amener la réconciliation. Mais en même temps le saint-siége 
cessait de craindre que la pureté de la foi ne fût altérée, que 
sa propre autorité ne fût ébranlée par une réunion illégitime. 
Un concile exclusivement catholique ne devait offrir ni les 
grands périls qu’elle avait redoutés, ni les grands avantages 
qu’avait espérés le monde. Son œuvre se réduirait à maintenir, 
à consolider le pouvoir du saint-siége et l’unité catholique, 
dans les pays où ils existaient encore. Les refus des protes- 
tants autorisèrent même le pape à revenir momentanément sur 
la concession que son prédécesseur avaitfaite à Charles-Quint. 
La bulle de convocation porta que le concile s’occuperait de 
trois sujets : l’extirpation de l’hérésie, la paix de la chrétienté, 
la guerre contre les Turcs. La réforme ecclésiastique n’y était 
ni mentionnée ni comprise*. 

On voit pourquoi la cour de Rome ne devait plus craindre 
le concile. Il est donc permis de supposer qu’elle était sincère 
quand elle exprimait l'intention de le réunir. Les faits prou- 
vent sa sincérité, que la raison rend si vraisemblable. 

Clément VII avait fait de la pacification universelle la con- 
dition préalable de la convocation ; Paul Ill en fit un des su- 
jets sur lequel le concile aurait à délibérer. Il est vrai qu’on 
blâma le second comme on avait blâmé le premier; on avait 
reproché à Clément d’avoir cherché une difficulté; on re- 
procha à Paul de ne l’avoir pas aperçue. Ce dernier n’avait 
pu renoncer qu’à une exigence ; il n’avail pas été en son pou- 
voir de lever immédiatement un obstacle, mais il y travailla 
de la manière la plus active, après en avoir pris l’engagement 


‘1 Soit dans les offres d’alliance qu’il fait aux protestants, en 1535 (Pall., 
Sarpi, loc. cit.), soit dans les actes publics auxquels coopère son parlement, 
en 1536 (Pall., Liv. IV, ch. VIL, 1, note 1; Sarpi, p. 77), soit dans des ou- 
vrages de polémique (Pall., t. Ill, p. 733; Discussion, etc., par l'abbé 
Prompsault, Introd.) 

4 Elle figure dans la bulle d’indiction de 1542. 


CONCILE ,DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 25 


le plus solennel *. Lui-même se rendit à Nice en 1538, y réu- 
nit les deux souverains, et leur fit conclure une trêve de dix 
années. Ses légats et ses nonces eurent pour mission constante 
de convertir cette trêve en une paix perpétuelle ou d’empê- 
cher qu’elle ne fût rompue*. La dernière bulle de convocation 
fut publiée deux mois après la paix de Crépy. 

Le concile fut prorogé plusieurs fois. Ce n’est pas le souve- 
rain pontife qu’il faut accuser d’avoir créé les obstacles ou 
saisi avec empressement ceux qui se présentaient. La respon- 
sabilité des retards retombe pour la plus grande partie sur-le 
pouvoir civil. Si la première convocation n’eut pas d’effet, ce 
fut parce que le duc de Mantoue refusa sa ville, qui avait été 
désignée sans son consentement, ou du moins la promit sous 
une condition qui parut inacceptable. Un obstacle du même 
genre empêcha définitivement la tenue du concile dans la ville 
de Vicence, que le pape avait indiquée ensuite. La république 
de Venise en était maîtresse; malgré sa circonspection ordi- 
naire, elle l’avait accordée au moment où elle faisait la 
guerre aux Turcs, elle avait même laissé leslégats s’y installer ; 
mais, ceux-ci s’élant retirés à la suite d’une prorogation, il 
fallut que le pape renouvelât sa demande, et cette fois la ré- 
publique y répondit par un refus. Elle venait de conclure la 
paix avec les Turcs et ne voulait pas se compromettre en per- 
mettant de tenir sur son territoire une assemblée destinée à 
préparer la guerre contre eux*. Les trois bulles de proroga- 
tion, publiées en 1538, en 1539, en 1543, portent que le con- 
cile est suspendu, en considération ou à la demande des prin- 
ces catholiques, soit de l’empereur, soit du roi très-chrétien. 
Ce n’est pas une vaine mention que celle-là. Si le pape avait 


1 Dans le consistoire du 17 avril 1536, après la célèbre invective de 
Charles-Quint contre François 1°", — Pall., liv. IIL, ch. XIX, 9. — Robert- 
son, liv. VI. — Du Bellay, liv. V. 

3 Voy. les deux missions du cardinal Farnèse (1539-1540 et 1543) et celle 
du nonce Ardinghelli (1541). Pall., liv. IV, ch, X et XVI; liv. V, ch. V. — 
Relation des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au 
XVI° siècle ; négociations de la pais et de la ligue entre l’empereur et 
François T°. 

3 Pall., liv. IV, ch. V,2. — Cf. Bulle du 11 juin 1542 : « Denegata fuit 
nobis Mantuana civitas. » 

* Pall., liv. IV, ch. XVI, 1. — Sarpi, p. 92. — Mézeray, Abrégé chronolo- 
gique de l'histoire de France, Paris, 1717, t. III, p. 568. 


20 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. . 


faussement imputé aux princes des retards dont il eût été seul 
responsable, ils n’eussent pas manqué de protester énergique- 
ment. Mais comment protester? A Nice, en 1538, Charles-Quint 
etFrançois l°, pressés par Paullll d'aller eux-mêmes au concile 
ou d’y envoyer leurs prélats, répondirent qu’ils étaient forcés 
de rentrer dans leurs états, que les prélats qui se trouvaient 
avec eux avaient besoin de revoir leurs diocèses, que les au- 
tres n'avaient pas le temps de se rendre en Italie ; ils deman- 
dèrent qu’il leur fût permis de convertir leur trêve en une paix 
perpétuelle. En 1543, un certain nombre de préluts s’étaient 
réunis à Trente, mais le roi de France n’y avait envoyé per- 
. sonne, et l’ambassadeur de Gharles-Quint se retira le pre- 
mier ; les deux souverains alléguèrent lanécessité de défendre 
en personne leurs propres états, l’imposssibilité d’exposer 
leurs prélats aux périls de la guerre, et firent une fois de plus 
manquer le concile. 

Dans la bulle du 11 juin 1542, qui, pour la première fois, 
convoque le concile à Trente, le pape exprime les sentiments 
que lui inspire une telle résistance. Il reconnait que le con- 
cours des princes est « particulièrement utile et opportun, s 
il rappelle tous les efforts qu’il a faits pour l'obtenir, et se 
montre décidé à passer outre : « Tandis que nous attendons 
leur volonté, que nous cherchons à pénétrer le temps caché, 
le temps de votre bon plaisir, ô Dieu, nous avons enfin été 
forcé de reconnaître que tous les temps plaisent à Dieu 
quand il s’agit de conseils intéressant les choses saintes et la 
piété chrétienne... Nous avons résolu de ne plus attendre le 
consentement d’aucun prince, mais de suivre seulement la 
volonté du Dieu tout-puissant et l’utilité de la république 
chrétienne. » 

Le pape parlait un fier langage, mais, l’année suivante, la 
mauvaise volonté des princes lui faisait rendre une nouvelle 
bulle de prorogation. 

Le pouvoir civil n’affectaii pas ur moins vif désir que le 
saint-siége. Mais ce désir n’était pas également sincère chez 
tous ceux qui l’exprimaient ni daus tous les temps. La Diète 
continuait d’insister, mais d’une manière blessante pour le 
saint-siége. Si ses disposilions étaient changées, c'était au 
préjudice de celui-ci. Pour obtenir le concile général, elle 
Menaçait de faire convoquer le concile national, de trancher 


CONCILE DE 'TRENEE., -— POUVOIR CIVIL, 97 


elle-même le questions dogmatiques, au moins provisoire: 
menti ; elle en venait à deniander un concile, ou général ou 
national, à l’empereur seul, sans faire mention du pape. En 
même temps, elle faisait de larges concessions aux protes- 
tants; plus forts que jamais hors d’etle et dans son sein; elle 
accordait l'impunité à tous leurs actes, la tolérance à toutes 
leurs doûtrities, en attendaritia réumon du concile. Cette réu- 
nion allait devenir pour l& cour de Rome le seul moyen de 
prévenir les dangers dont elle était menacéé, comme de faire 
cesser des mesures qu’elle détestait. La Diète ne pouvait se 
faire beaucoup d'illusions sur le succès de la demande à la- 
quelle-elle semblait subordonner toutes ses décisions. Il était 
évident que la cour de Rome maintiendtait ses conditions, et 
que les protestants ne les accepteraient pas. À Spire, en 1542, 
la ville de Trente, définitivement offerte par le pape, fut, 
malgré ses liéns avec l'Allemagne, refusée par ceux-ci. En 
1545, à Worms, ils déclarèrent tenir pour illégitime Îe con- 
cile déjà rassemblé; il fallut que le décret de elôture promiît, 
pour l’année suivante, une conférence de théologiens et une 
Diète, chargées de régier les questions pendantes *. Tous les 
partis cherchaient dans le provisoire une paix qui allait leur 
échapper. La Diète empêchait la lutte, en accordant aux protes- 
tants la tolérance et même les faveurs, sans que les catholiques 
püssent rompre ouverlement avec elle, ses décisions n’ayant 
rien de définitif, Comme ce juge de l’antiquité qui renvoya à 
céàt aüs un procès où le droit et l’équité étaient en contradic- 
tioh manifeste, elle espérait supprimer les difficultés, en les 
laissant en suspens jusqu’ à un concile, que les deux partis 
acceptaient en principe parce qu’ils s’entendaient sur le mot, 
not Sur là chose, et qui ne devait jamais se réunir. L’équi- 
voque et lé provisoire étaient ses deux grands moyens de 
conserver là paix. 

Dans les premières années du pontificat de Paul lil, Pem- 
pereur s’accorda complétement avec lui, Les vœux qu’il expri- 
mait sans cessé en public paraissaient comblés par les dé- 


"4 Pall., lit. IV, ch. XVII 8 et 9; liv. V, ch. XI, 5 et XV,1.— Sarpi, p.93, 
105 et 106. — Robertson, liv. VII. — De Thou, Histoire HUIRRRS, trad., 
Londres, 1734. Liv. IF, t. I, p. 89 et suiv. 


28 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


marches actives du nouveau pontife. La première bulle de 
convocation fut rendue le 2 juin 1536, peu de temps après le 
voyage qu'il avait fait à Rome, en revenant de Tunis et avec 

son consentement, sinon sous son inspiration; un ambassa- 
 deur impérial rejoignit le nonce à Smalkalde pour décider les 
protestants à se rendre à Mantoue. 

Charles-Quint était alors triomphant. Ses succès d’Afrique 
avaient exalté son âme, ordinairement maîtresse d’elle-même. 
Il Jui semblait nano pouvoir ne püût résister au sien. Il 
ne devait pas redouter beaucoup ses vasseaux d'Allemagne, 
quand il provoquait le roi de France en plein consistoire. Il 
est permis de croire, avec Sarpi, qu’il espérait se servir du 
concile pour réduire les premiers à une obéissance absolue. 
Peut-être y comptait-il aussi pour empêcher le pape de con- 
trarier ses projets sur l’ltaliei. 

L’échec de ses armes en Provence fit évanouir les espérances 
_ ämbitieuses qu’il avait formées. Ce fut dans le même temps 
qu’il se refroidit pour le concile. Le pape en eut la preuve à 
Nice, quand il fallut lui accorder un délai, afin que ses évé- 
ques et lui-même pussent se préparer. 

Dès lors Charles joua un rôle vraiment double : en apparence 
toujours attaché à son projet et prêt à employer tousses efforts 
pour le faire réussir, en réalité ne tenant pas à ce que le con- 
cile se réunît, et créant des obstacles plutôt qu’il ne travail- 
lait au succès. Le premier de ces rôles lui était imposé par 
l'intérêt de sa gloire et par le désir de satisfaire l’opinion, 
dans ses États comme dans le monde entier : « L'empereur, 
dit Sarpi*, pour sa réputation et d’autres motifs, eût voulu 
être cru le principal auteur de la tenue du oncle, Du moins 
‘il fit tout ce qu’il put pour faire croire que le pape n’était que 
son second dans cette affaire. » Il envoyait des ambassadeurs 
aux princes chrétiens pour les inviter au concile ; il adressait 
des ordres aux prélats, ses sujets, pour, qu’ils préparassent les 
matières qui leur seraient soumises; chaque fois qu’il se trou- 
vait en présence de la diète, il rendait un eompte pompeux de 
ses efforts, de ses négociations : c'était toujours le roi de 


1 Sarpi, p. 13 et 74. — Pall., liv. III, chap. XIX, réfute les suppositions 
de Sarpi. 
3 Page 101. 


ES 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 29 


France qu’il accusait d'empêcher la réunion ‘; dans le traité 
de paix fait avec celui-ci à Crépy, en 1544, une clause fut 
insérée, portant que les deux princes s’emploieraient pour 
obtenir le concile*; quand ce concile essaya de se réunir à 
Trente une première fois, en 1542, les ambassadeurs impé- 
riaux arrivèrent peu de temps après les légats, pour rendre 
témoignage de la bonne volonté de leur maître. L’empereur 
et le roi des Romains furent seuls représentés près des légats. 

L'empereur avait autant de répugnance qu’il manifestait de 
bonne volonté pour le concile. Il avait autrefois espéré le réta- 
blissement de la paix religieuse. Mais il était évident, pour 
lui comme pour la Diète, que les protestants n’accepteraient 
- pas plus les décisions de l’assemblée qu’ils n’assisteraient à 
ses séances. Ce qu’on avait fait pour les ramener au giron de 
J'Église ne devait avoir d’antre résultat que de les rejeter défi- 
nitivement au dehors, Cette séparation ne pouvait avoir lieu 
sans que l’empire fût profondément troublé. Peut-être Charles- 
Quint, en ses jours de gloire, avait-il conçu une autre espé- 
rance, celle de dompter les protestants s’ils ne se soumet- 
taient pas ; mais il avait appris, en France, à douter de ses 
armes, et il ne voulait pas être réduit à la nécessité de les em- 
ployer. Il obtint du pape et fit lui-même des efforts nouveaux 
et directs auprès des protestants, pour les réconcilier sans 
recourir au concile : il ouvrit même à Worms, en 1540, à 
Ratisbonne, en 1541, des conférences entre les théologiens 
des deux partis, malgré le saint-siége, qui n’aimait pas ces 
réunions, tenues sans son autorité, image et préliminaire d’un 
concile national, Aussi Charles-Quint fut-il péniblement sur- 
pris, en 1541, d'apprendre que le pape levait la suspension 
décrétée deux ans auparavant et allait convoquer sans délai 
le concile général : ses déclarations publiques ne lui permi- 
rent pas de réclamer; il se résigna, laissa le pape libre de 
fixer le temps et le lieu de la réunion, et promit de travailler 
au succès du concile, mais proposa de chercher, en atttendant, 
d’autres moyens pour rétablir -la paix*. S’il envoya des am- 


1 Pall., liv. IV, chap. XIII, 7. — Sarpi, p. 87 et 105. — Robertson, 
liv. VIL 

3 Sarpi, p. 100. — Robertson, Liv. VIL 

3 Sarpi, p. 84 et 86. 

* Pall., liv. IV, ch. XV, 1. 


30 DROIT ECCLÉSIASPIQUE. 


bassadeurs à Trente, en 1542, il n’autorisa pas les prélate 
d'Espagne à s’y rendre, craignant, disait-il, qu’ils ne fussent 
arrêtés en route par François I”, comme venait de l’être l’ar. 
chevêque de Valence; lui-même était appelé ailleurs par la 
guerre que la France suscitait contre lui. Ses ambassadeurs 
parurent avoir pour mission de créer des difficultés. L’empe. 
reur ne tenait qu'à « se prévaloir dans la Diète de l’ombre da 
concile’, » 

Son hésitation ou sa dissimulation augmenta singulièrement 
quand la nécessité de prendre un parti devint évidente. Le 
pape, en 1545, avait envoyé de nouveau ses légats à Trente : 
le concile était sur le point de s’ouvrir. L’ambassadeur de 
Charles était arrivé presque immédiatement après les légats 
et avait bientôt été rejoint par ceux du roi des Romains. Les 
évêques d'Espagne avaient reçu l’ordre d’assister à la réunion, 
Enfin, à la diète de Worms, l’empereur tenait tête aux protes- 
tants et leur refusait le droit de décliner d’avance l’autorité de 
l'Église assemblée. Malgré ces témoignages de zèle, les légats 
étaient convaincus que l’empereur était opposé au concile. Ils 
supplièrent le pape de l’ouvrir immédiatement pour déjouer 
les artifices de Charles-Quint, comme pour enlever tout pré- 
texte à l’intervention d’une future Diète dans les affaires de 
religion et pour assurer au saint-siége l'honneur de l'initiative, 
Il eût été trop grave d'ouvrir le concile, sans en demander la 
permission, ou teut au moins sans en donner avis à l’empe- 
reur. Charles-Quint et son frère, quand ils furent prévenus, 
firent comprendre que le pape aurait toute la direction, mais 
aussi toute la responsabilité du concile; pour eux, ils comp- 
taient se tenir à l’écart. Ils ne cachaient pas le motif de leur 
conduite : les protestants allaient être condamnés ; on devait 
s'attendre à ce qu’ils fussent exaspérés ; quelles mesures le 
pape avait-il prises pour résister à leurs attaques, ou quels 
secours pouvait-il fournir à l’empereur contre eux ? Enfia il 
fallut se décider; l’empereur adhéra au concile, en préparant 
une ligue pour laquelle Rome promit des secours. Il craignait 
d’éveiller la méfiance ou d’exciter l’irritation des protestants 
avant d’avoir terminé ses préparatifs; il demanda, ou que le 
concile fût ajourné, ou qu’il s’occupât d’abord de la réforme 


‘1 Sarpi, p. 95. 


CONCILE DH TRENTE, = POUVOIR CIVIL. 3l 


‘etnon des dogmes, Mais Île pape refusa ces deux demandes, 
la première, dans l'intérêt de sa réputation, la seconde, dans 
l'intérêt de son autorité. 

Un curieux incident montre le peu d’empressement de l’em- 
pereur et fait connaître l’étendue des droits que s’arrogeait le 
pouvoir civil. Le vice-roi de Naples « écrivit aux évêques de 
ce royaume que, pour l’utilité de l'Église, il aurait désiré le 
conœurs d’eux tous au concile, mais que sachant le dommage 
qui en résulterait pour leurs diocèses, il leur commandait au 
nom du roi d’envoyer leurs procurations à quatre évêques 
nommés par lui, lesquels devraient comparaître au concile pour 
tout le royaume.» Les évêques résistèrent et à plus forteraison 
le pape; les princes pourraient-ils. ainsi « réduire des cen- 
taines de voix à quelques suffrages qui leur seraient dévoués? » 
Etcependant tels étaient les ménagements du pouvoir religieux 
pour le pouvoir civil que le pape n’osa protester directement 
contre cet ordre. Il suspendit l’ouverture du concile et, par 
ane mesure générale, défendit à tous les évêques de compa- 
raître par procureur, avec l’intention d'accorder des dispenses 
individuelles, mais seulement quand le vice-roi aurait renon- 
eé à sa prétention. Le vice-roi chercha d’abord à expliquer 
son ordre, pour le maintenir en partie, mais l’empereur le lui 
fit rétracter*. Rome dut trouver tardive l'intervention de l’em- 
pereur, comme elle avait pu trouver étrange la prétention de 
son représentant ?. 

Ainsi Rome parvenait à imposer ses conditions, même à 
l’empereur. La seule concession qu’obtint celui-ci fut relative 
à la fixation du lieu où se tiendrait le concile. Mantoue et Vi- 
cence ayant été refasées, l’une par son duc, l'autre par la ré- 
publique de Venise, la discussion sembla sur le point de re- 
commencer entre le pape, qui voulait une de ses villes, et les 
Allemands, y compris l’empereur et le roi des Romains, qui 
demandaient une des leurs. Trente, dont le nom avait éfé pro- 
noncé par Charles-Quint dès 1524, fut proposée par son frère, 


1 Pall., liv. V, ch. XI, 5; ch. XIS, 1 et 2; ch. XII, 4; ch. XIV, 1 et 2, 4 
et 5. — Robertson, liv. VII. 

2 Pall., liv. V, ch. X, 3 et 4; ch. XI, 2. 

8 Sarpi, p. 108. « Cette actiou donna lieu à penser #a pape et aux légats, 
qui ne savaient à quoi en attribuer la cause, aa caprice du vice-roi ou à 
l'autorité snpérieure. » 


39 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


à titre de transaction. Ferdinand promettait que les protes- 
tants s’y rendraient : du moins n’auraient-ils pas de raisons 
légitimes pour s’en tenir éloignés. La transaction fut acceptée, 
mais de mauvaise grâce. Jusqu’au dernier moment, le pape 
espéra qu’il lui serait possible de revenir sur sa parole, de 
tranférer le concile dans une ville d’Italie, peut-être à Rome; 
il comptait profiter de ce que le séjour de Trente était incom- 
mode et même malsain; c’était aux Pères du concile qu’on 
avait pensé le moins en désignant le lieu où ils devaient se 
réunir. Le projet de translation, les prétextes à invoquer 
pour le faire admettre, les mesures à prendre pour l’exécuter 
furent soigneusement examinés par les légats, et l’on exigea 
que l’empereur y consentit pour lui accorder un nouvel ajour- 
nement. L'empereur préféra encore que le concile s’ouvrit et 
commençât par la discussion des dogmes, tant il craignait 
l'effet de la translation sur l’opinion publique en Allemagne, 
La conduite du roi de France n’est pas moins équivoque que 
celle de l’empereur. Il déclare, lui aussi, qu’il fait tous ses 
efforts pour rendre possible la réunion du concile ; il se dit 
prêt à signer une paix désavantageuse*, à s’employer contre 
les hérétiques, au risque de sacrifier des amis* ; il fait des 
promesses au pape et à ses représentants. Mais il leur oppose 
à eux-mêmes deux objections décisives : en premier lieu, un 
concile ne peut se tenir durant la guerres en second lieu, il 
faudrait que le concile fût bon et non particulier, or «il serait 
mauvais, si le lieu choisi pour le tenir n’était pas tel que tous 
les sujets de Sa Majesté pussent y venir avec la sûreté néces- 
saire”; » François I veut exclure ainsi les pays soumis à 
Charles-Quint, en même temps que sa complaisance pour les 
protestants lui fait exclure les villes d’ltalie ; il espère profiter 
des difficultés que soulève la fixation du lieu; il offre la ville 
de Lyon°, et, pour le rendre favorable au concile, le pape lui 
offre la ville de Cambrai, à la fois indépendante et voisine et 
/ de la France et de l’Allemagne”. Mais ce n’est pas seulement 
4 Pall., Liv. IV, ch. IV, 3 ; ch. XVI, 12; ch. XVII, 2. 
? Pall.,liv. V, ch. XIV, 16 et suiv.; ch. XV, 2. 
8 Pall., liv. IV, ch. IV, 2. 
* Pall., liv. IV, ch. X, 8. 
5 Relations des ambassadeurs vénitiens, négociations, t. I. p. 155 et 157. 
6 Pall., Liv. IV, ch. IX, 9. | 
7 Pall., liv. IV, ch. XVI, 8 et 9. Cf. Relations, etc., t. I, p. 137, une lettre 


CONCILE DE TRENTE, —— POUVOIR CIVIL, 39 


avec la cour de Rome que négocie François I, c’est aussi 
avec les protestants. Il les assure d’une parfaite conformité 
entre leurs vues et les siennes; ses égards pour le pape ne 
Pempêchent pas de leur proposer des conférences de théolo- 
giens ; il approuve le refus qu’ils fontsuccessivement de Man- 
toue et de Vicence et refuse, comme eux, ces deux villes; il 
tâche de s'entendre, non-seulement avec eux, mais encore 
avec le roi d'Angleterre, pour la fixation du lieu où doit se te- 
nir le concile’. Du reste il ne dissimule nullement ses négo- 
ciations; il travaille plutôt à prendre le rôle important de mé- 
diateur entre la cour de Rome et les luthériens, pour l’enlever 
à l’empereur; il se fait à la fois l’interprète et le protecteur de 
ces derniers ?. | : 

Le traité de Crépy le force de donner au concile une adhé- 
sion publique et définitive. An mois d’octobre 1544, il supplie 
le pape de lever la suspension du concile et de le convoquer 
de nouveau à Trente dans le délai de trois mois, afin de faci- 
liter l’union des princes chrétiens et une ligue contre le roi 
d’Angleterre*. Ainsi chaque souverain tâchait de faire servir 
le concile à ses vues particulières, quand il ne pouvait plus 
l'empêcher ; la guerre avait cessé entre Charles-Quint et Fran- 
çois I", elle continuait entre celui-ci et Henri VIII Un roi 
pouvait trouver un grand avantage à faire mettre son adver - 
saire au ban de la chrétienté. Le pape répondait à cette adhé- 
sion avec empressement. Il flattait encore le roi, en se plai- 
gnant à lui de l’empereur, et le priait d’envoyer au plus tôt des 
ambassadeurs au concile*. Mais on n’en avait pas fini avec les 
équivoques et les hésitations. Au moment où le concile allait 
s'ouvrir, le roi ordonna aux prélats français de retourner dans 
leurs diocèses, parce que l’ossemblée à laquelle ils assistaient 


à laquelle renvoie Pallavicini. Le nonce rapporte sa conversation avec le 
roi. Il avait habilement représenté le pape comme ne tenant pas à telle ou 
telle ville : « Le choix n’a pas été fait encore, mais, je le répète, les trois 
villes susnommées (Mantoue, Ferrare, Cambrai) semblent également bien 
placées pour cela, S. S. a voulu que Ÿ. M. fût informée de tout cela, et elle 
désire même avoir votre avis là-dessus. » 

4 Pall., Liv. I, ch. XVIIL, 153 liv. IV. ch. IV, 2. — Sarpi, p. 72 et 16. 

3 Pall., liv. IV, ch. 1X, 9. ‘ 

3 Pall., Liv. V, ch. VII, 10. 

® Sarpi, p. 101. | 

XXXIV. ; 8 


L 


34 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


s’annançait eomme devant être entièrement inutile, Les re- 
présentations des légats, celles du chancelier Granvelle, qui 
insistait, le traité de Crépy à la main, ne pouvaient guère ba- 
lancer l’autorité royale. Enfin un seul prélat sur trois se réfa- 
Int à partir ; le roi trauve bon que les deux guntres fussent res- 
tÉ8' | 

La papauté n'avait pas trouvé moins de difficultés à vaincre 
chez Françnis |‘ que chez Charles-Quint, pour des raisons 
très-différentes. Le premier ne croyait pas que le concile Jui 
füt nécessaire ou même’utile ; il ne cagmptait pas ayec les héré- 
tiques de son royaume ; il ne sentait pi pour le présent le be- 
goin de les ménager ni pour l'avenir celui de les ramener. Le 
concile pouvait affermir l’autorité de Charles-Quint en réfa- 
blisgant la paix religieuse en Allemagne. François [* n'avait 
qu’à le craindre, non à le désirer. S'il paraissait s’y prêter 
eomplaisamment, c’est que sa qualité dg prince chrétien et 
son intérêt de souverain toujours cgmhattant l’abligeaient 
de se concilier l'opinion du monde; encore n'était-ce pas, 
enmme l’empereur, celle de sgs propres sujets qu’il avait à 
consulter ou à suivre. Le désir de fonder un établissement du- 
rgble en Italie ne lui permettait pag de fermer l'oreille aux 
prières et aux proppsitions du pape. Mais, en les accueillant sans 
réserve, il se fût aliéné les princes protestants d'Allemagne, 
dont l'alliance lui était si précieuse pour le salut même de son 
royaume, et non pas seulement pour le succès de plans gmhi- 
 Hieux. 

On le voit, c’était entre le pouvoir civil ef je pouvair reli- 
gieux que s’était traitée la grande affaire dy concile ; engagée, 
puis entravée par le premier, elle fut menée à bonne fin par le 
second. Nous avons dit qu’il était impossible de bien discerner, 
dans les négociations auxquelles elle donna lieu, parmi les 
obstacles qu’elle rencontra, la part du fait et célle du droit, 
de savair quand la cour de Rome subi} une nécessité, quand 
elle s’inclina devant une prétention fandée. Il est certain et 
qu’elle accusait les princes d’empiéier sur son autorité et 
qu’elle trouvait cependant leur intervention, non-seulement , 
“utile et désirable, mais ençore légitime en principe. Ge que 

l’on peut affirmer, d’après ses actes et son langage officiels, 


1 Pall., Liv. Ÿ, ch. XVI, 8 et 1. 


CONCILE BB TRENTE, -=2 POBVAIR CIVIL. a 


etest qu’elle les recpnpaissait pour ses conseillers, sans leur 
donner une participation directe à l'exercice de gon pauvair, 
e’est qu'elle voyait en eux des intermédiaires naturels antra 
elle-même et leurs prélats, sans les considérer cpmme las au: 
périeurs de eeux-ci en matière spirituelle, c’est qu’elle les ads 
mettait au concile à titre d’auxiliaires at d’assistants, sans les 
regarder comme devant en faire partie. Les papes, en négociant 
avec l'empereur ou avee le roi de Fransa, yeulent bien leur 
demander des conseils; ils font dans leyrs hulles mention de 
ceux qu’ils ont reçus. Quand ils annoncent le congile, c’est 
aux princes : les deux brefs de Clément VII, en 1530 et an 
1583, sont adressés à eux seuls ; les nonces de Paul li sont 
envoyés auprès d’eux, paur porter la convagation à leur 
connaissance ainsi qu'à celle des prélats. Leur rôle d’inter 
médiaires consiste d'abord à transmettre au clergé les er- 
 dres du pape, puis à les secondpr, goit en ordannant eux- 
mêmes, soit en permettant d'y obéir, et en veillant à 668 
que le voyage soit pour tous facile et sûr : — « Qu'ils pren- 
nent soin avant tout, dit Paul III dans la bulle de 1549, 
ce qui leur est très-facile , de faire partir pour le concile, 
sans tergiversation et sans retard, les évêques et prélats de 
leurs royaumes et provinces. » Cette bulle contient une invi- 
tation pour les princes en même temps qu'une convocation 
pour les prélats : l'une et l’autre ne sont pas conçues dans Îles 
mêmes termes; le pape commande aux prélats, il adresse aux 
princes une prières; les premiers feront partie du concile, la 
présence des seconds doit être seulement salutaire. 

Peut-être pensera-t-en que cette intervention des prinees, 
mêms ainsi mesurée, est encore excessive, peut être accusera- 
t-on la cour de Rome d'avoir montré à leur égard trop de eon- 
descendance. Il ne faut pas oublier que la part faite au pouvoir 
civil dans le règlement des questions religieuses eût été bien 
plus grande si la chrétienté avait accédé aux demandes des 
réformés. Les protestants d'Allemagne, la Diète même, sous 
leur influence, voulaient qu'on se passât du pape s’il n'accep- 
tait pas leurs conditions; mais comme il fallait que le concile 
fût convoqué par une autorité, eût un président, c'était au 
pouvoir civil, à l’empereur qu'ils s'adressaient ; les princes 
devaient être libres de déterminer les conditions dans les- 
quelles se tiendrait l'assemblée. Henri VIII réclamait en même 


36 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


temps contre le droit que s’arrogeait le pape de réunir le con- 
cile,de diriger ses travaux; mais il prétendait démontrer que, 
d’après la tradition, les assemblées de ce genre devraient être 
convoquées par les rois’. Contre les protestants, contre 
Henri VILL, contre le pouvoir civil, tout prêt à profiter de leurs 
dispositions, la cour de Rome soutint véritablement l’indé- 
pendance du pouvoir religieux, partie essentielle de la liberté 
religieuse. L’antique union du spirituel et du temporel lui im- 
posa de grands ménagements, de larges concessions, mais en 
somme elle tint à distance les plus puissants souverains; Ce 
fut elle qui fit accepter par eux ses conditions nécessaires ; 
elle ne céda que sur le lieu de réunion ; elle maintint les règles 
canoniques sur la composition du concile et le mode de ses 
délibérations, elle maintint l'autorité des conciles précédents ; 
elle trouva sans doute dans sa persévérance le grand avan- 
tage d’affermir son propre pouvoir, mais elle en procura un 
non moins grand au monde en empêchant le pouvoir civil 
d’envahir et de dominer le domaine de la conscience. 


C. Jusqu'à la, clôture du concile. 


Deux fois le concile fut suspendu saus avoir terminé sa 
tâche, deux fois il reprit ses séances pour l’accomplir. 

Le rôle du pouvoir civil avait été considérable, lorsqu'il 
s'était agi de convoquer le concile; il ue ie fut pas moins dans 
les événements qui en amenèrent ou en signalèrent, soit la 
suspension, soit la reprise. 

L'assemblée s’était ouverte à Trente, d’après les désirs de 
l’empereur et malgré l’espérance que le pape avait gardée 
jusqu’au dernier moment de revenir sur sa promesse. Celui-ci 
ne se tenait pas pour battu : il avait encore ia pensée de ra- 
mener le concile en Italie, dans ses États, sous sa main; ce- 
pendant il ne la laissait point paraître et il n’était mênie pas 
pressé de la mettre à exécution; il avait à ménager l’empe- 
reur, avec lequel il venait de conclure une ligue, Popin ion 
publique à laquelle la translation n’aurait paru qu’un moyen 
de retarder encore les travaux du concile. Les légats qui pré - 
sidaient pour lui devaient nourrir les mêmes desseins; ils 


1 Sarpi, p. 77. 


Et 


CONCILE DE TRENTE. —— POUVOIR CIVIL. 37 


pensaient lui plaire en les poursuivant ; de’ plus ils crai-: 
gnaient que le pape, vieux et malade, ne vint à mourir, et 
que, si le concile siégeait au moment de cette mort, loin de 
Rome, sous une autorité étrangère, il ne voulût faire l’élection, 
malgré les bulles qui lui en refusaient le droit, et ne la fit 
conforme à la volonté de l’empereur. Ils étaient appuyés par 
le concile même qu’ils avaient travaillé peut-être; les Pères 
trouvèrent bientôt le séjour de Trente incommode, malsain, 
dangereux, et demandèrent à grands cris que la réunion fût 
transportée ailleurs. De son côté l’empereur tenait à Trente, 
par orgueil et par politique. C'était lui qui avait fait désigner 
cette ville; la désignation était la seule concession qu’il eût 
obtenue; elle avait eu pour effet d'enlever aux protestants une 
de leurs fins de non-recevoir les plus spécieuses contre le con- 
cile ; quand il craignait que ceux-ci ne l’emportassent sur lui, il 
demandait que le pape ne leur fournît point par la translation 
un moyen de justifier leur cause et d’accroître leur parti ; quard 
il était près d’être vainqueur, il réclamait contre une mesure 
qui devait priver le concile de son autorité, au moment même 
où le succès des armes pouvait faire accepter ses décrets. 

La guerre que l’empereur soutenait contre les protestants 
cet qui menaçait Trente fournit aux Pères et aux légats la pre- 
mière occasion desolliciter la translation. Le pape hésita, puis 
consentit, à condition que l’empereur fit de même, sauf le 
cas d’absolue nécessité. De longues négociations eurent lieu ; 
l’empereur resta inflexible. Cependant la translation parut 
plus désirable de jour en jour; l'attitude des évêques impé- 
riaux faisait craindre que l’influence de leur maître ne fût 
hostile à Ja cour de Rome, ses victoires sur les protestants 
qu’elle ne devint irrésistible. Il fallait se passer de son agré- 
ment, mais le pape ne voulait pointrompre avec lui. Une se- 
conde occasion se présenta : la contagion se mit dans la ville 
de Trente > le danger sembla trop grave pour que l’on attendit 
une décision pontificale, et malgré la vive résistance des 
évêques impériaux qui niaient jusqu’à l’existence du mal, les 
légats, profitant du pouvoir que les bulles leur avaient donné 
pour les cas d’extrême nécessité, firent décider que le con- 
cile serait transféré provisoirement à Bologne, sauf à repren- 
dre plus tard $es séances, soit à Trente, soit ailleurs, sur 
l'avis de l’empereur, du roi très-chrétien, des autres rois et 


58 bhÜÏIT ECCEHÉSIASTIQUE. 


bfinceB (11 iflars 1547): Les vœux de là cour de Rome étaient 
corblés par ctlté décision, dont ellë ne semblait pas avoir 
bris l’initiètivé ét dôht elle tie voulait pas preridre là respon- 
sabilité. 

Soï succès tie fut pas durable: Il füt une fois de plus dé- 
foritré que le pouvoif réligiéux avait besoin du pouvoir ëivil. 

Oh comprénd äuellé colère 14 trénslâtion dut exciter chez 
l’empereur, qui pouvait sé crüire joué. Le pupe s’y était at- 
lendu, mais il avait espéré que l’emipereut ne s’en prendrait 
pas à lui et, en lout tas, finiräit par eéder. Ni l’une ni l’autre 
de ces deux éspérances né 8é réalisa. La cour de Rome n’é- 
fait pas assez indifféretite à la t'anslation pour faire croire 
qu’elle y fût éträngère ; si lé pape d’avait pas provodué le dé- 
cret, c’étaient ses légäts qui l’âvaiéni fait rendre; en vertu 
de ses pouvoirs, ét lui-même l'avait râlifié. L'empereur né se 
laissa pas plusfléchir qu'il hé vülilait sé laisser abuser. Ses 
conseillers, même ecclésiastiques, l’engädeädient à la résis- 
tance. Îl était soutenu par lés catholiques ällémidnds de la 
* manière la plus ouverté; à son instigatioti, les membres du 
clergé qui siégeaieht dans la Dièté adressërént aû pape une 
suppliqué pour faire replacer le concile à Trente; comme 
tous les actes faits en Allémagne, leur süpplique sé terminait 
par la crainté exprimée que, si le saint-siége tärdait trop à 
se rendre à l&urs désirs, d’auirés conseils et d’autrés moyens 
approbation el de cet Appui, l'embéréuf répondit à toutes les 
instancés; à toutes les propositions, même approuvées de son 
ämbässadeur, aux projets dé transaction, en exigeant que le 
concile retournât à Trente. Il ne cessä de faire protester pu- 
bliquément, sôit à Romié, en consistoire, soit à Bologne, 
dans lé coiicile, colitre le décret de translation ; il quslifiait 
les frésidents dé prétendus légats apostoliques; le concile 
d’assemblée illégitime. Quart dux évêques restés à Trente, il 
leur intimä l’ordre d’y demeurer; et, añimiés de son esprit, 
ceux-ci opposèrent, comme lui, un refus inflexible à toutesles 
sollicitations. IIS ne se rendirent ni à Bolugre, pour recon- 
naître la légitimité de la translation, hi à Rome, pour la dis- 
cutér devant le souverain pontife. 

Paul If n’aväit pas reculé devant la lutte ; quand l’ambas- 
sadeur Mendoza lui transmettait lés demiätides dé l’empereur, 


CONCILE DE THÉNTE: —— POUVOIR CIVIL. 39 


il répohdäit « é dé c'éläit à Plérre ët hon à Césut que Jésus- 
Christ ävait dit ? Sur Célté piërré jé bâtirai mon église: Et ei 
disañt celà fl lui toufnait le dos. # Il ne manquait pas d’ap- 
_Büis. Le nouveau roi dé France, Henri Il, lé roi de Portugal 
ddhéräient äu concile, lé preriier, à cause dé se rivalité héfé- 
ditairé, le second, malgré Son itilimé alliatité avec Charles- 
Qüiht; quelques pritices écclésidstiques d'Allemagne s’y fai: 
sälént répréséntér. LE pape était d’autaht moins disposé à 
Cédèr qu’il était sur le point d’en veñir aux armes avec l’em- 
PéréüF ali sujet dé la possession de Parme. Cependant il ne 
Vôulait pas pousser à ulié rüpture ouverte, qui aurait pu 
produire uti schisme., Conformément âù plan qu’il avai 

adopté, il baräissait rester en dehors du débat où lés parties 
étaient l'émpereur et lés évêqués de Trente d’un côté, lés 
évéqués dé Bologne de l’autre. Il avait approuvé la résolution 
de ceux-ci, mais il offrait de prononcer, corhine un juge impar- 
tial, entre les deux réunions, et faisait des efforts répétés pour 
aitirer ad moins à Rome et comme dévant soi tribunal les 
prélais impériaux.Il se retranchäit détrière le décret du con- 
cile, dônt il avait dû respecter l’indépetidance, même la sou- 
Veraineté. Aussi, quand il réçut dé l’empereut une espèce 
d’ultimatum, offrani la soumission des protestants au con- 
cile, en échange du retour à Trente, cé fut aux Pères de Bo: 
lagne qu’il la renvoya, ce fut des Pèrés et non de lüi-thême 
que vint le refus ; il n’eut qu'à l’âpprouver*. Le concile lui- 
même se tenait sur ses £ardes; il ne rendait que des décrets 
de prorogation, pour laisser aux absents le temps d'arriver ; 
il ne toucliait ni à là foi ni à la réforme; il préparait seulé- 
ment, dans les congrégatiôns, les décisions futures. Ainsi, 

quoiqu'il réclamät le titre de concile universel, il consentait, 

par déférence pour l’empereur, à rester inactif, comme s’il 
n’en avait pas eu lés pouvoirs. L'opposition de Charles-Quint 
le condäamnait à l'impuissance. 


1 Pall., lit. X , th: 1, 1. 

2 Ce refus était fondé principalement sur ce que c'était aux évêques 
cbhiumaces de Trente à se réuhir du concile; non au concile à les aller 
trouver; sur ce que les protestants se soumettaient au concile qui devait 
étre tenu, non à celui qui avait déjà été tenu à Trente; sur ce qu'on ne 
savait comment ils entendaient un coneile chrétien, le bruit courant qu’ils 


voulaient faire admettre les laiques. 


40 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


Enfin les moyens dont la papauté avait été menacée tant de 
fois furent employés. Au moment même où s’engageaient de 
nouvelles négociations, où les difficultés semblaient sur le 
poiut de disparaître avec la nécessité d’un concile, où l’on 
revenait à l’ancienne idée d’une réconciliation amiable, par 
l'envoi, en Allemagne, de légats auxquels seraient attribués 
les plus larges pouvoirs, l’empereur promulgua dans la Diète 
d’Augsbourg son fameux /nterim, contenant en vingt-six chapi- 
tres la matière des principales controverses et réglant ce qu’il 
fallait croire à ce sujet jusqu'aux décisions du futur concile 
(15 mai 1548); quelque temps après, il publia un décret de 
réforme ecclésiastique. Ses grands et récents succès lui per- 
suadèrent qu’il était le maître absolu, même des consciences. 
Il s’attacha naturellement à son œuvre, et l’insistance qu’il 
mit pour la faire respecter ajouta une difficulté nouvelle 
à celles qui existaient depuis longtemps. 

Toutes ces difficuliés aboutirent à la suspension. Dès l’ori- 
gine du débat, elle avait été proposée par les légats qui repré- 
sentaient le pape, soit auprès de l’empereur, soit au concile 
même, comme un moyen d’apaiser l’empereur, d’épargner au 
concile la honte de siéger en restant inactif, d'enlever toute 
autorité aux évêques de Trente. Le pape s’y était refusé, crai- 
_gnant toujours de froisser l’opinion publique, et peut-être de 
confesser la nécessité où le réduisait l’opposition d’un souve- 
rain. Mais cette nécessité devint chaque jour plus évidente. Il 
fallait sortir d’embarras ; il ne manquait pas de conseillers 
pour recommander des partis extrêmes, la translation du con- 
cile à Rome, ou la reprise des travaux à Bologne, mais ces 
conseils répugnaient au pape, vieux et prudent. L'empereur se 
montrait favorable à la suspension. Il est vrai que le roi de 
France y faisait une opposition déclarée. Chaque fois que le 
premier formait une demande, le second engageait fortement 
le pape à la repousser‘. Il avait combattu l’envoi de légats ou 
de nonces en Allemagne, parce qu’il redoutait l’accroissement 
de puissance que la pacification devait procurer à l’empereur; 


1 Mézeray, Abrégé chronologique de l'histoire de France, Paris, 1715, 
_ t. IL, p. 108. Les agents du roi « étoient d’avis qu’il (le pape) lui accordât 

(à l’empereur) ce qu’il demandoit, mais à des conditions qui fussent impos- 
sibles.… L'avis étoit fort bon, toutefois le saint-père ne le suivit ‘pe, il aima 
mieux suspendre le concile jusqu’en l’an 1550. » 


CONCILE DE TRENTE. —— POUVOIR CIVIL. A 


il combaîttit la suspension, parce qu’il regardait le concile 
comme une menace perpétuelle pour celui-ci. Il était fidèle à 
la politique qui lui avait fait reconnaître avec empressement 
et soutenir avec chaleur l'assemblée de Bologne. Non-seule- 
ment l’empereur était pour lui un ennemi, contre lequel tous 
les moyens devaient être employés, mais encore le pape était 
_un allié dont il avait besoin pour faire réussir ses prétentions 
sur l'Italie. De là ses manœuvres dirigées contre l’un, ses 
offres de service et ses protestations d’orthodoxie faites à 
l’autre. Les nonces furent envoyés malgré lui après la publi- 
cation de l’Interim, maïs la suspension fut encore retardée. 
Le pape espéra trouver un moyen terme, en opérant lui- 
même à Rome la réforme ecclésiastique et en faisant venir, 
pour y coopérer, des évêques de tous les pays, notamment 
ceux qui siégeaient à Bologne et ceux qui restaient à Trente. 
Cette tentative, en faveur de laquelle on avait cru l’empereur 
bien disposé, échoua encore par suite de sa résistance. Les 
prélats de Trente n’allèrent pas à Rome. Le pape se décida 
enfin, le concile fut suspendu le 17 septembre 1549. 

Les protestations et les réponses échangées dans le cours de 
ce long débat ne manquent pas d'intérêt ; elles nous éclai- 
rent un peu sur les droits que réclame le pouvoir civil et sur 
le rôle que veut lui faire le pouvoir religieux. L’empereur se 
dit le tuteur, le gardien, le protecteur des conciles œcwméni- 
ques; ilse considère comme chargé de veiller à la tranquil- 
lité de toute l’Église et en particulier à celle de ses États ; 
aussi prétend-il que la translation ne peut être légitimement 
opérée sans son consentement. La nécessité de ce consente- 
ment n’est point reconnue du côté du pape ; on veut bieñ que 
l’empereur protége l’Église, mais c’est un devoir plutôt qu’un 
droit pour lui. La pensée romaine se montre dans le langage 
-du légat qui préside le concile : il dit que l’empereur n’est 
pas le seigneur et le maître, mais le fils de l’Église. Le pape 
répond aux protestations, que, si lui-même était négligent, il 
verrait avec plaisir l’empereur pourvoir au bien de la chré- 


1 Pall., liv. VILLE, ch. V, VI, X, XV, XVI; Liv. IX, ch. XIII et suiv.; liv. X 
tout entier ; liv. XI, ch. 1-IV. —Sarpi, liv. II, p. 185, 239, 246-249; Liv. HE, 
p. 250, 251, 254-278. — Robertson, liv. IX. — De Thou, Histoire, liv. IV; 
l'È 283, 396, 299; lv. Ÿ, De 800-312. 


42 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


tiënté, mais en se renfermant dans les bornes présefites par 
les luis ecclésiastiques et par les saints Pères: 

Ce fut bientôt au tour des Français à protester, quand le 
concile eut été replâcé à Trehte et rouvert par Jules III, con- 
fermément au désir de l’empereur (1550 et 1551). Henri IL ft 
éntendre des plaintes d’autaht plus vives qu’au même mothent 
la guerre recommengait en Itelie entre lés'allfés du pape ét lui, 
et il déelara qu’il ne permettrait point aux prélats frdiçais 
d'aller à Trehte: Son oppésition n'eut pas le même effet que 
célle de l’empereur; ni ses pfotestatiohs, transmisés par 
Amyet; ni l’absedee de ses évêques fië paralysèrent la sainte 
essemblée, Céelle-ei maintint énergiquéient cette doctrine ca: 
tholique et du reste parfäitemetit raisonnable, que l’absence 
volontaire d’uné previnté à uñ concile h’empêche pas celui-ci 
d’ètre œcuméuique et de rendré des décrets obligatoirés pour 
tous les chrétiens. | 

La dernière convocatiôti fut faite par le pape Pie IV, le 3 dé- 
eembre 1560. Le céncile élait suspendu depuis huit ans. Des 
difficultés toutes politiques avaient empêché qu'il ne reprit 
ses séances. Là principale était encore celle qu'avait invoquée 
Clément VII et rencontrée Paul III, la guerre générale et con- 
tinuelle en Europe. Enfin les princes se téconcilièrent les uns 
avec les autres, mais la plupart avaient encore ou allaient 
bientôt avoir à combaitre leurs propres sujets pour la religion. 
Dans le nombre; l’empereur Ferdinand et le roi François I] 
avaient un intérêt particulier et pressant, le premier à termi- 
ner les luttes qui avaient compromis la puissance de sa mai- 
soh, le second à prévenir les troubles qui devaient amener la 
ruine de la sienné, tous deux à faire de nouveau réunir un 
concile, duquél ils pouvaiënt encore espérer la paix de leurs 
états et le salut de leurs trônes. Les négociations françaises 
méritent une attention particulière, surtout de notre part. 

Le protestantisme avait fait de grands progrès en France 
sous le règne de Henri 11. La monarchie avait fini par voir 
das le développement qu’il prenait un danger pour son au- 
torité, pour son existence même. Elle eût désiré, elle avait es- 
sayé de l'arrêter par la force; mais elle craignait de ne pas 
réussir. Au lendemaih de la ecnjuration d'Amboise, elle vou- 


1 Pall., Liv. XI, ch. XV-XVIIL. — De Thou, t. LI, Liv. VIlÏ, p. 98. 


CONCILE DB TRENTE: == POUVOIR CIVIL. 43 


läit tetilef uné récoticilidtitt: D’ailleuts les Guiées; ëhëfs des 
catholiques, séritaielit Que lBur ilfldeneé était précairé en 
ième teflips qué puisbahle ; ils f’étaient fiäs assez sûrs de 
l’äverir pour 8e pôfler aux ëxlrémités: Un thédibite Erivoÿé 
en mars 1560 à l’atibhssädéut de France près de Philipjë Il, 
. J'Aübéspine, étéqué dé Limoges; éxprime lé désir et fait con- 
iiaître les démañches du roi ? celui-ci a itisisté, poür avoir le 
Conëilé; auprès du papé; dü roi d’Espagiüe et Uë l’empereur; 
didis 18 déruiér crâint « de fdiré ühe ehosë ui hë soit pas 
agréable aux protestants; et d’ailleurs semble que ledit pape 
fi ledit roi catholique n’embrasseut pas cetlé affaire si fran- 
Chemenñt qu’il serait besoin ?. » Aussi lé conseil du roi reviüt- 
il à l’idée d’un concile üiational, la même qu'avaieht si long- 
tenips càressée les Allemaäñds, quand ils croyäient n’avoir à 
guérir qu'un mal propre à leuF nâtiôn, êt qüi avait si férlé- 
inent inquiété le saint-siége. Le roi Henri Il s’ÿ était arrêté 
auséi, dans un temps où les affaires d'Italie l’aväieht irrité 
contre le bapé Jules Il et peu après le rétablissement du 
cohcile œcütriénique à Trentë par celui-ci. Le 11 avril 1560, 
le conseil du roi convoqua pour le 10 septembre suivant une 
assembléé de tous les évêqués dt royaume. Le cardinal de 
Lürtaine passa pour le principal autebr de cette mesüre: 

Le pape Pie IV n’éprouva js mibins d’itiduiétude que ses 
prédécesseuts ën apprenant qÜ'il était éhéoré question d’un 
concile national. Il espéra l’empêchér en déclérant au roi qu'il 
élait prêt à téhir un concile œcumérique; Il venait d'exprimer 
la mêrhé iniëtitioñ en répondant à la déniände forniélle qui 
lui en étäit faile pär l’empereur Ferdinahd. Le 3 juin suivant, 
il réunit tous les ambassadeurs, excepté celui de France, leur 
anrionçà une convocation prochaine, les chargea d’en prévé- 
hir leurs iaîtrés et dé solliciter leurs bons offices. 

il ést péu probable qw’il ait voulu abuser ceux à qni il fai- 
8dit des promesses. Le concile œcuménique tinspirait plus au 
Saiht-siéÿe autañt d’dversion ni Mêmede crainte qué trente ans 


1 Collection des documents inédits sur l’histoire de France. Négociations, 
leitres et pièces diverses relatives au règne de François II, tirées du porte- 
feuille de Sébastien de l'Aubespine, évéque de Limoges, par Louis Paris, 
p. 827 et 828. Plus tard, dans le concile, l'ambassadeur d’Espagne avoua 
que le roi son maitre avait commencé par être opposé à la réunion. Pall., 
XXII, VE, 12. Cf. id.,liv. XXIV, ch. l{, 4, 


# 


44 : DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


auparavant. Il avait été vu à l’œuvre; il avait rendu un grand 
nombre de décrets; l’autorité pontificale avait toujours été 
respectée par lui; elle avait eu la prépondérance dans ses 
délibérations. S’il devait se réunir dans les mêmes conditions 
qu’autrefois, le pape n’avait rien à redouter de lui. 

Sarpi conteste cependant la sincérité de Pie IV, comme celle 
de ses prédécesseurs; il croit que son intérêt privé, outre la 
crainte, commune à tous les pontifes, d’une réformation qui 
pouvait les atteindre, l’empêchait de souhaiter véritablement° 
le concile !. 

Au XVI* siècle, l’opinion publique ne pouvait se défaire de 
l’idée que le saint-siége était systématiquement hostile au 
concile œcuménique : depuis Paul II, tous les papes, sans 
exception, avaient manifesté un grand zèle, mais qui avait 
paru rester infructueux. Pie IV n’inspirait pas plus de con- 
flance que ses prédécesseurs : « Me semble sa bonne volonté 
bien fort refroidie, » écrivit François II à l’Aubespine*. De là 
une nécessité, au moins apparente, d'employer tous les moyens 
pour obtenir une convocation sincère et une réunion effective 
du concile. 

D’un autre côté, il n’était pas devenu plus facile qu’autrefois 
de s’entendre sur les conditions dans lesquelles il se tiendrait. 
La ville de Trente n'avait jamais convenu aux Pères eux- 
mêmes; les Français la trouvaient trop éloignée, les Allemands 
trop italienne, quoique de son côté le pape la trouvât trop al- 
Jemande. Si le concile avait pour objet la réconciliation des 
protestants, il semblait qu’il fallût tout faire pour les y rame- 
ner. Après les deux premières sessions et les décrets qui y 
avaient été rendus, le plus sûr moyen de les éloigner était de 
reprendre, de continuer le concile de Trente au lieu d’en tenir 
un nouveau; Car le reprendre, c'était exiger des assistants la 
reconnaissance préalable des décisions précédemment ren- 
dues. Mais le pape pouvait-il renoncer à réunir un concile ca- 
tholique dans l’espoir d’attirer les protestants, ou abandonner 
des décrets que l’Église regardait comme inspirés par l’Esprit- 
Saint? 

La réponse faite au pape de la part du roi porte l’empreinte 


1 Pages 399, 405, 443. 
2 Dépêche du 28 juillet 1560, 4. c., p. 148. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 45 


des idées et retrace les difficultés que nous venons de signa- 
ler. Le roi déclare que, en tenant un concile national, il ne 
songerait nullement à faire des innovations, surtout dans la 
doctrine, sans l'autorité du saint-siége; mais il ne renonce 
à la convocation que s’il se tient, et très-prochainement, 
un concile œcuménique. En même temps, il demande eu pape 
d'abandonner T rente pour une ville plus commode, par exemple 
Constance, et de prendre ses mesures de telle sorte que les 
protestants se rendent au concile. 

Peu de temps après avoir ainsi répondu, le roi mettait l’Au- 
bespine au courant de ce qu’il avait fait. C’était pour lui qu’il 

. réclamait l’initiative ; il se représentait comme ayant à presser 
le pape et les princes chrétiens pour obtenir ce grand remède 
de tous les maux, un concile général, « auquel soit la liberté 
pour les vœux et la sûreté pour l’accès, telle qu’elle a été à 
ceux des anciens qui sont reçus par l’Église. » Il rapportait 
qu’il avait blâmé deux projets, celui de reprendre « les erres 
du concile de Trente, qui a toujours été impugné par les pro- 
testants, comme fait sans eux, ni ouïis, ni appelés, « et celui 
de réunir la nouvelle assemblée dans la même ville, ville si 
étroite et si incommode, « que jamais le petit nombre d’évé- 
ques qu’il y avoit ni cuida vivre’. » 

Ainsi le petit-fils de Françoië 1“ arrivait à solliciter, pour 
rendre la paix à son royaume, le concile que son aïeul avait 
empêché, de peur que la pacification de l’Allemagne n’en fût 
la conséquence. Aïnsi les circonstances amenaient, après bien 
des années, la France et son roi à prendre la même initiative 
qu’avaient prise autrefois l'empire et l’empereur, à tenir au 
pape le même langage, à employer, pour le Dur ch les 
mêmes moyens. 

Si les choses étaient changées en France, elles ne l’étaient 
guère au delà du Rhin, et les embarras qui commençaient 
pour François Il continuaient pour. Ferdinand. Le premier se 
plaignait de ce que la crainte des protestants arrêtait le se- 
cond. Ferdinand néanmoins désirait et demandait le conc ile; 
ses vœux et ses conditions étaient analogues à ceux du ro i de 
France. Au lieu de Trente il proposait Cologne, et shbsidiai- 
tement Constance et Ratisbonne; il allait même plus loin dans 


1 Même dépêche. 


46 BRAIT ECCLÉSIASTIQUE. 


ses demandes, parçe qu’il avait affaire chez lui à plus forte pare 
tie; il sollicitait du pape la communion sous les daux egpèçes 
et la suppression du gélibat ecclésiastique, 

Aux deux spuyerains fnrcés de ménager la pratestantisma, 
le pape enpasait sa propre union avec un autre gouverain, qui 
était parvenu jusqu'alors et qui eroyait parvenir lonjours à 
l'éeraser dans ses États, qui faisait de l’orthodoxie l’essencg 
même de sa politique et le principe de sa grandeur, Philippe II. 
Celui-ci l’aidait en adhérant publiquement à la continuatian 
du concile dans les mêmes conditions que per le passé, et de 
plus, il négaçiait auprès de l’empereur, son oncle, auprès du 
rai de France, son heau-frère. À peine avait-il appris la con- 
vacatian d’un congile national qu’il avait envpyé en France 
un ambassadeur extraordinaire, Antoine de Talède, prieur da 
Léon, pour prévenir un gi grand malt. Lui, que François I] 
avait accusé da fraideur pour le congile æcuménique, il s’y 
attachait avec un zèle extrême. Il donnait du paids à ses con- 
seils en offrant des secours contre las protestants qui pouvaient 
se soulever si l’on cessait de les écouier. 

Ce fut dans ces circonstances que sa tint la célèbre assem- 
blée de Fontainebleau (août 1560). L'idée de réunir un concile 
national, à défaut d’un concile œcuménique, fut soutenue avep 
chaleur par les deux prélats suspects d’hérésie, Mantluc, 
évêque de Valence, et Marillac, archevêque de Vienne j l'espoir 
d‘opposer le pouvoir civil au pouvoir religieux apparaissait 
dans les exemples de Clovis, de Gharlemagne, de Loyis le Dé- 
- bonnaire, qu’ils propasaient au roi. Le concile national était 
tellement désiré par l’opinion publique que nulle opposition 
n'y fut faite auvertement. L’édit du 26 août porta que les États: 
généraux seraient convoqués pour le 10 décembre suivant, et 
que, si le concile pecuménique n'avait pas lieu, les évêques de 
France se réuniraient le 14 janvier 1561 pour délibérer sur la 
manifre de tepir un synode. 

L'assemblée de Fontainebleau se terminait comme autrefois 
leg diètes d'Allemagne sous Charles-Quint. 

La £rainte de Rome et de Madrid devint plus vive, les négo- 
£iations "recommencèrent avec plus d'activité que jamais. 


1 Collection des documents, etc. Papiers d'État du cardinal de Granvelle, 
t. VI, p. 137. Instructions d'Antoine de Tolède. 


CONCILE BE TRENTE. — ROUVOIR CIVIL. AY 


Naus avens la réponse faita par la Franee aux observations 
d'Antoine ds Tolède ?. La réselutian de convoquer un eencile 
national y est maintenue avec énergie; mais il est dit qu'en 
s’y aceupera de la réformation, non de la doctrine et que 
d’ailleurs il n’en serait plus questien si le pape convoquait de 
san eôté un concile général. 

Pourquoi le pape hésitait-il encore? Les difficultés qui s'ep- 
posaient à ee qu’il eût un Concile à son gré étaient plus ap- 
parentes que réelles ; ni François IL ni Ferdinaad n'étaient de 
farce à reprendre Île rôle difficile qu'avait joué longtemps 
Charles-Quint et qu'avait essayé François 1‘, celui d'intermé- 
diaire et presque d'arbitre entre la Cour de Rome et les pro- 
tastan{s. {l ne prétendaient pas dicier des lois à la première; 
Jls se cantentaient de lui transmettre les réclamations des se- 
gands, d'exprimer leur propre avis sur ce qui intéressait leurs 
états, mais il finigsaient par s'en remettre au jugement du 
pape. Français 11 désirait une autre ville que Trente, il pro- 
posait Verceil dans les États de M. de Savoie, Besançon dans 
eaux du roi eathalique, mais il se déelarait prêt à accepter 
s tout lieu qui, par l'empereur et lui (le roi eatholique), serait 
anpprauvé, et g'obligeait d'y envoyer ses évêques, fâl-ce au 
fond de Polagne*, x 

On dit cependant que le pape eut quelque peine à se déci- 
der, malgré les prières qui venaient à lui de toute l’Europe, 
malgré les canseils que lui donnait à Rome même son puis- 
sant parent, le duc de Florence, Côme de Médicis. Enfin le 
danger d’un concile national en France lui parut si pressant 
qu'il prit son parti ?. Il publia sa bulle de convocation le 20 no- 
vembre 1560 ; le lendemain, il adresse un bref aux évêques de 
France, pour les inviter au concile, donnant ainsi au monde 
l'explication de sa conduite, C’était à Trente que la réunion 
devait avoir lieu. Cette ville, redoutée des pontifes précédents, 
avait encore paru à Pie IV-plus avantageuse que toutes celles 
dont les princes lui avaient parlé. La désignation qui en était 
faite montrait bien‘ que ce n’était pas un coneile nouygau qui 
allait commencer, mais l’ancien qui devait continuer. Le mot 

1 Négociations, etc., de l'Aubesping, p. 645 et sui. 

s Ibid. | 

, Sarqi pe #49, — De Thop, liy. XXVI,t. IE, p. 547 et suiv, 


48 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


de continuation ne se trouvait pas dans la bulle. Mais le pape 
ne laissait aucun doute sur sa pensée; il déclarait lever toute 
suspension. 

Ce fut ainsi que le pouvoir civil obtint la dernière convo- 
cation du Concile de Trente. | 

Ajoutons que les bulles comme les déclarations du saint- 
siége trouvaient encore des incrédules, Le monde ne croyait 
au concile qu’en le voyant ouvert. Les négociations ne ces- 
sèrent donc pas. Si la publication de la bulle ne calmait pas 
les inquiétudes, la manière dont elle était rédigée excitait les 
controverses : elle ne plaisait ni aux Espagnols ni aux Fran- 
çais. Le 7 octobre 1561, l’ambassadeur Vargas annonçait à 
Philippe II que le pape comptait s’unir à lui et s’occuper du 
concile avec une nouvelle activité : « Dieu veuille, ajoutait-il !, 
que Sa Sainteté persévère dans les résolutions qu’elle a prises, 
car, jusqu’à preuve concluante, j'hésite à y croire d’une ma- 
nière absolue. » La France, qui n’était ni contente ni confiante, 
recourait, pour oblenir la réunion, au même moyen qui lui 
avait fait obtenir la convocation : elle ne cessait de parler d’un 
Concile national, en même temps qu’elle se plaignait de la 
bulle qui laissait entendre la continuation et qui ne contenait 
pas une mention expresse pour le roi. Enfin le désir commun 
de tous les princes reçut satisfaction, en dépit des difficultés 
que chacun soulevait de son côté, et le Concile s’ouvrit de 
nouveau, dans les premiers jours de l’année 1562 ?. 

ALB. DESJADRINS. 
(La suite à une autre livraison.) 


DOMAT ET SA CONCEPTION PHILOSOPRIQUE DU DROIT. 


Par M. Emile FEITu, 
docteur en droit, substitut du procureur impérial à Saint-Brieuc. 


En 1861, la Faculté de droit de Poitiers proposait pour 
sujet de concours un traité de l'influence des travaux de Pothier 


1 Papiers d'État, etc., t. VI, p. 383. 
? Pall., liv. XIV, ch. XII, XIV, XVI et XVII. — Sarpi, liv. V, p. 308-425. 
— Mézeray, L. c.,t. III, p. 178 et 570, — De Thou, liv. XXV-XX VII. 


DOMAT. | 49 


et du chancelier d’Aguesseau sur le droit civil moderne. Ce 
concours a porté ses fruits, el la Revue historique de droit fran- 
çais a publié récemment l’excellent travail du lauréat, M. Thé- 
zard !. C’est un traité substantiel, qui devait assurer à son 
auteur une place parmi les maîtres. Mais si l’étude répond au 
programme, si elle est complète, le programme ne l’est pas. 
Dans l’œuvre de d’Aguesseau, M. Thézard ne s’occupe que des 
travaux du chancelier ; le philosophe est négligé. C’est assu- 
rément la faute du sujet, et le sujet a tort. Il ne faut point sé- 

parer le philosophe du législateur. J’y reviendrai. | 

Il y a, dans la position de la question, une autre omission 
plus grave, et que je me permettrai d'appeler capitale, Com 
ment, avant de nommer Pothier et d’Aguesseau, n’a-t-on pas 
nommé Domat? A-t-on considéré que Domat est trop philo- 
sophe pour mériter d'occuper‘ une place parmi les juriscon- 
sultes? A-t-on pensé que son œuvre n’a point exercé sur notre 
droit civil moderne une action considérable? A-t-on oublié 
que d’Aguesseau et Pothier ne sont que ses disciples, ou pré- 
tendrait-on qu’ils l’ont surpassé, et que leur nom doit absorber 
le sien? J’ignore la cause de cette exclusion, mais je signale 
une injustice que M. Thézard a parfaitement comprise, car il 
a écrit sur Domat ces lignes significatives : « Le Traité des 
lois civiles est l’œuvre d’un esprit puissant et d’un vrai juris- 
consulte. Cette œuvre n’était pas seulement un monument et 
un résumé de la science acquise, elle devait être aussi un 
point de départ ?, » 

Oui, l’œuvre de Domat est surtout un point de départ. D’A- 
guesseau et Pothier s’y rattachent; ce sont d’illustres disciples ; 
mais il leur manque précisément ce qui appartient à leur 
maître, une conception originale. | 

C’est cette conception juridique que je voudrais essayer de 
mettre en lumière. Peut-être y a-t-il quelque utilité à une 
semblable étude, et au point de vue du développement de la 
science du droit, et au point de vue plus restreint de notre 
droit civil actuel. Peut-être aussi pensera-t-on qu’il y a, pour 
ceux qui se consacrent à l’étude des iois, un devoir tout par- 


1 Revue historique de droit français et étranger, numéro de mai-juin 
1866. — L'ouvrage a été publié en brochure. Paris. Auguste Durand, 
SN“ Set9,p.13 | 
XXXIV. _ 4 


50 PHILOSOPHIE DU DROIT. . 


tioulier de rendre à Domat la justice qui lui est due. Chose 
étrange, en effet! Le jurisconsulte de Clermont, assez négligé 
jusqu’à présent par les jurisconsultes, a eu au contraire cette 
bonne fortune bien rare d'être apprécié d’une manière supé- 
rieure par les littérateurs les plus éminents. 

_ M. Mignet, dans son Éloge de Merlin, a parlé du « magni« 
fique ouvrage des lois civiles dans leur ordre naturel. » Il a 
Joué, avec cette perfection de style qui lui est propre, « cet 
austère métaphysicien du droit, cet ami de Pascal et de Boi- 
Jeau, » qui, « franchissant l'intervalle qui sépare Louis XIV de 
. Napoléon, créa en 1689 un Code complet dont les titres et les 
dispositions ont en partie passé dans le nôtre, et ont ainsi fait 
de lui le régulateur posthume de l’avenir, » 

M. Cousin n’a pas eu seulement le bonheur de découvrir de 
précieux documents sur Domat ; il a aussi apprécié avec une 
grande justesse, a la simplicité austère et majestueuse » de son 
œuvre, dans laquelle il a vu « eomme la préface du Code Na- 
poléon ?. » 

M. Sainte-Beuve, dans son Histoire de Port-Royal, ne pou- 
vait oublier « le magistrat gallican, plein de vigilance et de 
zèle, intègre, désintéressé, » qui fut eun des amis, un de ceux 
qu’on pourrait qualifier les associés libres de Port-Royal? » 

Enfin, M. Henri Martin a salué en lui «un des derniers pen- 
seurs qui représentent le génie propre du sièele de Louis XIV ?,» 

Voilà certes de précieux témoignages; mais il n’en est pas 
moins étrange que les jurisconsuites se soient laissé distancer 
dans leur admiration par les littérateurs *; car, en définitive, 


4 M. Cousin, Documents inédits sur Domat, communiqués d’abord à 
l’Académie des sciences morales et politiques (Recueil Vergé, 1843, t. HE, 
p. 190 et s.), et publiés en suite, en appendice, à la fin de Jacqueline Pascal 
(p. 424 et 8.1. 

? M. Sainte-Beuve, Port- Royal, t. V, p. 358. 

8 M. Henri Martin, Histoire de Früncs. t. XIV, p. 259. 

* Il convient cependant d’excepter les graves et religieuses études lues à 
l'Académie des sciences morales par M.Cauchy ({Recues/ Fergé, t.XX, XXI 
et XXV; Revue de législation, t. I|1; Revue critique, t. III). Cet important 
travail date de 1850, e: je ne sache pas que, depuis cette époque, on se soit 
attaché à reprendre ce beau sujet.— Je citerai encore un discours prononcé 
par M. le procureur général Salneuve à la rentrée de la Cour d'Amiens, 
le # novembre 1840 (publié dans le Droit des 11 et 12 novembre 1840) — 
quelques bonnes réflexions de MM. Portalis et Giraud à l’Académie des 


DOMAT, L$ | 


c’est à eux tout d’abord que Domat appartient. Ce penseur, cœ 
métaphysicien, cet écrivain distingué fut, avant tout, un juris- 
consulte et un magistrat: c’est comme philosonhe du droit 
qu’il a été original et créateur ; c’est au culte de la justice et 
à la méditation du droit qu’il a appliqué çon MARS et 
dévaué sa vie. 

I y a donc quelque raisan pour venir en parler ici. La but 
que je me propass cat de résumer les doctrines philosophiques 
qu’il o déposées dans son grand Traité des lois civiles, dans 
la préfaco de son Traité du droit public, et dans ies discours 
qu’il prononça en qualité d’avacat du rai à Clermont; de mar- 
quer la place qu’il occupa dans notre histoire juridique, et de 
déterminer l'influence qu'il a exercée sur d’Agucssean et Po- 
thier, dont les noms glorieux ne doivent pas être séparés du 
sien. 


1. 


C'est dans la nature de l’homme qu'il faut chercher l'origine 
et la nature du droit, les premiers principes des lois. Ces pre- 
miers principes y sont écrits avec tant de clarté, qu’on peut 
dire que « l’homme ne les ignore que parce qu’il s’ignore lui- 
même. » 

Si c’est la connaissance de la nature humaine qui produit la 
connaissance des premiers principes des lois, la voie la plus 
facile et la plus sûre pour les découvrir est de supposer deux 
premières vérilés qui ne sont que de simples définitions : — les 
lois de l’homme sont les règles de sa conduite; et cette con- 
duite n’est autre chose que les démarches de l’homme vers sa 
fin. — Quelle est donc sa fin dernière ? Sa destination à cette 
fin sera sa première loi. 

Connaître la fin d’une chose, cest savoir pourquoi elle est 
faite. Or l’homme, composé d’une âme et d'un corps, a dans 
son âme deux puissances : un entendement propre pour con- 
paitre, una volonté propre pour aimer. D'où il suit que sa pre- 


sciences morales, à la suite de la communieation de M. Cousin (Recueil 
Vergé, 1843, t. IIT, p. 166); — enfin, deux notices, l'une de M. Desmarest 
(publiée per extrait dans le Droit du 27 novembre 1842); l’autre, purement 
biographique, de M. Moulin (Revues critique, t. I], p. 496) ;— mais, par ail- 
leurs, eembien de jugements sommaires, ie et souvent faux, ainsi 
que j'aurai oceasion de le mantrer. 


52 : PHILOSOPHIE DU DROIT. 


mière loi, celle qui doit être le principe de toutes les autres, 
parce qu’elle est la règle de toutes ses démarches, est sa des- 
tination à la recherche et à l’amour d’un objet qui sera son 
bonheur et sa fin, | 

Quel est cet objet? L'homme ne le trouve pas ici-bas, En 
lui-même, il découvre des semences de misère et de mort; 
autour de lui, il ne voit que des objets créés pour ses besoins, 
et qui par conséquent ne sauraient être se fin. S'il veut d'ail- 
leurs pénétrer les secrets du monde matériel, 1l apcrçoit vite 
combien ses recherches sont vaines, et le champ de ses 
connaissances limité ; « et pour le cœur, personne n’ignore 
que le monde entier n’est pas capable de le remplir, et que 
jamais il n’a pu faire le bonheur de ceux qui l’ont le plus aimé, 
et qui en ont le plus possédé. » Porions donc plus haut nos 
regards, nos espérances et nos cœurs, sursum corda; et re- 
connaissons « qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse remplir le 
vide infini de cet esprit et de ce cœur qu'il.a faits pour lui. » 

La première loi est trouvée ; l’homme a été créé à l’image 
de Dieu ; il est fait pour connaître et pour aimer Dieu. 

Cette loi, étant commune à tous les hommes, qui tous par- 
ticipent également de la nature divine, en renferme une se- 
conde qui les oblige à s'aimer et à s’unir entre eux, De la loi 
de l’amour de Dieu dérive la loi de l’amour mutuel ; « les 
hommes ne peuvent être dignes de cette union dans la posses- 
sion de leur fin commune s'1l8 ne conmenceni leur union en 
se liant d'un amour mutuel dans la voie qui les y conduit. 
C'est pour lier les hommes dans cette société que Dieu l’a 
rendue essentielle à leur nature. » La société est donc essen- 
tielle à l'humanité; de la destination de l’homme au souverain 
bien résulte sa destination sociale, A l'exemple de Cicéron, 
Domat repousse l’idée d’un état antésocial*. Il réfute cet étrange 
paradoxe, que Rousseau mettra un siècle plus tard au service 


Le rapprochement est d'autant plus intéressant, que Domat paraît 
s'être occupé fort peu des écrits de Cicéron. Il ne le cite jamais, à ma 
‘conuaissance ; s’en référant toujours, soit aux livres saints, soit aux Pan- 
dectes. 1ls se sont cependant souveat rencontrés, et plus d’une fois le ma- 
gistrat chrétien n’a fait que développer, à la lumière de l’Évangile, les 
inspirations si pures du philosophe païen. Aussi d'Aguesseau, dans ses in- 
structions à son fils, lui recommandait la lecture des traités de Legibus et 
de Officiis comme une excellente prénaration à la iécture de Domat. 


DOMAT. su 53 


de ses théories sociales et politiques, et auquel la haute raison 
de Montesquieu ne saura pas elle-même échapper ?. 

Comme Cicéron aussi, il ne fonde pas seulement la nécessité 
de la société sur la faiblesse naturelle de l’homme; pénétrant 
plus avant, et s’inspirant d’une saine philosophie, il la fonde 
sur sa nature spirituelle. C’est, à ses yeux, une communauté 
intellectuelle d’un ordre supérieur, et, précisant davantage 
encore, il dit : c’est une communauté d’amour ?. 

Ainsi Bossuet, après nous avoir montré l’âme plongée dans 
Je ravissement lorsque lui apparaît la belle et véritable idée 
d'une vie hors de cette vie et comprenant qu’elle doit réduire 
toutes ses pensées à une seule, qui est celle de servir fidèle- 
ment ce Dieu dont elle est l’image, ajoute : « Mais en même 
temps elle voit qu’elle doit aimer, pour l’amour de lui, tout ce 
qu’elle trouve honoré de cette divine ressemblance, c’est-à-dire 
tous les hommes *. » — « Naturellement destiné à n’être qu’un 
avec eux dans le terme, dit à son tour excellemment d’Agues- 
seau, je me garderai bien de vouloir ne l’être pas dans la route, 
parce que si mon bonheur éternel ne peut consister que dans 
Punion, il est impossible que je n’éprouve pas au moins un 
malheur passager dans la division *. » | 

Voilà donc l’ordre divin. Le but que se propose Domat est 
de tracer un plan de la société sur le fondement des deux pre- 
mières lois, afin d’y découvrir l’ordre de toutes les autres. 

Or puisque les hommes sont destinés à la société, quelle est 


1 Domat avait pu d’ailleurs trouver cette idée d’un état de nature chez 
l'esprit cependant le plus libre, le plus dégagé de tous préjugés. Qui croi- 
rait que les lignes suivantes ont été écrites par Descartes? « La justice 
seule maintient les États et les empires; c’est pour l’amour d’elle que les 
hommes ont quitté les grottes et les forêts pour bâtir des villes. » (Lettres, 
t. III, lettre 1'°.) 

2 Domat a insisté sur cette idée ; après l’avoir développée dans le Traité 
des lois, il se complaît à y revenir dans ses discours. « L'amour, repète-t-il, 
est le principe de l’uvion des hommes. Toute la loi consiste dans ces deux 
grands préceptes, de l’amour que les hommes doivent à Lieu pour s'unir à 
lui (et cet amour enferme celui que chacun se doit à soi-même pour se 
porter à cette union), et de l’amour qu’ils se doivent les uns aux autres 
pour s'unir entre eux et se porter tous ensemble à Dieu.» (Harangue pro- 
noncée en 1673.) 

8 Bossuet, Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. V, 66. 

+ D'’Aguesseau, Méditations métaphysiques sur les vraies et les fausses 
idées de la justice. | 


ÿ4 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Ja loi, dérivée des deux premières, qui les rapproche tout d'a- 
bord et forme entre eux le premier lien, le lien général? C’est 
la loi du travail. Si l’homme est, en effet, en rapport avec Dieu 
par une dépendance absolue qui l'élève et l’attache à lui, s’il 
est en rapport avec ses semblables par la loi de l'amour, il 
existe un troisième rapport entre lui et les autres créatures. Il 
a pour mission de dompter les objets du monde matériel, de 
s’approprier les choses créées; car ces choses ont été faites 
pour l’homme, comme lui, la plus parfaite des créatures, à été 
fait pour Dieu. Il est lui-même une créature matérielle; il se 
compose de l’union de l’âme et d’un corps. L'usage du corps 
est de nous appliquer aux divers travaux que Dieu a rendus né- 
cessaires pour nos besoins ; c’est pour le travail que Dieu nous 
a donné des sens et des membres. Ainsi « la loi du travail est 
essentielle à la nature de l'homme, et celte loi est une suite 
naturelle des deux premières qui, en appliquant l’homme à la 
société, l’engagent au travail qui en est le lien et ordonnent à 
chacun le sien pour distinguer par les différents travaux les 
divers emplois et les différentes conditions qui doivent com- 
poser la société. » | 

Telle est la liaison générale des hommes entre eux. D’où 
il résulte que, pour former cette liaison, il était nécessaire 
qu'entre les hommes, égaux par leur nature, il y eut inégalité 
d’aptitudes et d’emplois. Ainsi la diversité des conditions est 
dans le plan divin. La loi du travail engendre cette diversité; 
mais en même temps qu’elle partage les hommes, elle les rap- 
proche et les anit de manière à former un lien général. 

Après cette liaison générale, il faut considérer les liens par- 
ticuliers. Dieu a formé ces liens pour engager les hommes à 
la société, à laquelle il les destinait, et pour en maintenir 
l'ordre. 11 les a donc rattachés à la grande loi de amour, et, 
bien qu’ils soient de deux espèces très-distinctes, on peut af- 
firmer que Îles devoirs qui en découlent ne sont autre chose 
que les effets de l’amour sincère que tout homme doit à tout 
autre selon les engagements où il se rencontre. 

Voyons la première espèce d'engagements. 

Nous trouvons d’abord le mariage, qui est d'institution di- 
vine; c’est un lien formé de la main de Dieu. La conception 
est simple, grande et vraie; et, sans nous préoccuper ici du 
sacrement, comme le fait Domat, nous devons ls maintenir. 


DOMAT. bS 


Si nous affirmons Dieu, si nous plaçons la Divinité au point de 
départ et à l’extrémité de la route que là société poursuit ioi- 
bas; comment ne pas assigner un caracière divin à cette 80: 
giété partictilièré, où Dieu lie lés pérsonnés plus étroitement 
« pour léé engager à un usage continuel des divers devoirs de 
Pamour mutuel? » | 

Les jurisconsultes romtiains avaient eu aussi une belle idée 
du mariage ; leur définition est complète; le côté divin ne leur 
avait point. échappé; mais ils n’avaient pas tiré toutes les 
conséquénces; el d’ailléurs, à cette époque de décadence des 
mœurs, la réalité pratique ne pouvait répondre à l’idéal qu’a- 
vait conçu et si bien exprimé Modestin. 

Mais Doniat écrit à la lumière de l'Évangile, qui, « sur le 
fondement de la charité, a perfectionné tous les états de la vie 
humaine, » selon l’expression de Bossuet. Aussi, pour lui, le 
point de vue est fécand en déductions. Le mariage, étant un 
lien formé de la main de Dieu, doit être précédé et accompagné 
de l’honnêteté du choix réciproque des personnes qui s’y en- 
gagent ; il doit être précédé du consentement des parents qui 
tiennent la place de Dieu; surtout, — et c’est là ce que n'avait 
pas vu le paganisme,=— il ‘est indissoluble. L’indissolubilité du 
mariage dérive de sa nature divine (quos Deus conjunxit, homo 
non separet); c'est une grande conquête de l'Évangile. « Le 
mariage est réduit à sa forme primitive; l’amour conjugal n’est 
plus partagé; une si sainte société n’a plus de fin que celle 
dela vie, et les enfants ne voient plus chasser leur mère pour 
mettre à sa place une maräire À. » 

Le lien du mariage, qui unit les deux sexes, est suivi de 
celui de la naissance, qui lie les enfants au mari et à la femme, 
Quel lien énergique que celui qui dérive de la naissance, si 
l’on songe à toutes les peines et à toutes les douleurs de la 
mère, si l’on songe aussi que l’enfant naît incapable de con- 
server la vie où il est entré, qu’il est longtemps dans un état 
de débilité et de faiblesse, et qu’il a besoin pour subsister des 
secours et des soins constants de ceux à qui il doit le jour. 


1 Bogsuët, Histôire universelle, 2° partie, ch. XIX, Jésus-Christ et sa 
doctrite:4« Et moi je voiis dis qué quiconque aura éponsé celle que son 
mari aura renvoyée commet un aduitère. » Sermon sur la montagne 
suigt Mathieu, eh. XIX, n°8. 


56 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


De là, l’amour mutuel qui doit unir si étroitement ceux qui ont 
donné la vie et celui qui l’a reçue. Qu’on veuille bien le re- 
marquer, dans cette loi de l’amour se trouve contenue en 
germe toute la théorie des devoirs de famille. De cet amour 
mutuel naissent, pour les parents, les devoirs de l'éducation 
et de l'instruction ; pour les enfants, les devoirs de dépendance, 
d'obéissance et de reconnaissanee, l'obligation de rendre au 
père el à la mère tous les secours et tous les services dont ils 
ont besoin. De ce lien enfin naissent les lois qui font passer 
aux enfants les biens des parents après leur mort, « biens que 
les enfants recueillent comme un accessoire de la vie qu 
ont reçue d’eux. » 

Après avoir indiqué les autres liaisons qui dérivent du ma- 
‘riage et de la naissance (la parenté, l'alliance), Domat passe de 
la famille à une sphère plus large, il s'occupe de la seconde 
espèce d'engagements, et il recherche « comment Dieu met 
chacun dans les siens. » 

Il ne s’agit plus ici de liaisons bornées entre certaines per- 
sonnes ; Dieu a mis les hommes en société pour les lier par 
l’amour mutuel, et de manière que chacun d’eux soit disposé 
à produire envers tout autre les effets de cet amour; dans ce 
but, en même temps et par cela même qu'il multiplie leurs 
besoins, il fait naître entre eux les occasions continuelles de 
rapprochement. 

Or il se sert de deux voies pour mettre chacun dans l’ordre 
des engagements où il le destine. 

La première de ces voies est l’engagement qu’il fait des 
personnes dans la société où il donne à chacun sa place pour 
Jui marquer par sa situation les relations qui le lient aux au- 
tres, el les devoirs propres au rang qu’il occupe. 

C’est d’un regard tranquille que Domat considère l’inégalité 
des conditions en même temps que l’inégalité des fortunes. Il 
ne néglige pas sans doute de rappeler aux puissants qu’ils tien- 
nent leur élévation de Dieu, et que par leur nature ils ne sont 
que les égaux des plus humbles. « L'égalité naturelle, dit-il 
dans un de ses discours, fait que ceux qui sont au- dessus des 
autres, se contiennent dans la modération par la vue de leur 
état naturel qui les rend égaux à la multitude ?. » Mais, par 


1 Harangue prononcée en 1669. 1! est curieux de rapprocher de ce pas- 


DOMAT. | | 57 


cela même qu’il voit daus la différente dispensation des biens 
et des supériorités un fait providentiel, il se garde de céder à 
l’idée d’une égalité chimérique. Pour lui, la diversité des con- 
ditions est nécessaire à l’état social; elle a pour résultat de 
maintenir tous les hommes « dans la société et dans l’unité t, » 

Cicéron, dans une de ses plus belles pages, parle aussi de 
l'unité sociale ; il en parle avec une élévation qui n’a de com- 
parable que la sérénité du philosophe chrétien. Chacun, dit-il, 
a sur le théâtre du monde la place qui lui est assignée par 
Ja Providence. Il y a diversité dans les conditions, comme 
dans un concert il y a variété de voix et d'instruments. L’har- 
monie règnera cependant, non si l’on s’attache vainement à 
détruire cette diversité nécessaire et à poursuivre une égalité 
folle, mais si l'on maintient l’égalilé de droit; et Cicéron in- 
dique déjà comme le vrai fondement de l’harmonie sociale 
Pamour mutuel, carifas, la charité! oh 

C’est là le point de vue que Domat met tout à fait en lu- 
mière, lorsqu'il descend aux engagements particuliers. qui 
dérivent de l’inégalité des conditions. 

Pour lui, en effet, la première voie qui fait à tous les hommes 
les engagements généraux des conditions et des emplois n’est 
qu’un moyen de mettre chaque personne dans un certain état 
de vie, dont ses engagements particuliers doivent être la suite. 

Considérons donc maintenant cette seconde voie des enga- 
gements particuliers que détermine, pour chacun, la disposi- 
tion des événements et des conjonctures. 

Nous voici dans la sphère et sur le théâtre même du droit. 
Tous les engagements sont volontaires ou involontaires, sui- 
vant que l’homme y entre par sa volonté, ou que Dieu l’y met 
sans son propre choix. Mais, ajoute Domat, « c’est par sa 
liberté que l'homme agit dans les uns et dans les autres, et 
toute sa conduite renferme toujours ces deux caractères, l’un 
de la dépendance de Dieu dont il doit suivre l’ordre, et l’autre 
de sa liberté qui doit l’y porter. » Le philosophe, le juriscon- 


sage le discoars de Pascal sur la condition des grands. Avec quelle énergie 
et quelle hardiesse Pascal leur rappelle leur état naturel : « Votre âme et 
votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier ou à celui 
de due, et il n’y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt 
qu’à une autre. » 

1 Harangue prononcée en 1669. 


58 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


gulte croit à la liberté humaite; il n’y a pas dé morale ni de 
droit sans liberté, « Ce sont, dit-il encore dans un de ses 
discours, des notions Communes à {out le monde « que tous 
doivent vivre dans l’ordre, que personne ne doit troubler les 
autres dans le leur, et qu’il faut que chacun, dans le sien, ait 
la liberté de l’usage des moyens qui lui sont nécessaires pour 
aller à sa fin’... » Je recueilla avec soin ce passage, où je 
trouve une exacte notion du droit ; mais j’aurai à regrettet que 
Domat n’ait pas insisté davantage sur l’idée de liberté, Faut-il 
s’en étonner cependant, et n’y &-t-il pas lieu plutôt de lui savoir 
gré de sa réserve? Domat, ne l’oublions pas; est janséniste en 
même temps que philosophe; et s’il n’a pas souvent parlé de 
cette liberté humaine, soumise, dit-il, à l’ordre de Dieu, c’é- 
tait sans doute pour n’avoir point à la sacrifier, 

Pourquoi Dieu forme-t-il toutes ces sortes d’engagements et 
y met-il les hommes? C’est encore pour les lier par l’exercice 
de l’amour mutuel, et les devoirs que prescrivent lés engage- 
ments ne sont autre chose que les divers effets que doit pro- 
duire cet amour. | 

Que signifient, en effet, ces règles qu’il né faut faire loft à 
personne, qu’il faut rendre à chacun ce qui lui appartient, qu’il 
faut agir envers les autres comme "nous voulons qu’ils agissent 
envers nous, que le bien commun de tous doit être préféré à 
celui d’un seul, que nous devons toujours garder le fidélité, la 
sincérité, la vérité, la bonne foi, que signifient-elles si elles 
ne nous commandent pas des effets de l’amour mutuel? « Car 
aimer, c’est vouloir faire du bien, et on n'aime point ceüx à 
qui on fait quelque tort, et ceux à qui on n’est pas fidèle et 
sincère. » Il est si vrai que ce commandement d’aimer est le 
principe de tous les engagements que « s’il arrive qu’on ne 
puisse rendre à un autre ce qui lui appartient sans blesser la 
charité, ce devoir est suspendu jusqu’à ce qu’on puisse }’ac- 
complir suivant cet esprit, Ainsi, celui qui a l’épée d’une per- 
sonne insensée ou d’une autre qui la demande dans l’empor- 
tement d’une passion, ne doit pas la lui rendre jusqu’à cé que 
cette personne soit en état de n’en pas faire un mauvais usage; 
car ce ne serait pas l’aimer que de la lui donner dans ces cir- 
conslances. » 


1 Harangue prononcée en 1657. 


DOMAT. 59 


Domat insiste sur ce commandement de l’amour, et s’attache 
à en faire bien comprendre la portée, « L'esprit de cette loi, 
dit-il, n’est pas d’obliger chacun d’avoir pour tous les autres 
cette inclination qu’attirent les qualités qui rendent aimable; 
mais l’amour qu’elle ordonne consiste à désirer aux autres 
leur vrai bien, et à le leur procurer autant qu’on le peut. Et 
c’est par cette raison que, comme ce commandement est indé- 
pendant du mérite de ceux que l’on doit aimer et qu’il n’excepte 
qui que ce soit, il oblige d’aimer ceux qui sont les moins 
aimables, et ceux même qui nous haïssent. Car la loi qu’ils 
violent subsiste pour nous, et nous devons souhaiter leur vrai 
bien, et le procurer autant par l’espérance de les ramener à 
leur devoir que pour ne pas violer le nôtre. » 

Pénétrons-nous donc de cette grande loi de l’amour; ce n’est 
pas une règle vaine, ce n’est pas non plus une règie de pure 
morale (Domat, à cet égard, a pris soin de prévenir toute con- 
fusion}; non, elle est « capitale et fondamentale »; elle est 
féconde en applications pratiques, et, pour en résumer l’esprit 
en un mot, elle oblige à « une justice plus abondante. » — 
Summum jus, summa injuria, avait dit un ancien ; cette pensée 
est belle, mais combien sont plus sublimes ces paroles de 
l'Évangile : Plenitudo legis dilectio ! 

Après avoir posé quelques règles générales qui découlent 
des engagements dont il a parlé, Domat passe à une autre liai- 
son qui unit les hommes plus intimement qu'aucun de tous ces 
engagements, à la réserve de ceux du mariage et de la nais- 
sance : c’est l’amitié. 

C’est un petit et substantiel traité de quelques pages, dans 
lequel il indique la nature de l'amitié, qu’il définit a une union 
qui se forme entre deux personnes par l’amour réciproque de 


4 Voici un passage dans lequel Domat délimite avec soin le domaine du 
droit, et celui de la morale proprement dite, ou, comme dit Pothier, du 
for intérieur : « Quand on parle des engagements qui naissent des cas for- 
tuits, on n’y comprend pas cette multitude infinie d'engagements où Dieu 
met les hommes, par ces sortes d'événements qui les obligent à se rendre 
les uns aux autres les différents devoirs que demandent les conjonctures: 
comme de secourir celui qu’on trouve tombé, d'aider de ses biens ceux 
qui perdent les leurs, et mille autres semblables; mais on parle seulement 
des engagements qui sont tels que les lois civiles permettent de contraindre 
ceux qui s’y trouvent à s’en acquitter. » Lois civiles, liv. 1L, tit. IX, 


\ 


60 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


l’une envers l’autre, » son principe, qui doit être « l'esprit de 
l'union au souverain bien, » ses caractères qui sont la récipro- 
cité et la liberté. 


Comme les grands moralistes de l’antiquité, comme Aris- 
tote, comme Cicéron, Domat n’a pas cru devoir omettre l’ami- 
tié du plan social. On comprendra d’ailleurs tout l’intérêt que 
présentent ces pages, si l’on songe que celui qui les a écrites 
était l’ami de Pascal. Comme Lélius, c’est un sage, c’est un 
illustre ami qui nous entretient de l’amitié : Sapiens et amici- 
tiæ gloria excellens, de amicitia loquitur. 


{ci pourtant, ce petit traité est-il bien à sa place? Il est per- 
mis d’en douter. S'il est logique de passer de la famille, que 
l’on a appelée l’abrégé du moude, aux engagements de toute 
espèce qui se produisent dans le monde, de s'élever ainsi de 
la petite société à la grande, il ne l’est pas du tout de redes- 
cendre de la société humaine et de ses engagements généraux 
à celte société particulière et éiroite, d'autant plus forte qu’elle 
est plus étroite, qu’on nomme l’amitié. 


Cela est si vrai que notre auteur a besoin de recourir à une 
transition tout artificielle ; il considère les amitiés, « non comme 
une espèce particulière d'engagements, mais comme des suites 
qui naissent des engagements. » Or celte proposition est inf- 
niment contestable. 


Si, cependant, pour donner un plan complet de la société, 
Domat a tenu à ne pas omettre l’amitié qui est, en effet, d’un 
si grand prix dans la vie, alors il faut reconnaître qu'il y a 
d’autres omissions, une surtout très-considérable, dont il au- 
rait dû se garder. 


Le croirait-on? La patrie est absente de sa conception so- 
ciale ! Rien ne saurait justifier une omission pareille. Entre la 
famille et la société universelle, comment ne pas placer cette 
autre société si importante, ce lien si vivace, si doux et si 
fort qui nous attache au sol natal, et dont le nom seul fait 
tressaillir toute âme généreuse, la patrie ! On reconnaît bien 
là les stoïiciens du catholicisme. Ceux de l’antiquité n’allaient 
pas si loin. Ils ne mettaient la patrie qu’au second plan de 
leyr conception sociale, mais du moins ils ne l’oubliaient pas. 
« Comme Antonin, disait Marc-Aurèle, j'ai Rome pour patrie; 
comme homme, le monde. » « Songe a toute heure, écrivait-il 


DOMAT. _ 61 
encore, qu’il faut agir en Romain, en homme. » —— Quant à Ci- 
céron, on sait combien le sentiment de la patrie anime toutes 
ses œuvres. Si, à la fin du premier livre des Lois, il s’écrie 
avec enthousiasme : Je suis citoyen du monde, il ne dépouille 
pas pour cela la qualité de citoyen romain. S’il n’a plus les 
préjugés jaloux du civis romanus, il en a conservé la mâle 
fierté. Quel vif sentiment de l’humauité dans le Traité des 
devoirs, mais aussi quel amour pour son pays! Le philosophe 
reste toujours Romain. Et ce caractère, loin de diminuer le 
mérite de l’œuvre, en relève au contraire l'originalité et la 
beauté, et la rend vivante encore aujourd’hui pour nous après 
tant de siècles écoulés ! C’est que le sentiment de la patrie ap- 
partient aussi à l’humanité. 

Domat, qui aimait assurément son pays, et qui l’a glorieuse- 
ment servi, a donc commis un oubli malheureux, qu’il faut 
surtout regrelter chez un philosophe chrétien, Le christia- 
nisme bien compris n’étoufle pas le patriotisme; s’il dirige 
nos aspirations vers la patrie céleste, il ne supprime pas notre 
attachement à la patrie terrestre où la Providence nous a pla- 
cés. « Jésus-Christ, dit Bossuet, fut fidèle et affectionné jus- 
qu’à la fin à sa patrie, quoique ingrate.… Il versa son sang avec 
ua regard particulier pour sa nation, et en offrant ce grand 
sacrifice, qui devait faire l’expiation de tout lunivers, il voulut 
que l’amour de la patrie y trouvât sa place. » 

Nons avons complété une lacune dans le plan général de la 
société ; revenons-y avec Domat. Après avoir considéré les 
liens de famille, les engagements qui résultent des différentes 
conditions, les engagements volontaires et involontaires; 
après avoir ainsi esquissé à grauds traits les relations qui 
constituent l’état social, il reste, dit-il, pour achever le plan 
de la société, à donner l’idée des successions qui la perpé- 
tuent, et celle des troubles qui en blessent l’ordre. La société 
ne meurt pas, comme les hommes dont elle se compose; 


1 Voy., sur ce sujet, les Devoirs, essai sur la morale de Cicéron, par 
Arthur Desjardins, avocat général à la Cour impériale d’Aix. — J'ai rendu 
compte de ce beau livre dans une étude ayant pour titre : Cicéron et sa 
conception philosophique du droit (Revue critique de FR et de ju- 
risprudence, t. XXIX, 1866). 

? Politique tirée de l'Écriture sainte, Liv. I, art. WI, de l'Amour de la 

patrie. 


62 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


les générations sont solidaires, et se relient les unes aux 
autres en vertu de cette loi de solidarité. L'humanité 
forme comme une grande chaine dont les anneaux se dérou- 
lent perpétuellement à travers les siècles. Aussi Domat dit 
avec raison que les successions sont une grande partie de ce 
qui se passe dans la société. L’ordre des successions est fondé 
sur la nécessité de continuer et de transmettre l’état de société 
de la génération qui passe à celle qui suit; « ce qui se fait 
insensiblement, faisant succéder de certaines personnes à la 
place de ceux qui meurent pour entrer dans leurs droits, dans 
leurs charges, etc. » Ainai, l’ordre de successions a sa racine 
dans l’ordre social. ; 

À qui reviendra la succession? Qui remplacera celui qui 
vient de mourir? Ne pourrait-on imaginer une convention 
_ faite primitivement par les hommes, et l’établissement d'une 
communauté universelle? Domat s’est posé la question, mais 
je n’ai pas besoin de dire que c'est pour lui une pure hypo- 
thèse. Pour lui, nous le savons, il n’a pas existé d’état de 
pature antérieur à la société ; et d’ailleurs, ls communauté des 
biens n’est pas dans la nature. Si la loi du travail a été impo- 
sée à l’homme, il est juste que la propriété soit la conséquence 
du travail. I y a donc nécessairement inégalité dans les for- 
tunes, et cette inégalité doit se continuer par les successions. 
Enfin si, après la mort, les biens revenaient à la société, à la 
communauté, il n’y aurait pas d’héritier pour représenter la 
personne du défunt. Or le personne civile ne doit pas mourir; 
il faut qu’elle ait un représentant juridique. De cette manière 
s’établit le lien entre celui qui meurt et celui qui lui succède. 
—Quel sera l'héritier? Si le défunt a des enfants, c’est à eux que 
les biens reviennent naturellement , sinon à ses plus proches 
parents. Mais il a pu disposer de ses biens; or n'est-il pas 
juste que le propriétaire ait cette faculté de disposition, du 
moins dans une certaine mesure? Domat répond affirmative- 
ment. En vertu de quel principe et dans quelle mesure ? Ce 
n’est pas ici le lieu d'examiner cette question. Il suffit d’avoir 
posé le principe même de la succession, par laquelle la société 
se maintient et se parpélue dans tous les temps, comme par 
les engagements elle se conserve dans tous les lieux. 

Le plan social est-il achevé? HN le semble, il le faudrait du 
moins. Malheureusement il n’en est rien, et il est impossible 


DOMAT. 63 


de méconnaître les troubles qui blessent cet ordre. Ces trou- 
bles spnt de trois sortes : les procès, les crimes et délits, les 
guerres. De sorte que, pour finir le plan de la société, il reste 
à considérer « comment elle subsiste dans l’état présent, avec 
si peu d'usage de l’esprit des premières lois, qui devraient en 
être l'unique lien, » 

D'où vient donc tout ce qu’on voit dans la société de cone 
traire à l’ordre? Et comment réparer le désordre et se rap- 
procher de l'idéal? 

Domat aborde ioi la question philosophique de l'existence 
du mal, et il la résout par le dogme théologique de la chute, 
Rassurons-nous cependant et suivons-le sans crainte sur le 
terrain où il nous convie. Laissant de côté les questions de 
révélation et de foi positive auxquelles nous ne devons pas 
toucher, il y aura encore profit et grand intérêt pour nous. 
Domat n’est point un théologien; et, dans son explication de 
la chute, il reste philosophe et moraliste. 

Les troubles sociaux sont une suite de la désobéissance à 
la première loi, qui commande l’amour de Dieu. Les hommes 
devaient être unis dans la possession du souverain bien ; ils 
y trouvaient deux perfeetions qui assuüraient leur commune 
félicité, l'une qu’il peut être possédé de tous, et l'autre qu’il 
peut faire le bonheur entier de chacun. Mais la première loi 
a été violée; l’homme s’est attaché aux biens sensibles, et il 
y a trouvé « deux défauts opposés aux deux caractères du 
souverain bien, l'un que ces biens ne peuvent être pos- 
sédés de tous, l'autre qu’ils ne peuvent faire le bonheur 
d'aueun. » 

Ai-je besoin de faire remarquer cette belle opposition des 
choses sensibles et du souverain bien ? Il est impossible d’op- 
poser, en un contraste plus frappant et en un langage plus 
simple, ce qui est sensible et matériel, ce qui est invisible et 
impérissable ? Est-il vrai, comme on le prétend aujourd’hui, 
que Dieu sait indéfinissable ? Il est le souverain bien; le voilà 
défini. Est-il vrai encore qu’il soit inabordable parce qu'il est 
caché? Le souverain bien peut être pagsédé de tous et il peut 
faire le bonheur entier de chacun; telle est la réponse de 
Pomat. Rossuet tient le même langage. Dieu est l’être parfait : 
« La nature humaine, en connaissant Dieu, a l'idée du bien 
et du vrai, d’une sagesse infinie, d’une puissance absolue, 


64 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


d’une droiture infaillible, en un mot, de la perfection ?. » Et, 
pour montrer que Dieu est accessible à tous, Bossuet ajoute : 
« Dieu possède la plénitude de l'être, ou plutôt il est l’être 
même, selon l’Écriture : Je suis celui qui suis, celui qui est 
m'envoie à vous, » Quand Fénelon veut caractériser le sou- 
verain bien, il ne fait que reprendre, en y ajoutant une image 
saisissante, la pensée de Domat. « Il y a, dit-il, un soleil des 
esprits qui nous donne tout ensemble et sa lumière et l’amour 
de sa lumière pour la chercher... Un homme ne peut jamais 
dérober ses rayons à un autre homme; on le voit également 
en quelque coin de l’univers qu’on soit caché. Un homme n’a 
jamais besoin de dire à un autre homme : Retirez-vous pour 
me laisser voir ce soleil; vous me dérobez ses rayons; vous 
m'enlevez la portion qui m’est due... » Et plus loin : « Il y a 
une raison parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se 
communiquer en tous lieux et_à redresser Lous les esprits qui 
se trompent; enfin, incapable d’être jamais ni épuisée ni par- 
tagée, quoiquelle se donne à tous ceux qui la veulent... » Où 
est-elle cette raison suprême? N'est-elle pas le Dieu que je 
cherche °? » On le voit, c’est la pensée de Domat que Fénelon 
a parée de toute la poésie et de toutes les grâces de son style. 

Cependant les hommes, au lieu de chercher l’union dans le 
souverain bien, se sont attachés à la poursuite des choses 
sensibles, de ces choses qui ne peuvent être à tous ni suffire 
au bonheur d'un seul. Se rencontrant dans la recherche des 
mêmes objets, 1ls sa sont divisés et ont violé toutes sortes 
de liaisons et d'engagements. Ainsi, l'éloignement du seul 
vrai bien les a égarés et désunis. « Le déréglement de l’amour 
a déréglé la société. » L’amour-propre, principe de division 
et de désordre, a remplacé l’amour mutuel. 

L'amour-propre ! C’est ici le sujet favori, le vrai domaine 
de Port-Royal *. Qui n’a pas lu, et qui n’a pas présentes à 
l'esprit les pages éloquentes de Pascal ? Mais Pascal ne parle 
de l’amour-propre que pour le haïr et le maudire s il n’y voit 


1 De la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. V, S 6. 

? De la connaissance de Dieu et de soi-méme. | 

3 Traité de l'existence de Dieu, 1°° partie. 

 Voy., sur ce sujet, le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, passim, et en 
particulier (t. II, p. 142 et s.) une curieuse citation de Jansénius sur l’a- 
mour-propre. 


DOMAT. 65 


qu'une source de misère et de ruine. « Le moi est haïssable… 
Le moi a deux qualités, il est injuste en soi en ce qu’il se fait 
centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu’il les 
veut asservir; car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le 
tyran de tous les autres. — Qui ne hait en soi son amour- 
propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu est bien 
aveugle, Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à 
la vérité? La nature de l’amour-propre et de ce moi humain 
est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. » Quelle 
analyse et dans quel langage amer! Pascal a raison: cet in- 
stinct qui porte l’homme à se faire Dieu est opposé à la justice 
et à la vérité, et comme il le dit ailleurs, la pente vers soi (du 
moins, ajouterons-nous, si elle est exclusivement dirigée en 
ce sens) est le commencement de tout désordre. Mais, et c’est 
ici qu'est son erreur, il ne considère dans l’homme qu’une na- 
ture déchue. Nous naissons injustes, ne cesse-1-il de répéter; 
c’est une manifeste injustice où nous sommes nés. Dès lors, 
tout est vicié, puisque tout dérive du moi, et que le moi est 
un principe de désordre et d’injustice. Dans la société, il ne 
voit que conflits de moi humains, collisions d’amours-propres; 
l’idée de justice ne lui apparaît pas, car, suivant lui, pour qu’il 
y eût justice, il faudrait qu’il y eût égalité. La propriété lui 
apparaît comme une conséquence du moi, mais du moi haïs- 
sable; le premier acte de propriété a été un acte d’usurpation, 
La notion de l’hérédité lui échappe ; nous n’avons aucun droit 
naturel sur les biens de nos ancêtres ; comment la succession 
serait-elle légitime si la propriété ne l’est pas ? 

Ce misanthrope sublime n’aperçoit donc dans l’homme qu’une 
nature corrompue, pervertie par le péché originel; il ne cherche 
pas à corriger celamour-propre, à régler et àdiriger cette nature 
précisément à l’aide de la lumière naturelle; dans ce moi qui 
lui est odieux, il ne veut pas découvrir un principe supérieur, 
divin. Non! Il faut supprimer le moi, c’est-à-dire la person- 
nalité humaine, l’activité humaine, c’est-à-dire la société. Car 
c'est là la conséquence. Elle est tout entière dans cette pensée 
désolante : « Nous sommes plaisants de nous reposer dans la 
société de nos semblables. Misérables comme nous sommes, 
impuissants comme nous sommes, ils ne nous aideront pas; 
on mourra seul, il faut donc faire comme si on était seul, » 


Quel christianisme que celui-là. Combien ; j'aime mieux cette 
XXXIV. 5 


66 PHILOSOPHIE DU DROIT, 


pensée du philosophe païien : Nous sommes faits pour agir, 
pour aimer ! Surtout combien je préfère cette maxime de l’É- 
vangile : Aimons-nous les uns les autres! L'Évangile ne se met 
pas en guerre avec la société, parce qu’il ne tue pas la nature 
humaine ; mais il la dirige, il lui donne une règle d’action. Il 
fait de la charité, comme dit Bossuet, l’âme des vertus et 
l’abrégé de la loi. Sans doute, « pour établir le règne de la 
charité et nous en découvrir tous les desseins, Jésus-Christ 
‘nous propose l’amour de Dieu jusqu'à nous haïr nous-mêmes 
et à persécuter sans relâche le principe de corruption que nous 
avons tous dans le cœur; » mais « il nous propose l'amour du 
prochain jusqu’à étendre sur tous les hommes cette inclina- 
tion bienfaisante, sans en excepter nos persécuteurs ?, » 

Revenons à Domat après son illustre ami. Son âme n’est 
pas troublée comme celle de Pascal à la vue des choses hu- 
maines ; il envisage l’homme et la société avec un esprit plus 
calme, Sans doute, il voit aussi dans l’homme un principe de 
corruption, mais il ne se désespère pas et il ne désespère 
pas les autres. Il pense, comme Nicole, que notre amour-pro- 
pre n’aime pas à être régenté aussi fièrement que le fait Pas- 
cal; et s'il signale le mal, il se garde bien de lui chercher un 
remède dans l’isolement et dans l’abétissement. Au contraire, 
c’est tout d’abord dans le mal lui-même qu’il va chercher le 
remède. 

, Du mal naît le bien. De l’amour-propre qui est le poison de 
la société, Dieu a fait un remède qui constitue à la faire sub- 
sister. De ce germe de division, il a créé un lien qui unit les 
hommes de mille manières, et qui les engage à une infinité de 
liaisons, par le besoin qu'ils ont les uns des autres pour la sa- 
tisfaction de leurs propres intérêts. Ainsi l'intérêt personnel 
ne nous divise que pour nous rapprocher, si bien que, chose 
admirable, ce principe de division devient un principe d'har- 

monie. 

Domat a une analyse très-délicate de l’ amour-propre; il en 
parle avec la finesse et la sagacité d’un vrai moraliste ?, 1l 


_ À Discours sur l'histoire universelle, 2° partie, ch. XIX, Jésus-Christ et 
sa doctrine. 

3 On peut le rapprocher surtout de Nicole, qui a souvent traité cesujet. Ni- 
cole a parfaitement défini la nature de l’amour-propre, ce sentiment qui fait 
que l'homme aveuglé « non-seulement s'aime soi-même, mais qu’il n’aime 


DOMAT. | 67 


nons montre « l’'amour-propre s’accommodant à tout pour 
s’accommoder de tout, et sachant si bien assortir ses diffé. 
rentes démarches à toutes ses vues, qu’il se plie à tous les 
devoirs jusqu’à contrefaire touies les vertus... » N’est-ce pas 
trop snuvent par intérêt, pour se ménager leurs semblables, 
que les hommes gardent la bonne foi, la sincérité, la fidélité ?: 
L’obéissance de la plupart des sujets au prince n’a-t-elle pas 
pour cause la crainte? N'est-ce pas l’avarice qui fonde presque 
tous les commerces? Ainsi les passions diverses que l’amour- 
propre a substituées au véritable amour, concourent à entrete- 
nir la société; « par un effet divin de la Providence, ces pas= 
sions qui tendent per leur nature à détraire l’ordre dé tiens 
contribuent à le conserver !. » 

” El est curieux de voir Domat appliquer ses idées à cette hy- 
pothèse d’une communauté de biens, d’une communauté de 
tout entre {ous, qui ne paraissait pas étrange à Pascal, et nous 
montrer comment un pareil systèmeserait plein d’inconvénients 
et impossible. Pour concevoir une telle communauté, il fau 


quesoi, qu’il rapporte tout à soi. » {De la charité et del’amour-propre, ch. I.) 
= Voy. encore le Traité des moyens de conserver la puix avec les hommes, 
2° part., ch.2, où il parle très-finement de la complaisance que nous avons 
pour nous-mêmes, et le beau chapitre 20, 8° part,, de la Logique de Port 
Royal (des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile et dans 
les discours ordinaires). Nicole, qui a écrit ce chapitre, y montre que l’a- 
mour-propre est une des causes de nos erreurs.—Mais pourquoi Nicole pros- 
crit-il un amour raisonnable et éclairé de 8oi-même? Suivant lui, la re- 
qherche de l’amour des hommes est injuste « parce qu’elle est fondée sur ce 
que nous nous jugeons nous-mêmes aimables et qu’il est faux que nous le 
soyons. » 11 y a là un excès que M. Desjardins a justement relevé : « C’est, 
dit-il, une déplorable exagération de la morale janséniste. » (Traité des de- 
votirs, p. 222.) J'ajouterai que Domat est, à mon sens, de tous les écrivains 
de Port-Royal, celui qui s’est le mieux gardé de tout écueil. 11 y a chez lui 
une vue bien plus exacte de la société, et (les queations religieuses mises 
de côté) un esprit tout particulier de modération. Gela ne tient-il pas à ce 
qu’il a porté ses méditations sur le droit, la science des rapports sociaux, 
et à ce que magistrat, rendant chaque jour la justice, il lui était impos- 
sible de se désintéresser du mouvement des passions humaines? Il y a à, 
me semble-t-il, an point de vue intéressant qui a échappé à l'attention si 
pénétrante de M. Sainte-Beuve. — Domat, très-bien qualifié d’associé libre 
de Port-Royal, méritait, précisément sous ce rapport, mieux qu’une simple 
esquisse dans cette belle galerie de portraits qui compose l’histoire de Port- 
Royal. 
1 Harangue prononcée en 1679, 


68: PHILOSOPHIE DU DROIT. 


drait que l’amour de la justice et de l'équité fût un bien com- 
mun; mais l’exécution du système ne conviendrait pas à un 
si grand nombre d’associés, si pleins d’amour-propre. Ne se- 
rait-il pas d’ailleurs injuste et impossible que toutes choses 
fussent toujours en commun aux bons et aux méchants, à ceux 
qui travaillent et à ceux qui ne feraient rien, à ceux qui sau- 
raient faire un bon usage et une juste dispensation de leurs 
biens, et aux imprudents ou aux dissipateurs? « De sorte que 
l’état d’une communauté universelle qui aurait pu être juste 
et d'usage entre les hommes parfaitement équitables et qui 
eussent été dans l’innocence et sans passions, ne saurait être 
qu’injuste, chimérique et plein d’inconvénients entre des 
hommes faits comme nous sommes... » 

Voilà bien les hommes pris dans le vif, les hommes faits 
comme nous sommes / Voilà bien aussi la société avec ses 
inégalités, avec le jeu de ses passions et de ses intérêts. La 
société ne subsisterait pas avec cette égalité qui semblait 
juste à Pascal. Ce nivellement n’aboutirait à rien moins qu’à 
la destruction de la vie sociale. Et telle est, nous l’avons vu, 
sa conclusion formelle. — Combien la thèse de Domat est plus 
vraie ! Les passions qui se choquent, les intérêts qui se heur- 
tent, le spectacle de tous ces froissements et de toutes ces 
luttes, tout cela ne l’émeut pas, ou du moins ne trouble pas sa 
vue ; il n’a point de railleries, ni de mépris, ni de paroles 
amères pour les misères dont notre nature est inséparable; 
c'est comme un sage qu'il considère les choses humaines, 
avec cette confiance que l’homme et la société ne s’agitent 
que sous la main cachée de la Providence. 

Cependant, nous ne sommes pas encore arrivés au terme 
de sa synthèse. 

L’amour-propre peut être un moyen dont Dieu se sert pour 
entretenir l’union des hommes; mais il est un autre principe 
que Pascal n’a pas aperçu davantage, un principe plus pur, 
la vraie source de l’harmonie sociale. Que deviendrait en effet 
la société, s’il n’y avait une règle pour arrêter les hommes 
dans leurs caprices, pour contenir les passions dans leurs 
chocs, pour modérer les intérêts dans leurs conflits, pour 
maintenir l'unité au milieu des divisions humaines? Cette 
règ'e, destinée à prévenir l'anarchie et à diriger la société dans 
sa marche progressive, elle existe en effet. Indépendamment 


DOMAT. ‘69 


de la volonté de Dieu, qui conduit les événements de ce 
monde; indépendamment de la religion ; en dehors enfin de 
l'autorité que Dieu donne aux puissances, il y a un principe 
divin que l’homme ne peut nier parce qu’il le trouve en lui- 
même. | . 

Dans le moi, Pascal n’a vu que le germe de l’amour-propre, 
de ce qui est haïssable; le moi contient autre chose ; il est le 
siége mystérieux, mais indiscutable, d’une notion supérieure, 
Je droit. 

Or, cette règle que l’homme recèle en lui est aussi la règle 
sociale, celle qui doit gouverner ses rapports avec ses sem- 
blables. 

Ainsi l’homme, né pour l’amour de Dieu et pour l’amour 
mutuel, nature viciée par l’amour-propre, retrouve en lui un 
”_ principe d’essence divine, qui le relève à ses propres yeux, qui 
le ramène aux deux premières lois, et le met à même d’ac- 
complir sa mission sociale. 

Le droit, tel est donc le couronnement de cette synthèse 
dont toutes les parties s’enchaînent si bien. 

Il y a corrélation entre le droit et la loi fondamentale de 
l’amour; la raison se rencontre ici avec le cœur. 

Rapprocher les hommes, fortifier en eux l’union, et par 
cette union la loi de l’amour, tel est le rôle magnifique du droit. 

Plus le droit régnera, plus le lien sera fort, plus il y aura 
d'amour, et plus aussi la société se perfectionnera et se rap- 
prochera de son idéal, pour réaliser l’ordre divin! 


( 


II. 


Nous sommes assurés de l’existence du droit. Le droit est 
dans la nature, disait Cicéron. Il est dans la conscience de 
l’homme et dans la conscience de l’humanité, dit à son tour 
Domat, à la lumière de cette raison « qui soutient la s80- 
ciété des hommes par les hommes mêmes. » 

Aussi, que répondait Cicéron aux sceptiques de son temps ? 
Il leur répondait cette définition, ou plutôt cette proclamation 
sublime dela loi naturelle : « Æ'sf vera lex, recla ratio... » 

C’est aussi la réponse de Domat. Comme le philosophe ro- 
main, élevé à l’école de Platon, puisait le droit dans les pro- 


70 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


fondeurs de la nature humaine, ainsi fait Domat, élevé à l’é- 
cole de Descartes et de Port-Royal. « C’est la vue de la raison 
unie au sentiment de l’humanité qui fait le droit naturel. » 

Est-ce assez cependant d’attester le droit, d’être assuré de 
son existence? Non, il faut entrer plus avant dans son essence, 
il faut pénétrer l'esprit des lois; en un mot, sur la base du 
droit, il faut construire la science, cette science que Domat 
définit « l’ensemble des règles que Dieu lui-même a établies, 

et qu’il enseigne aux hommes par les lumières de la raison. » 

Mais cet ensemble de règles, comment l'indiquer avec pré- 
cision ? La formule en a-t-elle jamais été fixée d’une manière 
définitive? Le sera-t-elle jamais dans l'avenir? Or, si le droit 
n’est pas susceptible de se réaliser en une formule sociale, 
que devient-il et que signifle-t-il ? Cette conception de la raison 
est bien près d’être une utopie, une chimère de la raison ? 

C’est là-dessus que comptent les sceptiques; c’est là que 
portent. tous leurs efforts; ils s’attachent à faire ressortir la 
variété des lois positives, la diversité des conceptions de la 
prétendue raison humaine. Au milieu de cette confusion, le 
droit, l’unité, le type social échappe à leur vue; le fondement 
rationnel de la loi n’est plus pour eux qu’un fondement fragile, 
une vaine hypothèse: ils arrivent ainsi à la négation du fait de 
conscience, de la conception psychologique, à la négation de 
la raison. 

Domat n’a certainement point été ébranlé par les objections 
des sceptiques ; le doute n’a ‘jamais atteint son âme ni en re- 
ligion ni en philosophie. Jamais, à ce qu’il me semble du 
moins, il n’a eu à traverser de ces crises où une âme flotte 
incertaine et troublée, cherchant avec inquiétude la vérité et 
désespérant de l’atteindre ; de pareilles angoisses n’étaient pas 
faites pour ce calme esprit, naturellement religieux et dog- 
matique !, 


1 « Au retour de Bourges, Domat suivit le barreau et commença à plaider 
avec un succès extraordinaire. Il continua cet exercice durant neuf à dix 
‘ans, et pour remplir plus dignement cet emploi, il s’appliqua sérieusement 
à l’étude du droit, A cette étude il joignit celle de la religion, et se désabusa 
bientôt des fausses préventions qu’on lui avait inspirées dans le collége des 
jésuites. » (Mémoire publié par M. Cousin.) Il n’est point question dans ce 
mémoire de la conversion dont parle M. Sainte-Beuve, dans les termes 
suivants : « La conversion de Pascal amena du coup celle de ses deux 


| DOMAT. | 74 


Mais au moins il a été mis en demeure de résoudre les ob« 
jections du scepticisme; car il a été l’ami de Pascal, et sa vie 
privée, suivant le mot d’un de ses biographes, se résume dans 
. cette grande amitié. Une partie de leur jeunesse s'était écoulée 
en commun; ils s'étaient livrés ensemble à l’étude des mathé- 
matiques {. Domat avait crayonné de ses propres mains, sur 
le Corpus juris, qui servait à ses travaux, l’esquisse du portrait 
de son ami *; par un heureux rapprochement, le jeune et déjà 
illustre géomètre se trouvait ainsi placé dans la compagnie de 
ces grands jurisconsultes que l’on a comparés à des géomètres. 
Bientôt cette amitié ne fit que s’accroître, et « personne, dit le 
biographe, ne fut plus parfaitement uni de sentiments avec 
M. Pascal sur les affaires de la religion que M. Domat ?. » 
Aussi, bien qu’il ne fût pas né pour la lutte, il se laissa en- 
traîner par l’auteur des Provinciales dans les controverses 
religieuses; il ne 8e sépara plus de lui, il combattit à ses côtés, 
il fut en quelque sorte son aide de camp. Enfin nous savons 
que cette union fut durable, et que Pascal mourut dans ses 
bras. ; 

Domat fut donc initié à toutes les souffrances, à tous les 
tourments qui assiégèrent ce grand esprit. Il y eut-certaine- 
ment entre eux des entretiens féconds; pourquoi ces entre- 
tiens n’ont-ils pas été recueillis, comme l’ont été d’autres 
conversations de Pascal lui-même ? Il eût été curieux de voir 
les deux illustres amis disputer sur la question fondamentale 


grands amis, le duc de Roannès et M. Domat. » (Port-Royal, t. II, p. 504.) 
M. Sainte-Beuve n'indique aucune source; il ne donne aucun détail sur le 
caractère de cette conversion, qui ne peut ressembler en rien à celle de 
Pascal, sortant par suite d’un coup soudain (accident du pont de Neuilly, 
novembre 1654) de la vie mondaine et même fastueuse qu’il menait depuis 
1652. J'entends la conversion de Domat en ce sens qu’à partir de la fin de 
l’année 1664, il entra, selon les expressions même de l’auteur de Port-Royal, 
« en relation tout à fait étroite avec le monastère, » et que son attitude 
s’accentua d’une manière décidée contre les jésuites. — Pascal allait écrire 
les Provinciales. 

1 «Il fit une liaison étroite avec le célèbre M. Pascal. Leurs premiers 
entretiens et leurs premières conférences furent sur les mathématiques; 
ils firent ensemble plusieurs expériences sur la pesanteur de l’air. » (Mé- 
moire déjà cité.) 

3 Pascal avait alors vingt-six ans. — M. Faugère a reproduit ce portrait 
dans son édition des Pensées. 

5 Mémoire publié par M. Cousin. 


72 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


du droit, dans un de ces beaux dialogues comme les aimaient 
les anciens. 

Mais si un pareil dialogue nous manque, nous en avons du 
moins le fruit et l'essence. Pascal a condensé dans ses Pensées, 
avec un relief saisissant, toutes les objections que le pyrrho- 
nisme peut faire valoir; et ce que Domat devait lui répondre, 
uous le savons aussi; car il nous a laissé cette réponse, sous 
la forme dogmatique il est vrai, dans son chapitre de l’Esprit 


des lois. 

J'ose dire que, pour bien juger ces deux œuvres, il faut les 
opposer l’une à l’autre, et non les rapprocher, comme on le 
fait trop souvent sans raison *. 

: Après la lecture des Pensées, l'esprit, pour ne pas rester 
troublé, a besoin de se retremper et de se raffermir dans une 
œuvre sévère et forle ; je n’en connais pas de meilleure, à ce 
point de vue, que celle de Domat. Mais aussi, pour comprendre 
Domat, pour apprécier la haute portée de son œuvre, il est né- 


1 Trop peu de biographes de Pascal parlent de Domat; mais c’est un 
honneur pour Domat qu’on ne puisse parler de lui sans songer à Pascal, 
Le rapprochement n’est pas seulement légitime, il est nécessaire ; et j’aurais 
bien mauvaise grâce à vouloir les séparer. Mais je puis bien m’élever contre 
les formules banales et de convention. Ainsi, pourquoi M. Lerminier 
trouve-t-il chez Domat « Ja sublime misanthropie de Pascal? » Nous avons 
vu déjà combien cela est peu exact. — Pourquoi M. Minier, parlant du plan 
adopté par Domat, dit-il que cette division « est digne de la méthode créée 
rar Descartes et Pascal? » (Histoire du droit français, p. 610.)— M. Cauchy 
se demande « g’il n’y aurait pas un lien secret, une pensée commune entre 
les deux livres, si différents de forme et de caractère. » Il ajoute, il est 
vrai : « Quand cette hypothèse ne serait qu’une illusion, on devrait l’excuser 
peut-être comme un hommage rendu à la mémoire de deux illustres amis. » 
Voici enfin un savant magistrat, M. Aubépin, qui déclare que « Domat est 
le Pascal de la science du droit. » Il faudrait pourtant s'expliquer, et dire 
alors que c’est le Pascal des Provinciales, luttant contre les sophistes au 
profit de la vérité et du droit éternels. Quant au Pascal des Pensées, je 
crois qu’il vaut mieux lui opposer Domat franchement. M. Sainte-Beuve a 
bien marqué cette opposition, avec son habituelle sagacité : « Comment, 
tout à côté de Pascal, Domat, son ami intime, trouva-t-il moyen de fonder 
le droit naturel sur une base à la fois chrétienne et philosophique? Aucun 
janséniste ne lui fit l’objection que sans doute Pascal lui aurait faite s’il 
avait vécu. » (Port-Royal, t. V, p. 361.) Je pense bien que l’objection a 
dû étre faite. C’est l’entretien que j’ai supposé et que je regrette. Le dia- 
logue devait se compliquer de la question religieuse, et il faut convenir que, 
sur le terrain du jansénisme, la logique rigoureuse était du côté de Pascal. 
Domat ici devait être embarrassé, et il eût été curieux de voir sa réponse. 


DOMAT. 73 


cessaire de se placer dans la situation où il s’est trouvé lui- 
même, devant le souvenir de Pascal qui devait remplir son 
existence, en face de ces pensées dont il avait recueilli le 
premier les accents, et qui, si elles nous émeuvent et nous 
pénètrent encore aujourd’hui, n'avaient pu le laisser lui-même 
indifférent. 
Rappelons-nous donc ces pages dans lesquelles Pascal nous 
montre les hommes plongés dans une ignorance naturelle et 
ne trouvant en eux-mêmes aucune lumière pour se conduire ; 
croyant cependant à des principes naturels et ne suivant que 
des principes accoutumés ; s’imaginant être gouvernés par la 
justice, alors que chacun suit en réalité les mœurs de son 
pays. — Écoutons-le railler ce droit qui change avec les époques 
et les climats, cette jurisprudence que renversent trois degrés 
d’élévation du pôle, et, après avoir considéré cette plaisante 
justice qu’une rivière borne, lancer ce trait dont l'ironie res- 
tera proverbiale : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au dela. 
Mais la loi existe; les hommes réunis en société en sentent le 
besoin ; quel est donc son principe, si elle ne repose pas sur 
la justice? Alors suivons Pascal dans l’enchaînement rigoureux 
de ses pensées, nous montrant la loi sans autre essence qu’elle- 
même, la loi {oute ramassée en soi, la loi qui est lot et rien 
davantage, la loi qui serait anéantie si on la ramenait à son 
principe, car la propriété et l’hérédité qu’elle sanctionne ne 
reposent que sur l’usurpation ou le caprice ; —suivons-le pré- 
conisant le règne de la force ou plutôt de la paix dans la force; 
plaçant la force, qui est trés-reconnaissable et sans dispute, 
au-dessus de cette prétendue justice sujette à disputer ; re- 
connaissant : cependant que le peuple obéit aux coutumes 
parce qu’il les croit justes, et qu’il se révolterait si on lui 
montrait qu’elles ne valent rien ; — concluant que l’on doit se 
garder de faire sentir au peuple la vérité de l’usurpation, 
mais qu’il faut au contraire la faire regarder comme authen- 
tique, raisonnable, et en cacher le commencement si l’on ne 
veut qu’elle prenne bientôt fin. — Quelle conclusion pressante, 
impitoyable! Et si pourtant on pénètre plus avant dans le 
cœur même des Pensées, si l’on considère que Pascal n’est. 
point un oppresseur, aimant la force pour la force, ni un rhé- 
‘teur épris d’un système, ni un railleur se jouant et se gau- 
dissant sur l’oreiller du doute; qu’il n’est ni Machiavel ni 


74 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Hobbes pas plus qu’il n’est Montaigne, bien qu’il leur donne 
la main ; qu'avec la logique rigoureuse et inflexible d’un géo- 
mètre, il a aussi l’ême tendre et passionnée; qu’il voudrait 
conduire tous les hommes à la foi, au salut, à l’amour de 
Dieu, et qu’arrivé à ce point, il ne reste plus pour lui ni 
force, ni joug, ni oppression, mais d’indicibles ivresses, de 
mystiques extases, et la sainte folie de la croix; si l’on rap- 
proche cette conclusion des voies par lesquelles Pascal essaye 
de nous y entraîner, on comprendra combien ce système 
étrange, ce pyrrhonisme, prélude de la foi, dut faire impression 
sur Domat. 

Les Pensées ont donc été pour lui comme un stimulant et 
un aiguillon; ce scepticisme qui, venant de Montaigne, ne 
l’eût pas touché (car il ne voyait assurément rien de chrétien 
chez Montaigne, ni la vie, ni l’esprit et le cœur), l’a vivement 
frappé, venant de Pascal son ami, son frère dans la foi, de 
Pascal chrétien, sincère et convaincu jusqu’à l’ascétisme; et, 
je n’en doute pas, c’est en vue de Pascal, ou plutôt en songeant 
aux conséquences désastreuses de sa doctrine et aux abus que 
l'on en pourrait faire que lui, chrétien aussi, mais clairvoyant, 
a écrit son chapitre de l’Esprit des lots. 

Gardons-nous de croire, en effet, que tout soit dit, lorsque 
la conscience a proclamé l’existence du droit. S’il en était 
ainsi, le scepticisme ne serait pas à craindre, même avec l’ap- 
pui d’un Pascal, car il tomberait bientôt sous les contradictions 
auxquelles il lui est impossible d’échapper. N'est-ce pas Pascal 
lui-même qui, combattant les sophistes, a proclamé le triomphe 
nécessaire de la vérité sur la violence, de la vérité qui sub- 
siste éternellement « parce qu’elle est éternelle et puissante 
comme Dieu même ? » N'est-ce pas lui encore qui a déclaré 
que « toute la dignité de l’homme réside dans la pensée, » 
affirmant ainsi ces principes du droit qui, suivant l’expression 
d’un philosophe, sont contemporains de l’âme et de la pensée? 
N’en doutons pas encore une fois, l’homme porte le droit en 
lui-même ; c’est comme un lumineux flambeau qui rayonne au 
sein de la conscience, et qui, de la conscience de chacun, se 
répand et projette ses rayons dans le sein de l'humanité, 

Mais le droit révélé par la raison, il ne faut pas s’en tenir 
là; au contraire, l’œuvre du jurisconsulte et du législateur 
commence, Or, à ce point de vue, les objections de Pascal 


DOMAT. 75 


restent avec leur force et leur danger, et s’il est vrai que le 
droit n’est pas seulement une lumière, maïs une science, on 
ne peut constituer Ja science qu’à la condition de les avoir ré- 
solues, 

En effet, 1° la loi naturelle existe ; notre conscience l’af- 
firme; mais est-il possible de la caractériser avec assez de: 
précision pour que l’on puisse toujours la distinguer de la loi 
arbitraire? Telle estla première question. Établir ce criterium, 
ce n’esi pas seulement démontrer l'existence du droit d’une 
manière inébranlable, c’est asseoir la science sur de solides 
assises. | 

2° La loi naturelle existe, et elle diffère de la loi arbitraire; 
mais qu'importe, si la loi arbitraire est juste et commande 
l’obéissance? À quoi bon les distinguer? N’est-il pas plus 
simple, au coutraire, de les confondre dans une obéissance 
commune sans aller au fond de leur nature? D’où la nécessité 
de montrer que la justice et l’autorité des lois naturelles et 
celles des lois arbitraires ne reposent pas sur le même prin- 
cipe. 

3° La loi naturelle existe, mais qu'importe si on ne l’envi- 
sage pas en tous temps et en tous lieux de la même manière, 
et si l’on ne lui attribue pas partout la même étendue et les 
mêmies conséquences? D'où la nécessité d’expliquer cette di- 
versité, et de la concilier avec les principes immuables sur les- 
quels la loi naturelle repose. 

4° La loi naturelle existe, mais qu'importe si de la conscience 
on ne peut la faire descendre dans l’application, s'il y a par- 
tout tant de lois arbitraires que le droit s’obscurcit-en se con- 
fondant avec elles, ou que du moins il est impossible de le 
dégager sans créer un autagonisme entre le droit et la loi 
positive? D'où la nécessité de montrer la loi naturelle passant 
de la conscience dans la science, le droit se réalisant dans la 
loi sociale, 

Telle est l’œuvre que Domat a entreprise; telles sont les 
questions qu’il a résolues ; et nous pouvons maintenant aborder 
un chapitre que tout le monde étudiera avec fruit, parce que 
c’est une belle et solide réfutation du scepticisme, et que les 
juristes en particulier ne sauraient assez méditer, car c’est 
ce modèle d’analyse juridique. FEITU. 

(La suite à la prochaine livraison.) 


76 BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOGR APHIE. 


COMMENTAIRE DU O0DE DE COMMERCE ET DE LÉGISLATION 
COMMERCIALE, 


Par M. ALauzeri. 


Compte rendu par M. Henri AMELINE, 
auditeur au Conseil d'État, avocat à la Cour impériale. 


M. Alauzet, chef de la division d’administration et de légis- 
lation au ministère de la justice, connu notamment par son 
ouvrage sur le système pénitentiaire et son Traité des assu- 
rances, publie une seconde édition de son livre sur le Code 
de commerce. II l’a dédié à M. Baroche, Garde des Sceaux, an- 
cien bâtonnier, qui, dans toute sa carrière, n’a jamais aban- 
donné la science du droit. L’auteur dit que cette publication 
forme une seconde édition; mais à vrai dire, elle est tellement 
changée, qu’elle constitue plutôt un ouvrage nouveau. Les 
trois volumes qui sont parus embrassent le premier livre du 
Code de commerce; les tomes IV et V s’occuperont du com- 
merce maritime, des faillites, des banqueroutes et de la juri- 
diction commerciale. Le Code maritime ne sera remanié que 
dans quelques années. Jusque-là les trois nouveaux volumes 
de l’auteur vous mettent tout à fait au courant des variations 
de la législation. On sait, du reste, combien sont nombreuses 
les matières qui rentrent dans le cadre d’un Code de commerce, 
quoique bien des choses qui sont juridiquement commerciales 
ne sy trouvent pas comprises, telles, par exemple, que les 
brevets d’invention, les contrefaçons, les marques de fabrique 
et la juridiction des prud'hommes. | 

Aucune étude de droit n’est utile aujourd'hui, indispen- 
sable même comme l’étude des lois commerciales. Dans les 
affaires comme dans les lois, c’est le commerce qui règne en 


4 3 vol., 2° édit , Gosse, Marchal et C°, imprimeurs-éditeurs. 


» 


ALAUZET, — DROIT : COMMERCIAL. 717 


souverain. Aussi voit-on avec quelle rapidité les plus grands 
changements s’effectuent depuis quelques années dans cette 
législation. Le Code civil reste debout ; on y toughe rarement 
et difficilement. Le Code de commerce est ébréché de toutes 
parts. Qui sait si un jour il ne changera pas plus profondé- 
ment encore pour cesser d’être égoiste et rétréci, pour de-. 
venir plus large, libre-échangiste et international? Mais si 
vite. que nous*marchions à ces transformations, nous n’y 
sommes pas encore arrivés, et en attendant, maîtres et éco- 
liers, magistrats et avocats, tous hommes de loi enfin, ont 
besoin d’un commentaire substantiel, assez volumineux pour 
être complet, assez court pour permettre aisément les recher- 
ches et n’adopter jamais les solutions de détail qu’à la lueur 
des principes. 

Tel est le caractère de l’œuvre de M. Alauzet. Ses livres ne 
sont pas élémentaires, à proprement parler ; mais d’un autre 
côté, quoiqu’on ne s’y perde pas dans des prolixilés fatigantes, 
il est peu de questions qu'ils ne tranchent. La jurisprudence 
et la doctrine y ont une part égale. Il n'appartient qu’aux re- 
cueils encyclopédiques de se livrer à des développements 
indéfinis. 

M. Alauzet suit naturellement et autant que possible l’ordre 
du Code de commerce. Le premier volume est consacré aux 
Commerçants, aux Livres de commerce, et surtout aux Socié- 
tés. Les Sociétés sont devenues une des matières les plus ari- 
des du droit; le praticien le plus expert ne sait plus trop où 
il en est. Les lois se succèdent si souvent en 56, en 63, en 67, 
et ce n’est peut-être pas fini ! Au moins faut-il avoir un guide 
au milieu de ces incertitudes, et ce guide doit-il comparer, 
fixer exactement les solutions, vous édifier sur les tendances 
qui ont prévalu dans les origines de ces lois et dans les débats 
qu’elles ont provoqués. 

On se rappelle qu’à l’occasion de la dernière loi de 1867 , 
une question de législation intéressante a été soulevée. Deux 
systèmes élaient en présence : le système de la Liberté et le 
système de la Réglementation. En droit, comme ailleurs, ces 
deux idées types sont destinées à se trouver souvent en lutte. 
Le système de la Liberté fut défendu dans un remarquable 
discours par M. Émile Ollivier. D’après lui, d’après les juris- 
consultes éminents qui partagent sa manière de voir, nous en 


78 BIBLIOGRAPHIE. 


sommes parvenus à ce point que le mieux serait de laisser : 
aux associés le soin de déterminer eux-mêmes la loi de leur 
société. Il n’y aurait à cela qu’une seule condition, qu’un seul 
correctif : l’obligation absolue de livrer les statuts à la plus 
complète publicité. Les partisans de la Réglementation, au 
contraire, n'admettent la Liberté que là où il y a responsabi- 
lité ; or responsabilité, en matière de société, cela veut dira 
obligation de payer les dettes sociales indéfiniment, même 
sur les biens individuels. En d’autres termes, c’est la destruc- 
tion de toute société qui ne serait pas en nom collectif. Dans 
cette opinion, il semble naturel qu’on soit soumis, dès qu’on 
g’écarte de la responsabilité indéfinie, à des règles minu- 
tieusement écrites par avance. De là les formalités et les 
prescriptions des diverses sociétés en commandite ou ano- 
nymes, 

M. Alauzet n’a cru devoir adopter aucun de ces systèmes 
radicaux, ou plutôt il les considère l’un et l’autre comme ré- 
pondant par différents côtés à de très-légitimes besoins de 
l’activité commerciale. Il voudrait que le régime de la Régle- 
mentation reslât le droit commun. Le régime de la liberté 
serait l’exception, en ce sens que chaque associé serait libre 
de faire son contrat comme il l’entendrait, à la charge, bien 
entendu, de lui donner une complète publicité. Mais si les 
statuts de la société ne s’expliquaient pas nettement, on les 
trouverait toujours insérés dans la loi même. On serait placé 
dans une situation analogue à celle des époux qui adoptent 
le régime matrimonial qu’ils préfèrent ou sont forcément 
régis par le régime de la communauté légale chaque fois qu'ils 
n’en choisissent pas un autre. Il est de fait que cette op« 
tion laissée aux associés serait de nature à satisfaire tous 
les goûts. On ne voit pas qu'elle puisse produire d’incon- 
vénients. Elle aurait même cet avantage de préparer une 
transition fort raisonnable pour le régime de liberté abso- 
lue que préconisent les esprits les plus avancés. Dans le cas 
où les associés s’expliqueraient suffisamment sur les condi: 
tions de leur entreprise, le public aurait à les examiner, et se 
tiendrait en garde contre les fraudes et les surprises. D’un 
autre côté, l'expérience ne tarderait pas à proclamer quelle 
est celle des deux solutions qui s’adapterait le mieux aux né 
cessités, aux goûts du commerce. On peut croire que la ques- 


ALAUZET, — DROIT COMMERCIAL. 79 


tion de Liberté en matière de société ne tardera pas longe 
temps à se présenter de nouveau. Ce sera le cas d’en revenir 
législativement au système de M. Alauzet. 

Après avoir examiné les sociétés en commandite et ano- 
nymes, l’auteur n’a pas négligé la forme nouvelle de la coopé- 
ration. ]l ne faut pas croire que ces sociétés coopératives 
soient une classe de sociétés qui ne s’appliquerait qu’à une 
certaine catégorie de personnes déterminées. Comme lé disait 
M. Mathieu, rapporteur au Corps législatif, la loi a un carac- 
tère général. Elle comprend tout ce qui peut être la matière 
de l’activité industrielle, elle appartient à tous ceux qui quelles 
que soient leur condition ou leur fortune, voudront profiter de 
cet instrument nouveau. Déjà de sérieuses difficultés ont surgi 
dans la jurisprudence sur la portée et l’étendue qu’on devait 
donner à la coopération. 

D’une manière générale, les termes de la loi ont paru trop 
restrictifs. Il les faudrait plus larges si on veut qu’ils s’adaptent 
aisément aux exigences multiples de la volonté humaine. Et 
pourtant il y aura toujours une difficulté qui semble être de 
l’essence de la coopération proprement dite. Comme le décla- 
rait le ministre d’État à la tribune du Corps législatif, l’ou- 
vrier qui n'apporte que son travail dans une société, doit 
forcément en soumettre la valeur à l’appréciation d’une assem- 
blée d’actionnaires. Or cette appréciation n’est pas commode 
en elle-même, et ensuite l’objet à apprécier change constam- 
ment de valeur. Il est évident que le travail de l’ouvrier 
augmente ou diminue suivant que se produiront en lui un cer- 
tain nombre de circonstances accidentelles et imprévues, Par 
suite, celte appréciation devra être soumise à des révisions 
perpétuelles. 

Après avoir épuisé, dans un traité complet et précis, la ma- 
tière importante des sociétés, M. Alauzet s'occupe des agents 
de change et des courtiers. En ce qui touche les agents de 
change, la loi du 2 juillet 1862 a introduit dans l’article 76 
actuel du Code de commerce un droit nouveau. Les agents de 
change ont la faculté de s’adjoindre des bailleurs de fonds 
intéressés, et la charge est susceptible d’être mise en société. 
Le législateur a ainsi tranché une des plus graves difficultés 
que présentait la jurisprudence des tribunaux. 

Quant aux courtiers, la loi du 18 juillet 1866 a également 


80 BIBLIOGRAPHIE. 


profondément modifié l’ancienne législation. Déormis la 
profession de courtiers de marchandises est libre. Pour ce qui 
est des intermédiaires du commerce, on a donc suivi le cou- 
rant qui depuis quelques années pousse les esprits à la liberté 
économique. Gette solution, passée en pratique depuis le 
1° janvier 1867, a mis fin, d’ailleurs, à une grande querelle 
qui divisait deux professions rivales, celle des représentants 
du commerce et celle des courtiers. Ceux-ci se plaignaient que 
leur monopole ne les préservait pas des empiétements inté- 
ressés de concurrents fort redoutables. Cette querelle, aujour- 
d’hui éteinte, rappelle de loin ces éternels procès qui s’agi- 
taient entre les corporations plus ou moins similaires du 
moyen âge. 

À la législation sur les courtiers se rattache la loi du 28 mai 
1858 sur les ventes publiques de marchandises en gros. C'est 
une annexe indispensable. 

On voit par les dates de ces lois diverses combien de ré- 
formes la législation commerciale a subies depuis dix ans 
environ. Il en est de même encore pour le gage. Les articles 
91, 92, 93 ont été bouleversés par la loi du 23 mai 1863, A 
présent le contrat de gage commercial se prouve à l'égard 
des tiers comme à l'égard des parties elles-mêmes par tous 
les moyens de preuve possibles. Il n’est plus besoin, comme 
jadis, d’un écrit authentique ou ayant date certaine. On a main- 
tenu, d’autre part, pour la validité du contrat, la nécessité par 
le créancier d’une possession de l’objet donné en gage, mais 
ons’est montré moins rISOUreUX sur les conditions de cette 
possession. Il suffit en effet qu’on ait la marchandise à sa dis- 
position, soit effectivement, soit virtuellement, lorsqu'elle est 

‘ déposée dans des magasins, à la douane dans un dépôt pu- 
blic, ou même lorsque, avant l’arrivée de la marchandise à 
ces destinations, on est saisi de l’envoi par une lettre de voi- 
ture régulière. La loi du gage trouve aussi son complément 
dans une autre loi du 28 mai 1858 sur les négociations qui 
concernent les marchandises déposées dans les magasins 
généraux. Ces entrepôts sont une création de 1848. Ils ont 
pour but d’organisr le crédit sur marchandises, Peut-être 
dans notre société commerciale n’en a-t-on pas assez tiré 
parti. Il y a là pourtant une grande ressource pour celui qui 

* a besoin d’avances, et cela est si vrai qu’on cherche à appli- 


ALAUZET. — DROIT COMMERCIAL, 81 


quer aux denrées agricoles ce moyen de crédit qui n'existe 
encore que pour les valeurs industrielles. C’est linstitution 
qu’on désigne sous le nom de Crédit agricole. 

Le chapitre des commissionnaires est traité dans l’ouvrage 
de M. Alauzet avec le soin et l’étendue que mérite cette partie 
si usuelle, si quotidienne de notre législation. Il en est de 
même du chapitre des ventes commerciales et de la lettre de 
change dont le mécanisme ingénieux dispense de tant d’en- 
puis et de tant de difficultés relatives au payement. Dépuis 
1865 un nouvel instrument de payement a pris dans notre 
Code une place collatérale à celle de la lettre de change : nous 
voulons parler du chèque. Il était indispensable d’en expliquer 
le fonctionnement qui n’a pas, du reste, produit tous les effets 
que le législateur attendait. 

Telle est la série d’études principales auxquelles sont con- 
sacrés les trois volumes nouveaux de M. Alauzet. Ce sont là 
les questions de fond, mais il y en a quantité d’autres qui 
disparaissent au premier abord dans l’ensemble, et ne tardent 
cependant pas à se dessiner aux yeux du praticien qui a be- 
soin de les connaître. Nous citerons, par exemple, l’engage- 
ment qui existe entre un patron et son-commis intéressé. Ce 
contrat, fort difficile à définir rigoureusement dans la théo- 
rie, donne lieu dans la pratique à des difficultés qui se repra- 
duisent souvent, 

Nous en dirons autant du contrat de transport. Sila législa- 
tion sur cette matière ne s’est pas renouvelée, les voies et les 
conditions des transports ont complétement changé, La res- 
ponsabilité du voiturier, la remise de l’expédition, sa livrai- 
son au destinataire, le délai du transport, la garantie des 
compagnies, toutes ces phases de ce contrat ont revêtu des 
aspects nouveaux et ne se comprennent sûrement qu'avec les 
lumières de la plus récente expérience. Telle est encore la 
question des tarifs qui, sous toutes leurs formes, différentiel- 
les, conditionnelles, ad valorem, généraux ou spéciaux, ont 
été l’objet de sérieuses discussions devant les tribunaux et de- 
vant les chambres législatives. 

Ici se présentent les questions de groupages à couvert et à 
découvert, On sait qu’on entend par groupage la faculté de 
cousidérer comme ne formant qu’un seul paquet ou colis, dif- 


férents objets placés sous des enveloppes séparées et envoyés 
XXXIV. | 6 


82 BIBLIOGRAPHIE. 


par une même personne à une même personne : c'est le 
groupage à couvert. Ce bénéfice ne peut être invoqué par les 
entrepreneurs de messageries ou autres intermédiaires de 
transport, à moins que les articles envoyés ne soient réunis 
en un seul colis : c'est le groupage à découvert. Tous ces 
points forment autant de petits traités spéciaux qui se relient 
au traité général. 

Les trois volumes de M. Alauzet se terminent par une table 
analytique, qui permet d'effectuer toutes les recherches avec 
autant de certitude que de rapidité. Ainsi complété, l'ouvrage 
forme un véritable corps de droit commercial, qui vous tient 
exactement au fait de la doctrine et de la jurisprudence. Tel 
qu’il est aujourd’hui, il représente les véritables opinions que 
professe l’auteur. M. Alauzet a raison quand il dit dans sa 
préface que, pour le fond comme pour la forme, il n’a désor- 
mais plus rien à ajouter ou à changer à ses opinions. Nous di- 
rons, dans un sens différent, qu'il est en effet fort difficile d'y 
ajouter quelque chose et qu’il serait fort imprudent de, les 
changer. 

Henri AMELINE. 


CLAMAGERAN. — IMPÔTS. 83 


-ANSTOIRE DE L'IMPOT EN FRANCE, 
Par M. CLAMAGERAN. 


Compte rendu par M. Jozon, 
docteur en droit, avocat au Conseil d’Étar et à la Cour de cassation. 


L'histoire de France, longtemps en veloppée dans l’obscurilé 
d’une tradition plus ou moins légendaire, n’a commencé à être 
étudiée sérieusement et scientifiquement qu’au XVIII* siècle, 
et cette étude n’a donné des résultals complets que de nos 
jours. C’est en remontant aux sources, en interrogeant les ou- 
vrages écrits de première main, au moment mime où s’ac- 
complissaient les événements, et en les soumettant au contrôle 
d’une critique expérimentée que M. de Sismondi, et surtout 
M. Henri Martin, ont achevé l’œuvre, partiellement inaugurée 
par Boulainvilliers, Montesquieu, Mably, de l’édification de 
notre histoire nationale. | 

À côté de, ces travaux d'ensemble, se placent dre ira- 
Vaux spéciaux, s’appliquant exclusivement à telle situation, à 
tel objet déterminé, en suivant l'histoire et le développement 
à travers les âges, apportant à cette étude d’autant plus 
de soin qu’elle est plus restreinte. La profondeur de la re- 
cherche est alors en raison inverse de la surface que creuse 
l’auteur, et les travaux auxquels il se livre, pour être moins 
étendus, quant à leur objet, qu'une histoire proprement dite 
de la Frauce, n’en sont ni moins recomiwandables, ni moins 
utiles. Ils rachètent ce qui leur manque du côté de la généra- 
lité par l'exactitude et la variété des détails, et par l’enchai- 
nement plus serré, et d’une portée nécessairement plus grande, 
de réflexions et de critiques s'appliquant à une même calé- 
_gorie de faits et ne s’écartant pas d’un même ordre d'idées. 

Tels sont la nature et le mérite de l'ouvrage de M. J. J, Cla- 
mageran, docteur en droit, avocat à la Cour de Paris, membre 
de la Société d'économie politique, sur l'Histoire de. l'impôt 
en France. 

Les deux volumes publiés sous ce litre, et qui, nous l’espé- 


1 2 volumes in-8°, chez Guillaumin, rue de Richelieu, 14 


S4 BIBLIOGRAPHIE. 


rons, seront suivis d’un complément conduisant jusqu’à nos 
jours l’étude entreprise par M. Clamageran, s'arrêtent à la 
mort de Colbert. Ils sont précédés d’une introduction que nous 
avons lue avec le plus grand plaisir, et dans laquelle l’auteur 
a su exposer et résumer, avec une rare concision, les princi- 
pales questions que soulèvent la théorie de l’impôt, sa légiti- 
mité, son assiette, les causes qui influent sur la prédominance 
de l’impôt direct ou de l’impôt indirect, les irrégularités for- 
cées que présente tout impôt, et les meilleurs moyens pour 
les atténuer. 

Après celle introduction, l’auteur, laissant de côté l’histoire 
de l’impôt sous les Gaulois, comme impossible, faute de do- 
cuments assez certains, et d’aflleurs inutile, puisque le sys- 
tème d’impôt des Gaulois n’a laissé aucune trace durable dans 
notre hisloire, prend pour point de départ de ses recherches 
l’étude de l'impôt tel qu'il fut organisé en Gaule par les Ro- 
mains. 

Le peuple romain, nous devons l’avouer, ne nous a jamais 
été sympathique. Dur, orgueilleux, impérieux, n’estimant que 
les vertus farouches, ne considérant que le but à atteindre, 
jamais la moralité des moyens à employer pour y arriver, il 
concentra toutes ses facultés, et particulièrement son mer- 
veilleux instinct et son incomparable intelligence politiques, à 
la poursuite d'un résultat unique : conquérir et gouverner Île 
monde entier, non pour le civiliser et le rendre plus heureux, 
mais dans un intérêt exclusivement personnel de grandeur et 
de domination. Aucune vue généreuse, aucune idée véritable- 
ment noble et élevée, ne tempère ce caractère de rigueur ét 
d’égoisme. Et pourtant nous ne pouvons nous empêcher de 
reconnaître l’aptitude universelle des Romains pour tout ce 
qui touche à l’administration ; nous sommes forcés, malgré 
nous, de les admirer à ce point de vue, et plus nous pénétrons 
daus les détails de leur histoire, plus cette admiration s’ac- 
croît, par la constatation de leur supériorité dans toutes les 
branches de l’art si difficile du gouvernement. Il n’en est pas 
une où ils n’aient laissé bien loin derrière feux tout ce qui 
les avait précédés, et où ils ne se soient élevés jusqu'à un 
idéal qui a servi de type à la civilisation moderne, et qu’elle 
est rarement arrivée à égaler, jamais pour ainsi dire, à sur- 
passer. 


CLAMAGERAN. — IMPÔTS. 85 


Il en est ainsi particulièrement en matière d'impôts, et c’est 
avec autant de justesse au fond, que de bonheur dans l’ex- 
pression, que M. Clamageran a pu dire des institutions finan- 
cières imposées à la Gaule par ses vainqueurs : 


« Rome les a marquées de son empreinte; elle leur a donné, 
« comme à tout ce qui émanait de son génie, cette vitalité 
« puissante qui permet aux choses humaines de se perpétuer 
«“ à travers une longue série de siècles. Après l’invasion des 
« Barbares, ces institutions semblent disparaître ; on ue les 
« voit plus à la surface; mais on les retrouve au fond de la 
« société, altérées, non détruites, à peu près comme ces voies 
« antiques, dont les larges pavés se montrent encore çà et là 
« sous la couche de terre qui les recouvre. Peu à peu on les 
« exhume sous des noms nouveaux, on les restaure tout en les 
«“ modifiant; aujourd’hui même, elles subsistent en partie au 
« milieu de nous, malgré la puissance des idées révolution- 
« paires et les progrès de la science économique. » 


M. Clamageran décrit avec une minutieuse complaisance 
le système d'impôt des Romains ; il cherche, lorsque l’occa- 
sion se présente, à élucider quelques points obscurs, mais il 
s’attache surtout à mettre en lumière l’ordonnance, l'harmonie 
et la disposition à la fois ingénieuse et savante des institutions 
financières romaines. 


Les Romains avaient comme nous, deux sortes d'impôts : 
les impôts directs, nonimés tribula ou munera, et les impôts 
indirects, désignés d’abord par différents noms, et en dernier 
lieu par l’appellation générale de vectigala. 


Des impôts directs, le principal était le cens, census, ex- 
pression qui désigna d’abord la description exacte du terri- 
toire et de ses habitants, sorte de recensement et de cadastre 
combinés, qui s’exécutait périodiquement dans tous les pays 
soumis à l’empire romain, avec autant de soins et de détails 
au moins que notre cadastre et notre recensement. Plus tard, 
on appela census, l'impôt perçü en vertu du census; cet impôt 
correspondait à la fois à notre impôt foncier, et à notre impôt 
personnel et mobilier. 

Les principaux impôts indirects correspondaient à nos 


douanes, à nos octrois, et à nos droits de mutation et d’enre- 
gistrement. 


” 


86 BIBLIOGRAPHIE. 


Comme science et comme art, il est difficile d’imaginer, 
surtout en se reportant à l’époque, quelque close de mieux 
organisé que l’impôt romain. Mais il était entaché d’un vice 
capital. Il n’était point perçu dans l'intérêt des cdutribuebles, 
il J’était dans celui des gouvernants. Tout le système sur lequel 
il reposait n’était qu’une vaste et infiexible machine destinée 
à mettre en exploitation régulière le monde civilisé tout entier, 
au profit de l’empereur et de ses fonctionnaires. Toute notion 
de justice, toute idée d'humanité en était absente. Un seul 
exemple montrera où conduit un pareil système. Les Gaules, 
au moment où Julien y fut envoyé en qualité de César, 
payeient 578,000,000 de francs d'impôt principal, sans comp- 
ter les charges accessoires, et les réquisitions arbitraires et 
vexaloires qu'avait à supporter la population. Et cependant 
cette population n’était que de 10,000,000 d'habitants appauvris 
par une longue série de guerres, d’invasions et d’exactions. 
On comprend quel épuisement devait en résulter pour les 
Gaules, et on s’explique d’une part, les insurrections conti- 
nuelles que la misère y provoquait, d’autre part, l’absence 
complète de patriotisme dans le pays, et la facilité avec la- 
quelle les Gaulois accueillirent les Barbares et acceptèrent 
leur domination, 

Que devint l’impôt romain sous cette domination nouvelle ? 
Il est certain qu’il ne disparut pas. Mais, conserva-t-il sa na- 
ture d’impôt, et les seigneurs ne les perçurent-ils, au lieu et 
place des employés romains, que comme représentants de 
l'autorité publique, ou l’impôt se transforma-t-il en une re- 
devance privée, due aux seigneurs à titre patrimonial ? 

La question est depuis longtemps controversée, et j'avoue 
que pour ma part, et sans avoir fait une étude particulière de 
la question, j’inclinais pour le premier système. M. Clama- 
geran adopte au contraire le second. Ses arguments m'ont 
ébranlé, sans me faire entièrement rerioncer à mon opinion. 

M. Clamageran invoque surtout à l'appui de son système, 
des raisons de vraisemblance et de probabilité. Aux textes 
nombreux et positifs qui nous montrent le cens perçu par les 
seigneurs à litre patrimonial, il en oppose quelques-uns qui 
considèrent encore le cens comme uh impôt. Il en conclut 
qu’il consérva, poôbr pañtie au thoins, ce caractère. Toujours 
est-il que ce résultat dut être exceptionnel et transitoire, et 


(CLAMAGERAN. — IMPÔTS. 87 


que de la confusion des idées et des mots qui rendent si diffi- 
cile l’étude des institutions des Barbares, après qu’ils eurent 
envahi l’empire romain, se dégage ce fait dominnant : l’ab- 
sorption de tous les attributs de l’autorité publique, y compris 
l'impôt, par les seigneurs, qui se les approprient, et finissent 
par les considérer et.les faire considérer comme leur appar- 
tenant à titre patrimonial. C’est là l’un des traits essentiels et 
dominants de la féodalité. 

Ce qui est certain, c’est que l’impôt direct de notre ancienne 
monarchie, ne provient nullement du cens romain. 

M. Clamageran consacre à la recherche de la nature et de 
la quotité des impôts ou des charges qui en tiennent lieu, 
durant les siècles obscurs du moyen âge, un soin, une pa- 
tience, une pénétration, et aussi des vues d*ensemble dont 
une pareille étude nous paraît à peine digne et susceptible. Il 
est de mode aujourd’hui de proclamer que le dédain, long- 
temps professé pour le moyen âge est injuste, ou tout au moins 
excessif : au point de vue de l’art, c’est possibles mais au 
point de vue des institutions, ce dédain est, selon nos, par- 
faitement mérité. On aura beau y mettre toute la bonne vo- 
lonté possible, on n’arrivera pas à dégager du chaos des sit- 
cles qui séparent l’époque de Charlemagne du mouvement 
communal, des principes proprement dits. Les lois politiques, 
sociales, économiques, constamment violées, n’engendrent 
qu’une confusion sans intérêt et sans grandeur, où tout marche 
au hasard, où la force seule domine et s’affirme par les plus 
monstrueux abus : témoin ce fameux droit du seigneur qui, 
même en en restreignant l’application incontestable et prou- 
vée à certaines parties de la France, comme le fait M. Cla- 
mageran, sert suffisamment à caractériser l'esprit de la période 
pendant laquelle les seigneurs, et jusqu’aux membres du haut 
clergé, ne craignaient pas de l’exercer. 

L'intérêt ne commence qu’avec le réveil de esprit de li- 
berté, signalé par l’affranchissement des communes, aux XI! et 
XHl‘ siècles, puis parles tendances des états généraux à prendre 
part au gouvernement du pays dans les siècles suivants. Les 
impôts féodaux, attaqués de tous côtés, disparaissent par 
lambeaux, au milieu des désordres épouvantables des exac- 
tions et des guerres qui signalent le règne de Philippe le Rel 
et de ses successeurs. Les états généraux de 1439, en suppri- 


88 BIBLIOGRAPHIE. 


mant le principal d’entre eux, la taille seigneuriale, leur porte 
leur dernier coup. Désormais tous les impôts sont perçus au 
nom et par les officiers du roi. 

M. Clamageran nous fait assister à l’origine assez obscure 
et aux premiers développements de ces impôts, d’abord irré- 
guliers et accidentels, sinon en pratique, au moins en prin- 
cipe, plus tard fixes et permanents, et dont les deux principaux 
sont la taille, correspondant à notre impôt financier, que les 
états de 1439 rendirent perpétuelle, et les aides, appellation 
générique de tous les impôts extraordinaires, qui finit par dé- 
signer ensuite d’une manière spéciale les plus productifs des 
impôts indirects, et en particulier l’impôt sur les boissons. 

Néanmoins les états généraux ne purent ou plutôt ne surent 
pas faire accepter le principe de leur périodicité, ni cet autre 
principe, étroitement rattaché au premier, que les rois n’étaient 
en droit de lever aucun impôt sans le concours des repré- 
sentants de la nation. Cette proposition, soutenue à plusieurs 
reprises avec énergie, mais constamment combattue par 
la royauté, ne put s'implanter dans notre constitution. Les 
états généraux, ceux même de 1439, par une faiblesse que 
M. Clamageran leur reproche vivement, n’osèrent la proclamer 
ouvertement, et les rois parvinrent enfin par adresse, autaat 
que par force, à faire admettre l’idée opposée, qu’ils pouvaient, 
de leur autorité privée, décréter et lever tous les impôts que 
les circonstances rendraient suivant eux nécessaires. Telle fut 
la doctrine des hommes même qui firent momentanément ré- 
gner l’ordre dans les finances, Charles VI, Louis XI, Louis XII, 
Sully, Colbert. C'était elle qui devait frapper de stérilité tous 
leurs efforts, réduire leurs réformes à n’être que des accidents 
heureux et éphémères, el malgré la multiplicité incroyable 
des précautions, des formalités, des ordonnances réitérées, 
destinées à prévenir les fraudes et les abus, tendre à la dila- 
pidation systématique de la richesse publique, à la ruine du 
pays, et enfin à la révolution, conséquence parfois tardive, 
mais toujours inévitable, de l’arbitraire, 

M. Clamageran revient sans cesse sur cet cnchalnguient 
d’idées et de faits : on pourrait dire que son ouvrage, à partir 
de l’apparition des états généraux, n’en est que le développe- 
ment. 

Malgré le dénoûment prévu et fatal auquel tend le système 


CLAMAGERAN. — IMPÔTS. 89 


politique, ei en particulier le système financier de nos rois, il 
n'en est pas moins intéressant de suivre pas à pas les progrès 
du mal. 

Jusqu’à Richelieu, le contrôle existe dans une certaine me- 
sure. La royauté a peur des états généraux, et pour écarter 
l’idée de leur utilité, s’efforce de réaliser quelques-uns des 
bons résultats qu’on pouvait attendre de leur action. Les amé- 
liorations de détails sont fréquentes. La perception des im- 
pôts, grâce à des ordonnances réitérées, tend à devenir plus 
régulière; leur emploi est d’autant moins arbitraire et d’au- 
tant mieux organisé qu’on avance dans le cours de notre his- 
toire jusqu’à l’époque de François [*, 

C’est ainsi que Charles V, après avoir combattu et anéanti 
le gouvernement constitutionnel qu’essayèrent de fonder les 
Parisiens de 1356 à 1360, s’approprie, dans l’ordonnance 
de décembre 1360, les principales réformes financières for- 
mulées dans la grande ordonnance due aux états de 1357. Le 
seul tort du roi fut de vouloir faire prévaloir ses réformes en 
se servant comme moyen, non de la liberté, mais du pouvoir 
absolu. Aussi son habile et sage administration, malgré quel- 
ques bons résultats immédiats, ne peut qu’interrompre et non 
détruire les anciens abus, Ils reparaissent, plus nombreux et 
plus criants que jamais, durant la minorité, puis la démence 
de Charles VI. Après l’expulsion des Anglais, les états géné- 
raux de 1439, puis Louis XI, introduisent quelque régularité 
et quelque méthode dans l’assiette et dans la perception des 
impôts, dont le poids reste néanmoins écrasant. Les états gé- 
néraux de 1484 les ramènent à un taux modéré. La France res- 
pire sous Charles VII et surtout sous Louis XII; mais Louis XII 
non plus ne comprit pas que la tenue périodique des états 
généraux était le seul moyen de contenir les passions et les 
malversations d’un successeur dont il appréciait pourtant le 
caractère avec une juste sévérité. 

Après un court répit, la France est de nouveau après la 
mort de Louis XII accablée d’impôts; ies tailles, les aides, les 
gabelles, ou impôts sur le sel, les droits de péage et douanes 
intérieures, sont démesurément accrus ; les folles prodigalités 
de la cour de François I“, puis de la cour de Henri IL, et 
de ses trois fils, nécessitent d'énormes ressources demandées 
tant aux moyens ordinaires qu’à des moyens extraordinaires, 


90: BIBLIOGRAPHIE. 


emprunts directs ou déguisés, qui ruinent l’avenir, sans profit 
pour le présent. 

Une dernière tentalive se poursuit, à l’abri des guerres 
de religion, pour investir du libre vote de l'impôt les repré- 
sentants du pays. Un moment se rencontre, en 1589, où trnis 
gouvernements fonctionnent concurremment en France, le 
gouvernement du roi, exilé à Blois; celui des réformés, con- 
stitué dans les provinces du Midi en république fédérative, 
puis en une sorte de monarchie constitutionnelle; enfin la 
ligue, quitient Paris et ies provinces du Nord sous sa domi- 
nation, Chacun de ces gouvernements lève des impôts, le 
premier, arbitrairement, les deux autres suivent le principe 
du libre vote. 

Malheureusement, les esprits les plus éclairés, Jean Bodin, 
Michel de l’Hôpital, imbus, par crainte de la turbulence des 
grands et du peuple, d'idées monarchiques, n’attachaient pas 
au principe du vote de l'impôt l’importance qu’il mérite. Sans 
y être hostiles, ils le subordonnaient au bon plaisir du roi, 
et ne s’apercevaient pas qu’ils en altéraient ainsi l’essence, et 
en préparaient la ruine. Il en fut de même de Sully, qui reprit, 
avec plus d’ordre et d’opiniâtreté dans le bien, les sages 
traditions de Charies V et de Louis XII, qui sut conserver, 
vis-à-vis de Henri IV, la plus grande franchise de langage, et 
la plus grande indépendance d'opinion et d’action, mais qui 
ne convoqua jamais les états généraux, et ne reconnut leur 
nécessité, qu'après avoir cessé d’être ministre. 

La monarchie absolue, préparée par la politique de Louis XI 
et de François 1‘, environnée, pendant et après le règne ré- 
parateur de Henri IV, du prestige de tous les bienfaits de 
administration de Sully, surmonte avec Richelieu et Louis XIV, 
les derniers obstacles qui s’opposaient à son complet épanouis- 
sement. | 

L'administration financière du pays, livrée désormais sans 
contrôle à la royauté, ne larda pas à se repentir de cette si- 
tuation ; Sully n’avait pu éteindre que le quart de la dette que 
lui avait léguée le gouvernement des Valois. Il laissait toutefois 
un budget se soldant chaque année par un excédant de recettes, 
et comprenant une réserve métallique considérable. Bientôt 
la réserve est dissipée. Les déficits reparaissent. Les em- 
prunts, les aliénations domaniales, les créations d’offices à pri 


\ 


CLAMAGERAN. —— IMPÔTS. 91 


d'argent, les aliénations anticipées d’impôts non encore per- 
çus, les moyens les plus vexatoires et les plus ruineux sont les 
seuls par lesquels le: maréchal d’Ancre, le due de Luynes, 
Richelieu, Mazarin parviennent à faire face aux dépenses pu- 
bliques. Parmi ces impôts nouveaux apparaît en 1629, l’imypôt 
sur le tabac, et en 1655, l’impôt du timbre qui vient se joindre 
à l’enregistrement. 

Colbert arrête un instant le gouvernement sur la pente qui 
l’entraîne. Moins simple et moins large que Sully dans ses 
conceptions, comme dans ses moyens d’actions, d’un monar- 
chisme plus absolu, qui lui enlève toute indépendance de ca- 
ractère, et le pousse aux plus condamnables complaisances 
vis-à-vis de Mazarin d’abord, de Louis XIV ensuite, Col- 
bert manque des qualités élevées qui font le véritable 
homme d’État. En revanche, il pousse jusqu’à la perfection 
les qualités secondaires qui font le bon administrateur : l’ordre, 
l’exactitude, l’intelligence de l’ensemble et des détails d’une 
affaire, le sens pratique, l’activité, le travail assidu. Nul ne 
eonnut aussi à fond que lui le mécanisme de l'impôt, et ne sut 
le faire fonctionner avec autant de régularité. Les ordonnances 
et règlements dus à son initiative restent des modèles qu’on 
ne saurait trop se lasser de consulter. 

. Mais ces qualités mêmes, lorsqu'elles ne sont pas vivifiées 
par l'esprit de liberté, ne tardent pas à dégénérer en défauts. 
Elles s’altèrent, se transforment, et tendent spécialement à la 
manie de l’administration et de la réglementation à outrance. 

Colbert n’y échanpa pas, surtout dans les derniers temps. 
En sommé , il ne parvint à une prospérité publique plus 
factice que réelle, qu’en épuisant les sources de la richesse 
privée. Grâce à la misère croissante de la population, il ne pal 
même équilibrer le budget. Il ramena le déficit annuel de 
30,000,000 à 2,000,000 de livres; il ne les supprima pas. 
Encore moins parvint-il à réaliser comme Sully ua excédant 
de recettes. Sa mort, qui prévint peut-être une disgrâce écla- 
tante, fut, malgré tout, un malheur pour la France. Il était le 
seul qui luttât encore faiblement contre les envahissements de 
l'ambition politique, les dépenses immodérées de la cour, et les 
persécutions religieuses, qui se déchaïnèrent aussitôt que sa 
timide opposition re fut plus là pour les contenir, et condui-. 
sirent si bas notre malheureuse patrie. 


92 BIBLIOGRAPHIE. 


Tel est le cadre dans lequel se placent les développements 
de M. Clamageran. Les faits et les considérations économi- 
ques et surtout politiques dominent peu à peu, par la nature 
du sujet, les faits et les considérations juridiques, mais sans 
les absorber. Jurisconsulte instruit et sagace, en même temps 
que chercheur opiniâtre et expérimenté, M. Clamageran, a 
consulté, avec une infatigable patience, tous les écrits du 
temps qui pouvaient lui fournir quelques données sur le fonc- 
tionnement, tenu aussi secret que possible, de l’impôt sous 
l’ancienne monarchie. Il fait ainsi revivre, pour ses lecteurs, 
les lois, les règles, les coutumes, qui présidaient à l’assiette, à 
la répartition, à la perception de l'impôt. Ne fûüt-ce qu’à ce 
titre, nous ne saurions trop engager les lecteurs de la Revue’ 
critique qui s’occupent de droit public, de finances et d’admi- 
nistration, à prendre connaissance de l’ouvrage de M. Clama- 
geran. Il en est peu qui soient, à tous égards plus dignes d’être 
lus, et dans ce genre d’études, plus agréables à parcourir, peu 
qui soient écrits avec plus de soin et de conscience, où l’on 
recueille plus d’indications utiles et précieuses, qu’on cher- 
cherait vainement ailleurs. Le style en est clair et facile. Enfin, 
et surtout, on y sent vibrer, d’un bout à l’autre, un souffle po- 
litique libéral et convaincu qui, reliant toutes les parties de 
l’ouvrage, lui donne une remarquable unité. et en double la 
portée et l’intérêt,. 


Pauz JOZON. 


ACOLLAS, — DROIT CIVIL. 93 


MANUEL DU DROIT GIVIL, 


Par M. Émile AcOLLAs. 


Compte rendu par M. Paul Jozon, avocat à la Cour de cassation. 


M. Acollas vient d'entreprendre une œuvre considérable, 
tellement considérable que pour l’accomplir, une vie bien 
remplie ne suflirait peut-être pas. Il se propose de traiter suc- 
cessivement toutes les parties du droit français, le droit public 
et le droit privé, Il commence par un commentaire du Code 
Napoléon sous le titre de Manuel de droit civil à l'usage des 
étudiants. Cet ouvrage se composera de trois volumes. Le. 
premier volume, comprenant le commentaire des livres I et Il 
du Code Napoléon, vient de paraître !. 

L'ouvrage de M. Acollas ne fait pas double emploi, comme 
on pourrait le croire au premier abord, avec l'excellent 
manuel de M. Mourlon sur le même sujet, Ce dernier, 
exposant et“discutant méthodiquement sous une forme élé- 
mentaire et avec des développements assez étendus, les théo- 
ries juridiques dont la connaissance est nécessaire aux étu- 
diants qui veuleni passer leurs examens de droit, avait pour 
but et a eu pour résultat de remplacer, dans une large mesure, 
l’enseignement oral du professeur. L'étudiant qui ne peut 
pas suivre les cours, trouve à la rigueur dans l’étude appro- 
fondie de l’ouvrage de M. Mourlon, des notions suffisantes 
pour y suppléer. 

La forme adoptée par M. Acollas fait simplement de la lec- 
ture de son ouvrage le complément très-utile des cours oraux, 
qu’il ne saurait remplacer. Cette forme est celle de l'analyse 
donnée sous chaque article d’une manière aussi complète et 
aussi concise que possible des théories et des questions juri- 
diques se rattachant à cet article. M. Acollas procède par ali- 
néa très-courts, et qu’il s’efforce, presque toujqurs avec suc- 
cès, de rendre expressifs, saisissants et concluants. Ce mode 


4 Chez Thorin, dibraire, boulevard Saint-Michel, 58. 


94 | BIBLIOGRAPHIE. 


incisif de rendre une idée condensée à dessein en quelques 
mots, serait faligant et parfois énigmatique pour le lecteur 
étranger à l’École de droit. Pour l'étudiant qui revient du 
cours, et désire concentrer et graver fortement dans son es- 
prit ce qui lui a été enseigné, ou pour celui qui veut repasser 
d’une manière générale les leçons auxquelles il a assisté pen- 
dant nne certaine période de temps, l’ouvrage de M. Acollas 
est un livre précieux, ce qu'on peut imagiver de plus propre 
à faciliter ce travail de révision, dont chaque étudiant sent 
fréquemment le besoin. L'expérience de l’auteur, fruit d’un 
long enseignement, l’a préservé à la fois et des lacunes, et 
des longueurs qui auraient altéré le mérite de son œuvre. Elle 
donne au lecteur tout ce qu’il lui faut, et rien que ce qu’il lui 
faut. Il était difficile de mieux atteindre le but auquel le Ma- 
nuel de M. Acollas est destiné. 

À l'analyse dont nous venons de parler, M. Acoilas a ajouté, 
dans une introduction fort étendue, et sous chaque article, 
quand le sujet le comportait, des appréciations critiques sur 
l’ensemble et les détails du Code Napoléon. Cette partie de 
l’ouvrage, à laquelle on voit que l’auteur a apporté un soin 
particulier,:semblerait mieux à sa place dans un traité de 
philosophie ou de droit doctrinal. Il ne nous déplaïit pas ce- 
pendant de voir le Code Napoléon jugé comme œuvre scienti- 
fique et morale, même dans un livre élémentaire. Les étu- 
diants seront ainsi prémunis, dès le début, contre beaucoup 
d'idées fausses et exagérées, de traditions banales, enseignées 
el acceptées sans contrôle. Le jugement de l’histoire sur cette 
partie de notre législation moderne est encore à faire. Il y a du 
mérite et du courage à s’y consacrer ; on doit en savoir gré à 
celui qui ose l’entreprendre, même quand il ne réussit pas du 
premier cpup à trouver, comme résultat de ses efforts, la vé- 
rité et l’impartialité qu’il cherche à atteindre. | 

Nous ne dirons pas que M. Acollas y soit parvenu. Il nous 
semble que, en vue de réagir contre les louanges hyperboliques 
prodiguées au Code Napoléon, il a dépassé la mesure en sens 
inverse, Il prend à tâche de poursuivre ce Code de critiques 
acerbes, spirituelles, pleines de verve, de mordant et presque 
toujours exactes au fond, mais trop souvent exagérées dans la 
forme. Elles ne le seraient pas sans doute si l’on se plaçait au 


RODIÈRE. — MORALE. 95 


point de vue de la, justice absolue et idéale. Mais il faut faire la 
part de la faiblesse et de l’imperfection humaines; et la rigi- 
dité des jugements de M. Acollas n’en tient aucun compte. I] 
est de plus certaines opinions exprimées par lui, qu’au fond 
nous ne partageons pas. Sous le bénéfice de ces réserves, 
nous croyons, comme M. Acollas, qu’il y aurait beaucoup à 
améliorer et à perfectionner dans le Code Napoléon, et qu’il 
est indispensable d’appeler sur ce point, dès leur entrée dans 
la carrière du droit, toute l’attention des jurisconsultes de 
l’avenir. Pauz JOZON. 


te gen 


LA MORALE EN COMÉDIES. 
Par-M. RoDiÈRE, professeur à la Faculté de droit de Toulouse. 


Compte rendu par M. BATBIE. 


Voici un livre qui n’appartient à la Revue critique ni par son 
cbjet ni par sa forme, mais seulement ratione personæ. L'auteur 
est professeur à la Faculté de droit de Toulouse, et de plus ju- 
risconsulte connu; car il a publié plusieurs ouvrages de droit 
fort estimés et notamment un traité sur le contrat de mariage, 
en collaboration avec M. Paul Pont. Ce n’est pas le premier ju- 
riste qui prend ses délassements dans la versification. Ses an- 
cêtres du XVI° siècle employaient leurs loisirs à converser 
avec les muses, et l’on pourrait trouver dans leurs œuvres des 
vers latins tournés agréablement. Les vers latins de l’ Hôpital 
forment un volume. Les philosophes ont, comme les juriscon- 
sultes, cherché leur récréation dans la poésie. Sans parler de 
ceux qui furent à la fois grands philosophes et grands poëtes, 
je rappellerai que Turgot a essayé d’introduire chez nous le 
vers métrique et sans rimes. De nos jours Barthélemy Saint- 
Hilaire a publié une traduction en vers de l’Iliade. La publi- 
cation de la Morale en comédies a donc des précédents illustres, 
et celui-là paraîtrait ignorer l’histoire qui s’étonnerait de son 
apparition. Au XVI: siècle, M. Rodière aurait probablement 
écrit ses comédies dans la langue de Plaute. Il a pensé, non 
sans raison, que pour avoir des lecteurs, un livre moderne doit 


96 NÉCROLOGIE. 


être écrit en français, le latin étant réellement une langue 
more pour le gros du public. 

Il ne nous appartient pas d'apprécier ici le mérite littéraire 
de ce livre : Von nostrum tantas componere lites. 11 nous sera 
seulement permis de dire l’imression générale que cette 
lecture nous a causée. Nous y avons trouvé, non le comique 
vif qui emporte les éclats de rire, mais une gaieté douce qui 
entretient le sourire sur les lèvres du lecteur. L'auteur n’a pas 
écrit pour le théâtre; c’est pour la lecture du soir, pour la 
famille réunie. avec quelques amis, autour d’une lampe, qu’il a 
travaillé. Ce livre contient des scènes comiques plutôt que des . 
comédies, et l’on sent bien que M. Rodière se préoccupe plus 
du but moral, que de la construction ou, comme on dit au- 
jourd’hui, de la charpente de ses pièces. C’est l’idée qu’exprime 
son titre. Mais je m'’arrête.... Entrer dans plus de dévelop- 
pements serait dépasser la compétence ratione materiæ de ce 
recueil. À. BATBIE. 


NÉCROLOGIE. 


M. Chauveau (Adolphe), doyen de la Faculté de droit de Tou- 
Jouse, était depuis quelque temps éloigné de sa chaire par la : 
maladie à laquelle il vient de succomber. Nous nous bornons 
aujourd’hui à mentionner cette triste nouvelles plus tard nous 
raconterons la. vie laborieuse et tourmentée de l’ami que nous 
. venons de perdre. Ceux quiconnaissent les nombreuses publi- 
cations auxquelles il a attaché son nom seront portés à croire 
que M. Chauveau est mort, avant l’âge, d’un excès de fatigue. 
Non ; le travail fut pour lui une consolation à ses peines do- 
mestiques. Trois enfants l’avaient précédé dans la tombe et. 
son cœur avait été brisé, coup sur coup, par un triple deuil. 
il n’a pas résisté à tant de douleurs. A. BATBIE. 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE, —— COMPTE RENDU. 97 


EXAMEN DOCTRINAL 
De la Jurisprudence, 


Par M. Paul Cozzer, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. 


I. Du js rendu par les journaux des procès pour DAERON verbale 
envers les fonctionnaires. 
IL. Du: recours en cassation contre les sentences des juges de paix. 


L 

La Cour de cassation a confirmé en audience solennelle, par 
un arrêt du 28 décembre 1868, une jurisprudence de la cham- 
bre criminelle qui a donné lieu à de vives controverses. 
Elle a décidé que la preuve par écrit des faits diffamatoires 
imputés à un fonctionnaire public, dans l’exercice de ses fonc- 
tions, est interdite, au cas de diffamation verbale, aussi bien. 
que la preuve par témoins. Le journal le Sémaphore de Mar- 
seille avait rendu compte d’un procès intenté par le maire 
de Béziers à un particulier qui lui avait publiquement repro- 
ché d’avoir faussé le scrutin électoral, Le ministère public 
avait poursuivi le jourual, en vertu de l’article 11 de la loi 
du 27 juillet 1849, qui interdit le compte rendu des procès 
pour outrage ou injure et des procès en diffamation, où la 
preuve des faits diffamatoires n’est pas admises par la loi. La 
poursuite supposait donc résolue négativement la question de 
savoir si, en matière de diffamation verbale, la preuve des faits : 
est admise, au moins par écrit; or cette solution, adoptée par la : 
Chambre criminelle, dans une longue série de décisions ren- 
dues sous tous les régimes, a soulevé une-protestation pres- ‘* 
qu’unanime de la part des auteurs*. La Cour de Montpellier : 
s'était associée à cette protestation, en acquittant le Séma- 
phore; mais son arrêt a été cassé par la chambre Criminelle. 


3 Ch. crim., 11 avril 1822 (Sirey, Col. nouv., 7. 1, 51); — 11 mai 1844 
(Sir., 44, 1, 558) ; — 11 décembre 1847 (Sir., 48, 1, 168); — 17 avril 1850 
(Sir., 51, 1, 296). 

4 Parant, Lois de la presse, p. 356 et s.— De Grattier, p. 468.— Serrigny, 
Droit publ., t. II, p. 276 et s. — Faustin-Hélie, Rev. de la législ., t. XX, 
p. 204 et s. — Batbie, Droit publ. et adm., t. II, p. 488, note, — Grellet- 
Dumazeau, Diffamation, t. 11, p. 682.— Contrd, Chassan, t. 11, n° 1974. 

XXXIV. 7 


_ 


98 EXAMEN DOCTRINAL. 


L'affaire est revenue devant la Cour d’Aix, qui, statuant comme 
la première Cour, dans un arrêt fortement motivé, a déclaré 
que la preuve par écrit des faits diffamatoires, imputés à un 
fonctionnaire public, est permise au cas de diffamation ver- 
bale, et qu’en conséquence le compte rendu incriminé avait 
été dans le droit du journal poursuivi. Cette résistance de la 
Cour de renvoi à la doctrine de la chambre criminellea amené 
un nouveau pourvoi, et l'affaire a du être soumise aux Cham- 
bres réunies. 

Nous n’avons pas l'intention de rouvrir le débat en repro- 
duisant dans tous leurs développement les arguments nom- 
breux sur lesquels se fondait l'opinion que la Cour suprême 
a rejetée. Nous n’avons aucune force nouvelle à apporter à ces 
arguments développés parles jurisconsules les plus éminents ‘. 
Tous ont traité Ja question au point de vue de l'interprétation 
de la loi de 1819; nous voulons rechercher si, même en dehors 
de cette loi, la Cour ne devait pas arriver à une autre solu- 
tion, et si les motifs de l'arrêt des chambres réunies ne laissent 
pas de côté un important élément de discussion. 

La Cour fait reposer toute son argumentation sur l’article 20: 
de la loi du 26 mai 1819 : « Cet article, après avoir disposé que 
« nul ne sera admis à prouver la vérité des faits diffamatoires, 
« a édicté une exception à cette règle dans le cas d’imputa- 
« tion contre les dépositaires ou agents de l’autorité. Il ajoute : 
« Dans ce cas les faits pourront être prouvés, devant la Cour 
« d'assises, par toutes voies ordinaires » Or, dit-on, la Cour 
d'assises n’était compétente que pour juger les délits de 
diffamation commis par la voie de la presse ou par écrit 
contre les fonctionnaires publics, et la diffamation verbale était 
soumise au Tribunal correctionnel (art. 13 et 14. L. 1819). 
On conclut de la combinaison de ces articles que la preuve des 
faits diffamatoires n'étant admise que dans les cas où la diffama- 
tion est dela compétence de la Cour d’assises, ne peut être reçue 
en cas de diffamation verbale, puisqu’alors c’est le Tribunal 
correctionnel qui est compétent. Cet argument, tiré des ex- 
pressions de l’article 20 de la loi de 1819, a toujours servi de 
base à la jurisprudence de la chambre criminelle; c’est lui 


1 Voir le résumé complet de cette argumentation dans une dissertation 
remarquable de notre confrère M° Choppin (Sirey, 1868, 1, 233). 


JURISFRUDERCE CRIMINELLE. —— COMPTE RENDU. 99 


aussi que les critiques soulevées par celle jurisprudence ont 
dû s’efforcer de réfuter. 

On a soutenu que le législateur n’avait pas pu avoir la pensée 
de restreindre au seul cas de diffamation verbale la preuve de 
faits imputés aux fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonc- 
tions parce qu’il avait voulu donner aux citoyens le droit de 
dénoncer publiquement les torts et les fautes de ces fonction- 
naires. Enfin on a expliqué par une inadvertance du législateur 
la rédaction vicieuse de l’article 20. « Au moment de la rédac- 
«tion de cet article dans le projet, disait l’arrêt de la Cour 
« d'Aix, la compétence de la Cour d'assises devait s’étendre 
« à tous les délits de diffamation, écrite ou verbale, soit contre 
« les fonctionnaires, soit contre les particuliers; quand ensuite. 
« dans la discussion on modifia le projet sur le point de la com- 
« pétence et qu’on attribua aux tribunaux correctionnels la 
« connaissance des délits de diffamation verbale contre toute 
« personne, on n’eut d'autre but que de ne pas surcharger la 
« Cour d'assises d’un grand nombre de délits qui étaient sau- 
« vent sans gravilé. » 

A ces arguments, tirés de l'esprit de la loi et de l'historique 
de la rédaction de l’article 20, voici ce que répond la jurispru- 
prudence : La distinction entre la diffamation par écrit et la 
diffamation orale, formellement consacrée par le texte de la loi, 
est de plus basée sur les différences qui existent entre l’une 
et l’autre; la diffamation « verbale due le plus souvent à un 
« mouvement d’irritalion, se renfermant d’ailleurs dans un 
« cercle étroit, dans une localité restreinte, a non-seulement 
« moins de gravité sous le double rapport de l'intention de son 
« auteur et du préjudice qu’elle peut causer, mais de plus dans 
« presque lous les cas, elle ne présente aucun intérét politique. 
« Ces motifs, qui ont fait limiter aux diffamations écrites la 
« compélence du jury, ont aussi dû faire restreindre à cet ordre 
« de faits le droit exceptionnel de preuve accordé au prévenu 
« par le paragraphe final de l'article 20. » 

Ainsi, dans la pensée de la Cour suprême, la compétence 
du jury et l’admissibilité de la preuve des faits en matière de 
diffamation procéderaient de la même cause, et cetle cause 
serait la gravité plus grande de ce genre de délit. La gravité 
plus grande, pour qui? Pour le prévenu ? Non évidemment, 
puisque, d'après cette même loi de 1819, la diffamation envers 


100 EXAMEN DOCTRINAL. 


les fonctionnaires, quelle que soit la forme sous laquelle elle se 
produise, est punie de la même peine (art. 14et 16). Et d’ailleurs 
comment supposer que la compétence du jury et l’admissibilité 
de la preuve aient été édictées en faveur du prévenu, alors que 
précisément on les lui refuse quand ilest moins coupable et qu’on 
les lui accorde quand le délit est plus grave? Que penser d’un lé- 
gislateur qui dirait aux diffamateurs : Vous qui avez diffamé par 
écrit, vous êtes plus coupables, car vous ne pouvez invoquer 
pour excuse une irritation passagère, vous avez prémédité vos 
imputations; en conséquence vous aurez plus de garanties, 
vous irez devant le jury, et de plus vous pourrez éviter toute 
punition, si vous prouvez la vérité de vos imputations. Quant 
à vous, qui avez diffamé verbalement, vous êtes moins cou- 
pables, le délit que vous avez commis est moins grave que 
Pautre; donc vous serez puui, d’une peine égale et de plus vous 
irez devant le tribunal de police correctionnelle, qui devra 
vous condamner, quand même votre imputation diffamatoire 
serait vraie. Prêter ce langage à la loi, ce serait lui reprocher 
un non-sens. Ce n’est donc pas évidemment au point de vue 
de l’intérêt du prévenu que peut se placer la jurisprudence, 
quand elle veut expliquer par une différence dans la gravité 
des deux modes de diffamation la différence qui, d’après elle, 
résulte de l’article 20, non-seulement pour la compétence, mais 
encore pour les moyens de défense. La distinction que la juris- 
prudence veut signaler entre la diffamation écrite et la diffa- 
mation verbale se comprend, au contraire, sil’on admet que c’est 
au point de vue de l'intérêt politique que la loi s’est placée 
pour apprécier leur plus ou moins'de gravité; alors en effet on 
peut dire quela diffamation verbale se renfermant dansun cercle 
étroit, dans une localité restreinte, ne présente presque dans 
tous les cas aucun intérêt politique. Il n’en est pas de même 
de la diffamation écrite, et c’est précisément dans l’intérêt 
politique qu’elle présente qu'il faut chercher la raison de l’ar- 
ticle 20. C’est à cause de cet intérêt que l’on saisissait le 
jury au lieu du tribunal correctionnel. C’est donc aussi à cause 
de cet intérêt que le prévenu est admis à faire la preuve des 
faits, car la jurisprudence nous dit que les motifs qui ont fait 
limiter aux « diffamations écrites la compétence du jury ont 
« aussi dû faire restreindre à cet ordre de faits k droit excep- 
« tionnel de preuve. » Et en effet, il n’est pas impossible que 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE. — COMPTE RENDU, 101 


le gouvernement qui renvoyait au jury la diffamation écrite, à 
raison de son intérêt politique, ait considéré que cet intérêt 
exigeait en même temps que la lumière fût faite sur les faits 
imputés à up de ses fonctionnaires, Si le diffamateur réussis- 
sait à faire la preuve, on reconnaissait qu’il avait usé de son 
droit et rempli un devoir en dénonçant un fonctionnaire cou- 
pable, et on l’acquittait. Si au contraire il ne pouvait faire la 
preuve, la diffamation prenait un caractère de calomnie;, et l’ar- 
rêt qui condamnait le coupable était en même temps la réha- 
bilitation publique du fonctionnaire. Le législateur pouvait 
penser que par la solennité que les débats empruntaient à la 
juridiction du jury et aussi par le droit exceptionnel qu’il 
donnait à la défense, il satisfaisait doublement à l’intérêt po- 
litique soulevé par la diffamation écrite. 

. Cette interprétation de l’article 20 de la loi de 1819 est-elle 
plus exacte que celle donnée par les auteurs ? Nous ne voulons 
pas examiner celte question, parce que nous avons résolu 
d'apprécier, .en les analysant, les arguments de la Cour suprême 
et de rechercher s'ils doivent conduire à la solution que con- 
sacre son dernier arrêt. Or, pour atteindre notre but, il fallait 
avant tout préciser le sens de l’argument principal emprunté à 
tous les arrêts de la chambre criminelle, et reproduit dans l’ar- 
rêt des chambres réunies. C’est ce que nous avons essayé de 
faire, et nous avons dit comment, en faisant de la diffamation 
verbale un délit moins grave que de la diffamation écrite, on 
n’arrivait à expliquer une différence dans la compétence et 
dans le droit de la défense qu’à la condition de tenir compte 
de l’intérêt politique et non pas de l’intérêt du prévenu. 

Mais sur ce terrain de Pintérêt politique, nous trouvons un 
élément nouveau de discussion. La politique a plus d’une fois 
varié depuis 1819, et il est certain que ses exigences n’ont 
pas été appréciées de la même façon partous leslégislateurs qui 
se sont succédé au pouvoir, par ceux qui voulaient la lumière 
et la publicité comme par ceux qui cherchaient l’obscurité et 
le silence. La législation sur les délits de la parole et de la 
presse est une de celles qui ont dû suivre le plus exactement 
toutes les évolutions de notre politique intérieure. En 1819 
on considérait la diffamation écrite envers un fonctionnaire, 
pour des actes de ses fonctions, comme congstituant un danger 
plus grave que la diffamation verbale; c’est par suite de l’ap- 


102 . EXAMEN DOCTRINAL. 


préciation que l’on faisait de l’intérêt politique à cette époque 
qu’on envoyait ce délit au jury et qu’on donnait au prévenu le 
droit de prouver la vérité des faits. Cet intérêt politique a-t-il 
donc été apprécié de la même manière par le décret — loi du 
17 février 1852 que par la loi de 1819? Non évidemment, et la 
preuve que cette appréciation a été différente, c’est que le lé- 
gislateur de 1852 n’a plus jugé nécessaire de renvoyer au jury 
Je délit de diffamation écrite. N’aurions-nous pas le droit de 
retourner contre le système de la jurisprudence son argument 
principal et de dire : Vous prétendez que les motifs, qui ont fait 
limiter au cas de diffamation écrite la compétence du jury, sont 
aussi ceux qui ont fait restreindre le droit de preuve; or ces 
motifs n’existent plus pour le législateur, puisqu'il renvoie tout 
délit de diffamation, sans distinction, à la police correctionnelle, 
Comment donc conserver la restriction pour le droit de preuve, 
quand les motifs sur lesquels elle était basée ont élé repoussés 
par la loi actuelle ? 
Tout au moins aurait-il fallu que la Cour de cassation ré- 
pondit à celte objection, en démontrant que le décret avait 
modifié la compétence sans toucher au droit de preuve. L’ar- 
rêt des chambres réunies se borne à affirmer que le décret 
de 1852 n’apporte aucune atteinte à la prohibition d’administrer 
la preuve des faits au cas de diffamation verbale. Mais qu'on 
hous explique alors comment les mêmes motifs peuvent avoir 
disparu pour la compétence du jury et subsister encore pour 
la restriction du droit de preuve. La Cour se borne à affirmer que 
le décret de 1852 n’a rien changé à la prohibition qui frappait 
ce droit, au cas de diffamation verbale. Nous affirmons le con- 
traire. Nous croyons que le décret de 1852 a fait table rase, 
et que si unc disposition spéciale ne rétablissait pas le droit 
de preuve, ce droit n’existerait pas plus au cas de diffamation 
écrite qu’au cas de diffamation verbale. Si Particle 28 n'exis- 
tait pas dans le décret, nous chercherions sur quel texte on 
pourrait baser le droit de preuve restreint par la jurispru- 
dence’ au cas de diffamation écrite, car enfin ce droit tenait à 
l’idée qu’on se faisait en 1819 de l’intérêt politique. Il avait 
pour motifs ceux-là mêmes qui justifiaient la compétence du 
jury. Comment le législateur aurait-il maintenu ce droit du 
prévenu, quand les motifs qui l’avaient amené n'étaient plus 
jugés par lui suffisants pour justifier une compétence spéciale? 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE. — COMPTE RENDU. 103 


Le décret de 1852 pouvait donc supprimer le droit de preuve 
dans tous les cas, puisqu'il les assimilait tous au point de vue 
de la compétence; mais il pouvait aussi conserver tout entière 
la première disposition. de l’article 20, en effaçant la restric- 
tion que la jurisprudence a tirée du second alinéa. 

C’est ce second parti qu'a pris le législateur en 1852, et 
c’est dans le texte même de l’article 28 que nous en trouvons 
Ja preuve. « En aucun cas, dit cet article, la preuve par témoin, 
«ne sera admise pour établir la réalité des faits injurieux ou 

« diffamatoires. » En aucun cas; il y en a donc plusieurs, et 
-Je cas de diffamation écrite contre des fonctionnaires, pour 
faits relatifs à leurs fonctions, ne doit plus être le seul, comme 
le décidait avant le décret la jurisprudence, interprétant l’ar- 
ticle 20 de la loi de 1819. Mais alors où sont les autres ? Ce 
n'est pas le cas de diffamation contre des particuliers, ear ici 
jemais on n’a pensé à admettre la preuve. Reste donc le cas 
de diffamation verbale contre les fonctionnaires, mais voici 
que la jurisprudence l’écarte, puisqu’elle prohibe toute preuve. 
Dira-t-on que le décret veut parler du cas d’injure ? la juris- 
prudence l’écarte encore (ch. crim., 29 juillet 1865 ‘). Et d’ail- 
leurs il est bien évident que le décret, en disant que la preuve 
par témoins des faits injurieux ou diffamatuires ne sera admise 
en aucun cas, n’entend pas parler du cas d’injure.et du cas de 
diffamation, mais des différents cas que peut présenter chacun 
- de ces délits. Il faut donc, en réduisant à un seul cas l’admis- 
sibilité de la preuve par écrit des faits diffamatoires, comme 
le veut la jurisprudence actuelle, renoncer à donner un sens 
aux premiers mots de l’article 28 du décret de 1852. Cette 
conséquence est inadmissible, et il faut bien en eouclure que 
le décret de 1852 a voulu tout à la fois effacer la restriction 
que la jurisprudence avait mise au droit de preuve et limiter 
sous un autre rapport Ce même droit en PROAIDARs la preuve 

testimoniale. 

Mais, dit-on, ce système conduit à donner au décret une por- 
tée plus libérale qu’à la loi de 1819, puisque cette loi, d’après 
d'interprélatian de la jurisprudence, prohibe la preuve des faits 
#n matière de diffamation verbale et que le décret la permet- 
trait. Nous ferons remarquer, en nous plaçant au point de vue 


1 Sirey, 65, 1, 430. 


404 EXAMEN DOCTRINAL, 


de la jurisprudence, que la faculté dela preuve n’a été donnéeau 
prévenu qu’exceptionnellement et dans un cas spécial, à raison 
d’un intérêt politique. Or le législateur de 1852 a pu considérer 
que cet intérêt politique existait dans tous les cas de diffama- 
tion contre un fonctionnaire, et qu’il n’y avait d’ailleurs aucun 
danger à permettre une preuve qui en aucun cas ne pouvait 
ôtre faite par témoins. Avec cette restriction nouvelle, la diff- 
culté d'éviter, par la preuve des faits, la peine de la diffamation, 
doit arrêter toute imputation lancée à la légère, et, quant à la 
divulgation des faits prouvés par écrit, le législateur a pu pen- 
ser qu’il n’avait aucun intérêt à l'empêcher, pour couvrir inu- 
tilement un fonctionnaire qui le compromet. Le sens que nous 
donnons à l’article 28 n’a donc rien de contraire à l’esprit gé- 
néral du décret et aux tendances du législateur à cette époque. 

Telles sont les observations que, selon nous, doit sug- 
gérer l’analyse des motifs de la jurisprudence. Ces motifs 
pouvaient être exacts avant le décret de 1852, mais ils ont le 
tort de ne pas tenir compte des dispositions essentielles de l’un 
des principaux articles de ce décret. La Cour se trompe, selon 
nous, en déclarant que les motifs, qui en 1819 justifiaient la 
compétence du jury, justifiaient aussi la restriction du droit de 
preuve au seul cas de diffamation verbale, et doivent la justi- 
fier encore, alors que le législateur a repoussé ces motifs en 
supprimant la compétence spéciale. Le législateur de 1819 a 
considéré la diffamation verbale des fonctionnaires comme 
- Moins grave au point de vue politique ; cela est possible, mais 
telle n’est pas la pensée du législateur de 1852; il met toute 
diffamation sur le même rang, quel que soit le mode employé, 
et une seule chose le préoccupe, c’est la preuve écrite des 
faits imputés. Tant que cette preuve n’existe pas, il couvre le 
fonctionnaire, en ne permettant pas la vérification des faits; 
mais quand cette preuve est alléguée, alors il croit plus utile 
d'abandonner le fonctionnaire à la diffamation que de le pro- 
téger contre des accusations, qui aujourd’hui se sont produites 
.verbalement, mais qui demain seront justifiées par des écrits. 
. Tous les motifs donnés par la Cour suprême ont donc le tort, 
. selon nous, de se référer à une législation en partie abrogée, 
et de n'avoir pas tenu compte des éléments nouveaux que la 
législation actuelle introduisait dans le débat. Quoi qu’il en 
soit, la Cour a prononcé un arrêt solennel, et il est à craindre 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE. — COMPTE RENDU. 410$ 


‘que la question ne soit pour longtemps encore condamnée à 
subir la solution qu’elle a reçue de ce nouvel arrêt. Il faut 
donc jeter un coup d’œil sur les conséquences qui en résultent, 
pour le prévenu de diffamation verbale et pour la presse. 
+ Eo ce qui touche le prévenu de diffamation verbale, nous 
constaterons d’abord l’inutilité complète de la distinction que 
la jurisprudence consacre, De deux choses l’une, en effet: ou 
le diffamateur verbal n’aura aucun écrit à produire à l’ap- 
pui des faits qu’il reproche au fonctionnaire, et alors il serait 
écarté, dans tous les cas, par le texte formel de l’article 28, 
qui prohibe dans tous les cas la preuve testimoniales ou bien, 
il a une preuve écrite, et alors dès qu’il se verra poursuivi, il 
_fera imprimer et publier cette preuve. De diffamateur verbal, 
il deviendra diffamateur par écrit, et il échappera à la restric- 
tion que l’on veut imposer à sa défense. Supposons que cette 
preuve écrite soit publiée dans un journal, celui-ci sera pour- 
suivi, mais alors il se produira un résultat non moins singu- 
lier. Le diffamateur verbal, non admis à faire la preuve, même 
au moyen d’un écrit, sera nécessairement condamné, tandis 
que le journaliste, opposant à la poursuite la preuve écrite du 
fait qu’il a livré à la publicité, pour commettre le délit de dif- 
famalioo, échappera à toute condamnation. | 
Si ces bizarres conséquences étaient les seules, il faut avouer 
que l’arrêt nouveau auraitune bien médiocre importance; mais 
il est une conséquence plus regrettable qui ressort de cette 
jurisprudence. Il ne faut pas oublier que, dans l'affaire soumise 
aux chambres réunies, la question de preuve des faits diffa- 
.matoires ne se présentait que comme question préjudicielle ; 
le fond même du litige portait sur la possibilité pour un jour- 
nal de rendre compte d’un procès de diffamation verbale contre 
un fonctionnaire. Pour que ce compte rendu fût licite, il fallait, 
aux termes de l'article 11 de la loi du 27 juillet 1849, que la 
preuve des faits diffamatoires fût permise, Or, d’après la juris- 
‘prudence, cette preuve est prohibée, quand il s’agit de diffa- 
“mation verbale; dès lors la condamnation du Sémaphore est 
inévitable. Il est certain aussi qu’il y a là une restriction 
-considérable, indirectement apportée par la Cour de cassation 
aux droits de la presse. Le compte rendu ne sera plus autorisé 
que quand il s’agira d’un procès pour diffamation par écrit. 
Mais cette autorisation perd elle-même toute importance si 


106 : EXAMEN DOCTRINAL. 


l’on remarque que presque toujours le délit de diffamation par 
écrit pourra être considéré comme un délit de presse, et 
qu’alors le compte rendu sera interdit, non plus par la disposi- 
tion de l’article 10 de la loi de 1849, mais par l’article 17 du 
décret du 17 février 1852. I] aurait été assurément plus simple 
et plus sincère de prohiber purement et simplement tout M 
rendu de procès en diffamation. 

Il serait superflu de rappeler ici, pour compléter notre exa- 
men, quelle atteinte profonde cette jurisprudence porte à ce 
droit, que M. de Serre en 1819 reconnaissait aux citoyens, de 
reprocher publiquement aux fonctionnaires leurs fautes pu- 
bliques. C’était plus qu’un droit, c'était un devoir. Tout'a été 
dit sur ce sujet, à la tribune de nos assemblées législatives, 
dans la presse et dans les écrits des jurisconsultes. Nous nous 
bornerons à constater que ce droit, s’il a survécu, devient 
. Chaque jour plus difficile à remplir. Veut-on prendre directe- 
ment le fonctionnaire à partie, on vient se heurter contre l’ar- 
ticle 75 de la Constitution de l’an VIII Veut-on se borner à 
divulguer l’acte coupable dont on a été victime, alors il faut 
que le fonctionnaire ait eu l’imprévoyance de vous donner une 
preuve écrite. Cette preuve seule, d’après le décret de 1852, 
peut servir de sauvegarde au diffamateur devant le tribunal 
correctionnel, et s’il n’a pu se la procurer, sa condamnation 
est certaine, Il y a déjà là de quoi arrêter plus d’un citoyen 
victime d’un acte coupable. Ge n’est pas tout cependant, et 
quand même le diffamateur aura une preuve écrite, il faudra 
encore qu’il divulgue par écrit les faits qu’il incrimine. Sans 
cela, il ne pourra pas prouver la réalité des faits, et eût-il une 
preuve écrite, il sera condamné. | 


IL 


D’après l’article 15 de la loi du 25 mai 1838, les jugements 
rendus par les juges de paix ne penvent être attaqués par la 
voie du recours en cassation que pour excès de pouvoirs. Le 
législateur a pensé qu’il y avait utilité à ne pas permettre la 
prolongation de procès dont l’intérêt pécuniaire était trop mi- 
_nime et évidemment hors de toute proportion avec les rar 
qu’entraine le recours en cassation. 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE.—REC. EN CASSATION. 107 


La volonté du législateur de protéger les plaideurs contre 
leurs propres entraînements se révèle dans un grand nombre 
d’autres dispositions, et notamment dans celles qui restreignent 
le droit d’appel en déterminant le taux du dernier ressort. Il 
pourrait paraître téméraire d’engager une discussion sur le 
fondement rationnel de toutes ces mesures qui touchent à l’or- 
ganisation de nos juridictions. Et cependant nous avons peine 
à admettre la nécessité de ces précautions que la loi croit de- 
voir prendre dans l'intérêt de citoyens majeurs et jouissant 
de leurs droits. 2 

Nous croyonsquele danger dont on s'inquiète est chimérique, 
Æt nous entrouvons la preuve dans l’existence d’un système 
contraire en matière administrative. Le droit d’appel au Con- 
seil d’État n’est restreint par aucune détermination arbitraire, 
et nous n’avons jamais entendu dire que cette liberté laissée 
aux plaideurs ait eu pour eux les conséquences désastreuses 
que l’on redoute en matière civile ou commerciale. Nous ajou- 
terons que si le législateur considère l’appel comme une ga- 
rantie de bonne justice, peut-être serait-il plus équitable de 
faciliter le recours, en en diminuant les frais, que de le sup- 
primer. 

Ces mesures restrictives sont encore plus difficiles à justi- 
fler quand il s’agit du recours en cassation. C’est qu’en effet 
Je droit de déférer à une Cour suprême les décisions judiciaires 
qui contiennent une violation de la loi, n’a pas été donné aux 
plaideurs dans leur intérêt exclusif. La Cour de cassation a été 
instituée pour assurer l’unité de législation en amenant l’unité 
de jurisprudence. Or cet intérêt social existe, indépendam- 
ment de la valeur du litige. Plus le nombre des tribunaux de 
paix est considérable et plus grand est le danger de voir se 
produire la contradiction dans l’interprétation et dans l’appli- 
cation des textes de loi. La jurisprudence peut impunément 
varier d’un tribunal de paix à un autre; elle peut aussi dans 
Je même tribunal changer avec le juge, pour ces nombreuses 
causes dont l’intérêt pécuniaire est presque toujours inférieur 
au taux de l'appel. Or, d’après le système de la loi de 1838 
actuellement en vigueur, le juge de paix, quelle que soit la vio- 
Jation de loi qu’il commette, n’a rien à redouter de la censure 
de la Cour suprême. 11 ne doit éviter qu’un danger : le recours 
pour excès de pouvoirs. Or si l’on examine l’état de la juris- 


108 EXAMEN DOCTRINAL. 


prudence de la Cour de cassastion, il faut bien reconnaitre 
que ce danger est, pour le juge, facile à éviter. 

D’après un arrêt de la chambre des requêtes en date du 1° fé- 
vrier 1868 ‘, le juge de paix ne commet un excès de pouvoirs 
que lorsque, « dépassant le cercle de ses attributions judi- 
«. ciaires, il entreprend sur celles du pouvoir Jégislatif, ou des 
« pouvoirs exécutif ou administratif, » On conviendra que si, 
pour encourir la censure de la Cour suprême, il faut que le 
juge sorte de ses attributions judiciaires, et empiète sur les 
pouvoirs législatif, exécutif ou administratif, les cas de recours 
seront assurément fort rares. 

Il sera rare qu’un juge de paix s’avise de promulguer des 
lois ou s’oppose à l'exécution de celles qui auront été réguliè- 
rement promulguées. Tout au plus peut-on supposer qu’il s’ou- 
bliera jusqu’à statuer par voie réglemeniaire dans l’interpré- 
tation d’une disposition légale; ce qui amènerait la cassation 
de la sentence d’après l’arrêt ci-dessus et d’après un arrêt de 
la chambre civile en date du 15 janvier 1867 *?. 

Quant aux pouvoirs exécutif et administratif, ils ont assu- 
rément peu à craindre des empiétements des juges de paix. 
Gurasson ? cite l’exemple de celui qui, accompagné du maire, 
de l’adjoint, des anciens du pays et des parties intéressées, a 
rendu une ordonnance de police pour prévenir l’invasion des 
eaux d’un torrent. Ce juge trouvera peu d’imitateurs. 

Sans doute il pourra arriver qu’un juge de paix, dans le ser- 
vice même de ses fonctions judiciaires, s’attribue le droit d’in- 
terpréter un acte administratif, ou même d’en entraver l’exé- 
cution par sa sentence; mais dans ce cas ce ne sera pas la voie 
du recours en cassation qui sera ouverte, mais bien celle de 
l'appel, car la décision sera entachée d’incompétence (art. 14. 
L. 25 mai 1838). | 

Faut-il donc restreindre aux rares hypothèses prévues par 
l'arrêt de 1868 la disposition de l’art. 15? Mais alors à quoi 
bon ce recours ouvert aux parties? Lorsque le juge de paix 
aura fait une infraction aussi grave à ses devoirs, lorsqu'il aura 
commis un empiétement sur des pouvoirs publics, ce n’est pas 


2 D.P., 67,1, 178. 
. 8 Tome II, n° 876, 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE.—REC. EN CASSATION. 409 


J'intérêt privé des parties qui aura besoin de la protection 
d’un recours extraordinaire, ce sera l’intérêt social lui-même. 
Or cet intérêt n’a pas besoin d’invoquer la disposition spé- 
ciale de l’article 15 de la loi du 25 mai 1838; il a sa garantie 
dans l’article 80 de la loi du 27 ventôse an VIII, qui donne au 
gouvernement le droit de dénoncer, par la voie de son procu- 
reur général, à la chambre des requêtes « les actes par les- 
« quels, les juges auront excédé leurs pouvoirs. » Nous le 
répétons, si l’article 15 n’a eu d’autre but que d'investir les 
parties du droit qui appartient toujours au gouvernement de 
réprimer les empiétements qui portent atteinte à l’ordre social, 
on ne comprend guère son utilité. 

Telle n’a pu être la pensée des rédacteurs de la loi de 1838, 
et il faut en conclure que cette pensée est mal interprétée par 
la définition restrictive de l’excès de pouvoirs que nous em- 


pruntons à l’arrêt de 1868. Voÿons si la jurisprudence anté- 


rieure nous offre un guide plus sûr pour l’application de 
l'article 15. | 

Nous y voyons tout d’abord que le juge de paix commet un 
excès de pouvoirs lorsque, sans empiéter aur les attributions 
d’un autre pouvoir, « $l porte atteinte aux principes d'ordre 
« public que tous les pouvoirs sont tenus de respecter. » (Req. 
7 août 1848, 5 mars 1860 et 14 août, 1865). Cette définition 
serait assez large pour que l’article 15 pût satisfaire et ga- 
rantir l'intérêt privé aussi bien que l’intérêt social. Pour éviter 
Ja cassation, le juge de paix n’aurait pas seulement à respecter 
les limites qui, assez éloignées du centre de son domaine, le 
séparent du domaine des pouvoirs publics. Il faudrait qu’il s’as- 
treignit à observer certaines formes, à respecter certaines ga- 
ranties, à tenir compte de la liberté de la défense ; il faudrait 
encore qu’il s’abstînt de méconnaître dans certaines disposi- 
tions de nos lois les principes d’ordre public que le juge est 
tenu de respecter. Il ne pourrait impunément rejeter la pres- 
cription, comme moyen d'acquérir ou de se libérer (2219 C.Nap.), 
ni écarter l’autorité de la chose jugée (1351 C. Nap.). Telles 
seraient les conséquences que l'on aurait le droit de tirer de 
cette règle, dont nous avons copié la formule dans les arrêts 
précités, si la Cour, par l'application restrictive qu'elle en a 


D 


4 Dalloz, Répert., v° Cassation, n° 1481, D. P., 60, 1, 178, et 67, 1, A7. 


LL 


4 


410 EXAMEN DOCTRINAL. 


faite, n’avait pris soin d’en dimiuner considérablement la 
portée. 

Pour faire mieux apprécier l’ensemble de cette jurispru- 
dence, nous devons mettre en regard les décisions qui ont con- 
staté des excès de pouvoirset celles qui ont refusé ce caractère 
aux irrégularités signalées devant la Cour. 

Parmi les premières nous citerons un arrêt de la chambre 
civile du 11 mai 1840 !, cassant la décision d’un juge de paix 
qui, SOUS prétexte d'interpréter par l'usage le tarif d'octroi 
qu’il avait à appliquer, avait autorisé et admis la réduction 
d’un droit légalement établi et perçu. Il y avait excès de pou- 
voirs, car le juge, en faisant ainsi prévaloir l’usage sur une dis-’ 
position légale, avait porté atteinte au principe d'ordre public 
qui commande le respect des lois non régulièrement abrogées. 
Nous citerons en second lieu un arrêt de la chambre civile du 
29 avril 1850*?. Une partie avait obtenu une condamoation ; 
elle se désiste du bénéfice de cette sentence et assigne de 
nouveau devant le même juge de paix qui rétracte sa première 
sentence et prononce une condamnation plus forte. « En se 
« ressaisissant d’une contestation déjà jugée par lui définitive- 
« ment et en dernier ressort, le juge de paix, dit la Cour, 
« a formellement excédé les pouvoirs que la loi lui confère. » 
La Cour a considéré que le respect dù à l'autorité de la chose 
jugée était un de ces principes d'ordre public auxquels on ne 


. peut porter atteinte sans excès de pouvoirs, 


La prescription est également une règle d’ordre public, et 
on a soulenu que le juge de paix ne pouvait pas plus en violer 
les principes, sans excès de pouvoirs, que ceux de la chose 
jugée. L’arrêt précité de 1850 n’élait pas rendu quand cette 
question a été soulevée, mais on invoquait un arrêt de la 
chambre civile du 21 avril 1813, qui avait annulé, dans l’in- 
térét de la loi, une sentence rendue au mépris de la chose 
jugée”. La chambre des requêtes n’a pas déclaré que la vio- 
lation des règles de la prescription ne constituerait pas un 
excès de pouvoirs, mais elle s’est fondée, pour rejeter le 


pourvoi, sur ce que le juge « devait accueillir la prescription 


1 Dev., 41, 1, 714. 
2 D. P., 50, 1, 126. 
? Dalloz, Répert., v° Cassation, n° 1028. 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE.—REC. EN CASSATION. 141 


« suivant des circonstances qu’il apprécie. » Cette décision, en 
date du 18 juillet 1848 !, laisse la question douteuse. 

Pour terminer le tableau des décisions qui considèrent 
comme excès de pouvoirs la violation de certains principes 
d’ordre public, nous mentionnerons un'arrêt de lachambre des 
requêtes du 5 mars 1860°?. Un litige s’était élevé entre le fer- 
mier des droits d’une halle et des particulierss celui-ci sou- 
tenait devant le juge de paix qu’il ne devait pas les droits 
réclamée, parce que larrêté municipal qui les avait établis 
était illégal. Le juge avait repoussé ce moyen de défense. Sa 
décision pouvait-elle être attaquée pour excès de pouvoirs 
devant la cour de cassation? Oui, dit la chambre des Requê- 
tes, « attendu que si l’autorité judiciaire ne peut mettre ob- 
« stacle à l’exécution des actes émanés de l’autorité adminis- 
« trative, elle ne doit les sanctionner et les accepter comme 
« base de ses décisions qu'après en avoir vérifié et reconnu 
«la légalité: que la loi seule est obligatoire, et que l’arrêté 
«pris par un maire en dehors de ses attributions ne saurait 
« avoir ce caractère; que s’il était vrai que l’arrêté dont 
« l’exécution était poursuivie, eût été pris par le maire sans 
« pouvoir et sans droit, le juge de paix, en en faisant l'apph- 
« cation, se serait associé à l’illégalité dont sl était entaché, et 
« aurait comme le maire, dont il émanait, commis un excès de 
« pouvoir et porté atteinte à un principe d'ordre public que le 
« juge est tenu de respecter. » 

Voici maintenant quelques décisions par lesquelles la loi 
refusede reconnaître à certaines illégalités le caractère d’excès 
de pouvoirs. La plus importante est un arrêt de la chambre des 
requêtes en date du 18 janvier 1860, qui exclut explicitement 
toute une catégorie d’irrégularités. Il s'agissait d’une sentence 
dans laquelle le juge de paix s’était fait assister d’un greffier 
provisoire sans lui avoir fait préalablement prêter serment. 
Le défaut de serment équivaut à l'absence du greffier, disait le 
pourvoi ; or la présence du greffier est indispenseble à la va 
lidité du jugement, ll y a À une nullité qui vicie la décision du 
juge de paix et qui l’entache d’excès de pouvoirs, La chambre 


1 D. P;, 48, 1, 219. 
2 D. P., 60, 2, 178. 
3 D. Pl, 50, Î, 169. 


14192 EXAMEN DOCTRINAL. 


des requêtes a répondu « qu'on ne saurait confondre l'irré- 
« gularité résultant du défaut de serment du greffier nommé 
« d'office par le juge de paix, au cas d’abstention du greffier 
« titulaire, avec un excès de pouvoirs résultant du défaut de 
« qualité de ce magistrat; que la nullité qu’engendre cette ir- 
« régularité est du même ordre que celle prévue par l’arti- 
« cle 7 de la loi du 20 avril 1810, au cas où le jugement a mé- 
« connu les garanties du nombre des magistrats, ou de publicité 
« où de motifs exigés par la loi, ef non de l’ordre de celles spé- 
« cialement prévues par l'article 15 de la loi du 25 mai 1838 au 
« cas où le juge de paix dépasse le cercle de ses attributions 
« pour entreprendre sur celles du pouvoir législatif ou de l’au- 
« torité administrative, on porte atteinte à l’ordre public en 
« n’usant pas des pouvoirs que la loi lui a conférés. » 

D’après cette décision, la violation des garanties édictéespar 
la loi dans l’intérêt de la bonne administration de la justice 
n’est pas une atteinte portée à un de ces principes d'ordre public 
que le juge doit respecter. I\ peut, sans s’exposer à la cassation, 
statuer sans publicité, refuser d’entendre les parties, juger 
sans assistance du greffier, condamner sans motiver sa sen-. 
tence. Toutes ces illégalités flagrantes qui suffraient pour 
motiver la dénonciation de la sentence à la chambre des re- 
quêtes, en vertu de l’article 80 de la loi du 27 ventôsean VIII*, 
ne suffisent pas pour motiver un recours des parties. De telle 
sorte que celles-cine peuvent obtenirla réparation d’illégalités 
que le gouvernement a le droit de réprimer, alors même 
qu’elles ne portent aucune atteinte à l’ordre des juridictions. Il 
faudrait en conclure que le caractère de l’excès de pouvoirs 
ne dépend pas de la nature de l’acte, mais de la personne qui 
la dénonce à la Cour. 

Quelque bizarres que puissent paraître ces thédries, elles 
résultent manifestement des décisions de la Cour suprême. On 
pourrait citer tout au plus un ou deux arrêts qui consacrent 
des exceptions à ces règles. Dans une affaire jugée le 20 juin 
1855 * par la chambre des requêtes, un plaideur se plaignait 
des mesures illégales dont il avait été victime. Il avait été ex= 
pulsé de l’audience, et cette expulsion constituait, d’après lui, 


1 Req., 16 juin 1861 (D. P., 62, 1, 135). 
2 Dev., 57, 1, 62. 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE.—-REC, EN CASSATION. 443 


tout à la fois un excès de pouvoirs et une atteinte aux droits 
de la défense, puisqu'il n’avait pu assister àla prononciation du 
jugement. La Cour a déclaré que les mesures prises par le juge 
pour la police de l’audience ne peuvent motiver un recours 
dans l’intérét civil des parties, « alors qu’il est constaté que les 
« formalités essentielles prescrites par la loi pour Le jugement des 
aprocès civils ont élé exactement observées, et que l'audience a 
« été publique. » Le principe implicitement contenu dans ce 
dernier motif de l’arrêt est ea contradiction évidente avec la 
règle de l’arrêt de 1850, qui n’admet pas qu’il y ait excès de 
pouvoirs dans la violation des garanties de motifs ou de pubk- 
cité, Mais ce motif isolé et incidemment placé dans un arrêt 
de rejet n’a pas la portée d’un changement de jurisprudence, 
alors surtout que l’on se reporte à l'arrêt de 1868, qui rejette 
comme non recevable un pourvoi fondé sur la violation d’une 
autre garantie légale, c’est-à-dire de l’obligation de motiver 
les jugements. 

Si nous résumons les règles que la jurisprudence nous offre 
pour reconnaître les caractères de l’excès de pouvoirs, dans le 
sens de l’article 15 de la loi du 25 mai 1838, voici comment 
nous les formulerons. Il y a excès de pouvoirs 1° lorsque 
le juge de paix, dépassant le cercle de ses attributions judi- 
ciaires, entreprend sur celles du pouvoir législatif ou des pou- 
voirs exécutif ou administratif; 2° lorsque le juge porte atteinte 
aux principes d'ordre public que les pouvoirs sont tenus de 
respecter, par exemple lorsqu'il abroge implicitement une loi 
en la modifiant pàr l’usage, ou qu’il viole la chose jugée, ou 
qu’il s’associe à l’illégalité d’un arrêté municipal en l’appli- 
quant. Cette définition de l’excès de pouvoirs est-elle com- 
plète? Nous ne pouvons l’admettre, quand nous voyons qu’elle 
laisse de côté toutes les irrégularités de forme qui peuvent 
entacher l’exercice du pouvoir du juge. Le tribunal de paix 
aurait-il ce singulier privilége de n’offrir aucune des garanties 
essentielles de publicité, de motifs, de liberté de la défense? On 
aurait pu le soutenir sous l’empire de la loi du 27 novembre 
.1790, qui interdisait d’une façon absolue le recours en cas- 
sation contre les décisions des juges de paix, On pensait alors 
que cette institution ne devait procurer qu’une justice exacte 
et impartiale. Mais le législateur a perdu ces généreuses illu- 


sions, etil n’a pas tardé à comprendre que jaisser une iuridic- 
XXXIV. 8 


414 EXAMEN DOCTRINAL. 


tion en dehors de tout contrôle, c'était la mettre au-dessus de 
toutes les règles et lui permettre toutes les illégalités. Il n’é- 

tait pas possible de livrer à l’omnipotence d’un juge de paix 
les grands principes qui étaient la base même de l’organisation 
de la justice. Les dispositions du Code de procédure, dans les 
premiers titres, eut eu pour but d’assurer l'observation de ces 
principes en imposant au juge de paix un certain nombre de 
formalités. Si l’on soustrait les obligations qui en résultent à 
la sanction du recours en cassation, ces obligations, dépour- 

vues de toute autre sanction, pourront souvent être méconnues, 

Sans doute, on n’a pu avoir la pensée d'autoriser le recours en 

cassation pour toute infraction commise aux règles de la 

procédure devant le juge de paix, et seulement pour les 

violations qui atteignent un certain nombre de règles essen- 
tielles; mais ce que nous critiquons, c’est cette théorie qui 
n’impose à ces pouvoirs d’autres limites que le respect des 
autres pouvoirs, et qui ne tient pas compte des conditions 
que la loi lui impose dans l'intérêt des parties. Nous croyons 
que le juge qui statue à huis-clos ou sans motiver son juge- 
ment, transgresse les limites dans lesquelles la loi a circon- 
scrit son autorité, aussi bien que celui qui dépasse le cercle 
de ses attributions judiciaires pour empiéter sur les attribu- 
tions d’un autre ordre. L’excès de pouvoirs existe dans les 
deux cas : dans le premier, parce que le juge n’a pas observé 
les conditions que la loi mettait à l’exercice de son droit; dans. 
le second, parce qu’il a exercé le droit d’un autre. 

Notre opinion trouve un appui dans la jurisprudence du 
Conseil d’État, qui, elle aussi, a dû se préoccuper des carac- 
tères de l’excès de pouvoirs, puisque celui-ci ouvre aux parties | 
un recours direct contre les âctes des autorités qui ne ressortis- 
sent pas au Conseil, considéré comme deuxième degré de juri- 
diction. Les décrets du chef de l’État lui-même peuvent ainsi 
être déférés au Conseil d’État par la voie contentieuse, lorsqu'ils 
sontentachés d’excès de pouvoirs. Or jamais on n’a pensé à res- 
treindre cette voie de recours aux seuls cas où le chef de l’État 
avait empiété surle pouvoir législatif ou sur le pouvoir judiciaire. 
Ge n’est pas non plus seulement quand un décret porte atteinte 
à un de ces grands principes sur lesquels repose notre droit 
public que le recours est ouvert, mais aussi quand il méconnaît 
une des conditions auxquelles est soumis l’exercice du pouvoir 


JURISPRUDENCE CRIMINELLE.—REC: EN CASSATION. 445 


dont il émane. La jurisprudence nous fournit des exemples 
nombreux de cette cause d’annulation. En voici quelques-uns: 
” Un décret émané du chef de l’État, seul compétent, avant le 
décret de décentralisation de 1852, pour autoriser des établis- 
sements insalub res de première classe, statue en l’absence des 
formalités d'enquête et de publications prescrites par le décret 
du 15 octobre 1810 et par l’ordonnance du 14 janvier 1815. Gette 
violation ne trouble pas assurément l’ordre des juridictions, 
mais elle porte atteinte aux garanties que la loi a édictées dans 
l'intérêt des particuliers ; elle sera annulée pour excès de pou- 
voir ?. Nous trouvons nettement formulée dans une décision 
récente la règle que nous invoquons. La loi du 4 juin 1864, sur 
je régime disciplinaire des conseils de prud’hommes, autorise 
l'Empereur à prononcer par décret la déchéance d’un membre 
qui a gravement manqué à ses devoirs. Mais ce même article 
exige qu'avant toute décision le membre incriminé soit appelé 
par le président devant le conseil des prud’hommes, pour s’ex- 
pliquer sur les faits qui lui sont reprochés. Les membres d’un 
conseil de prud'hommes frappés par un décret le défèrent au 
conseil pour excès de pouvoirs, en soutenant que l’article 2 a 
été inexécuté. Le Conseil d’État va-t-il déclarer ce recours non 
recevable parce que le décret n’a pas empiété sur les attribu- 
tion d’un autre pouvoir? Nullement, et il repousse au contraire 
de la façon la plus formelle cette interprétation restrictive de 
l’excès de pouvoirs. « Considérant dit ce décret, que la loi du 
« 4 juin 1864, qui nous a conféré le pouvoir de prononcer, con- 
«tre tout membre des conseils de prud'hommes qui aurait 
«manqué gravement àses devoirs, la déchéance deses fonctions, 
« a déterminé les conditions dans lesquelles devrait s'exercer ce 
« pouvoir ; Que les sieurs X..., soutiennent que notre décret du 
«4 mars 1865, qui les a déclarés déchus de leurs fonctions de 
« prud'hommes, a été rendu sans que les prescriptions de l’ar- 
« ticle 2 de La Loi précitée eussent été observées; ce qui constituerait 
«un excès de pouvoirs, et qu’en conséquence ils nous deman- 
« dent de rapporter ledit décret; qu’en vertu de la loi des 
« 7-14 octobre 1790, ils sont recevables à porter cette demande 
« devant nous, au Conseil d’État, par la voie contentieuse ?,» 

1 Cons. d'État, 13 février 1840, Lessance (Rec., p. 29); 22 août 1853, 


d'Anglade (Rec., p. 839). 
2 Cons. d’État, 11 août 1866 (Rec., p. 863). 


116 EXAMEN DOCTRINALe 


On voit d’après ces exemples que si l’on compare, sur Cecile 
matière de l’excès des pouvoirs, la jurisprudence du Conseil 
d’État'à celle de la Cour de cassation, la comparaison n’est 
pas favorable à cette dernière. L’orsqu'un fonctionnaire 
de l’ordre administratif ou le chef de l’État lui-même néglige 
une des conditions imposées par la loi à l’exercice de ses 
pouvoirs, il excède ces pouvoirs et la décision doit être annulée, 
Est-ce que la loi en donnant au juge de paix le pouvoir de 
prononcer en dernier ressort sur certains litiges, n’a pas 
elle aussi déterminé certaines conditions dans lesquelles devrait 
s'exercer ce. pouvoir ? Au nombre de ces conditions est-ce 
qu’il ne faut pas ranger l'obligation de la publicité, les for- 
malités qui garantissent le droit de défense, et enfin la règle 
qui exige que tous les jugements soient motivée? L’affirmative 
” nous paraît évidente, et nous croyons que, pour êtrecomplète, la 
définition de l’excès de pouvoirs, dounant ouverture au recours 
en cassation contre les sentences des juges de paix, devrait 
embrasser tout à la fois l’empiétement sur un autre pouvoir, 
l'atteinte portée à un grand principe d’ordre public et aussi la 
violation des formalités que la loi a imposées comme condition 
de l’exercice du pouvoir qu’elle a donné au juge. 

Pauz COLLET. 


EXAMEN DOGTRINAL 
Par M. BAïTBIE. 


Jurisprudence administrative. 


Le Conseil d’État, délibérant au contentieux, a rendu, le 
30 janvier 1868, un arrêt, qui est digne de remarque, soità 
raison des circonstances qui l’ont amené, soit à cause de la 
question de compétence qu’il a tranchée. 

La ville de Paris a, le 11 juillet 1860, fait avec la Compa- 
gnie des eaux un traité qui a été approuvé par un décret im- 
périal du 2 octobre 1860. Un article du trailé donne à la Com- 
pagnie le droit d’exiger, pour toute concession d’eau à la 
jauge, que les canaux destinés à conduire l’eau du réservoir 
aux maisons soient faits par ses ouvriers; postérieurement, 
cet article est devenu une disposition d’un arrêté rendu par le 
préfet de la Seine. C’est en se fondant sur cette disposition que 
la Compaguie des eaux à repoussé la demande d'abonnement 


JURISPR, ADMINISTRATIVE, — TRAVAUX PUBLICS. ‘147 


formée par un propriétaire qui avait fait ou voulait faire exé- 
cuter lui-même, par sesouvriers, les travaux de canalisation né- 
cessaires pour conduire les eaux dans sa maison. Le propriétaire : 
ayant assigné la Compagnie devant le tribunal civil de la Seine, 
elle a opposé l'exception d’incompétence tirée de ce que, 
dans ce débat, il s’agissait d’interpréter et d’exécuter un 
acte administratif. Le déclinatoire repoussé par le tribunal, 
qui a jugé au fond (jugement du 4 janvier 1862), a été admis 
par la Cour impériale qui, par son arrêt du 5 décembre 1863, 
a réformé la décision du tribunal de la Seine et déclaré l’in- 
compétence de l’autorité judiciaire. Renvoyé à se pourvoir de- 
vant qui de droit, le propriétaire a saisi le conseil de préfec- 
ture de la Seine qui, statuant au fond, a rejeté la demande. 
Sur l’appel au Conseil d’État, la question de compétence 4 été 
de nouveau soulevée et le Conseil, procédant d'office, a tout 
à la fois annulé l’arrêté du conseil de préfecture et l’arrêt de 
la Cour impériale, ce qui a produit un conflit négatif d’attribu- 
tions. Vidant immédiatement le règlement de juges, le Conseil 
d’État a renvoyé les parties devant la Cour impériale. L’annu- 
lation de l’arrêté du conseil de préfecture était fondée sur ce 
que le débat n’avait pas lieu entre la Compagnie et la ville 
mais entre la Compagnie et un particuiler : « Considérant, dit 
« l’arrêt du Conseil d’État, que si les difficultés qui s’élève- 
« raient entre la ville de Paris et la Compagnie des eaux sur 
« le sens et l’exécution des clauses du marché passé entre la 
« ville et ladite compagnie pouvaient être portées devant le 
« conseil de préfecture par application de l’article 4 de la loi 
« du 28 pluviôse an VIII, ni cet article ni aucune autre dispo- 
« sition législative n’autorisent le conseil de préfecture à con- 
« naître des difficultés qui peuvent s’élever entre la Compa- 
« gnie et les particuliers quant aux conditions auxquelles 
« ceux-ci peuvent réclamer des concessions d’eaux; 

_« Que c’est à l’autorité judiciaire qu’il appartient de con- 
« naître des litiges qui touchent aux rapports qui existent entre 
« la Compagnie et les particuliers, en ce qui touche Îes obli- 
« gations auxquelles ceux-ci peuvent être tenus pour ces con- 
cessions. » | 
Cet arrêt rendu d'office, a produit une espèce de sen- 
sation, et j’ajoute qu’il a jeté du trouble dans l'esprit des 
personnes qui ne sont pas familiarisées avec la jurispru- 


# 


118° EXAMEN DOCTRINAL. 


dence, du Conseil d’État. Quel est donc le sens, demande- 

t-on, du principe que les tribunaux sont incompétents pour 
tout ce qui concerne l'interprétation et l’exécution des actes 
administratifs ? Faut-il distinguer la qualité des parties, 
pour savoir si l’acte doit être interprété par l’administra- 
tion ou par les tribunaux ? S'il en était ainsi, les questions 
d'interprétation et les questions de fond seraient identiques, 
et les tribunaux n’auraient pas à surseoir en attendant, pour 
juger le fond, que l’administration eût prononcé sur le sens des 
titres à interpréter. Cette distinction surprend d’autant plus, 
que la compétence en matière d'interprétation implique pré- 
cisément la compétence d’un autre tribunal, relativement 
au fond. Ainsi, pour le contentieux des domaines natio- 
naux, l'interprétation est demandée au conseil de préfecture 
même dans les cas où le débat est porté par les particuliers de- 
vant les tribunaux ordinaires. 

Ces observations démontrent que les motifs de l’arrêt du 
Conseil d’État n’ont pas été bien saisis, et peut-être n’auraient- 
_elles pas été faites si les considérants étaient plus explicites 
qu’ils ne le sont. Nous allons rechercher la théorie de cette 
décision, qui, selon nous, est parfaitament conforme à la ju- 
risprudence du Conseil d’État, sur la séparation des pouvoirs 
judiciaire et administratif. 

Si les tribunaux sont incompétents pour interpréter les 
clauses obscures des actes administratifs, ils sont compétents 
pour appliquer les dispositions qui leur paraissent claires. Il 
leur appartient d’ailleurs de se prononcer sur la clarté ou 
l'obscurité des actes. Il ne suffit pas qu’une partie demande 
l'interprétation administrative pour qu’elle lui soit accordée, 
et le tribunal ne surseoit à statuer que s’il trouve la clause 

amphibologique. Lorsqu'il prend ce parti, le juge du fond in- 
dique dans lé jugement de sursis sur quel point doit porter 
l'interprétation. Or, dans Paffaire de la Compagnie des eaux, 
il n’y avait aucune difficulté sur le sens du traité. L'arrêt de 
la Cour n’avait pas sursis à statuer et déclarait l’incompétence 
de l’autorité judiciaire, par la raison vague que le débat don- 
nait lieu à l’interprétation et à l’exécution d’un acte adminis- 
tratif. Il ne précisaït aucun point douteux à résoudre, aucune 
obscurité à dissiper, et toutes les dispositions étant claires, il 
s'agissait uniquement de faire l’application du traité à une 


te er US 


JURISPR. ADMINISTRATIVE. —- TRAVAUX PUBLICS, 119 


contestation entre la Compagnie et un particulier. Or les tri- 
bunaux, quand ils sont compétents au fond, ont également le 
pouvoir d’appliquer les titres, même administratifs, sur les- 
quels s’appuient les prétentions des parties. C’est ce qu'a décidé 
un arrêt récent de la Cour de cassation (2 décembre 1868, aff. da 
Castillon c. ville de Nice), dans une espèce bien propre à mettre 
les principes dans tout leur jour. La question en litige était de 
savoir si, d’après le plan d’alignement de la ville de Nice, une 
avenue avait une largeur de 14 mètres ou une largeur de 30 mè- 
tres. La Cour d'Aix avait, par interprétation du plan (interpréta- 
tion que l’arrêt avouait ouvertement), décidé que l'avenue de- 
vait avoir 30 mètres. Cet arrêt fut cassé comme entaché d’excès 
de pouvoirs, les tribunaux n’ayant pas le droit d'interpréter les 
actes administratifs, et les parties furent renvoyées devant ja 
Cour de Montpellier. La Cour de renvoi décida qu’il n’y avait pas 
lieu à interpréter, que le plan était clair, et qu’il s'agissait de 
l'appliquer à la cause. C’est le pourvoi dirigé contre cet arrêt 
qui a été rejeté par la Cour de cassation, le 2 décembre 1868, 
Cet arrêt nous servira également à déterminer ce que signi- 
fie la règle d'après laquelle les tribunaux ne connaissent pas 
de l'exécution des actes administratifs. Il ne faut pas en effet 
confondre l’exéeution avec l'application de l'acte an jugement 
du litige. Si le tribunal est compétent pour statuer sur le fond, 
il prend ses éléments de décision dans toutes les pièces dn 
débat sans distinguer entre les titres de droit commun et les 
titres d’origine administrative. De quelque nom qu’on appelle 
cette application, qu’on la nomme exécution ou autrement, 
elle ne dépasse pas ts compétence du tribunal. Quant aux 


‘actes d'exécution proprements dits, il faut distinguer entre 


ceux qui ont un caractère judiciaire et ceux qui ont un 
caractère administratif. Les premiers, tels que comman- 
dements, saisies, etc., etc., appartiennent aux tribunaux ordi- 
naires même quand ils sont faits en veriu d’un titre admini- 
stratif exécutoire, comme le serait une contrainte ou un rôle. 
L'administration et les tribunaux font, chacun en ce qui les 


. concerne, exécuter les actes adminisiratifs : l'administration, 


si l'exécution demande un fait administratif tels que les gar- 
nisons, les renouvellements d'opérations électorales, etc., etc.; 
les tribunaux, si l’exécution doit consister dans l’emploi des 
voies d’exécution judiciaire (art. 545 à 805 C. pr. civ.)}. 


190 EXAMEN DOCTRINALe 


Le décret du 30 janvier 1868 a été rendu dans une espèce 
où il s'agissait de faire l’application du traité à une contes- 
tation entre la Compagnie des eaux et un particulier, Si le dé- 
bat s’était élevé entre la Compagnie et la ville, le conseil de 
préfecture aurait été compétent en vertu de l’article 4 dela loi 
du 28 pluviôse an VIII, qui attribue à cette juridiction « les 
difficultés qui pourraient s’élever entre les entrepreneurs et 
l'administration sur le sens et l’exécution des clauses de leurs 
marchés. » Mais la contestation intéressant un particulier, le 
tribunal civil était compétent, et cette compétence emportait 
le droit d’appliquer au jugement du procès le traité du 11 juil- 
let 1860, quoique le traité fût administratif de sa nature, S’il y 
avait eu obscurité sur un point déterminé, le tribunal aurait 
dû surseoir jusqu’à ce que le traité eût été interprété par l’auto- 
rité administrative (en ce cas par le conseil de’préfecture); mais 
la Cour s'étant dessaisie au lieu de surseoir, lorsque d’ailleurs 
il n’y avait aucun point douteux à interpréter, c’est à tort 
qu’elle s’était déclarée incompétente. 

En procédant d’office au règlement de juges et renvoyant de- 
vant Ja Cour impériale de Paris, le Conseil d’État à fait preuve 
d’une impartialité complète entre la compétence judiciaire 
et la compétence administrative. Pendant longtemps le désir 
d’empiéter sur l’autorité judiciaire a été imputé aux juridictions 
administratives, et le Conseil d’État spécialement a été exposé 
à cette accusation. Que de réclamations s’élevaient contre la 
compétence du Conseil en matière de conflits ! N’était-ce pas, di- 
sait-on, rendre l'administration juge et partie dans les questions 
qui touchent à ses attributions? Par un revirementremarquable, 
les tribunaux s’empressent de se déclarer incompétents, et c’est 
le Conseil d’État qui, d'office, leur renvoie les affaires qu’ils ont 
à tort refusé de retenir. En louant la haute impartialité du Con- 
seil. d’État, nous ne pouvons pas ne pas faire remarquer com- 
bien sont regrettables les scrupules qui portent les tribunaux 
à trop facilement accueillir les déclinatoires de compétence. Il 
en résulte des circuits et des frais qui équivalent à un déni de 
justice. Ainsi, dans l’affaire de la Compagnie des eaux, les par- 
ties ont été renvoyées après six ans devant la juridiction qui 
avait d’abord été saisie par le demandeur en concession. Y 
a-t-1l beaucoup de plaideurs qui puissent supporter de tels 
retards et de telles dépenses ? A. BATBIE. 


DROIT ADMINIST, = DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 1921 


DU CARACTÈRE ET DES EFFETS DES ACTES ADMINISTRATIFS 
QUI DÉLIMITENT LE DOMAINE PUBLIC, 
NOTAMMENT LE LIT DES COURS D'EAU NAVIGABLES ET FLOTTABLES, 
ET LE RIVAGE DE LA MER, 
Par M. Léon Avcoc, 


maître des requêtes, commissaire du gouvernement près le Conseil DER 
au contentieux. 


A Monsieur le Directeur de la Revue de législation. 


Monsieur et cher directeur, 


La Revue critique de législation et de jurisprudence a publié, 
dans la livraison de mai 1868, un article remarquable de 
M. Albert Christophle, avocat au Conseil d’État et à la cour de 
cassation, sur une question très-délicate : la délimitation du 
lit des cours d’eau navigables et flottables et les conséquences 
de cette délimitation. Je suis complétement d’accord avec le 
savant auteur de ce travail sur les doctrines qu’il expose dans 
la première partie de sa dissertation. Mais j'aurais à présenter 
des observations sur la dernière partie, dans laquelle il com- 
bat la jurisprudence du Conseil d’État au sujet du caractère et 
des conséquences des actes administratifs qui fixent les limites 
du lit des cours d’ean. J'espère que, à raison de l’importance 
de la matière et des longues controverses qu’elle a soulevées, 
la Revue de législation voudra bien accueillir ma réponse, un 
peu tardive peut-être, à l’article de M. Christophle, comme 
elle m’a fait l'honneur d'accueillir les travaux que je lui ai 
présentés à diverses reprises. 

Les points sur lesquels je suis d’accord avec mon honorable 
collaborateur, il n’est pas inutile de les indiquer en deux 
mots. En premier lieu, le lit des cours d’eau navigables et 
flottables est tout le terrain occupé par les eaux parvenues à 
leur plus haut point d’élévation avant le débordement. En 
second lieu, c’est à l’autorité administrative, aux préfets, qu’il 
appartient de fixer la ligne qui sépare le domaine public du 
domaine privé, des propriétés riveraines, d'indiquer jusqu'où 
s’étend le lit du fleuve; et le pouvoir des préfets n’est pas res- 
treint à la délimitation actuelle du lit: ils ont le même droit 
pour la reconnaissance des limites anciennes. Je n’ai pas à” 
rappeler ici, après M. Christophle, les décisions du conseil 


122 DROIT ADMINISTRATIF, 


d’État, du tribunal des conflits et de la cour de cassation qui 
ont consacré ces doctrines. 

Mais quel est le caractère de l’acte du préfet et par suite 
quels sort ses effets, voilà les points sur lesquels je viens de- 
mander la permission de combattre l’opinion de M. Christophle. 

Trois systèmes, dit-il, ont été soutenus à ce sujet, l’un par 
les tribunaux de l’ordre judiciaire et l4 cour de cassation, 
l’autre par l'administration, le troisième par le Conseil d’État. 

D’après la jurisprudence de la cour de cassation, les arrêtés 
de délimitation pris par les préfets ont la valeur de décrets 


entraînant l’expropriation pour cause d’utilité publique. Par 


conséquent, les particuliers riverains qui prétendraient que 
l’autorité administrative a englobé dans le lit du fleuve des 
terrains dont ils sont propriétaires ne peuvent se faire main- 
tenir en possession; ils sont dépouillés irrévocablement. 
Mais les tribunaux civils ont le droit de vérifier si les limites 
administratives sont conformes aux limites naturelles et dans 
le cas où ils reconnaissent que l'administration a empiété sur 
la propriété riveraine, ils peuvent et ils doivent, tout en respec- 
tant la délimitation administrative, accorder une indemnité 
aux riverains dépossédés. | 

L'administration aurait, d’après M. Christophle, soutenu 
un système diamétralement opposé. Elle aurait posé en prin- 
cipe que la délimitation administrative doit être conforme à 
la délimitation naturelle, qu’elle n’est qu'un simple borrage ; 
que, par suite, comme elle n’a pour but que de constater le 
fait de l’occupation du terrain par les plus hautes eaux, les 
riverains n’ont aucune indemnité à réclamer devant l’autorité 
judiciaire, puisque Padministration ne peut être responsable 
des caprices du fleuve . 

Enfin le Conseil d’État n’aurait accepté franchement ni l’un 
ni l’autre système. Tout en admettant que la limite adminis- 
trative doit se confondre avec la limite naturelle, et que l’incor- 
poration de la propriété riveraine au domaine public, par 


1 M. Christophle attribue cette thèse à l'administration en se fondant sur 
un avis donné par le ministre des finances dans l'affaire Roger, jugée le 
22 novembre 1851. Mais l’administration des travaux publics et l’admini- 
stration de la marine ont fréquemment soutenu, avant et après 1851, une 
thèse fort différente ct qui se rapprochait bien davantage de celle de la Cour 
de cassation, parce qu'elles la trouvaient beaucoup moins génante. 


DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 423 


voie de délimitation, constitue un excès de pouvoirs, il aurait 
réservé aux propriétaires riverains un recours devant les tri- 
bunaux civils pour leg cas spéciaux, tels que l’existence de 
possessions anciennement acquises, de concessions émanées 
de l’autorité souveraine, ou de ventes nationales. Entre ces 
trois systèmes, M. Christophle fait nettement son choix. « La 
« doctrine absolue, radicale de l’administration, qui séduit par 
« son apparente logique, pèche par la base... Le système du 
« Conseil d’État, tout équitable qu’il soit, est juridiquement 
« et légalement insoutenable; il ne s’est pas contenté de po- 
« ser un principe faux; il en a déduit des conséquences que 
« le principe ne comporte pas, avec lesquelles même il est en 
« complète contradiction... Le système exact, le seul qui 
« soit conforme à la loi, est celui que la Cour de cassation et 
« les tribunaux judiciaires ont adopté. » 

Du reste, s’il combat vivement la jurisprudence du Conseil 
d’État, ce n’est pas sans reconnaître « que les inconséquences 
« juridiques du Conseil d’État sont plus favorables en somme 
« à la propriété privée que le système judiciaire. » Mais il 
estime « qu’il faudra revenir un jour ou l’autre à la doctrine 
« de lautorité judiciaire qui, sur ce point spécial, lui paraît 
« s'être montrée meilleur juge que le Conseil d’État du droit 
« et des intérêts véritables de l’administration. » 

En réponse à cette thèse, dont les conclusions auront pu 
étonner ceux qui apprécient encore la juridiction adminis- 
trative à travers les vieux préjugés et qui n’ont pas aperçu 
que, depuis près de vingt ans, le conseil d’État au contentieux 
met peut-être plus d’énergie et de hardiesse que l'autorité 
judiciaire à défendre les droits privés contre les excès de 
pouvoirs de l'autorité administrative, voici la thèse queen nous 
avons à cœur d'établir. 

Selon nous, le Conseil d'État est dans le vrai quand il dé- 
cide que les actes administratifs qui fixent la limite du lit des 
cours d’eau navigables et flottables ne peuvent avoir d’autre 
but que de reconnaître le point où s’arrêtent les plus hautes 
eaux avant le débordement. Il est dans le vrai, quand il re- 
fuse à l'administration le droit d’incorporer des propriétés 
privées au domaine public par voie de délimitation, c’est-à- 
dire quand il lui refuse le droit d’exproprier sans se confor- 
mer à aucune des conditions établies par la loi du 3 mai 1841 : 


194 DROIT ADMINISTRATIF. 


enquête, indemnité fixée par le jury, payement de l’indemnité 
préalable à la dépossession. La jurisprudence du Conseil d’État 
nous paraît seule conforme à la loi. 

En second lieu, nous croyons que cette jurisprudence, qui 
donne aux droits privés une protection plus efficace que la 
jurisprudence de la Cour de cassation, puisqu'elle permet de 
maintenir en possession des propriétaires qui, dans le sÿstème 
de la Cour de cassation, n’ont droit qu’à une indemnité, n’en- 
lève à l’administration aucun des droits que la loi lui attribue, 
aucune des facultés qu’elle pourrait désirer pour laçcomplis- 
sement de la mission qui lui est confiée. 

Enfin nous pensons que la jurisprudence de la Cour de cas- 
sation s’explique par une inconséquence que le Conseil d’État 
avait commise autrefois, lorsqu’il n’admettait pas les riverains 
à discuter devant lui, par la voie contentieuse, la délimitation 
faite par le préfet. Nous comprenons que, en présence des 
dangers ‘que cette jurisprudence pouvait faire courir à la 
propriété privée, l’autorité judiciaire ait imaginé le système 
qui assimile la délimitation administrative à un décret auto- 
risant l’expropriation. Mais il nous semble que ce système, 
qui n’a pas de base légale, n’a plus d’intérêt aujourd’hui, puis- 
que l’acte du préfet qui, par une délimitation inexacte, empié- 
terait sur la propriété privée, peut être annulé par le Conseil 
d’État au contentieux, et qu’ainsi une expropriation déguisée 
n’est plus à craindre. Aussi croyons-nous que la Cour de cas- 
sation l’abandonnera en matière de délimitation des cours 
d’eau navigables, comme elle l’a abandonné en matière de dé- 
limitation des ports, dans l’arrêt du 18 juin 1866. 

Pour justifier complétement notre opinion, il nous faudrait 
entrer dans de longs développements ; mais dans l’état où la 
question se présente devant les lecteurs de la Revue de législa- 
tion, il nous semble suffisant de signaler les arguments déci- 
sifs, du moins ceux que nous croyons tels. 

Et d’abord où est la loi qui donne à l’arrêté du préfet la va- 
leur d’un décret déclaratif d'utilité publique et entraînant l’ex- 
propriation? M. Christophle reproche au Conseil d’État de ne 
pas s'appuyer sur la loi; il approuve la jurisprudence de la 
Cour de cassation, comme seule conforme à la loi; maisil n’a 
pas cité le texte qui servirait de fondement à la jurisprudence 
qu'il approuve. Quant à nous, le seul texte que nous ayons 


DÉLIMITATION DÉS COURS D'EAU. 195 


jamais vu invoquer par les arrêts du Conseil d'État, du tri- 
bunal des conflits et de la Cour de cassation pour attribuer à 
l'autorité administrative et en particulier aux préfets, le pou- 
voir de fixer les limites du lit des cours d’eau navigables et 
 flotitables, c’est l’article 2 de la section 3 de la loi des 22 dé- 
cembre 1789 — janvier 1790, qui porte que les administra- 
tions de département sont chargées de veiller... « 5° à la con- 
« servation des propriétés publiques, 6° à celle des forêts, ri- 
« vières et autres choses communes. » 

Ainsi c’est à titre de gardiens du domaine public, que 
les préfets ont été reconnus compétents pour fixer les limites 
des cours d’eau navigables et flottables. Mais du droit de gar- 
der, de conserver le domaine public, peut-on tirer le droit de 
l’étendre, de l’accroître, surtout quand il existe une législa- 
tion qui a organisé très-soigneusement toutes les garanties 
dues aux particuliers, dans le cas où l’administration a besoin 
de leurs propriétés pour étendre le domaine public? Est-ce 
que le sens des mots délimitation, fixation de limites, ne ré- 
siste pas énergiquement à l’interprétation qu’on veut leur don- 
ner dans le système approuvé par mon honorable contradic- 
teur ? Délimiter, c’est conserver et non pas acquérir. 

On invoque, il est vrai, à titre d’analogie, les dispositions 
de la législation sur l’alignement des routes et des rues. L’au- 
torité administrative peut, en pareil cas, incorporer à la route, 
par l’approbation d’un plan, des propriétés privées. Mais il y 
a là une législation toute particulière qui est, en grande partie, 
antérieure à 1789. L'administration a reçu, en pareil cas, le 
pouvoir de faire tout autre chose que la reconnaissance des 
limites de la route, Elle a reçu le pouvoir d’exproprier, dans 
des conditions toutes spéciales, et ses actes doivent être 
précédés de formalités qui donnent certaines garanties aux 
propriétaires. On invoque encore l’article 15 de la loi du 
21 mai 1836, qui autorise le préfet à élargir les chemins vici- 
naux par voie de fixation de limites. Mais là aussi il yaun 
texte spécial, texte qui a donné lieu à des débats sérieux lors- 
qu’il a été adopté, parce qu’il dérogeait au principe consti- 
tutionnel en vertu duquel nul citoyen ne peut être dépossédé 
de sa propriété qu'après le payement d’une indemnité préa- 
lable et il est à remarquer que la portée de ce texte a été no- 
tablement restreinte par la loi du 8 juillet 1866, 


136 DROIT ADMINISTRATIF. 


Ces textes spéciaux ne peuvent pas être étendus par analo- 
gie; c'est le cas ou jamais d’invoquer la maxime : « Odia res- 
« tringenda. » Les principes relatifs à l’expropriation ne peu- 
vent cesser d’être appliqués qu’en présence d’un texte exprès. 
Or nous n’en avons pas pour la délimitation des cours d’eau 
navigables et flottables *. 

Il suit de là que le Conseil d’État n’a fait que se conformer 
à la loi quand il a décidé que les préfets ne pouvaient incor- 
porer au lit du fleuve, au domaine public, par voie de délimi- 
tation, des terrains qui n'étaient pas atteints par les eaux par- 
venues à leur plus haut point d’élévation, et quand il a annulé 
les arrêtés de délimitation dont l’inexactitude lui était démon- 
trée. | 

Le Conseil vient encore d’affirmer très-nettement cette doc- 
trine dans une matière tout à fait analogue à la délimitation 
du lit des cours d’eau navigables, la délimitation du rivage 
de la mer. Là encore, c’est un fait naturel que l’administra- 
tion est chargée de constater, puisque, d’après la législation de 
la matière, le rivage de la mer est tout le terrain couvert par le 
plus grand flot de mars ou par le plus grand flot d’hiver, sui- 
vant qu’il s’agit du rivage de l’Océan ou de celui de la Médi- 
terranée, Seulement ici ce n’est pas uniquement par application 
de la loi des 22 décembre 1789 — janvier 1790, que le droit 
de délimitation est attribué à l’autorité administrative. Un dé- 

«cret du 21 février 1852, qui a force de loi, a reconnu expres- 
sément au chef de l’État le droit de fixer les limites de la mer, 
par des décrets en forme de règlement d'administration pu- 
blique, sous la réserve des droits des tiers. 

On pouvait se demander si ce droit, exercé ainsi par le 

chef de l’État avec le concours du Conseil d’État, n’était pas 
plus étendu que celui qui a été attribué aux préfets pour les 
cours d’eau navigables et flottables. Dans l’affaire des salines 
de la Gaffette, qui a donné lieu à un conflit et-à une décision 
interprétative d’un décret de l’empereur fixant les limites de la 


1 Nous avons déjà présenté cette argumentation dans nos conclusions 
sur l'affaire des salines de la Gaffette, lors du jugement du conflit sur le- 
quel il a été statué par décret du 13.décembre 1866. M. Christophle nous 
a fait l’honneur de citer quelques autres fragments de ces conclusions. 
Mais il ne nous paraît avoir rien répondu à nos observations sur ce point 
et c'est ce qui nous a déterminé à les reproduire, 


DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 497 


mer dans l’étang de Caronte, le Conseil d’État n’a pas hésité à 
reconnaître que le pouvoir de délimiter n’entrainait pas, 
même pour l'Empereur, le pouvoir d’exproprier. Nous deman- 
dons la permission de citer quelques lignes de sa décision, en 
date du 15 avril 1868, qui n’est pas encore bien connue : 
« Considérant que notre décret du 1* décembre 1858 n’a 
« pas été pris en vertu de la loi du 3 mai 1841 et d’après les 
« règles établies par cette loi; qu’il ne contient pas une dé- 
« claration d'utilité publique pour l’expropriation de proprié- 
« tés particulières, nécessaires pour l'exécution du canal de 
« Bouc à Martigues ; qu’il a été pris, en exécution des lois ci- 
« dessus visées et du déeret du 21 février 1852, à l’effet de 
« reconnaître et de fixer les limites de la mer dans l’étang de 
« Caronte, par application des règles établies par les lois sur 
«la matière, notamment de l’ordonnance d’août 1681; qu’il 
« n’a pas eu pour but d’incorporer au domaine public des im- 
» meubles appartenant à des particuliers, dont le droit se ré- 
« soudrait en un droit à indemnité ; que si des propriétés par- 
a ticulières ont été comprises dans les limites assignées au 
« domaine maritime par le décret précité, aucune disposition : 
« législative ne fait obstacle à ce que l’administration ou les 
« parties intéressées provoquent la révision de ce décret pour 
« obtenir la réparation de l'erreur et, s’il y a lieu, faire or- 
« donner la remise à leurs propriétaires des terrains qui se- 
« raient reconnus ne pas appartenir au domaine de la mer 
« dans l’étang de Caronte {: » | | 
Les derniers mots de cette décision nous amènent à la se- 
conde partie de nos observations. lei nous serons bref. Il est 
évident que la jurisprudence du Conseil d’État est plus res- 
pectueuse pour les droits privés que la jurisprudence de lau- 
torité judiciaire. En effet, dans le système judiciaire, les par- 
ticuliers sont dépossédés et ne peuvent obtenir qu’une indem- 


1 Le décret rendu au contentieux dans laffaire Drillet de Lanigou le 
21 mai 1863 offre un exemple notable de l'application de cette doctrine. 
Cette décision rapporte un décret de l’empereur qui, en délimitant le rivage 
de la mer à l'embouchure de la rivière la Canche, y avait compris un ter- 
rain cultivé depuis de longues années, situé à 15 kilomètres dans l’intérieur 
des terres, sur le bord de la Canche, sous le prétexte qu’il était couvert 
par le regonflement des eaux de la rivière à l’époque des plus grandes ma- 
rées. Une pareille délimitation du rivage de la mer était évidemment con- 
traire aux dispositions de l'ordonnance d'août 1681. 


128 DROIT ADMINISTRATIF. 


nité. Dans le système du Conseil, la délimitation inexacte qui a 
empiété sur la propriété privée est annulée et par suite le pro- 
priétaire rentre en possession du terrain qui ne peut lui être 
enlevé qu'avec les garanties établies par la loi du 3 mai 1841. 

Et le système du Conseil, qui n’enlève à l'administration au- 
cun des droits que la loi lui attribue (nous croyons l'avoir 
établi}, ne lui enlève non plus aucune des facultés qu’elle pour- 
rait désirer pour l’accomplissement de sa mission. Si elle a 
besoin d’étendre le domaine public à raison des nécessités du 
service public dont la gestion lui est confiée, elle n’a qu’à 
recourir à l’expropriation. L'intérêt public se concilie de la 
sorte avec le respect du droit privé ‘. 

Mais, dit M. Christopble, la jurisprudence du Conseil d’État 
est inconséquente ; car, après avoir posé le principe que la dé- 
limitation administrative d’un fleuve ne doit être que la con- 
statation des limites naturelles du cours d’eau, elle réserve aux 
particuliers qui se prétendraient propriétaires de terrains com- 
pris dans cette délimitation, un droit à une indemnité pour le 
règlement de laquelle elle les renvoie devant les tribunaux 
civils. Or une pareille action ne peut être fondée. Le fleuve se 
fait son lit. L'administration se borne à constater un fait dont 
elle n’est pas responsable, Aucune indemnité ne peut être due 
aux riverains dépossédés par les caprices du fleuve. 

D’abord, qu’on nous permette de le faire remarquer, alors 
même que la critique dirigée contre cette réserve du droit à in- 
demnité serait fondée, il ne s’en suivrait nullement que les prin- 
cipes qui viennent d’être établis ne fussent pas les seuls con- 
formes à la loi, il s’ensuivrait seulement que le Conseil d’État 
aurait eu tort de faire une réserve illusoire pour les riverains. 

Mais il faut dire immédiatement que le Conseil d’État ne 
pouvait pas, dans la plupart des décisions où il a ainsi statué, 
s'abstenir de faire la réserve. Presque toutes les décisions re- 
levées par M. Christophle ont été rendues sur conflit. Or il est 
bien évident que le Conseil d’État, en reconnaissant que l’au- 
torité administrative était seule compétente pour déterminer 
les limites du domaine public, ne pouvait pas ne pas ajouter 


1 C’est ce qui a été jugé à l’occasion de la délimitation d’un canal ou d’un 
port maritime par les arrêts du 23 mai 1861 (Coquart), — du 3 décembre 
1863 (Meurillon), — du 12 décembre 1866 (Follin). 


DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 199 


qu’à l’autorité judiciaire seule il appartenait de statuer sur la 
demande d’indemnité formée par les riverains qui, sans pré- 
tendre conserver la possession du terrain compris dans le do- 
maine public, soutiendraient qu’ils étaient antérieurement pro- 
priétaires. Cette action en indemnité était-elle fondée ou non? 
C'était à l’autorité judiciaire seule à le dire. 

Toutefois nous devons convenir qu’il existe des décisions du 
Conseil qui ont réservé un droit à indemnité au profit des rive - 
rains, en rejetant des recours dirigés contre les actes des 
préfets qui délimitaient les cours d’eau navigables, et qui sem- 
blent ainsi s’accorder avec la jurisprudence de la Cour de cas- 
sation. 

Nous le dissimulerons d’autant moins que nous avons à mon- 
trer un changement notable qui s’est introduit depuis quelques 
années dans Ja jurisprudence du conseil et que, selon nous, si 
+ l’ancienne jurisprudence a pu justifier, dans une certaine me- 
sure, le système judiciaire qu’approuve M. Christophle, la nou- 
velle jurisprudence enlève tout intérêt à ce système, parce 
qu’elle donne aux particuliers les véritables garanties aux- 
quelles ils ont droit. | 

La jurisprudence du Conseil d’État s’est en effet modifiée 
notablement dans ces dernières années sur un point très-im- 
portant, à savoir les recours pour excès de pouvoirs contre les 
actes administratifs qui délimitent le domaine public, M. Chri- 
stophle ne nous paraît pas s'être rendu un compte exact de 
la gravité et des conséquences de cette modification. S'il l’eût 
bien appréciée, il n’aurait sans doute pas reproché au Con- 
seil de n’être pas conséquent avec ses propres doctrines. 

Il y a eu un temps, en effet, où le Conseil n’admettait pas de 
recours contre les arrêtés des préfets portant délimitation du 
lit des fleuves (Arr. cons. 4 avril 1845, Barsalon ; — 31 mars 
1847, Balias de Soubran). 

Plus tard on a distingué entre les délimitations faites pour 
le passé, la reconnaissance des limites anciennes, et les dé- 
limitations faites pour le présent et l’avenir, la reconnaissance 
des limites actuelles, Quand il s’agissait d’une reconnaissauce 
des limites anciennes, on admettait le recours, on admetlait 
le riverain à discuter l’exactitude de la délimitation. La raison 
en était que cette délimitation rétroactive emportait comme 


conséquence l’inali énabilité et l’imprescriptibilité dans le passé 
XXXIV, 


180 DROIT ADMINISTRATIF» 


du terrain compris dans les limites anciennes ; qu’ainsi tout 
droit à indemnité disparaissait, sauf le cas de concessions an- 
térieures à l’édit de février 1566, ou de ventes nationales, 
Mais quand il s’agissait de la reconnaissance des limites ac- 
tuelles du domaine public, on persistait à refuser d’admettre un 
débat par la voie contentieuse , parce que, disait-on, les droits 
des tiers élaient réservés, 

Cette opinion pouvait être juste, en partie, pour la délimita: 
tion du domaine public arüificiel, de celui qui est créé par 
la main de l’homme; elle ne l’était à aucun degré pour la dé- 
limitation du domaine public naturel, 

En effet, lorsqu'une contestation s’élève sur les limites d’une 
route, des digues d’un canal ou d’une rivière canalisée, on 
comprend que la déclaration des limites actuelles du domaine 
public u’entraîne pas la perte de tout droit à indemnité pour le 
riverain qui prétend être propriétaire d’un terrain englobé dans 
la route, dans les francs bords du canal. La délimitation con- 
state que l’administration a occupé et approprié pour le service 
public tout le terrain compris dans les limites qu’elle indique; 
elle ne prouve pas que l’administration ait indemnisé les pro- 
priétaires sur les terrains desquels ont été établis ses ouvrages. 
La réserve du droit à indemnité n’est pas suffisante, à notre 
sens, si la délimitation est inexacte, car, dans ce cas, le pro- 
priétaire doit rentrer en possession de son terrain. Mais du 
moins cette réserve n’est pas un leurre; car elle serait juste 
et efficace, sauf les questions de prescription et de déchéance, 
dans le cas même où l’exactitude de la délimitation serait in- 
contestable *. 

Au contraire, quand le débat porte sur les limites actuelles 
. d’un cours d’eau navigable ou de la mer, si la délimitation est 
considérée comme indiscutable, la réserve des droits des tiers 
sera illusoire. L'État, en effet, ne peut pas être obligé de payer 
une indemnité au riverain que le fleuve ou la mer a dépos- 
sédé. Nous croyons l’avoir dit dans les conclusions dont 
M. Christophle a bien voulu citer des fragments. Et M. Chris- 
tophle a raison d’ajouter que la situation de l’État ne change- 


2 C’est le cas de la décision rendue dans l'affaire de là ville de Nogent- 
sur-Seine, jugée par arrêt du 20 avril 1854, où il s’agissait d’une digue 
construite pour resserrer le lit de la Seine et dont la ville revendiquait une 
partie comme affectée à l’usage do promenade publique. 


DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 131 


rait pas, alors même que le terrain envahi par les eaux pro- 
viendrait d’une concession domaniale ou d’une vente nationale. 
Peu importe l’origine de la propriété, L'État n’est pas respon- 
sable des conséquences du mouvement naturel des eaux #, 

Aussi nous comprenons très-bien que, à l’époque où le 
Conseil d’État se refusait à discuter les actes administratifs 
qui fixaient les limites actuelles du lit des fleuves, à vérifier 
l'exactitude de la délimitation, l’autorité judiciaire ait cherché 
à sauvegarder les droits privés par le système que certains ar- 
rêts de la Cour de cassation ont adopté; nous comprenons 
qu’elle se soit attribué le pouvoir de vérifier les limites natu- 
relles et d'accorder une indemnité au riverain, dans le cas où 
les limites administratives, qu’elle entendait respecter, ne se- 
raient pas conformes aux limites naturelles, 

Mais le Conseil d’État n’a pas tardé à reconnaître que ses 
scrupules étaient exagérés. Cependant il n’a pas admis im- 
médiatement le droit pour les particuliers de discuter l’exacti- 
tude des délimitations faites pour le présent et l'avenir comme 
il-leur reconnaissait le droit de discuter l’exactitude des déli-' 
mitations faites pour le passé. 

Quand ce revirement de jurisprudence a commencé à se 
produire, le recours n’était admis que pour le cas d’incompé- 
tence, par exemple, lorsqu’un préfet délimitait le rivage de la 
mer, empiétant ainsi sur les attributions réservées au chef de 
l'État par le décret du 21 février 1852 (arr. du 19 juin 1856, 
de Galliffet: — idem, Agard et autres; — du 7 janvier 1858, 
Agard), ou bien pour le cas où, sous prétexte de délimitation, 
l'autorité administrative aurait manifestement usurpé la pro- 
priété privée. Ainsi dans une affaire jugée par arrêt du 27 mars 
1856 | Aubert de Beriaer), M. de Lovenay, alors commissaire du 
gouvernement, disait : « S’il apparaissait qu’une telle déclara- 
« tion a eu lieu d’une manière gbusive, qu’elle est dénuée de 
« fondement, qu’elle constitue une usurpation, le recours se- 

1 Seulement il faut rappeler ici que la reconnaissance des limites ac- 
tuelles du fleuve on de la mer ne saurait avoir pour effet d’anéantir des 
concessions qui auraient été faites aux dépens du domaine public avant 
l'édit de février 1566 ou des ventes nationales portant sur des biens qui 
étaient, au moment de la vente, dans le domaine public, Les droits acquis 


dans ces circonstances devraient être maintenus et non supprimés, sans 
indemnité. 


132 DROIT ADMINISTRATIF. 


« rait recevable. » Dans l'affaire du port de Bercy, jugée par 
arrêt du 19 juillet 1860, M. L’Hôpital, commissaire du gouver- 
nement, tout en reconnaissant la recevabilité du recours pour 
excès de pouvoirs, en indiquant même que, si la délimitation 
attaquée eût été faite pour le passé, il aurait incliné à en pro- 
poser l’annulation, se refusait à discuter dans les détails une 
délimitation faite pour le présent et l’avenir. « Les riverains, 
« disait-il, voudraient qu’à Bercy la délimitation füt fixée à 
« la hauteur même du perré dont nous avons parlé, c’est-à- 
« dire à 2 mèt, 20 cent. au-dessus de l’étiage. Ils reconnais- 
« sent eux-mêmes cependant que la Seine est navigable jus- 
« qu'au moment où ses eaux s'élèvent à 3 mèt. 50 cent. ; mais 
« ils nient qu’elle soit navigable à 4 mèt. Les ingénieurs affir- 
« ment que les hautes eaux sont encore navigables lorsqu’elles 
« s'élèvent à 4 mèr. 50 cent.. Qui dit vrai? Pour le juger, il 
« faudrait juger si la délimitation est bien ou mal faite, ce qui 
« n’est pas contentieux, et nous ne pouvons que juger s’il nous 
« apparaît un caractère évidemm ent excessif qui constituerait 
« l'excès de pouvoirs, » 
Cette doctrine ne désintéressait pas encore les riverains 
et l'autorité judiciaire. Aussi le Conseil d’État l’a com- 
pris : il a fait un dernier pas. 1l a admis les riverains à discu- 
ter les actes administratifs qui fixaient les limites du domaine 
public, sans distinguer entre les délimitations faites pour le 
présent et les délimitations faites pour le passé, et il a annulé 
toute délimitation dont l’inexactitude lui était démontrée. Dans 
le dernier état de la jurisprudence, une délimitation inexacte 
constitue un excès de pouvoirs, parce qu’elle amène un empié- 
tement sur la propriété privée. Cette jurisprudence s’est affirmée 
nettement dès 1861 dans plusieurs arrêts que nous avons déjà 
mentionnés. Nous pouvons signaler parmi les arrêts où elle est 
le plus clairement mise en pratique ceux du 13 décembre 1866 
(Coicaud) et du 9 janvier 1868 (Archambault). Voici les termes 
de ce dernier arrêt : « Considérant que par l'arrêté attaqué, le 
« préfet d’Indre-et-Loire a décidé qu’il serait procédé à la dé- 
« limitation du lit de la Loire entre les bornes kilométriques 
« numéros 471 et 473 en prenant pour limite des plus hautes 
« eaux du fleuve sans débordement la cote de 3 mèt. 15 cent. 
« à l'échelle du pont de Langeais; que d’une part, il est re- 
« connu par l'ingénieur en chef que la limite des plus hautes 


DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 133 


«“ eaux avant tout débordement est notablement inférieure à la 
« cote de 3 mèt. 15 cent. indiquée par le préfet dans l’arrêté 
« attaqué; que, d'autre part, la délimitation ainsi réglée faisait 
«entrer dans Je lit du fleuve, comme dépendant du domaine 
« public, une partie des îles qui sont la propriété des requé- 
« rants, ainsi que des attérissements vendus par l’État en 1856, . 
« alors que, depuis leur aliénation, le cours des eaux n’a subi 
« aucun changement; qu'il suit de là que les requérants sont 
« fondés à soutenir que le préfet d’Indre-et-Loire, en prenant 
« les arrêtés attaqués et notre ministre des travaux publics, en 
« les approuvant, ont excédé la limite des pouvoirs qui leur . 
« sont confiés par les lois ci-dessus visées. » 

Ne sommes-nous pas fondé à dire qu'en présence d'une 
pareille jurisprudence, qui donne aux riverains le moyen 
de se faire maintenir en possession des terrains indûment 
compris dans le lit d’un fleuve ou dans Île rivage de la mer, 
l’autorité judiciaire n’a plus de raison de maintenir la jurispru- 
dence qu’elle avait imaginée pour assurer au moins une indem- 
nité aux propriétaires qu’elle considérait comme dépossédés ? 
Aussi nous espérons que, loin de maintenir sa jurisprudence 
comme le souhaite M. Christophle, elle l’abandonnera.. Nous 
pourrions même dire qu’elle l’a déjà abandonnée. En effet, dans 
l'affaire du port de Bordeaux qui a donné lieu à un pourvoi rejeté 
par arrêt de la chambre des requêtes en date du 18 juin 1866, 
les entrepreneurs des travaux du port, mis aux droits de l’ad- 
ministration, invoquaient un arrêté du préfet qui, en délimitant 
le port, avait compris dans le domaine public un terrain dont 
la propriété était revendiquée par un particulier. La cour a 
décidé « qu’il est constant en droit que les arrêtés de délimi- 
a tation émanés des préfets n'ont pas la puissance d’incorporer 
< au domaine public, sans indemnité préalable, un terrain 
« jusque-là Re à titre de propriété privée. » 

Il est vrai qu’à côté de cette décision de la Cour de cassation, 
nous avons le regret d’être obligé de placer un arrêt récent de 
la Cour de Paris, en date du 7 avril 1868 {Labry et Morel contre 
l'État), qui contredit toute la doctrine que nous nous sommes 
efforcé d’établir. Mais notre conviction est loin d’être ébranlée 
par cette décision, qui fait au contraire ressortir nettement les 
inconvénients d’un système dans lequel l’administration ferait 
des exproprialions sans aucune garantie pour les citoyens. 


434 DROIT ADMINIST. — DÉLIMITATION DES COURS D'EAU. 


En effet, cet arrêt juge « qu’il est reconnu par toutes Îles 
« parties que l’arrêté de délimitation pris par le préfet de la 
« Seine, le 5 septembre 1849, a eu pour effet d’incorporer au 
« domaine public, comme faisant partie du lit de la rivière, 
« le terrain sis à Passy, sur les bords de la Seine, en amont 
« du port de Grenelle, et occupé par Morel: qu’il n’est pas 
« contesté que cet arrêté et la décision ministérielle qui l’a 
« approuvé ont réservé les droits que Morel pouvait avoir, 
« antérieurement à 1849, à la propriété et jouissance dudit 
« terrain ; mais que ces droits, quels qu’ils soient, doivent 
« se résoudre en une simple indemnité. » Puis il ajoute que 
Morel justifie, tant en sa personne qu’en celle de ses auteurs, 
de la propriété et jouissance non interrompue depuis près d’un 
siècle, du terrain revendiqué par l’État; — qu’il est établi par 
l'instruction qu'avant 1849 comme actuellement, la ligne des 
eaux coulant à pleins bords, mais non débordées, n’a jamais 
atteint ni recouvert ledit terrain ; — qu’en conséquence le sieur 
Morel a droit à la réparation du préjudice qui lui est causé. 

Mais en ce qui concerne la réparation qui est due à Morel 
pour la dépossession de son terrain, la Cour juge « qu’il ne 
« s’agit pas ici, à proprement parler, d’une expropriation 
« pour cause d’utilité publique ; que le droit attribué par la loi 
« au préfet de déterminer les limites des cours d’eau naviga- 
« bles et flottables esf absolu; qu'il n’est assujetti à aucune 
« condihion, soit d’enquéle, soit de déclaration d'utilité pu- 
« blique, soit de jugement d’expropriation et de convocation 
« du jury; qu'aucune disposition de loi ne prescrit ou ne 
« suppose, en cette matière, l'application de la loi du 3 mai 
« 1841; qu'il suit de là que c’était au juge saisi de la question 
« de propriété qu’il appartenait, ainsi au surplus que Morel le 
« demandait par ses conclusions subsidiaires, d'apprécier le 
« dommage causé par le fait de J’État à une propriété dont il 
« constatait la légitimité. » 

Nous avons répondu d'avance à cet ar rêt, Nous demandons 
seulement à nos lecteurs de se rappeler que la loi, qui donne- 
rait aux préfets un droit absolu pour la fixation des limites des 
cours d’eau, ne leur donne que le droit de veiller à la conser- 
vation des rivières. Nous leur demandons ensuite de comparer 
les deux systèmes en présence. Dans le système actuellement 
adopté par le conseil d’État, un arrêté semblable à celui du 


+ 


DROIT COMMERCIAL. -— L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 143 


préfet de la Seine eût été annulé, pour excès de pouvoirs. Le 
propriétaire fût rentré en possession de son terrain. Dans le 
système de fa Cour de Paris, le propriétaire est dépossédé par 
un simple arrêté du préfet, sans aucune formalité préalable, et 
l'indemnité qui lui est due pour l’expropriation qu’il subit ne 
sera pas-réglée par le jury, ne sera pas payée préalablement 
à sa dépossession. Ne pouvons-nous pas dire avec confiance : 
Quel est celui des deux systèmes qui est le plus respectueux 
pour la propriété privée? Quel est celui qui est le plus exact, 
le plus conforme à la loi ? Léon AUCOC. 


DES CARAOTÈRES DISTINOTIFS DE L'INTÉRÊT ET DE L'ACTION 
EN MATIÈRE DE SOCIÉTÉS. 


Par M. Ch. BEupanr, agrégé à la Faculté de Paris, 


1) Rien de plus usuel, dans le langage du droit et des affai- 

res, que l’emploi de ces deux mots : intérêt et action; rien de 
plus indécis, de moins bien défini, que la notion qui corres- 
pond .à chacun d’eux. 11 y a plus d’un siècle et demi que 
. Daguesseau écrivait son Mémoire sur le commerce des actions ; 
aujourd’hui, la doctrine est plus hésitante que jamais quand 
elle essaie de préciser la signification de mots dont l'usage est 
si añcien, et aujourd’hui si journalier. 

En un sens les mots intérêt et action sont synonymes, et 
expriment la même idée : ils servent tous deux à désigner le 
droit que chaque associé acquiert dans la société, en échange 
de son apport, droit éventuel à une part des bénéfices, tant que 
la société existe, à une part du fonds social, quand elle est 
dissonte ; ils désignent, en d’autres termes, une part d’asso- 
cié. Dans toute société, quels que soient d’ailleurs son objet 
et sa forme, qu’elle soit civile ou commerciale, qu'elle soit 
en nom collectif, ou en commandite, ou anonyme, chaque as- 
socié a un intérêt; « il n’y a pas plus de société possible sans 
un intérêt pour chacun des associés, observe fort justement 
M. Bravard, qu’il n’y a de société possible sans un apport 
effectué par chacun d’eux ‘. « Seulement l'intérêt a parfois 
certains caractères qui le transforment en action, qui lui font 


1 Traité de droit commercial, t. I, p. 254. : 


436 DROIT COMMERCIAL. 


donner le nom d’action : l’action est un intérêt d’une espèce 
particulière. Les deux mots expriment à la fois une idée com- 
mune et distincte : l’un indique le genre, l’autre l’espèce. 
C’est ainsi, d’une part, que l’article 33 C. Comm. emploie le 
mot intérêt comme comprenant l’action ; c’est ainsi, d’autre 
part, que l’article 539 C. Nap. met au contraire les deux mots 
en opposition, en déclarant également meubles par la déter- 
mination de la loi les droits qu’ils désignent; c’est avec le 
même sens antithétique qu’on les retrouve rapprochés dans 
l’arücle 91 C. Comm, tel que l’a rédigé la loi du 23 mai 1863. 

Quel est le signe caractéristique et distinctif de l’action, 
qui est l’espèce, en quoi diffère-t-elle de l’intérêt, qui est le 
genre? Ni la loi ancienne, ni la loi moderne ne répondent for- 
mellement à cetie question; ce n’est qu’à une époque relati- 
vement rapprochée qu'elle a préoccupé les jurisconsultes ; 
ancune des solutions proposées jusqu’à ce jour n’a eu la for- 
tune de s'imposer, c’est assez dire qu'aucune n’est satisfai- 
sante. : 

2) Cependant, cette distinction de l’intérêt et de l’action a, 
de nos jours, une importance pratique considérable. Dans la 
législation ancienne, les compagnies par actions, laissées en 
dehors du droit commun, étaient exclusivement régies par 
les dispositions de l’édit qui les autorisait, et qui formait la 
loi de chacune; dès lors, aucune confusion n’était possible en- 
tre elles et les sociétés ordinaires. Le premier projet du Code 
de commerce, celui que Chaptal présenta le 13 frimaire an XI, 
4 décembre 1801, mentionna pour la première fois les sociétés 
par actions : l’ordonnance de 1673 n’y avait pas même fait allu- 
sion; mais il n’en reconnaissait qu’une sorte, et lui traçait 
ses règles, la seule que la pratique ancienne eût connue, celle 
qu'avait prohibé le décret de la convention du 24 août 1793, 
rapporté plus tard, sous le Directoire, par la loi du 30 bru- 
maire an IV : la société anonyme ; société par actions et so- 
ciété anonyme étaient des expressions synonymes, indiquant 
toutes deux une seule et même forme d'association, celle que 
le projet soumettait à la nécessité d’un acte public et de l’au- 
torisation ‘, Chaque société, quelque sens doctrinal que l’on 
attachât d’ailleurs aux mots intérêt et action, était ainsi sou- 


1 Locré, Législation, t. XVII, p. 36. 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 137 


mise exclusivement aux règles qui lui étaient propres; aucune 
confusion n’était encore possible. 

Mais, quand apparut et fut consacrée, en 1807, la comman- 
dite par actions (art. 38 C. Comm.)*, quand surtout les lois 
des 17 juillet 1856 et 24 juillet 1867 l’eurent soumise à une 
réglementation spéciale, corroborée par diverses sanctions ci- 
viles et pénales, une définition exacte et précise est devenue 
i ndispensable. En effet, c’est la nature du droit des associés qui. 
s ert désormais à séparer deux sorles de sociétés, régies cha- 
c une par des règles particulières : la commandite par actions 
d’une ‘part, de l’autre la commandite ordinaire et tradition- 
nelle, qu’on commença d’appeler, pour la distinguer de la pre- 
mière, commandite par intérêts, à laquelle la loi du 24 juillet 
1867 donne définitivement la. dénomination de commandite 
simple (art. 58). La coexistence, dans la loi, des deux com- 
mandites suppose que la notion respective et les caractères, 
tant de l’intérèt que de l’action, sont déterminés. 

Avant 1807, l’application de la loi fiscale supposait déjà 
cette distinclion : en effet, l’article 69, $ 2, n° 6 de la loi du 
22 frimaire an VII, soumettait au droit réduit de 0,50 par 
100 fr., « les cessions d’actions et coupons d’actions mobi- 
lières des compagnies et sociétés d’actionnaires », tandis que 
les cessions d’intérêts restaient soumises au tarif commun et 
général des cessions de droits mobiliers, c'est-à-dire au droit 
de fr. par 100 fr., établi par l’article 69, K 5, n° 1 de la même 
loi ?. Ultérieurement, la loi du 5 juin 1850, art. 14, a soumis 


1 Sur l’avénement de la société en commandite par actions, cons. Revue 
“critique, t. XXXI, p. 413. ÿ F 

2 C’est ce qu'ont admis les tribunaux civils de Rennes et de Toulon par 
jugements des 3 février 1847 (D. P., 47, 4, 226) et 11 février 1862 (D. P., 
64, 1, 171), et celui de la Seine, par une série non interrompue de juge- 
ments conformes rendus depuis 1835 (Dalloz, Rép., v°- Enregistrement, 
n°* 1778, 1787 et s.), notamment par ceux des 22 mars 1849 (D. P., 49. 4, 
169), 27 novembre 1863 (D. P., 66, 1, 120), 21 janvier 1865 (D. P., 67, 1, 
118) et 13 juillet 1867 (D. P., 69, 1, 49). — Toutefois la chambre civile de 
la Cour de cassation a constamment décidé, notamment par arrêts des 
16 juillet 1845 (D. P., 45, 1, 314), 3 mai 1864 (D. P., 64, 1, 171), 7 mars 
1866 (D. P., 66, 1, 119), 6 février 1867 (D. P., 67, 1, 718 et 16 novembre 
1868 (D. P., 69, 1, 49), que le droit spécial de 0,50 par 100 francs n’est pas 
restreint aux cessions d’actions proprement dites, que la modération établie 
-par le $ 2, n° 6 de l’article 69 de la loi de frimaire est acquise, qu’il s’agisse 
de sociétés par actions ou de sociétés par intérêts, dès que le capital social 


138 DROIT COMMERCIAL. 


les titres ou certificats d’actions à un timbre proportionnel de 
0,50 ou de 1 fr. selon le cas, taxe qui n’atteint pas les titres 
d'intérêts, s’il en est délivré aux associés. Plus tard encore, 
Ja loi de finance du 93 juin 1857, article 16ets., a frappé d’un 
droit de transmissiôn spécial, qui n'atteint pas les cessions 
de parts d’intérèt, les cessions d'actions ou de coupons d’ac- 
tions !. 

La détermination exacte et rigoureuse des caractères de 
l’action a donc aujourd’hui, nul n’en saurait douter, une im- 
portance pratique de premier ordre. 

8) Plusieurs auteurs, pour définir l’intérêt et l’action, se 
contentent de dire que ces mots désignent chacun le droit 
de l’associé, dans une combinaison spéciale d’association : 
« L'action, dit par exemple M. Demolombe, exprime le droit 
d’un associé anonyme ou même en commandite; l’intérêt est 
Je droit de l’associé dans une société en nom collectif ?. » 
Cette formule est évidemment insuffisante. Même en admet- 
tant que la société en nom collectif ne puisse être que par in- 
 térêts, que la société anonyme ne puisse être que par actions, 
il est du moins certain que la société en commandite peut être 
indifféremment par intérêts ou par actions (art. 23, 38 C. 
comm.) ; à ce point de vue, la formule proposée par M. Demo- 
lombe est en défaut, à moins qu’on ajoute avec M. Duranton : 
« Quant aux sociétaires commanditaires, ce sont de simples 
bailleurs de fonds ; leur droit n’est ni une action proprement 
dite, ni un intérêt..." » Mais alors, loin d’être éclairée par la 
formule, la situation n’en devient que plus obscure et plus 
compliquée : c’est un troisième terme à définir, quand il est 
déjà si difficile de distinguer les deux premiers. 


est divisé en fractions susceptibles d’être transmises « sans porter atteinte 
à l'intégrité des ressources de la société, » c’est-à-dire « abstraction faite 
des meubles et des immeubles sociaux. » D’après cette interprétation, le 
droit de 2 francs ne serait dû que dans le cas où le capital social n’a pas été 
fractionné, soit qu’il ne fût pas susceptible de l’être, soit que l’on n'ait pas 
jugé à propos de le fractionner. V. civ. cass. 23 mai 1853 (D. P., 53, 1,337), 
6 février 1860 (D. P. 60,1,88)et 19 mai 1868 (D.P., 68,1, 305). — J'ai examiné 
cette question spéciale dans le Recueil périodique de Dalloz ,1869, 1, 49. 

1 Sur les lois des juin 1850 et 23 juin 1857, voir G. Demante, Principes 
de l'enregistrement, n°* 508 et 5. 

® Cours de Code Napoléon, t. IX, n° 411. 

2 Cours de droit français, t. IV, p. 102. 


L'ACTION ET L’'INTÉRÊT, 439 


MM. Aubry et Rau se placent au même point de vue, mais 
ils s’expriment d’une façon plus exacte, car leur énoncé com- 
prend toutes les hypothèses : « On entend par action, disent- 
ils, la part d’un associé dans une société anonyme ou dans 
une société en commandite par actions. Le mot intérêt, qui, 
dans son acception étendue, s’applique à la part d’un associé 
dans une société quelconque, désigne plus spécialement, et 
surtout quand il est employé par opposition au terme action, 
le droit de l’associé dans une société en nom collectif, ou du 
commanditaire dans une société en commandite non divisée 
en actions ‘.» Comme expression d’un fait, d’une donnée 
simplement pratique, ces définitions sont à la rigueur admis- 
sibles; comme énoncé de doctrine, elles ne le sont pas, car 
elles n’indiquent, ni le caractère spécifique, ni les attributs 
de la chose définie. Appliquées à la commandite, elles 
reposent d’ailleurs sur un paralogisme. En effet, dire que la 
part d’associé est une action ou un intérêt, selon qu’il s’agit 
d’une commandite par actions ou d’une commandite simple, 
c’est alterner les termes, ce n’est pas les définir. Il serait plus 
exact de renverser la proposition, et de dire que la comman- 
dite est par actions ou qu’elle est simple, selon que le capital 
social est divisé en actions ou en parts d'intérêt, ce qui sup- 
pose une définition préalable de l'intérêt et de l’action, puisée 
dans un autre ordre d'idées. | 

D'ailleurs la théorie du code de 1807 s’est transformée : il 
est admis ou bien près d’être admis, que la division du capi- 
tal en parts d'intérêt ou en actions est indépendante de telle 
ou telle forme de société; que toute société, qu’elle soit civile 
ou commerciale, qu’elle soit en nom collectif, en commandite 
ou anonyme, peut être indifféremment par intérêts ou par ac- 
tions. La détermination exacte du sens de ces deux mots 
domine ainsi le sujet tout entier. 

4) Cependant, si l’on interroge la doctrine sur la question 
ainsi posée, on n’y trouve qu’affirmations vagues et contradic- 
toires ; dans la discussion sur ce sujet, au sein du Corps législatif, 
à l’occasion des sociétés anonymes, lors de la loi du 24 juil- 
let 1867, les confusions les plus étranges se sont produites *. 


_ 4 Droit evil, t. II, p. 26, note 19. 
? Moniteur des 5, 7 et 8 juin 1867. 


140 _ DROIT COMMERCIAL. 


D’après les uns, les sociétés seraient par intérêts ou par ac- 
tions, selon l’étendue de la responsabilité qu’elles font encou- 
rir aux associés : « L'action, dit encore M. Demolombe, oblige 
seulement l’associé à fournir une portion du capital social, tandis 
que l'intérêt engage au contraire sa responsabilité d’une ma- 
nière indéfinie *. » 

Ce point de vue est absolument inadmissible. La limitation 
de la responsabilité au montant de l’apport se rencontre ha- 
bituellement, il est vrai, dans les sociétés par actions, mais 
elle ne leur est nullement spéciale ni nécessaire. Pour en res- 
ter convaincu, il suffit d'observer que, dans la commandite 
simple, qui est par intérêts, de même que dans la commandite 
par actions, l’associé commanditaire n’est également passible 
des pertes que jusqu’à concurrence des fonds qu'il a mis ou 
dû mettre dans la société (art. 26, 38 C. comm.). En sens in- 
verse rien ne s’oppose, si l’on se place en debors et au-dessus 
de notre droit positif actuel, à ce qu’une société divise son 
capital en actions, quoique les associés y soient tenus person- 
nellement, et dès lors indéfiniment, des dettes sociales. Cette 
hypothèse n’est pas chimérique : les sociétés allemandes de 
crédit populaire, dont le succès a rendu si justement célèbre 
le nom M. Schultz-Delischt, n’ont pas craint d’adopter cette 
règle, pour faciliter les mutations inévitables dans leur nom- 
breux personnel ; elles divisent leur capital en actions, tout 
en soumettant les associés à une responsabilité illimitée et so- 
lidaire, À | 
5) D’après un autre système, ce qui distinguerait l’action 
de l’intérêt, c’est l’égalité de coupure : l’action serait une des 
fractions égales dont la réunion représente le capital social dans 
son ensemble. Sa valeur, il est vrai, comme celle de l’intérêt, 
augmente ou diminue à raison du plus ou moins de prospérité 
de l’entreprise; les parts d’associés sont susceptibles d’ac- 
croissement ou de diminution, car elles suiventles mêmes oscil- 
‘lations que le capital, mais l’action serait représentée, pour tous 
les associés, par un chiffre uniforme fixe, tandis que l'intérêt 
serait d’une quotité variable, inégalement fixée selon chaque 
associé, dont le quantum reste indéterminé jusqu’à la liqui- 


1 Cours,t. IX, n° 411. — Dans le même sens, du Caurroy, Bonnier et 
Roustain, Commentaires du Code civil, t. IE, p. 23. 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 441 


dation, un tiers, un vingtième, un centième. « Lorsque dans une 
société qui se fonde, dit M. Demante, le capital à fournir est 
divisé en portions déterminées à une somme fixe, pour laquelle 
il est fait appel à tous, l’intérêt que chacun acquerra, en four- 
nissant une de ces portions, prend le nom d'action. » N’est-ce 
pas ce que suppose l’article 34 Code comm., quand, à propos 
de la société anonyme, il dit que le capital s’y divise « en ac- 
tions, ou même en coupons d’action d’une valeur égale? » 
N'est-ce pas ce que suppose aussi la loi nouvelle, conforme 
en cela aux lois des 17 juillet 1856 et 23 mai 1863, quand elle 
prohibe le fractionnement du capital en parts moindres de 
500 ou 100 fr. selon que le capital social excède ou n'excède 
pas 200,000 fr. (art. 1 et 24)? N'est-ce pas enfin ce que con- 
firment l’usage et la tradition ? 

Cette doctrine n’est pas encore satisfaisante. Si les sociétés 
par actions divisent habituellement leur capital en parts égales, 
uniformes et indivisibles, c’est que cela convient merveilleu- 
sement à l’émission et à la circulution des titres ; le souscrip- 
teur et l’acheteur, en effet, n’ont aucune recherche à faire pour 
se rendre compte, l’un, de l’importance de l'engagement qu’il 
prend, l’autre, de la valeur de la chose qu’il achète. L'action, 
quand elle est une fraction uniforme et fixe, devient vraiment 
une valeur de circulation. Mais, le procédé, pour être presque 
toujours employé, n’a riea d’obligatoire : les parts d'intérêt 
peuvent être de valeur égale, comme les actions, de valeur 
inégale. La question se présente, par exemple, dans l’hypo- 
thèse suivante, et elle a une importance considérable dans les 
sociétés à capital variable. Une société s’est fondée par des 
versements successifs et inégaux faits par divers associés ; les 
circonstances, la conduisent à se transformer en société par 
aclions : est-il possible de constituer en actions les parts iné- 
gales des associés? La réponse ne peut être douteuse. En fait, 
dans certaines sociétés qui sont, à n’en pas douter, constituées 
par actions, spécialement dans les sociétés de mines, il y a 
des parts d’associés qui sont représentées, non par un chiffre, 
mais par des fractions : ce sont les actions dites de quotité; en 
droit, la loi du 5 juin 1850, article 14, met sur la même ligne, 


1 Cours analytique, t, 11, p. 421.— Comp. Bedarride, des Sociétés, 1. E, 
n° 303 


149 DROIT COMMERCIAL. 


au point de vue du timbre, les actions de somme fixe et les 
actions de quotité, ce qui implique qu’elle reconnaît aux unes 
comme aux autres le caractère d'actions. D’ailleurs ces deux 
modes de fonctionnement da capital ne diffèrent qu’en appa- 
rence, Qu’une société au capital de 1 million émette mille ac- 
tions de mille francs, ou qu’elle divise le capital en mille parts 
d’un millième chacune, également ou inégalement réparties 
entre les associés, peu importe : où sera la différence ? Quand 
les lois des 17 juillet 1856 et 23 mai 1863, quand la loi nou= 
velle veulent que les actions soient au miniraum de 500 francs 
ou 100 francs, il serait certainement impossible d’éluder leurs 
dispositions en créant, sans indication de capital, des parts 
moindres auxquelles on donnerait le nom d'intérêts. Sous cette 
dénomination fallacieuse, qui ne verrait de véritables actions? 
Pour déjouer laruse, il suffira de comparer la fraction que chaque 
part représente avec la valeur totale du fonds social; et si 
V’acte de société n’exprimait que le capital en espèces, sans 
évaluer les apports en nature, il appartiendrait aux tribunaux 
de faire cetle évaluation ou de l’ordonner par experts, 

6) C’est du reste ce qui a élé reconnu par le Corps législa- 
tif, après une discussion assez confuse, qui occupa les séances 
des 4, 7 et 8 juin 1867. A la séance du 4 juin, M. Picard sou- 
leva la question ; il demandait si l’égalité de coupure, prévue 
dans l’article 34 code comm. est obligatoire dans les sociétés 
par actions, et M. de Forcade la Roquette répondit : « Les 
formes indiquées par le code de commerce ne sont que des 
moyens destinés à favoriser la répartition des actions, et ne 
touchent en rien au fond des choses ‘. »- A la séance du 7, à 
propos des sociétés coopératives, MM. Garnier-Pagès, Marie 
et E. Ollivier demandent de nouveau si, dans les sociétés par 
actions, les parts d’associés peuvent être inégales ; et à la séance 
du 8, après quelques indécisions provenant de ce que deux 
questions d'ordre très-différent s’étaient entremêlées dans la 
discussion et l’avaient obscurcie, M. Rouher répondit : 
« Parmi les prescriptions légales se trouve l’article 34, qui 
dit que le capital sera divisé en actions dg valeur égale; c’est 
la formule simple, à l’aide de laquelle le capital est formé et 
divisé. Cette disposition de l’article est-elle impérative? Est- 


{ Moniteur du 5 juin 1867. 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 143 


elle obligatoire ? Est-ce une règle dont la violation eniraîne- 
rait l’annulation de l’acte social ? Je dois dire qu’en l’état ac- 
tuel des choses, en dehors même des questions de sociétés 
coopératives, rien dans la législation, rien dans la doctrine, 
rien dans la jurisprudence ne donne à cette prescription de 
l’article 34 l’importance d’un texte impératif’, » Sur ces pa- 
roles, il fut passé outre ; l'interprétation de M. le miuistre 
d’État a reçu l’adhésion du Corps législatif. 

Il est vrai que, le plus habituellement, l’usage est et sera 
toujours, dans les sociétés par actions, de fractionner le capital 
social en parts égales, constituant chacune une unité distincte 
et fixe, indivisible dès lors; c’est même en prévision de cette 
hypothèse que les lois de 1856 et de 1863, et après elles la loi 
nouvelle ont soumis les sociétés par actions à une réglemen- 
tation sévère. Peut-être, nous verrons ailleurs ce qu’il faut en 
penser, faut-il aller jusqu’à dire que les dispositionsde cesloisne 
concernent que les sociétés qui mettent en circulation des ac 
tions de valeur égale et uniforme; toujours est-il qu’il n’y a 
rien là d’essentiel, rien à plus forte raison qui soit carac- 
téristique de l’action considérée en elle-même : l’égaiité de 
coupure est de la nature des sociétés par actions, elle n’est pas 
de leur essence. | 

7) Les différences qui séparent l’action de l'intérêt sont 
plus profondes et plus intimes; pour les faire apparaître dans 
toute leur force, il importe de remonter aux évolutions his- 
toriques et doctrinales d’où sontsorties les sociétés par actions. 

D’après la théorie primitive, qui était celle du droit romain 
et de notre ancien droit, qui est encore celle du code Napo- 
léon, toute société implique, entre les associés, des rapports 
personnels, des rapports de confiance, presque de parenté ?, 
La considération de la personne est l’élément principal et 
dominant du contrat; ce sont les qualités de l'associé, son 
intelligence, sa position sociale, ses ressources qui détermi- 
nent le. consentement ?. Or de là découlent deux conséquences 
notables, qui ont été de tout temps, et sont encore aujourd’hui 


1 Moniteur du 9 juin 1867. ; 

? «Cum societas jus quodam modo fraternitatis in se habet. » (L. 63, D., 
pro socio.) 

3 « Qui societatem contrahit, certam personam sibi eligit. » (Gaius, e. 4, 
$ 152.) ; 


444 DROIT COMMERCIAL. 


regardées, par le code Napoléon, comme inhérentes à la so- 
ciété. Dès que le contrat a été formé intuitu personæ, aucun 
associé ne peut, sans le consentement des autres, ni se retirer 
de la société, ni y faire entrer un tiers à sa place; aucun 
étranger ne peut être introduit dans la société sans l’agrément 
de la société tout entière. Est-ce à dire que l’associé ne puisse 
céder ses droits ? Non, mais il ne peut abdiquer ni transporter 
sa qualité; le cessionnaire n’est pas substitué au cédant, il 
demeure étranger à la société, et n’a de rapports qu’avec l'as- 
socié qui se l’est adjoint. Il serait contraire au caractère per- 
sonnel du contrat qu’un associé fût forcé d’être en société 
avec une personne autre que celle qu’il a choisie; un des con- 
tractants ne peut, par sa seule volonté, modifier les conditions 
sur la foi desquelles la société s’est formée. C’est ce que 
décidait la loi romaine ; c’est ce que, à la dernière heure du 
droit ancien, Co cisunient encore Domat * et Pothier *; c’est 
ce que procliine aujourd’hui l’article 1861 du Code Napo= 
léon, aux termes duquel l’associé qui cède sa part conserve, 
à l’égard de la société, malgré la cession, la qualité d’asso- 
cié, avec les droits et devoirs qui en découlent. Le delectus 
personæ est tellement essentiel, que les héritiers mêmes 
d'un associé ne peuvent le remplacer dans la société: la 
mort d’un des associés suffit pour en entrainer la dissolu- 
tion à l’égard des survivants; peut-être le contrat n’a-t-il été 
formé que par la considération des qualités de celui qui dis- 
parait. C’est encore ce que décidait la loi romaine * et ce que 
décide l’article 1865-3°, Code Napoléon. 

8) Voilà la société primitive et traditionnelle, celle que l’on 
a nommé depuis la société par intérêts, quand il a fallu la qua- 
lifier pour‘la distinguer de la société par actions. 

Pour trois causes, la société par intérêts ne peut suffire aux 
entreprises de longue durée, ni à réunir les capitaux qu’exi- 
gent les grandes entreprises : elle repose sur une confiance 


. 


1 « Qui admittitur socius, ei tantum socius est qui admisit; et recte, 
cum enim societas consensu contrahitur, socius mihi esse non potest quem 
ego socium esse nolui. Quid ergo si socius meus admisit? ei soli socius 
est. » (L. 19, D., pro socio.) 

? Lois civiles, liv. I, tit. VIII, sect, 2. 

3 Contrat de société, n° 91. 

* L. 65, $ 9, D., pro socio, 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 145 


mutuelle, ce qui ne lui permet de grouper qu’un nombre res- 
treint d’associés, et dès lors d’atteindre qu’un chiffre limité de 
capitaux ; elle lie les associés, de telle sorte que ceux qui in- 
terviennent pour la constituer doivent y laisser leurs fonds 
jusqu’à la dissolution, ce qui éloigne, et le spéculateur qui 
tient à pouvoir réaliser ses valeurs à l’occasion, et le rentier 
qui a rarement assez de sécurité pour disposer de ses res- 
sources à long terme ; enfin elle est établie intuifu personæ, de 
telle sorte qu’elle est incessamment menacée de dissolution, 
peut-être au moment le plus inopportun, par tout changement 
survenant dans la personne d’un de ses membres. 

Ces caractères de la société par intérèts n’étaient pas jadis 
un obstacle à l’association ; on ne songeait à se mettre dans les 
affaires, que si l’on pouvait apporter un capital relativement 
considérable, que si l’on comptait faire de cette participation 
la principale occupation de sa vie. De nos jours, le capitaliste 
pe veut plus risquer tout son avoir dans une même entreprise ; 
il divise ses placements afin de diminuer le risque : le limita- 
tion de la responsabilité est une nécessité économique. 1l en 
résulte, si l’on tient compte en outre de la mobilité, de la dif- 
fusion croissante des fortunes, que, pour former les agglomé- 
rations de capitaux nécessaires aux grandes entreprises, il 
faut utiliser tous les capitaux, même les plus minimes, grou- 
per les petites épargnes; et qu’il faut pour cela diviser le capi- 
tal social en coupures petites et cessibles, petites afin qu'elles 
soient à la portée de tous, cessibles afin que l’associé puisse 
toujours réaliser sans apport, en vendant sa part sans rien 
changer à la société. C’est précisément le procédé qu’emploient 
les sociétés par actions ; c’est ainsi que se sont formées les 
grandes compagnies organisées sous Louis XIV pour le com- 
merce maritime, et qui sont les premières sociétés par actions 
dont l’histoire fasse mention, au moins en France *, Un indus- 
triel ou un spéculateur conçoit un projet ; il rédige les bases 
d’une association et fait appel au crédit par souscription: qui- 
conque souscrit adhère par là même aux statuts, et devient 
associé sous le nom d’actionnaire. Les associés ne se choi- 


À Cons. sur les grandes compagnies du XVII* siècle, Pierre Clément, His 
toire de Colbert, p. 134, 1170; Fremery, Études sur le droit commercial, 


D. 45. | | 
XXXIIT. 10 


446 DROIT COMMERCIAL. 


sissent pas, le plus souvent même ne se connaissent pas; leur 
individualité importe peu ; l’apport seul est pris en considé- 
ration : en un mot, l’infuifus personæ est remplacé par l’intui- 
fus pecuniæ. 

9) Les conséquences légales de cette transformation sont 
nombreuses. Dès que, dans l'associé, on ne considère plus 
que la mise, aucun des changements qui peuvent survenir 
dans le personnel de la société n’affecte son existence; elle 
est douée de la faculté de survivre à toutes les altérations qui 
peuvent atteindre la vie ou la capacité de ses membres; elle 
continue entre les membres à venir telle qu’entre ceux quiont, 
existé à l’origine. L'associé, autrement dit l’actionnaire, peut 
abandonner la société et y faire entrer un tiers en son lieu et 
place; sans retirer de la caisse sociale la somme qu'il y a 
mise, il peut la recouvrer indirectement en la recevant d’un 
tiers pour prix de la cession qu’il lui fera de son droit dans la 
_société, en d’autres termes de son action. C'est-à-dire, en dé- 
finitive, que la division du capital en actions a pour but et 
pour effet de déroger aux articles 1861 et 1865, 3° C. Nap. 

Certaines affaires demandent, pour être conduites à bonne fin, 
une parfaite communauté de vues, une confiance réciproque 
et une responsabilité commune : la loi organise pour elles la 
société par intérêts, qui se forme infuifu personæ. D’autres 
demandent surtout des capitaux : la société par actions leur 
convient, car elle est formée intuitu pecuniæ, et il est de son 
essence que chaque associé puisse céder son droit, que la 
cession mette le cédant hors de la société, et y fasse entrer le 
cessionnaire. | | 

10) Partant de là, la plupart des auteurs indiquent comme 
le caractère constitutif et distinctif de l’action, sa cessibilité, 
en d’autres termes la faculté pour l’associé de transporter à un 
tiers sa qualité et ses droits : la société serait par actions toutes 
les fois que l’intérêt est stipulé cessible. M. Bravard a bril- 
lamment développé cette doctrine, plutôt signalée jusqu’à lui 
qu’exposée : « Ce qui constitue l’action, dit-il, ce qui la distin- 
gue de l'intérêt, c’est la cessibilité. Pour reconnaître s’il y a n- 
térêt ou action, il n’y a qu’une seule chose à examiner, savoir : 
si le droit est cessible ou s’il ne l’est pas; en d’autres termes, 
s’il y a des rapports de choses ou des rapports de personnes. 
Partout où la cessibilité existera, se rencontrera, il y aura une 
action; partout où elle n’existera pas, il n’y aura qu’un intérêt. 


L'ACTION ET L'INTÉRÉT. 147 


Voilà le véritable et le seul caractère distinotif de l’action et 
de l'intérêt ‘. » N'est-ce pas ce qu’admet le Code de com- 
merce? il regarde si bien les actions comme cessibles qu’il or- 
ganise et détermine pour elles des modes spéciaux de cession 
(art, 34, 85, 86). N'est-0e pas ce que consacrent les lois fis- 
cales des 22 frimaire an VIE, 5 juin 18850 et 23 juin 1857 ? Si 
elles soumettent les actions à des droits spéciaux, à cer- 
tains égards mitigés, q’est par sulte de leur aptitude à passer 
de mains en mains, de leur similitude avec les effets négocia- 
bles, de leur circulabilité comme on n’a pas craint de le dire : 
le mot n’est pas très-français, il n’en éveille pas moins une 
idée très-exacte”. N'est-ce pas enfin ce qui explique l’usage 
constamment suivi, dans les sociétés par actions, de remettre 
à chaque associé ou actionnaire un titre distinct par la cession 
duquel il puisse transmettre ses droits ? Quand la société est 
par intérêts, l'engagement d'effectuer l'apport, et le droit que 
l'associé acquiert, en échange de cet engagement, sont et res- 
tent habituellement consignés dans l’acte de société ; aucun 
changement de personnes n’est possible sans que l'acte 
ne soit modifié, sans dès lors qu’un nouvel acte, et à sa 
suite une nouvelle publication ne deviennent indispensables. 
Quand, au contraire, la société est par actions, l’acte s0- 
cial est habituellement rédigé avant que les actionnaires ne 
s'engagent : le chiffre et le montant total des mises y est 
seul indiqué, la liste des actionnaires y est ultérieurement an- 
nexée (lois du 17 juillet 1856, art. 1, du 23 mai 1863, art. 4, 
du 24 juillet 1867, art. 1 et 24). Des titres distincts de l’acte 
de société, tirés d’un registre à souche, ainsi que le prescrit 
l'article 16 de la loi du 6 juin 1850, sont ensuité remis à 
chaque associé en vue et pour la facilité des transferts ; ce 


1 Traité, t. I, p. 261.— Comp. Pardessus, n°° 978, 993, 1032 ;— Troplong, 
Sociétés, t. E, n° 128 et s.; — Molinier, Traité de Droit commercial, n° 512; 
— Rivière, Commentaire de la loi du 21 juillet 1567, p. 206. — Lors de la 
discussion des articles 26 et 45 de la loi du 24 juillet 1867, M. E. Ollivier a 
également placé dans la cessibilité le caractère essentiel del’action, soutenant 
d’une manière absolue que l’action est toujours cessible et l'intérêt ONE 
incessible, (Moniteur des 6 et 9 juin 1867.) 

3 Comp. G. Demante, Principes de l’enr egistrement, t. I, p. 481, n° 510.— 
Ce mot de cireulabilité, fréquemment employé dans la discussion de la loi 
du 5 juin 1850, ayant excité quelques réelamations : « Enrichissons le trésor 
si nous pouvons, dit à ce propos M. le président Dupin, n’enrichissons pas 
la langue. » 


4148 | DROIT COMMERCIAL. 


sont précisément ces titres que l’on appelle vulgairement des 
actions : ils sont transmissibles sans que la cession nécessite 
aucun changement dans l'acte de société, et dès lors sans 
qu'un nouvel acte et une nouvelle publication soient néces- 
saires. Une fois mis en circulation, ils deviennent ou peu- 
vent devenir, au gré du bénéficiaire, l’objet de transactions qui 
se font en dehors de la société : ils constituent des valeurs mo- 
biles, sujettes à la hausse et à la baisse qu’amène la spéculation. 
N'est-ce pas ainsi envisagées, que les actions sont devenues, de 
nos jours, une partie importante de la fortune publique ? 

11) Cependant, là n’est pas encore la vérité. L’aptitude à 
pouvoir circuler de main en main, est assurément un des ca- 
ractères de l’action; mais, sous un double rapport, la doctrine 
de M. Brayard est trop absolue, et dès lors insuffisante. La 
cessibilité est une qualité accessoire, qui peut, sous des con- 
ditions diverses, appartenir également à l’intérêt et à l’action; 
dès lors, il n’est pas possible de voir en elle le caractère con- 
stitutif et distinctif de l'action. Le caractère spécifique d’une 
chose la fait connaître de manière à la distinguer de toute 
autre : un élément commun à deux termes ne saurait être 
le signe distinctif ni de l’un ni de l’autre; or il peut y avoir 
des parts d’intérêts cessibles, il peut y avoir des actions qui 
ne sont cessibles que sous les mêmes conditions que les parts 
d'intérêt. eu 

En effet, c’est exagérer la portée de l’article 1861 du Code Na- 
poléon qued’en induire l’incessibilité des partsd’intérêt. Cequ’il 
interdit à l'associé, ce n’est pas de céder ses droits, c’est seu - 
lement d'introduire un nouveau membre dans la société en 
son lieu et place, sans le consentement de ses coassociés, c’est, 
pour employer les expressions mêmes de la loi, « d’associer 
une tierce personne à la société. » De ses droits, il peut dis- 
poser comme bon lui semble, sous la seule réserve qu'aucun 
changement n’en résulte pour la société, soit en s’adjoignant 
un participant, ou croupier, qui devient son associé particu= 
lier, soit en vendant sa part d’une façon complète. Par rapport 
à la société, le cédant reste associé : lui seul peut prendre part 
à la liquidation, arrêter les comptes, toucher les dividendes, 
car la société ne connaît que lui‘; mais la cession n’en est pas 
moins valable et effective à l'égard du cessionnaire, elle le 


1 Cass., 13 juin 1860 (S., 1861, 1, 884)4 


L'ACTION ET L’INTÉRÊT. | 149 


serait même à l’égard des créanciers du cédant auxquels le 
cessionnaire pourrait l’opposer !. En un mot, l’article 1861 du 
Code Napoléon limite les effets de la cession à l'égard de la 
société seulement, non dans les rapports du cédant et du ces- 
sionnaire. C’est ainsi qu’il a été décidé que la cession d’une 
part d’intérêt, malgré la qualification de croupier donnée au 
cessionnaire, peut être considérée, d’après l’ensemble des 
clauses de l’acte, comme constituant une vente pure et simple, 
et non une sous-association ?. 

12) Il y a plus, cette restriction apportée aux effets ordinaires 
de la cession n’est que de la nature des sociétés par intérêts, 
elle n’est pas de leur essence. L’article 1861 du Code Napoléon 
n’est pas impératif; les parties peuvent y déroger, sans que la 
société change pour cela de caractère. Pothier admettait déjà, 
contrairement au droit romain, qu’il peut être convenu entre 
les associés que la société subsistera malgré la mort de l’un 
d’eux, et même qu’elle continuera avec son ou ses héritiers °; 
c’est ce qu’admet encore l’article 1868 du Code Napoléon : 
dans ce cas, la part de l’associé décédé se partage entre les 
héritiers, comme tout autre bien. Rien ne s'oppose à ce qu’il 
soit aussi convenu, entre les associés, que l’un d’eux, que quel- 
ques-uns d’entre eux, ou même tous, pourront céder leur droit 
entre-vifs, en tout ou en partie : c’est ce qui résulte formelle- 
ment des articles 57 et 61 de la loi du 24 juillet 1867, con- 
formes en cela aux articles 42 et 47 du Code de commerce, qui 
ordonnent de publier «tout changement ou retraite d’as- 
sociés », ce qui ne peut s'entendre que des associés à parts 
d'intérêt, puisque les noms des actionnaires ne figurent pas 
dans les extraits. Le consentement des associés, à ce sujet, 
peut être donné par anticipation dans l’acte de société; il peut 
l’être au cours de la société; il peut être donné purement et 
simplement, ou sans condition. Tantôt l’associé se réservera 
la faculté de céder tout ou partie de ses droits à une personne 
déterminée, à un fils ou à un gendre, le plus souvent; tantôt 
il se réservera la faculté plus générale de la céder à une per- 
sonne quelconque, mais alors, le plus habituellement, sous la 
restriction, au profit des coassociés, qu’il devra préalablement 


8 Sic Troplong, n° 764; Duvergier, n° 378 et 319. 
3? Cass., 24 novembre 1856 (Sir., 1857,1, 516). 
3 Contrat de société, n° 145. 


450 DROIT COMMERCIAL, 


les prévenir de la cession projetée, afin qu’ils puissent pren- 
dre pour eux la part cédée de préférence au cessionnaire, ou 
Ja lui abandonner‘. Les parts d'intérêt, de même que les ac- 
tions, peuvent, dans ces cas, être représentées par un titre 
distinct de l’acte de société, tel qu’un récépissé ou un certificat. 
Que devient alors le prétendu principe d’après Jequel; l’in- 
térêt ne serait pas cessible ? Loin d’écarter la cessibilité des 
parts d'intérêt, Particle 1861 du Code Napoléon l’implique, 
quand il la subordonne au consentement des associés, 

A l'inverse, rien ne s’oppose davantage à ce qu’il soit con- 
venu, dans une société par actions, que le transfert ne sera va- 
lable qu’avec l’agrément ou l’approbation soit des actionnaires, 
soit d’un comité de surveillance ou de censure. Dans les joint 
stock limited companies, la loi anglaise de 1857 (art. 5 et 7) 
subordonne formellement les cessions d’actions non libérées 
à l'approbation des directeurs?; chez nous, les actions sont 
négociables librement, quoique non libérées, après le verse- 
ment du quart (L. 2% juillet 1867, art. 2), mais la règle an- 
glaise, introduite dans les statuts, soit qu'on ne l’anplique 
qu’aux actions non libérées, soit même qu’on l’étende aux ac- 
tions libérées, serait incontestablement valable et obligatoire, 
Une telle clause aurait pour effet probable d’entraver la cir- 
culation des titres; qu'importe? Il y a des sociétés qui, loin 
de souhaiter pour leurs actions une circulation active, cher- 
chent au contraire à ce qu’elles restent dans les mêmes mains, 
ou du moins dans les mêmes familles; il serait superflu de 
chercher des exemples dans la pratique* ; l’article 50, n°3, dela 
loi du 24 juillet 1867 prévoit le cas où les statuts, dans une 
société par actions, donneraient, soit au conseil d’administra- 
tion, soit à l’assemblée générale des actionnaires, le droit de 
s’opposer au transfert : la société ne cesse pas pour cela d’être 
par actions. 

lei la limite indiquée disparaît, les nuances s’affaiblissent, 
les deux notions se rapprochent et se confondent : d’une part, 
l'intérêt peut être cédé si les associés y consentent, d’autre 


1 Cass,, 1°" avril 1834 (S., 1834, 1, 276); — Douai, 10 janvier 1839 (S.. 
1839, 2, 495). | 

3 E Ollivier, Des Sociétés anglaises (Revue pratique, t. XXI, p. 17; 
t. XXIIL, p. 290). 

$ Cons. par exemple, Aug. Cochin, Histoire d'une des compagnies fondées 
par Colbert : La manufacture des glaces de Saint-Gobin, p. 151 et s. 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 151 


part, l’action peut n’être cessible qu'avec lassentiment des 
actionnaires. Dès lors est-il possible de dire, avec M. Bra- 
vard : « Pour reconnaître s’il y a intérêt ou action, il n’y a 
qu’une seule chose à examiner : si le droit est cessible ou ne 
l'est pas?... » La question de savoir si le droit stipulé ces- 
sible reste un intérêt ou devient une action est sans impor- 
tance au point de vue de le cession elle-même : cette cession, 
quelque parti que lon prenne, aura lieu sous les conditions 
stipulées; mais, à tous autres égards, elle conserve son im- 
portance, 

13) Il faut donc encore chercher ailleurs. Dans le commen- 
taire qu’il a publié sur la loi du 24 juillet 1867, M. Vavasseur, 
pour fixer cette fuyante distinction de l'intérêt et de l’action, 
propose une autre règle : s C’est dans le mode de trans- 
mission du titre, dit-il, que réside le caractère distinctif de 
l'action. Est-il susceptible de la négociation commercials, 
c’est une action, Dans le cas contraire, c’est un intérêt, » 

Ainsi, l’intérêt et J’action sont ou peuvent être également 
cessibles ; seulement l'intérêt n’est cessible que par les modes 
. du droit civil, c’est-à-dire, dans ce système, par cession-trans- 
port, par donation, par succession ou par testament, tandis 
que l’action l’est, comme valeur de circulation, par les modes 
simples, rapides du droit commercial. Ce qui caractériserait 
l’action, d’après M. Vavasseur, ne serait donc pas d’être ces- 
sible, ce serait d’être négociable, c’ést-à-dire cessible, à la 
Bourse ou ailleurs, avec ou sans intermédiaire d’agents de 
change, par la déclaration sur un registre de transfert, si le 
titre est nominatif (art. 36, C. C.), par la tradition, s’il est au 
porteur (art. 35, C. C.), par l’endossement s’il en a ordre*. 
Toute société qui se fonde a le choix entre les modes civils 
et les modes commerciaux; si elle opte pour les modes ci- 
vils, elle est par intérêts, si elle opte pour les modes com- 
merciaux, elle est par actions. N'est-ce pas là, eneffet, ce qui 
explique à la fois la puissance et la faiblesse des sociétés par 
actions? leur puissance, car en groupant ainsi de petites som- 


1 Traité théorique et pratique des sociétés par action, p. 9, n° 7. 

? Le Code de commerce n'indique que deux modes de transmission : la 
tradition, pour l’action au porteur (art. 35); l'inscription, pour l’action no- 
minative (art. 36); la pratique en admet un troisième, l’endossement, pour 
l'action à ordre : sa légalité, quoique mise en Goute par quelques auteurs, 


est communément admise. Cons. Dalloz, Rép., v° Sociétés, n° 1167. 
, . . 


152 DROIT COMMERCIAL. 


mes en échange detitres négociables, elles arrivent à réunir des 
capitaux qui n’ont de limite que les besoins de l’entreprise ; 
leur faiblesse, car c’est dans la facilité de vendre et d’acheter 
que l’agiotage, qui est l’écueil des sociétés par actions, a tou- 
jours trouvé son principal aliment. La tradition, età sa suitel’o- 
pinion commune le proclament : donc l’action n’est qu’à la con- 
dition d’être négociable, ou plutôt d’être représentée parun titre 
négociable, c'est-à-dire doué de la faculté de passer de main 
en main sans lenteurs, presque sans formalités et sans frais, 
comme une véritable marchandise. Subordonner la cession de 
l’action aux formes lentes et circonspectes de la loi civile, ce 
serait la rendre impropre à la circulation, ce serait lui enlever 
par conséquent le caractère inhérent à sa nature; le titre 
ne représenterait plus une action si, bien que cessible, il ne 
pouvait être cédé que dans les formes du droit civil. La distinc- 
tion entre les titres cessibles et les titres négociables estaujour- 
d’hui parfaitement établie en jurisprudence; les lois relatives 
aux sociétés créées pour la construction et l’exploitation des 
chemins de fer l’ont consacrée et vulgarisée (loi du 11 juin 1862, 
art, 9 ; 26 juillet 1844, art. 8; 15 juillet 1846, art. 8 et 10). 

14) Cette doctrine empirique, qui subordonne la nature du 
droit à la forme du titre qui le représente, est fort accréditée 
dans le monde des affaires. Enclin, par habitude, à ne voir 
d’une idée que la forme, le vulgaire s’en est contenté; mais 
elle n’est admissible ni en raison ni en droit, 

Elle n’est pas admissible en raison, car elle cherche les élé- 
ments constitutifs de l’action dans ce qui ne lui est qu’acciden- 
tel, elle conclut d’un usage pratique à une nécessité légale. 11 
est cerlain que la différence habituelle de forme est un signe 
annonçant une différence de caractère ; mais il est non moins 
certain qu’elle ne peut constituer cette différence même. Et 
puis où est-il donc établi que l’action doit être nécessairement, 
et dans toute l’acception du mot, une valeur de circulation, 
et que sa nature répugne aux modes de transmission du 
droit civil? N’y a-t-il pas de sociétés, et ce ne sont pas les 
moins florissantes, qui tiennent essentiellement à ce que 
leurs actions restent en dehors de la spéculation, et n’appa- 
raissent pas sur le marché de la Bourse? En sens inverse, 
pourquoi, dans le cas où les parts d’intérêt sont stipulés ces- 
sibles, les titres qui les représentent, certificats ou récépissés, 
ne seraient-ils pas transmissibles par les voies commerciales ? 


L'ACTION ET L'INTÉRÉT. 153 


Est-ce que la forme nominative, à ordre ou au porteur, n’est 
pas de droit commun, et à l’usage de qui veut l’employer ? 

Elle n’est pas admissible en droit, car maints textes la con- 
tredisent formellement. C’est d’abord l’article 25 de la loi du 
5 juin 1850, relative au timbre. L'article 14 de cette loi sou- 
‘ met les titres ou certificats d'actions à un timbre proportionnel 
de 50 cent. ou de L franc pour 100 francs, selon les cas; les 
articles suivants établissent le mode de perception de l'impôt; 
puis l’article 25 ajoute : « Les dispositions des articles précé- 
dents ne s’appliquent pas aux actions dont la cession n’est par- 
faite, à l'égard des tiers, qu’au moyen des conditions détermi- 
nées par l’article 1690 du code civil, ni à celles qui en ont été 
dispensées par une disposition de loi, » Comment, en présence 
de cetexte, soutenir que l’emploi des modes de cession du droit 
civil est incompatible avec la notion de l’action ? C’est ensuite 
Particle 91 3° code comm.; tel que l’a rédigé la loi du 
23 mai 1863 : « à l'égard des actions, des parts d’intérêt..…, 
dont la transmission s’opère par un transfert sur les registres 
de la société... » Comment soutenir, en présence de ce texte, 
que l’emploi des modes de cession du droit commercial, parmi 
lesquels figure certainement le transfert par déclaration sur 
les registres de la société (art. 36 c. comm.), est incompatible 
avec la nature de l’intérêt? C'est enfin la loi même du 24 juil- 
let 1867, laquelle, à l’exemple des lois précédentes des 17 juil- 
let 1856 et 23 mai 1863, déclare que, dans les sociétés par ac- 
tions, les parts d’associés, cessibles dès l’émission, ne sont 
négociables qu'après la constitution définitive, ce qui ne les 
empêche pas d’avoir été dès le début des attions (art. 2 et 24). 
Il y a donc des actions, reconnues et qualifiées telles par la loi, 
qui sont cessibles sans être négociables ; à l’inverse il y a des 
parts d’intérêt, reconnues et qualifiées telles par la loi,.qui 
peuvent être non-seulement cessibles mais négociables, enfin 
dans une société par actions les parts d’associés peuvent être 
successivement cessibles et négociables : que deviennent alors 
et l’antithèse établie par M. Vavasseur, comme moyen de dis- 
tinction, et la règle qu'il en déduit ? 

15) Cette antithèse, d’ailleurs, si l’on veut voir en elle autre 
chose que l’expression d’un fait, pourrait bien ne reposer que 
sur une équivoque de doctrine. Les modes de cession du droit 
commercial, dit-on, sont la déclaration sur les registres du 
transfert, {a tradition et l’endossement; les titres négociables 


154 DROIT COMMERCIAL. 


sont dès lors les titres nominatifs, les titres au porteur et les 
litres à ordre (art. 35, 36, 136 C. comm.). Quel est alors le 
mode de cession du droit civil, à l’usage des titres qui ne sont 
que cessibles?M. Vavasseur, reproduisant en ceci une idée qui 
est, on ne sait trop pourquoi, généralement admise, n’hésite 
pas à la dire : c’est le transport-cession, c’est Ja cession par 
acte enregistré et signifié, conformément aux dispositions des 
articles 1689, 1690 et 1694, code Napoléon‘. Les cessions 
d'intérêts seraient ainsi plus difficiles à effectuer que les ces- 
sions d’actions ; les titres négociables seraient, bien mieux 
que les titres simplement cessibles, des valeurs de circulation, 

Cette doctrine est-elle bien juridique ? S’il y a incertitude 
sur les caractères distinctifs de l'intérêt et de l’action, il est 
au moins certain que le droit désigné par ces deux mots est 
un droit sui generis, qui n’est ni un droit de propriété ou de 
copropriété, ni un droit de créance. Ce n’est un droit ni de 
propriété ni de copropriété, car la société, personne morale 
distincte des associés, est seule, tant qu’elle existe, propriétaire 
du fonds social; ce n’est pas non plus un droit de créance, car 
les associés sont garants des dettes sociales, indéfiniment ou 
jusqu’à concurrence de leur mise, selon les cas, et ils ne pour- 
raient pas, comme les porteurs d'obligations par exemple, qui 
sont eux de vrais créanciers, faire mettre la société, leur dé- 
bitrice, en faillite *. L'intérêt, en prenant ce mot dans son ac- 
ception générique, comme comprenant l'intérêt proprement 
dit et l’action, est un droit spécial : c’est le droit que l’associé 
acquiert en échange de son apport, droit éventuel à une part 
des bénéfices tant que la société existe, à une part du fonds so- 
cial quand elle est dissoute. Or, s’il en est ainsi, comment son- 
ger à appliquer aux cessions d’intérêtsles dispositions des 
articles 1690 et 1691. du code Napoléon? La propriété d’un 
droit cédé, en d’autres termes le pouvoir exclusif d'exercer les 
actions qui y sont attachées, se transmet, en général, non-seu- 
lement entre les parties, mais même à l’égard des tiers, par le 
seul effet de la cession. Les articles 1690 et 1691 du Code Na- 
poléon, apportent, il est vrai, une exception à cetle règle; mais 


1 Op. cit., p. 9, 11. — Comp. Delangle, Sociétés comm., 1. I, p. 203, 204. 

3 Sur la nature spéciale de l'intérêt, et sur les différences qui le séparent 
du droit de propriété et du droit de créance, voir les excellentes observations 
de M. Bravard, Traité du droit comm., t, I, p. 254 ets. 


L'ACTION ET L'INTERÊT. 155 


cette exception est formellement restreinte par le texte : elle 
atteint pas les cessions de choses incorporelles quelconques, 
mais seulement, ainsi que l’observent fort bien MM. Aubry et 
Rau, « les transports de créances proprement dites, c’est-à-dire 
de créances ayant pour objet, soit le payement d’une somme 
d’argent, soit la livraison de choses mobilières déterminées 
seulement quant à leur espèce. » C'est en effet ce qui résulte 
très-clairement du texte même des articles 1690 et 1691 du code 
Napoléon, du terme débiteur qui 8 y trouve répété jusqu’à trois 
fois. Le cessionnaire des droits d’un associé est donc saisi du 
jour où l’acte de cession a acquis date certaine, sans qu’il soit 
besoin de signification soit aux autres associés, soit à la per- 
sonne morale société, ou d’acceptation par acte authentique. 

C’est ce que le tribunal de commerce de la Seine a maintes 
fois reconnu en matière de nantissement, avant la loi du 23 mai 
1863 sur le gage en matière commerciale. Avant cette loi, 
il y avait controverse sur la question de savoir si les formalités 
prescrites par les articles 2074 et 2075 du Code Nap. étaient 
applicables au nantissement commercial; la Cour de cassa- 
tion, chambre civile, tenait pour l’affirmative *; c’est le sys- 
tème contraire que la loi du 23 mai 1863 a fait prévaloir. 
Mais, même en admettant la jurisprudence de la chambre 
civile de la Cour de cassation, la signification, prescrite par 
l’article 2075 C., Nap. était-elle nécessaire, pour assurer l’ef- 
ficacité du nantissement, quand des actions étaient remises en 
gage ? Non, dit le tribunal de commerce de la Seine, « attendu 
que l'article 2075 C. Nap. n’est relatif qu’au nantissement des 
créances, puisque la signification doit être faite au débiteur, 
qu’il ne s’agit pas, dans l’espèce, d’une créance, mais d’actions 
qui constituent une part de copropriété... » Il n’est pas exact 


1 Droit civil français, 3° édit., t. III, p. 308. 

? Les derniers arrêts de la chambre civile, en ca sens, sont ceux du 
17 novembre 1865 (D. P., 66, 1, 56) et 80 novembre 1864 (D. P., 65, 1, 55).— 
En sens contraire Troplong, Traité du nanfissement, n°° 145, 283 et s., ct 
anssi Reg. rej., 18 juillet 1848 (D. P., 48, 1, 177) et 23 janvier 1860 (D. P., 
60, 1. 123), 

3 Jugement du 8 avril 1863 (Journal des tribunaux de commerce de 
Teulet et Camberlin, t. XIV, p. 25). — V,. dans le même sens les 
jugements du méme tribunal, rapportés dans le même recueil, t. VIII, 
p.95 et t. XIV, p. 26. — Ajoutez Paris, 12 février et 7 mars 1857, 19 mai 
1858, 30 novembre 1858 (Teulet et Camberlin, t. VI, p. 50; t. VII, p. 371; 
t. VIIL, p. 96). — Cons. toutefois Paris, 19 janvier 1868; sd., t. XIII, p. 72 


156 DROIT COMMERCIAL. 


de dire que l’action constitue, au profit de l’actionnaire, une 
part de copropriété; mais il est fort exact d’affirmer qu’elle ne 
constitue pas un droit de créance, et fort légitime d’en con- 
clure que la signification prescrite, soit par l’article 1690, en 
cas de cession de créances, soit par l’article 2075, en cas de 
nantissement de créances, n’est dès lors nécessaire ni en cas 
de cession ni en cas de nantissement soit d'actions soit 
d'intérêts. 

__ Sans doute, faute par le cessionnaire de £e faire connaître 
en temps utile, les actes intervenus de bonne foi entre la so- 
ciété et les cédants seraient maintenus, par application des 
principes d’équité dont les articles 1240, 1382, 1353 C. Nap. 
ne sont que l'application; mais il y a loin de là à poser en 
principe que les dispositions des articles 1690 et 1691 C. Nap. 
s’appliquent directement aux cessions de parts d’intérêt. Cette 
application conduirait, si le débat s’élevait entre deux cession- 
naires successifs, à donner la préférence au cessionnaire qui 
le premier auraitrempli les formalités prescrites par l’art. 1690, 

_bien que sa cession fût postérieure en date; elle conduirait, 
si le débat s’élevait entre le cessionnaire et les créanciers du 
cédant, à permettre à ceux-ci de saisir les droits cédés ou de 
les exercer au nom de leur débiteur tant que les formalités de 
ce même article 1690 n’auraient pas été accomplies. Or, ce 

“sont là des conséquences inadmissibles, puisque les articles 
1690 et 1691 C. Nap. ne sont applicables qu’aux cessions de 
créances, et que l'intérêt n’est pas un droit de créance :. 


on pourrait citer, dans ce dernier sens, la plupart des jugements et arrêts 
qui ont déclaré, avant la loi du 23 mai 1863 ou depuis, à propos d'actes de 
nantissement antérieurs à cette loi, que les articles 2074 et 2075 du Code . 
Napoléon sont applicables au nantissement commercial ; dans aucun cepen- 
dant, que je sache au moins, la différence entre l’action et le droit de 
créance n’est relevée, les parties, sans doute,n’ayant pas spécialement conclu 
sur ce point. On ne peut donc pas dire que ces jugements et arrêts con- 
damoent la distinction faite par le tribunal de commerce de la Seine : ils 
ne font que l’omettre. 

1 Deux arrêts, l’un de la Cour de Paris, l’autre de la Cour de Montpellier, 
semblent, au premier abord, donner raison à l’opinion commune. Dans 
l’espèce soumise à la Cour de Paris, il s'agissait d’une société par actions 
en cours de liquidation, dont les actions étaient au porteur ; l’arrêt décide 
que la part d’actif afférente à chaque actionnaire ne peut plus, après la dis- 
solution, être transmise par la remise des titres de la main à la main, que 
la transmission ne peut plus s’opérer, à l'égard des tiers, que par un trans- 
port régulier signifié au liquidateur (Paris, 15 janvier 1851; D. P., 57,2, 63). 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT, 157 


16) Ces principes posés, quel est le mode de cession à Litre 

onéreux du droit civil applicable aux parts d'intérêt? C’est la 
vente, telle que la définissent les articles 1582 et 1583 C. Nap.; 
Particle 1607 indique en quoi doit alors consister la délivrance: 
« la tradition des droits incorporels se fait, ou par la remise 
des titres, ou par l’usage que l’acquéreur en fait du consente- 
ment du vendeur. '» 

Et alors, en quoi consiste donc la prétendue différence qui 
séparerait, en théorie, la cessibilité et la négociabilité, dif- 
férence qui doit cependant être notable, si l’on admet qu’elle 
sert à séparer l'intérêt de l’action? Toute société qui se fonde, 
qu’elle soit civile ou commerciale, et qui reconnaît aux asso- 
ciés la faculté de céder leurs parts, qu'elles soient actions ou 
intérêts, peut fixer dans quelle forme la cession devra être 
faite : la liberté existe pour la forme comme pour le fond; elle 
peut décider que les titres qu’ils s’appellent certificats, récé- 
pissés ou actions, seront au porteur, suquel cas la cession 
s’opérera par la tradition du titre; elle peut décider que les 
titres seront à ordre, auquel cas la cession s’opèrera par en- 
dossement; elle peut décider que les titres seront nominatifs, 
auquel cas la cession s’opèrera par une déclaration sur les re- 
gistres de transfert; si les droits des associés restent consi- 
gnés dans l’acte de société, ainsi que cela a lieu habituelle- 
ment dans les sociétés par intérêts, la convention de cession 
vaut par elle-même, et dans quelque forme qu'elle soit con- 
statée. Voilà les seules situations possibles : où donc sont les 
éléments d’une distinction qui serait caractéristique ? Si l’u- 
sage a fait adopter généralement, dans les sociétés par actions, 


Dans l'espèce soumise à la Cour de Montpellier, il s’agissait également 
d’une société par actions, mais d’une société en exercice, les statuts avaient 
déterminé ie mode de transfert des actions; l’arrêt décide que la cession 
qui ne serait pas faite conformément aux statuts, n’est valable, à l'égard 
des tiers, qu’autant qu’elle a été signifiée à la compagnie ou acceptée par 
elle (Montpellier, 4 janvier 1853; D. P., 54,2, 112). La doctrine de ces arrêts 
est fort contestable; toujours est-il qu’ils ne peuvent en aucune façon être 
produits à l'appui de la thèse de M. Vavasseur : en effet, loin d'admettre 
que les notions de l'intérêt et de l’action correspondent aux deux termes 
de l’antithése établie entre la cessibilité et la négociabilité, ils proclament 
au contraire que des actions peuvent être transmissibles dans les termes 
des articles 1690 et 1691 du Code Napoléon, parfois même n’étre transmis=" 
sibles qu'ainsi, ce que M. Vavasseur soutient être incompatible avec lanaturs 
de l’action, être au contraire caragtéristique de l'intérêt, 


158 DROIT COMMERCIAL. 


les titres nomiuatifs, à ordre et au porteur, transmissibles 
dans les formes indiquées dans les articles 35, 36 et 136 Code 
Comm., ce n’est nullement, comme on le répète trop souvent, 
dans le but de rendre les cessions plus faciles : quoi de plus 
facile qu’une cession qui s'opère par le seul consentement? 
C’est seulement pour régulariser le mode de preuve, en la faisant 
consister dans une formalité uniforme, d’une constatation fa 
oile et simple, non exigée par le droit commun et que les sta- 
tuts sociaux déclarent obligatoire. 

Or, si le mode de transmission, qui résulte de la forme du 
titre, n’a d'importance qu’au point de vue de la preuve, il ne 
peut être caractéristique du droit de l’associé. La forme no- 
minative, à ordre ou au porteur, convient merveilleusement 
aux actions : elle achève de leur donner, surtout quand elles 
représentent des fractions uniformes du capital social, le ce- 
ractère de valeurs de circulation, de marchandises; mais elle 
ne leur est ni spéciale, ni nécessaire. Les sociétés qui l’em- 
ploient se prêtent plus que toute autre aux combinaisons de 
l'agiotage et de la fraude; elles peuvent être, à cause de cela, 
soumises à des règles spéciales + ces règles leur sont appli- 
cables, non pas parce que le capital y est divisé en actions, 
mais parce que ces actions sont, en outre, de valeur égale 
et représentées par des titres négociables. De ce que certaines 
lois ne sont applicables aux actions ou aux sociétés par actions, 
que si le capital est divisé en parties égales, représentées cha- 
cune par un titre négociable, il ne s'ensuit pas qu’il n’y ait 
d’actions que dans ce cas. Ainsi s’explique l’article 25 de la 
Joi du 5 juin 1850 : il déclare les dispositions relatives au 
timbre non applicables aux actions représentées par un titre 
simplement cessible, ce qui n’empêche pas ces titres de re 
présenter de véritables actions. L’utilité de la distinction à 
établir entre l'intérêt et l’action est ainsi diminuée, elle n’est 
pas effacée : elle subsiste pour l’application des règles à propos 
desquelles aucune restriction n’est écrite, par exemple pour 
l’application des articles 57 et 61 de la loi du 24 juillet 1867, 
anciens articles 42 et 46 du Code de commerce. Nous aurons 
à voir ailleurs en prévision de quelle hypothèse avaient été 
faites les lois des 17 juillet 1856 et 23 mai 1863, dans quels 
cas la loi actuelle du 94 juillet 1867 est applicable, s’il suffit 
que le capital social soit divisé en actions, s’il faut, en 
outre, que ces actions soient d'égale valeur et repré- 


L'ACTION ET L’INTÉRÊT. 459 


sentées par des titres négociables ou destinés à le devenir ; 
toujours est-il que l’on peut répéter, à propos de la forme 
négociable du titre, ce que nous avons dit à propos de l’égalité 
de coupure: il n’y a rien là qui soit essentiel, rien à plus 
forte raison qui soit caractéristique de l’action considérée 
en elle-même. La négociabilité des titres est, si l’on veut, de 
la nature des sociétés par seuvne elle n'est pas de leur 
essence. 

17) Ainsi, en résumé, on ne pent voir le caractère consti- 
tutif et distinctif de l’action, ni dans la limitation de la res- 
ponsabilité des associés au montant de l’apport : il y a des as- 
sociés à parts d'intérêts, spécialement les commanditaires 
dans la commandite simple, qui ne sont passibles des dettes 
sociales que jusqu’à concurrence des fonds qu'ils ont mis ou 
dû mettre dans la société; ni dans la division du capital social 
en fractions de valeur égale et uniforme : il peut y avoir des ac- 
tions de quotité et de valeur inégale, et les parts d'intérêt, 
dans une société en nom collectif par exemple, peuvent être 
de valeur égale; ni dans la cessibilité : les parts d’intérêts 
peuvent être stipulées cessibles et les actions peuvent n’être 
transmissibles qu'avec l’approbation des associés; ni enfin 
dans la négociabilité des titres + l’action peut n'être que ces- 
sible et rien ne s’oppose à ce que l'intérêt soit déclaré négo- 
ciable. Des textes précis, dont il n’est pas permis de ne pas 
tenir compte, condamnent également toutes les doctrines qui 
s’appuient sur l’un ou l’autre de ces aperçus. 

18) Étrange situation! Voilà deux termes dont la pratique se 
sert journellement, dont maintes lois se servent à leur tour 
commé base des classifications et des règles qu’elles con- 
tiennent, et, quand on y regarde de près, leur sens respectif 
échappe à l’analyse, l'esprit ne peut le saisir; on croit se com-. 
prendre quand on les emploie, et chacun leur donne une ac- 
ception différente, Cependant, tant qu’on n’arrivera pas, sur 
ce point, à des notions précises et nettes, les lois relatives 
aux sociétés, spécialement la loi du 24 juillet 1867, ne seront 
que chaos. 

Si l'analyse a été inhabiie jusqu’ici à déterminer sans équi- 
voque la notion respective de. l'intérêt et de l’action, c’est 
d’abord parce qu’elle n’a pas suffisamment pris soin d'isoler 
l'élément qu’il faut tenir comme essentiel et vraiment consti- 
tutif des signes ou caractères extérieurs qui peuvent, par suite 


‘ 


460 DROIT COMMERCIAL. 


de l’usage, contribuer à en révéler l’existence; c’est ensuite 
parce qu’elle n’a voulu voir d’actions que dans les sociétés que, 
pour des motifs spéciaux, les lois de 1856, de 1863, et après 
elle la loi du 24 juillet 1867, ont soumises à des règles parti 
culières. Ainsi s’explique la pluralité des doctrines proposées 
et leur commune insuffisance; elles ont pris tour à tour pour 
élément essentiel ce qui ne doit être considéré que comme 
qualité accessoire ou accidentelle. Les qualités accessoires 
peuvent être multiples et variées, l’essence est une et simple; 
c’est dans ce qui constitue les choses qu’il faut chercher leur 
caractère, non dans ce qui ne leur convient qu’accidentelle- 
ment. 

19) Or, le caractère de l’action ressort suffisamment des cir- 
constances économiques qui ont provoqué l’avénement des 
sociétés par actions. Jusqu’à elles, on n’avait songé à fonder le 
crédit que sur la responsabilité personnelle; au principe de la 
responsabilité personnelle elles ont substitué la puissance 

des capitaux réunis par l’agglomération. La société tradition- 
nelle, ou par intérêts, est formée tntuiltu personæ ; dans la 80- 
ciété par actions, l'infuifus personæ est remplacé par l’infuitus 
pecuniæ : l’individualité des associés importe peu, l'apport 
seul est pris en considération, C’est cette substitution de rap- 
ports pécuniaires aux rapports de personnes qui a transformé 
l'intérêt en action. 

Si les parts d’associés sont absolument incessibles et in- 
transmissibles, de telle sorte que les rapports sociaux doivent 
rester exclusivement concentrés entre les associés primitifs, 
aucun doute ne s’élèvera ; la considération des personnes est 
prédominante, la retraite d’un associé et son remplacement par 
un autre ne sont possibles qu’au moyen d’un nouveau contrat : 
la société est par intérêts. Si les parts d’associé sont suscep- 
tibles d’être cédées et transmises, elles peuvent ou rester parts 
d'intérêt ou devenir actions. Elles resteront parts d'intérêt, si 
le droit de les céder n’apparaît que comme une faculté déro- 
geant au droit commun, formellement réservée dans l’acte de 
société, soit par tous les associés, soit par quelques-uns; elles 
deviennent actions, si le droit de les céder apparait comme 
découlant de leur nature même, quelles quesoient d’ailleurs les 
conditions auxquelles l’exercice du droit est soumis. L’inté- 
rêt n’est cessible que par concession expresse de l'acte de 80- 
ciété « il reste intérêt quelque large que soit la concession; 


} æ 


: L'ACTION ET L’INTÉRÊT. 461 


l’action est cessible par sa nature : elle reste action quand 
même, comme dans le cas prévu par l’article 50 3° de la loi 
du 24 juillet 1867, les statuts donneraient, soit à un conseil de 
surveillance ou d’administration, soit à l’assemblée des action- 
naires, le pouvoir de s’opposer au transfert. Qu'il s'agisse 
d'intérêts ou d'actions, la cession est possible, sans que le 
changement d’associé entraîne la dissolution de la société et 
nécessite son renouvellement; mais, dans le premier cas, 
la personne du cessionnaire entre dans la société : sa per- 
sonnalité est prise en considération; dans le second, la 
personne du cessionnaire reste en dehors de la société, qui 
continue entre le cessionnaire telle qu’entre les associés pri- 
mitifs, comme un fleuvé reste toujours le même, bien que les 
molécules qu'il entraine changent à tout moment. Ce qui re- 
vient à dire que les droits d’associés ne sont des actions, que 
les associés eux-mêmes ne peuvent être considérés comme 
actionnaires, qu’autant que le capital social a été fractionné 
en parties le plus souvent égales, destinées à ane circulation 
incessante et rapide : les parts d’associés sont des actions 
quand le capital social a été fractionné dans la prévision eten 
vue des cessions ultérieures que les associés feront de leur 
droit, en un mot, quand la cession a été envisagée, lors de la 
fondation de la société, comme une éventualité normale, pou- 
vant et devant se réaliser d’une façon constante et réitérée. 
Voilà le seul caractère essentiel et vraiment distinctif de 
l’action; tous autres éléments ne sont que secondaires et acci- 
dentels, et ne doivent être considérés que comme des indices 
pouvant servir à mettre en lumière le caractère distinctif. Peu 
importe que .les parts d’associé soient d’un chiffre élevé ou 
minime, de valeur égale ou inégale : si elles sont de valeur 
égale et fixe, chaque fraction du capital constitue une unité 
distincte, indivisible au point de vue de la transmission, mais 
cela n’est pas inhérent à la nature de l’action; peu importe 
qu’elles soient ou non représentées par des titres distincts, et 
que ces titres, s’il en est délivré, soient négociables ou sim- 
plement cessibles : ce sont là des faits accidentels, qui n’ont 
d’importance qu’au point de vue de la preuve, soit des droits 
de chaque associé, soit de la transmission de ces droits; peu 
importe que le capital soit obtenu par souscription et appel 


aux petites bourses, ou fourni par quelques personnes se 
XXXIII. 5 11 


162 DROIT COMMERCIAL. 


choisissant : une commandite par actions est possible avec 
deux actionnaires, une société anonyme l’est avec sept (L. 
24 juillet 1867, art. 23), rien ne s’oppose à ce qu’une société . 
par intérêts, par exemple une société en nom collectif, com- 
prenne un grand nombre de personnes; enfin peu importe les 
qualifications plus ou moins exactes employées par les parties: : 
c’est le fond des choses qu’il faut envisager, les mots n’ont ici 
rien de sacramentel. Que l’acte de société désigne les frac- 
tions du capital sous le nom d’actions ou de coupons d’ac- 
tions, sous les noms de deniers et sous-deniers, de sous et 
parties de sous, ainsi qu'il était d'usage dans les anciennes 
compagnies anonymes, soit même enfin sous les noms les plus- 
impropres encore d'intérêts ou de parts d'intérêts, il n’im- 
port: au point de vue des règles particulières soit aux sociétés . 
par intérêts, soit aux sociétés par actions : non sermoni res, 
sed rei sermo subjicitur. C'est ce que la Cour de cassation a 
décidé, à propos des deniers d’intérêt en usage dans la s0- 
ciété des mineg d’Anzin ‘; c’est ce que le tribunal civil de 
Rennes et celui de la Seine rappellent, en termes excellents, 
dans leurs jugements des 3 février 1847 et 6 décembre 1862*. 
Le seul point essentiel à considérer, c’est l'intention qui a 
présidé au fractionnement du capital : l’appel au public par 
voie de souscription, l'égalité et la fixité de coupure, la. 
négociabilité des titres, n’ont d'importance que comme in- 
dices les plus habituels de cette intention. 

20) L'ordre des évolutions historiques apparait ainsi sans 
équivoque. D'abord les parts d’associés ont été absolument in- 
cessibles : les rapports sociaux restent exclusivement concen- 
trés entre les associés primitifs, tout changement dans le per- 
sonnel rompt les bases de l'association et dissout la société; 
plus tard, l’usage tolére que les parts d' associé soient slipu- 
lées cessibles, sans toutefois que le caractère personnel du 
contrat disparaisse : la retraite d’un associé, son remplace- 
ment par un autre, peuvent s’opérer sans que la société soit 
dissoute, mais la considération de la personne subsiste, et 
l'individualité de l’associé influe sur le crédit de la suciété ; 
plus tard enfin, les parts d’associé, absolument séparées de la 


1 Civ. cass., 8 février 1837. — Dalloz, Rép., v° FE n° 1783.— 
Comp. D. P., 43, 1, 86 et 90. ; 
4 D.P.,47,1, 26 et 63, 8, 25. 


L'ACTION ET L’INTÉRÉT. | 163 


personne du bénéficiaire, sont regardées comme pouvant passer 
de main en main, non-seulement sans que la société soit at- 
teinte dans son existence, mais de plus sans qu’il en résulte 
pour elle aucune modification. C’est alors que l’intérêt se trans- 
forme en action. ‘ | 

Avec ces dounées, le système de la loi apparaît comme lo- 
gique et simple. Ainsi s'explique pourquoi, dans les sociétés : 
par intérêts, l'extrait de l’acte, destiné .à être publié, doit 
contenir les noms des associés; pourquoi, au cours de la s0- 
ciété, tout changement ou retraite d’associés doivent être ren- 
dus publics : les personnes font partie de la société, que l’on 
envisage soit les rapports des associés entre eux, soit les rap- 
ports de la société avec des.tiers, dès lors tont changement 
de personne modifie lés bases de l’association et doit être pu- : 
blié. Ainsi s'explique pourquoi, au contraire, dans les sociétés 
par actions, l’extrait de l’acte destiné à être publié ne-doit 
pas contenir les noms des actionnaires, maïs seubement le 
montant des valeurs fournies ou à fournir; pourquoi, au cours 
de la société, les changements ou retraites d’associés ne doi- 
vent pas être portés à la connaissance des tiers : ce sont les 
mises, en réalité, qui font partie de la société, elle existe in- 
dépendamment des personnes qui l’ont constituée, elle con- : 
tinue dès lors entre les cessionnaires telle qu'entre ies asso- 
_ciés primitifs (art. 43, 46, C. comm. ; loi du 24 juillet 1867, 
art, 57 et 61). Ainsi s'explique encore pourquoi la loi du 22 fri- 
maire an VII -abaissait à 0,50 le droit afférent aux cessions 
d'actions, tout en laissant les cessions d’intérêts soumises au 
droit de 2 francs : c'était afin de favoriser le commerce et l’in- 
dustrie, en-facilitant, conformément à l'intention et aux pré- 
visions des parties, la circulation des fonds engagés dans les 
sociétés par actions. Et c’est 'ce qui condamne la jurispru- 
dence de la Cour de cassation, qui applique le droit réduit 
même aux cessions de parts d'intérêt : se figure-t-on une dis- 
position législative, dont le seul but, de l’aveu de tout le 
monde, est de faciliter la circulation des capitaux, appliquée 
à des sociétés dans lesquelles le droit des associés est in- 
cessible, ou n’est cessible que dans des cas isolés, le 
plus souvent au profit de personnes déterminées à l’avance? 
Favoriser la circulation de droits que leur nature rend inhé- 
rents à la personne des bénéficiaires, ne serait-ce pas la con- 
. tradiction législative la plus singulière? Toutes les règles par- 


164 DROIT PUBLIC. 


ticulières, soit aux sociétés par intérêts, soit aux sociétés par 
actions, ne sont plus que des conséquences déduites du prin- 
cipe posé. 

21) Le plus souvent, les circonstances de faitsuffiront à met- 
tre en évidence le signe caractéristique soit des sociétés par in- 
térêts, soit des sociétés par actions, à révéler dès lors la nature 
du droit des associés ; cependant il n’en sera pas toujours ainsi, 
et une appréciation sera alors indispensable. Les cessions que 
les associés. peuvent faire de leur droit ont-elles été envisa- 
gées comme une éventualité normale, pouvant se produire 
d’une façon régulière et constante ? La société est par actions. 
Les cessions sont-elles prohibées, ou bien, quoique permises, 
n’ont-elles été envisagées que comme l'exercice d’une faculté 
exceptionnelle, n’appartenant aux associés que parce qu'ils 
l’ont réservée dans l’acte de société? La société est par inté- 
rêts. Telle est la règle à laquelle il faudra toujours revenir. 

Dans toutes les questions de limite, il est un point où les 
nuances s'affaiblissent jusqu'à disparaître, où il faut faire appel 
aux finesses, presque aux subtilités de l’analyse; en vue de 
ces hypothèses extrêmes, le droit commun établit, pour guider 
la justice dans l’interprétation des conventions, des règles aux- 
quelles il faudra recourir. Cu. REUDANT. 


DÉFINITION LÉGALE DE LA QUALITÉ DE CITOYEN FRANDAIS, 


Par M. Gabriel DEMANTE, 
Professeur à la Faculté de droit de Paris, 
Associé correspondant de l’Académie de législation de Toulouse. 


Aux termes de l’article 7 du Code Napoléon, « l’exercice 
« des droits civils est indépendant de la qualité de citoyen, 
« laquelle ne s’acquiert et nese conserve que conformément à la 
« loi constitutionnelle, » Historiquement, cette disposition se 
réfère aux passages suivants de la Constitution du 22 frimaire 
an VIII : 

Art. 2. « Tout homme né et résidant en France qui, âgé de 
« vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre 
« civique de son arrondissement communal, et qui a demeuré 
« pendant un an sur le territoire de la République, est Die ho 
« français. 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 165 


Art, 4. « La qualité de citoyen français se perd : par la na- 
» turalisation en pays étranger ; par l’acceptation de fonctions 
« ou de pensions offertes par un gouvernement étranger; par 
« l’affiliation à toute corporation étrangère qui supposerait des 
« distinctions de naissance; par la Condamnation à des peines 
« afflictives ou infamantes. 

Art, 5. « L'exercice des droits de cioyen français est sus- 
« pendu par l’état de débiteur failli, ou d’héritier immédiat 
« détenteur à titre gratuit de la succession totale ou partielle 
« d’un failli; par l’état de domestique à gages, attaché au ser. : 
« vice de la personne ou du ménage; par l’état d'interdiction 
« judiciaire, d'accusation ou de contumace. » 

Aujourd'hui la loi constitutionnelle du 14 janvier 1852 ne 
définit plus les conditions suivant lesquelles la qualité de ci- 
toyen s’acquiert et se conserve. Il en était de même de la Charte 
de1814,de la Charte de 1830, de la Constitutiou de 1848. Vu le 
silence de toutes les Constitutions postérieures, faut-il admettre 
que la Constitution de l’an VIII conserve encore sur ce point 
son autorité, sinon comme loi constitutionnelle, au moins 
comme lci GHinaire? Je ue le pense pas. 

Que la Constitution de l’an VIII vaille encore, dans certaines 
parties, comme loi constitutionnelle, cela est. insoutenable et 
n’est pas soutenu; qu’elle vaille encore, dans ses parties non 
abrogées, comme loi ordinaire, cela peut être admis, et cela 
même. est d’une application constante, en ce qui touche les 
poursuites à exercer contre les agents du gouvernement (art. 75 
de ladite Constitution)‘. Mais, sur notre question, la définition 
légale de la qualité de citoyen, je dis et j’entends démontrer 
que, si la Constitution de l’an VIII ne vaut plus comme loi con- 
stitutionnelle (et cela est accordé), elle ne vaut plus rien, et 


1 À propos de cet article 75, M. Batbie dit très-bien : « La première 
« question qui s'élève est celle de savoir comment cet article a survécu à 
« la chute de la Constitution dont il faisait partie, et en vertu de quelle 
« force le rameau se soutient lorsque le tronc est tombé. Le doute n’est 
« vraiment pas possible en présence de la reconnaissance implicite que cet 
« article a reçue dans plusieurs actes législatifs. Ainsi, en 1832, la nouvelle 
« rédaction de l’article 129 du Code pénal punit « les juges qui auront, sans 
« autorisation du gouvernement, rendu des ordonnances ou décerné des 
« mandats contre ses agents ou préposés, prévenus de crimes ou délits 
« commis dans l’exercice de leurs fonctions. » (Traité de droit public et 
administratif, t. 3, n° 272. Paris, Cotillon, 7 vol. in-8°, 1861-1808.) 
. V. encore Merlin, Questions de droit, v° Biens nationaux, 6 1, n° 2 et 3. 


166 nu DROIT PUBLIC. 


qu’il faut chercher PARIS ailleurs la définition qui nous oc- 
cupe. 

En effet, la qualité de citoyen est corrélative à la jouissance 
.des droits politiques; la matière est d’ordre constitutionnel ; 
. C’est à la loi constitutionnelle quese réfèrele Code civil. Or la 

loi constitutionnelle aujourd’hui, c’est la Constitution du 
-14 janvier 1852; je n’en connais pas d'autre ; ses aînées sont 
-entrées dans l’histoire; .elles y tiennent une place honorable: 
quelques-unes de leurs traditions vivent encore pour alimen- 
ter nos mœurs publiques et pour amener, peut-être, un jour 
par la voie légale, ces modifications que la Constitution elle- 
même permet d’entrevoir, 
: Une telle discussion n’est pas de mon domaine; ce n’est ici 
_ l'heure ni le lieu convenable pour l’aborder. Je m’en tiens 
au droit positif que j’ai charge d’explorer, et, sur ce terrain, 
je recherche aujourd’hui, dans le silence dela loi constitution- 
.Relle, comment s’acquiert et comment se conserve la qualité 
_de citoyen français. Cette recherche doit être dirigée d’une 
-façon entièrement indépendante des dispositions précitées de 
la Constitution de l’an VIIL Voilà ma thèse. Elle me met en 
opposition directe avec tous les interprètes du Code !, sauf 
Toullier et Marcadé. En 1824, Toullier, expliquant l’article 7 
du Code civil, écrivait (t. 1, n° 258) : « Ce que nous venons 
« de dire était sans difficulté sous l’empire de la Constitution 
-« de l'an VIII; mais on ne peut plus l’invoquer aujourd’hui ; il 
« n'existe plus de registre civique, et la Charte, qui forme 
« notre seule Constitution, garde le ‘silence sur la manière 
. « dont s’acquiert la qualité de citoyen. Nous devons donc at- 
.« tendre-qu'une. loi ait réglé ce point important. » Ce que 
: Toullier disait de la Charte de 1814, je le dis de la Constitu- 
tion de 1852, avec le même respect et la même liberté scien- 
tifique. Mais Toullier, cette fois, est trop timide, quand il dit 
que, dans le silence de la Constitution, « nous devons attendre 
« qu'une loi ait réglé ce point important.» Marcadé dit 
mieux (5° édit. 1859, t. I, n° 126) : : « Comme il n'existe 
« aucune disposition législative qui impose aujourd’hui au 
| « Français telle ou telle condition pour devenir citoyen, force 
«est bien. de conclure que les seules conditions exigées de 


1 V, les auteurs cités FSPONR dans la première partie de cette disser- 
tation, sect. 2, & 1. | 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 167 


« lui sont celles résultant de la nature même des choses. » Voilà 
qui est parfait. La loi peut avoir des lacunes, le droit n’en a 
pas; ses principes sont dans la conscience de l’homme; s'ils 
n'apparaissent pas toujours clairement au sens commun, c’est 
alors au jurisconsulte qu’il appartient de les rechercher. 
M. Bonnier dit très-bien à ce propos (Traité des preuues, 
1" édit, 1843, n° 21; 3° édit. 1862, n° 3) : « L'interprétation 
‘« (des lois) n’est pas un travail purement historique, où l’on 
« se demande simplement en fait ce qu’a dit le législateur; 
« c’est une œuvre d'art, dans laquelle il faut coordonner les 
“« résultats pour obtenir un tout homogène, harmonique. Le 
« jurisconsulte, qui doit faire prévaloir lesprit sur la lettre, a 
« mission de combler certaines lacunes, de redresser certains 
« écarts, ou plutôt certaines apparences d’écarts. Il ne lui est 
« sans doute pas permis de refaire le mécanisme légal; mais 
« il doit veiller à ce que le jeu des rouages, dans les détails, 
“« obéisse, autant qu’il est possible, à l'impulsion centrale. » 

Ce travail, si bien défini par M. Bonnier, est celui que je 
vais tenter d'aborder. Notre recherche a un double intérêt : 
— un intérêt théorique pour l'établissement d’une bonne no- 
menclature;—et un intérêt pratique, à l’effet de déterminer la 
capacité des témoins instrumentaires des actes notariés (loi 
du 25 ventôse an XI, art. 9), les conditions d’exercice de la 
tutelle (art. 427, 428, 430, 432, C. Nap.) et la composition du 
conseil de famille (art. 409, C. Nap.). 

Après avoir discuté notre question au double point de vue 
de l’intérêt théorique et de l’intérêt pratique, notre tâche ne 
sera pas encore terminée. Nous aurons à rechercher la cause 
‘du développement et des modifications de nos lois constitu- 
tionnelles, en ce qui touche la définition légale de la qualité 
de citoyen. | 


L. 
PARTIÉ DOGMATIQUE. 
SECTION 1. 
INTÉRÊT THÉORIQUE. 


Dans une langue bien faite, le nom de citoyen convient à 
tout membre de la nation qui, d’une façon quelconque, soit 
directe, soit indirecte, participe à la souveraineté. Peu importe 
la forme du gouvernement, c’est-à-dire le procédé de déléga- 


168 DROIT PUBLIC. 


tion du pouvoir social. Que l’on vive en république ou sous 
les Jois d’une monarchie, celui-là est citoyen qui n’est sujet 
qu’en vertu de la loi, et qui participant, d’une façon quelconque, 
à la confection de cette loi, peut s’enorgueillir justement de 
posséder l’attribut essentiel de l’homme, la liberté, c’est-à- 
dire le droit de tirer de soi-même la direction de son activité. 
Qui donc aujourd’hui oserait contester à un Anglais le titre 
honorable de citoyen? Et qui oserait nous le contester à nous, 
Français, à l’heure qu’il est, à la veille des élections générales 
si nous savons user de nos droits, tels qu’ils sont définis par 
la Constitution qui nous régit, et si nous plaçons notre liberté 
sous l’égide indestructible des lois ? 

On peut donc être citoyen sous les lois d’une monarchie, 
c’est entendu :. 

Mais exigerons-nous, pour avoir droit à ce titre, que le 
membre de la nation participe effectivement, in actu, aux 
élections législatives? Je ne le pense pas. Lorsque, avant 1848, 
l'électorat était subordonné au payement d’un certain cens, 
tous néanmoins étaient citoyens, car tous pouvaient travailler - 
en vue de satisfaire aux exigences de la loi. Tous avaient donc 
la jouissance du droit électoral; tous pouvaient arriver, sui- 
vant les conditions légales, à l’exercice de ce même droit. 
D'ailleurs l’électorat législatif n’est pas le seul attribut de la 
qualité de citoyen. L'aptitude aux fonctions publiques en est 
un attribut non moins important *. Aujourd’hui donc, je crois 
qu'il convient de reconnaître cette qualité aux femmes et aux 
mineurs. Les femmes et les mineurs peuvent occuper cer- 
taines fonctions publiques, et quant aux élections, s’ils n’y 
participent pas directement, ils peuvent y exercer une action 
indirecte, par l’influence morale dans la famille, et même plus 
précisément au moyen des règles prescrites -par les lois sur 
la presse et sur les réunions publiques. 

La qualité de citoyen ne s’acquiert donc plus aujourd’hui à 
heure fixe; elle est immanente en chacun des naturels fran- 


1 Rousseau dit le contraire dans le passage du Contrat social cité ci- 
dessous, dans la partie critique de cette dissertation. 

2 Charte de 1814, art. 1 : « Les Francais sont égaux devant la loi, quels 
« que soient d’ailleurs leurs titres et leurs rangs. » 
. Art. 3. « 1ls sont tous également admissibles aux emplois civils et mili- 
« taires. » | 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 169 


çais , et elle se conserve tant qu’elle n’est pas enlevée par une 
condamnation pénale, c'est-à-dire par la dégradation civique, 
ou suspendue par la contumace (art. 465 inst. cr.). | 

Ajoutons cependant qu’en dehors de la dégradation civique, 
un Français peut encourir certaines déchéances qui modifient 
plus ou moins sa capacité politique. Il est encore citoyen, 
mais c’est un citoyen amoindri; il n’a pas encouru la dégrada- 
tion complète, mais une sorte de dégradation partielle. (V. 
art. 42 C. pén.) 

Dans l’exposé de ces notions théoriques, j’ai suivi presque 
pas à pas le maître de la science politique, Aristote?, en 
adaptant ses idées, devenues classiques, au progrès de nos 
mœurs et au développement de nos lois*. 


1 J'aime cette locution de nos vieilles ordonnances, relevée par mon sa- 
vant maître et collègue, M. Valette (Explication sommaire du livre I du 
Code Napoléon, p. 10). On la rencontre notamment dans une déclaration 
de François 1°", du 28 décembre 1529, portant que ceux qui sont nés dans 
le comté de Bourgogne (Franche-Comté) sont naturels François. M. Valette 
(du Jura), comme on l’appelait il y a vingt ans à l’Assemblée nationale, 
est donc bien vraiment un naturel François. * | | 

3 Voir notamment les passages suivants de la Politique d’Aristote (tra- 
duction de M. Barthelemy-Saint-Hilaire), liv. JI1, ch. 1, n° 8: Tle pèv oùv 
éorlv à noÂitns, x ToUtTwv pavepov*  yap Ébousla xotvoveiv dpyns Bouheurixne 
À xpuouxnc, notnv Hôn Aéyouev elvar Tabrne rnç mdheuç. — « Donc évidem- 
« ment, le citoyen, c’est l'individu qui peut avoir à l'assemblée publique 
« et au tribunal voix délibérante, quel que soit d’ailleurs l’État dont il est 
« membre. » 2. | 

N° 10 : Ô Ge nodérns Gpy rvt Gwprouévos Eotlv" à yàp xoivwvov Ths Totäcûe 
dpyns moMenç éotlv...— « Nous avons défini le citoyen, un individu investi 
« d’un certain pouvoir, il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être ci- 
« toyen. » ; 

Chap. III, n° 2 : .….Émnel oÙd’ oË raides GaaÜtuc moicar xat où &vôpec, SAN où 
uèv dnws, oi 0 &E ünoléceux" mohitar pèv yéy elguv, LAN dreheïis.….— 
« Ainsi les enfants ne sont pas citoyens comme les hommes: ceux-ci le 
« sont d’une manière absolue, ceux-là le sont en espérance: citoyens, 
- « sans doute, mais citoyens imparfaits. » 

Ne 6: Ont pèv oùv elôn rhelw moMrou, pavepdv Ex roûtuv, xat bi 
Aéyetar uéduta moditne 6 petéyuv Tov tiuov….. ŒAN Omou Tù Toroutov 
ëmixexpuupévov Éctiv, drdtns xdpiv Tov auvotxobvTuv ëstiv. — «ll ya 
« donc des espèces diverses de citoyens, et celui-là seul l’est pleinement 
« qui a sa part des pouvoirs publics... et partout où l’on a soin de dissi- 
« muler ces différences politiques, c’est uniquement dans la vue de donner 
« le change aux particuliers. » | .. 

3 Ainsi le p#ssage suivant n’a plus qu’un intérêt historique (ibid., 
liv. 11, ch. II, n° 2): H 8è feAtiorn mods où mouioer Bévausov rornv. El dè 


470 . . DROIT PUBLIC. 


Maintenant je trouve la confirmation de ces mêmes notions 
. dans le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, sur l’état des per- 
sonnes et la naturalisation en Algérie". 
« L’indigène musulman est Français (art. 1”)... L’indigène 
« israélite est Français (art. 2)... » Musulman ou israélite, 
Jl’indigène algérien est Fravçais; il l’est devenu du premier 
jour de la conquête, et nous n’avons pas attendu jusqu’en 1865 
.pour étendre sur lui la tutelle de nos agents diplomatiques à 
l'étranger et la protection du drapeau français. Le sénatus- 
consulte déclare donc là un fait préexistant ; il dit le droit, il 
ne le fait pas. Mais, de plus, l’indigène algérien «€ peut, sur 
« sa demande, être admis à jouir des droits de cifoyen fran- 
« çais.*.. La qualité de cifoyen français ne peut être obtenue 


xa oÙtos noÂtns, A roÂltou dperiv, Av elmouev, Aextéov oÙ navrds oùô? 
éheutépou puvov, SAN Gao Tov Épywv elolv doetpévor tov &vaævy- 
xalwv.— « Une bonne constitution n’admettra jamais l’artisan parmi les 
« citoyens, C’est en vain qu’on donne à l'artisan le nom de citoyen; La 
« qualité de citoyen, je le répète, appartient, non pas à tous les hommes 
« libres, par cela seul qu’ils sont libres, elle n'appartient qu'à ceux qui 
n’ont « point à travailler nécessairement pour vivre. » 

1 Ce sénatus-consulte a été précédé d’un rapport de M. Delangle, publié 
notamment dans la collection des lois, décrets, etc., du Journal du palais, 
année 1865, p. 149 et suiv. Les dispositions de ce S.-C. doivent être com- 

- binées avec celles de la loi du 29 juin 1867, si l’on veut connaître l’état ac- 
tuel de nos lois sur la naturalisation. 

2 « Dans ce cas il est régi par les lois civiles et politiques de la ae » 
dit l’article 1°" de l’indigène musulman. « Dans ce cas, il est régi par la 
« loi française, » dit l’article © de l’indigène israélite. La pensée du sénatus- 
consulte est identique pour les deux cas. Pourquoi cette variété de rédac- 
tion? C’est un amendement de la commission du Sénat qui l’a introduite. 
« La commission, dit en terminant le rapporteur, M. Delangle, a l’honneur 

. « de proposer à l'assemblée l'adoption du sénatus-consulite, en substituant 
« toutefois aux mots qui terminent l’article 1°" : « { (l’indigène musulman) 
« est régi par la loi française, » ceux-ci: « Il est régi par les lois civiles et 
« politiques de la France. » La commission a pensé que la nouvelle rédac- 
« tion rendait avec plus de précision et d'autorité la pensée de la loi. » 

La pensée de la commission du Sénat s’est portée sur la polygamie, à 
laquelle doit renoncer l’indigène algérien pour devenir citoyen français. Le 
résultat est le même quant à l’indigène israélite, Mais, de ce côté, l’assimi- 
lation est plus facile. « Dès les premiers temps de notre dispersion, dit le 
« grand Sanbédrin, les israélites répandus dans l’Occident, pénétrés de la 
« nécessité de mettre leurs usages en harmonie avec les lois civiles des 
« États dans lesquels ils s'étaient établis, avaient généralement renoncé à 

-« la polygamie, comme à une pratique non conforme aux mœurs des na- 
« tions. Cet usage s’est entièrement perdu en France, en Italie et daus 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 471 


.« qu’à l’âge de vingtetun ans accomplis; elle est conférée par 
« décret impérial rendu en Conseil d’État. » (Art. 1,9, 4.) 
... Ces mêmes principes devraient être suivis comme raison 
écrite pour toutes les colonies françaises. L’indigène de ces 
colonies est Français tout comme l’Algérien. Pourquoi ne 
pourrait-il pas, en connaissance de cause, devenir citoyen? 
Puisque l'Empereur peut, pour le pur étranger, suivant les 
‘conditions légales!, conférer à la fois la qualité de Français 
et celle de citoyen, il peut, aux mêmes conditions, pour l’in- 
digène d’une de nos colonies, surajouter la qualité de citoyen 
à celle de Français. 

Ainsi, hors de la France européenne, la qualité de citoyen 
apparaît encore réservée et distincte de celle de Français, et 
cela, pour les indigènes, à raison de leur sujétion et du carac- 
tère incomplet de leur assimilation nationale. Quant aux co- 
lons français de l’Algérie etquant aux créoles, malgré le régime 
exceptionnel auquel ils sont soumis, ils sont citoyens. Ils 
n’ont pas, sans doute, actuellement le plein exercice des droits 
‘politiques; mais ils en ont virtuellement Ja jouissance, c'est- 
‘à-dire la complète aptitude et la vocation légale : chacun d'eux 
peut fixér son domicile dans la métropole et retrouver ainsi 
exercice actuel de l’isonomie politique. 

Cet état de notre législation est conforme à celui des socié- 
tés antiques, où la prééminence du titre de citoyen tenait à 
l’état d’infériorité des nations tributaires ou sujettes. Telle est 
aussi la situation des indigènes de l’Algérie et des colonies 
‘françaises. : 

Mais, dans le corps même de la Cité, il est injuste et impo- 
_litique de mettre une partie des nationaux hors la catégorie 
des citoyens. Cette exclusion est blessante, et les mots ont ici 
une valeur objective, puisqu'ils touchent à l’honneur et à la 
‘dignité de la personue. Il existe donc un intérêt sérieux à 


« presque tous les États du continent européen,.… etc.» (Décision du grand 
Sanhédrin, où se trouvent des dispositions sur le mariage, le divorce et 
l'usure, tendant à montrer comment les lois religieuses des Juifs se conci- 
bent avec les lois civiles et politiques, 2 mars 1801.) 

Ce document officiel est rapporté dans l’ancienne collection de Sirey, 
‘+. VII, 2° partie, p. 196, par M. Duvergier et par M. Carette, dans leurs col- 
lections chronologiques, à sa date. 

_ 4 V. sénatus-consulte du 14 juillet 1865, art. 3, et loi du 29 juin 1867 
sur la naturalisation. 


472 DROIT PUBLIC. 


avoir, en ces matières, une nomenclature bien faite, et puis- 
que la loi positive aujourd’hui ne statue plus sur la matière, 
il dépend de nous jurisconsultes de fixer cette nomenclature. 


SECTION II. 


INTÉRÊT PRATIQUE. 


C’est sous le rapport de la capacité des témoins instrumen- 
taires des actes notariés que la définition légale de la qualité 
de citoyen est généralement discutée par les civilistes. Je 
crois que le question se pose dans les mêmes termes sous le 
rapport de la tutelle et de la composition du conseil de fa- 
mille. Mais ces deux derniers points appellent quelques ob- 
servations particulières ; je les examinerai séparément. De là 
la subdivision de la présente section. 


S 1. 


Capacité des témoins instrumentaires des actes notariés. 


La loi du 25 ventôse an XI porte, en son article 9 : « Les 
actes seront reçus par deux notaires ou par un notaire as- 
sisté de deux témoins, citoyens français, sachant signer, 
et domiciliés dans l’arrondissement communal où l’acte sera 
passé. » 

Aux termes de l'article 68 de la même loi, « tont acte fait 
« en contravention aux articles 6, 8, 9, etc... est nul, s’il 
« n’est pas revêtu de la signature de toutes les parties; et 
« lorsque l’acte sera revêtu de la signature de toutes les par- 
« ties contractantes, il ne vaudra que comme écrit sous si- 
a gnature privée : sauf, dans les deux cas, s’il y a lieu, les 
« dommages-intérèts contre le notaire contrevenant. » 

Ainsi à peine de nullité, quant à l’acte lui-même, ou au 
moins quant à sa forme authentique, les témoins instrumen- 
taires des actes notariés doivent être citoyens français. 

À dessein, le Code Napoléon a écarté cette condition pour 
les témoins des actes de l’état civil (art. 37) et pour ceux des 
testaments (art. 980). Mais pour les actes notariés, autres que 
les testaments, il est nécessaire de prendre parti sur la défi- 
nition d’une qualité, essentielle à la validité de ces actes. Or, 


1 Sur la présence effective du second notaire ou des témoins, V. loi du 
21 juin 1843. 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 473 


d’après la doctrine qui a prévalu jusqu’à ce jour, ce serait en- 
core à la loi constitutionnelle de l’an VIII qu’il faudrait se ré- 
férer pour déterminer comment s’acquiert et se conserve la qua- 
lité de citoyen, en retranchant seulement, parmi les conditions 
déterminées par ladite loi, celles qui sont incompatibles avec 
l’état présent des choses. Depuis 1814, il n’existe plus de ré- 
gistres civiques ; on ne peut donc tenir la main à l'inscription 
des citoyens, impossibilium nulla obligatio ; mais on requiert 
au surplus toutes les conditions d’âge et de capacité, telles 
qu'elles sont fixées par les articles 2, 4 et 5 de la loi de 
l'an VIIL. 

Suivant quelques-uns !, la qualité de citoyen n’est acquise, 
d’une manière générale, qu’au Français âgé de vingt-deux ans 
accomplis ; c’est l’opinion la plus conséquente, car l’article 2 
de la loi de l’an VIII exige une année de résidence à partir de 
l'inscription civique; si par la force des choses on est dis- 
pensé de l’inscription, on n’est pas par cela même dispensé 
du délai qui court, au plus tôt, du moment des vingt et un 
ans accomplis. 

Au contraire, suivant l'opinion générale, l’exigence de 
l’année de domicile aurait été simplement accessoire à la né- 
cessité de l'inscription civique, et désormais, depuis 1814, 
l’accessoire aurait disparu avec le principal. 

De là on conclut que la qualité de citoyen appartient de 
plein droit, mais exclusivement, à tout Français mâle, âgé de 
vingt et un ans, qui n’a encouru aucun cas de déchéance ou de 
suspension de cette qualité. Cette condition du sexe et de l’âge 
a été si souvent proclamée par les interprètes qu’elle a fini 
par sembler essentielle à la qualité de citoyen. Marcadé lui- 
même, malgré l’indépendance de son esprit, qui l’entraîne 
souvent jusqu’au paradoxe, Marcadé qui très-justement, sui- 


1 Merlin, Répertoire, v° Témoin instrumentaire, $ I, et Questions de 
droit, eodem verbo, S VI, n° IV. — Coin-Delisle, sur l’article 7 du Code 
civil, n°10.— Merlin n’est pas très-explicite sur l’âge de vingt-deux ans; mais 
la conséquence résulte de l’ensemble de sa discussion, et c'est ainsi qu'il 
est compris et cité par M. Demolombe, t. L (1846), n° 142, p. 147. 

2 V. en ce sens, MM. Valette, sur Proudhon, Traité sur l’état des per- 
sonnes, 3° édition (1842), t. I, p. 111; Demolombe, t. 1 (1845), n° 142 ; Du- 
caurroy, Bonnier et Roustain, Commentaire théorique »t pratique du Code 
civil (1849), t. 1, n° 48; A, M, Demante, Cours analytique de Code civil(1849), 
t, I, n° 16 bis, II. | 


\ 


174: DROIT PUBLIC. 


vant moi, a su s'affranchir des lisières de la Constitution de 
l’au VIII, et déclarer que les seules conditions exigées du 
Français pour être citoyen sont « celles résultant de la nature 
« des choses ‘, » Marcadé considère les deux qualités de mâle 
et de majeur comme « essentielles et Sie Sos pour le 
« titre de citoyen”. » 

Quoi qu'il en soit, et jusqu’en 1848, cette doctrine aboutis- 
sait à un résultat assez raisonnable et malgré la fragilité de 
sa base, on pouvait l’accepter comme approuvée par les 
mœurs, Mais depuis l’introduction du suffrage universel dans 
l’ordre politique, cette même doctrine produit de telles disso- 
nances que désormais il faut changer de thème. Aujourd’hui, 
et depuis 1848, le domestique à gages et l’héritier d’un failli 
sont électeurs et éligibles. « Ces personnes, dit Mourlon?, 
« jouissent donc des plus hautes prérogatives attachées à la 
« qualité de citoyen. Faut-il en conclure qu’elles peuvent être 
« témoins dans les actes notariés"? La question peut être dé- 


1 Explication du Code Napoléon, 5° édition (1859), t. 1, n° 126. 

* M. Demante, mon père, avait fait cependant remarquer que l’Age de 
vingtetun ans n’est pasexigé pour faire partie de l’armée ou dela gardenatio- 
pale, et il ajoutait, écrivant avant le 24 février 1848 : « Les femmes ne sont 
« pas non plus privées de toute participation aux droits politiques, puis- 
« qu’elles peuvent dans certaines limites déléguer leurs contributions, pour 
« constituer le cens électoral ou d'éligibilité (Loi du 19 avril 1831, art. 8). » 

Une des fameuses ordonnances du 25 juillet 1830 (art. 2) avait supprimé ce 
droit de délégation. M. Demante alors n’était électeur que par la délégation 
des contributions de sa mère. Si cette ordonnance avait été exécutée, le 
roi Charles X aurait écarté du suffrage un électeur bien dévoué au maintien 
intégral de la Charte. 

3 V. décret du gouvernement provisoire du 5 mars 1848, article 6; loi du 
15 mars 1849, articles 2 et 3; décret-loi du Président de la République du 
2 février 4352, article 15. Ce décret est la loi présente. 

® Répélitions écrites sur le Code Napoléon, 6° édition, 1863, t. Il, p. 36, 
à la note. Dans cette note il faut rectifier ce que l’auteur ait des faillis 
concordataires ou excusables. Il avait écrit sous la loi électorale de 1849 et 
. dans ses éditions subséquentes il a sans doute oublié de coordonner sa rédac- 
tion avec la loi électorale de 1852. Si je relève sur ce point l’irexactitude 
d’un écrivain si exact, c'est en signe de l'estime sérieuse que m'ont inspirée 
le caractère et le talent de ce regrettable jurisconsulte.— Comparez la loi du 
15 mars 1849, article 3, n° 8 ; art. 79, n° 10, d’une part, et, d’autre part, A 
décret-loi du 2 février 1852, article 15, n° 17, et article 26.: 

5 I ne s’agit pas du domestique du notaire ou des parties, frappé d’une ‘ 


incapacité spéciale par la loi du 25 ventôse au XL, article 10. “ORpareE. 
article 975 du Code Napoléon. 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 175. 


« battue. Je la résoudrai affirmativement. » Cette solution est 
assurément fort plausible, mais est-elle bien conforme aux: 
prémisses posées par la généralité des interprètes du Code et 
par Mourlon lui-même, quant à la survivance de l’article 5 de 
la Constitution de l’an VIII? Si cet article est en vigueur, la: 
qualité de citoyen demeure encore, d’une manière générale, 
suspendue chez le domestique à gages et chez l’héritier du 
failli La loi électorale peut bien leur conférer spécialement la 
faculté d’élire et d’être élu ‘, mais pour tous les cas non excep- 
tés, ils restent frappés de l’incapacité générale portée par la: 
loi de l’an VIII. Ils sont électeurs et éligibles, et ils ne peu- 
vent être témoins instrumentaires d'un acte notarié. Ils peu- 
vent le plus, ils ne peuvent pas le moins. 

Ce résultat est choquant; mais si l’on accorde les prémisses 
de Mourlon, je crois qu’il faut nier sa conséquence. 

Pourtant on pourrait dire que la loi de l’an VIII, supposée 
maintenue, doit se combiner avec les lois postérieures. Or, si 
l’on peut être citoyen sans être électeur, à l’inverse, on ne 
peut être électeur sans être citoyen. Ainsi se justifierait la doc- 
trine de Mourlon. | 

Mais alors je suis frappé de la complication singulière à la- 
quelle on aboutit, contrairement au vœu de la loi et aux con- 
venances de la situation. La loi de l’an XI exige des témoins 
la qualité de ciloyen; mais, par la tenue des registres civi- 
ques, Cette qualité alors était rendue apparente et sautait aux 
yeux. Depuis 1814 il n’y a plus de registres civiques, et dès 
lors, dit-on, toutFrançais majeur de vingt etun ans est citoyen 
s’il n’est pas dans un cas d’exclusion ou de suspension de cette 
qualité. Vous voulez maintenant que le domestique à gages ou 
l'héritier qu failli soit relevé de l’incapacité parce qu'il est 
électeur. Votre doctrine aboutit à déterminer, pour une re- 
cherche toute positive et pratique, quel est l’attribut essentiel 
du citoyen, et, suivant que la prérogative attribuée à la per- 
sonne déchue sera essentielle ou non à cetile qualité, cette 
même personne pourra figurer ou non parmi les témoins in- 


1 L’Assemblée"nationale de 1849 comptait parmi ses membres un homme 
de couleur, domestique à gages, investi de la confiance et de l’estime affec- 
tueuse de ses maîtres. Mon père, qui était membre de la même Assemblée, 
m'a raconté de gracieux détails sur la modestie de cet excellent homme et 
sur la déférence particulière qu’il témoignait à ses collègues. | 


176 DROIT PUBLIC. 


strumentaires des actes notariés. Voilà où aboutit lu doctrine 
de Mourlon. 

Or la complication où elle nous jette est des plus regretta- 
bles, car il ne s’agit pas ici de ménager la susceptibilité de 
certains électeurs qui pourraient être justement choqués d’être 
exclus de la coopération aux actes notariés. La question ne 
se présentera guère devant les tribunaux avant l’admission 
des témoins, mais après la confection de l’acte, et sous le rap- 
port de la validité de cet acte’. En présence d'un si grave in- 
térêt, il faut tout sacrifier à la précision et à la simplicité, 
amie des lois. Donc si la loi de l’an VIII conserve encore sa 
valeur, il faut en admettre toute la conséquence : il faut écar- 
ter du témoignage, comme n’étant pas citoyens, ceux-là 
mêmes qui sont investis des plus hautes prérogatives attachées 
à cette qualité. 

À mes yeux, cette conséquence emporte la condamnation 
des prémisses : de plus fort après cette discussion, je pense 
que les articles précités de la Constitution de l’an VIII doivent 
être considérés comme entrés définitivement dans l’histoire et 
n’ayant plus aucune autorité légale. 

Comment alors les remplacerons-nous? Nous ne dirons 
point, avec Toullier (t. VIII, n° 76), qu'il faut attendre « que 
« les lois et ordonnances... règlent ce point important de 
« notre législation. » J1 n’est pas bon de provoquer à tout 
propos l'intervention du législateur. C’est la ressource extrême 
du jurisconsulte aux aboïis. Or ici, nous ne sommes pas ré- 
duits à cette extrémité. Voici, sur le cas particulier, les 
conséquences de notre doctrine : 

En principe, tout Français, est citoyen. 

Exceptionnellement, sont Français, sans être citoyens : 

Les indigènes de l’Algérie et des colonies; 

Le Français frappé de dégradation civique. 

Sont suspendus de l'exercice des droits de citoyen : 

Le contumax (art. 465 C. inst. crim.); | 
Le Français, interdit à temps de l’exercice de tous les 
droits civiques, énumérés par l’article 42 du Code pénal (Cf. 

art. 9, n° 2, du même Code). 

Toutes ces personnes ne pourront donc figurer parmi les té- 


1 V. l'arrêt de la Cour de Rennes du 23 juin 1821, rapporté par Merlin, 
Questions de droit. ve Témoin instrumentaire, S VI. 


La 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. . 477 


moins instrumentaires des actes notariés. Mais elles ne sont 
pas les seules. Il faut ajouter : 

Les femmes ; 

Les mineurs ; 

Les interdits par cause de démence; 


Lés individus frappés spécialemeut de l'interdiction du 
droit de « témoignage en justice, autrement que pour y faire 
« de simples déclarations » (art. 42, n° 9, C. pén.); 

Les citoyens en état d’accusation (art. 231 C. inst. crim.). 

Pour Îles femmes et les mineurs la question est la même. 
Ils ont la jouissance de la qualité de citoyen, immanente en 
tout Français complet et non déchu. Mais ils n’ont l’exercice 
des droits civiques que dans des cas exceptionnels. Or, pour 
être témoin instrumentaire, il faut avoir à la fois la jouissance 
et l'exercice des droits civiques. Ajoutons que le-sexe mas- 
culin et la majorité de vingt et un ans sont requis chez les té- 
moins des actes de l’état civil (art. 37 C. Nap.) et des testa- 
ments (art. 980 C. Nap.); et dans ces deux cas la loi a voulu 
faciliter le choix des témoins en conférant la capacité testi- 
moniale à ceux mêmes qui ne l’ont pas dans les cas ordi- 
naires. Il répugnerait donc à l’ensemble de nos lois d'admettre 
comme témoins des actes notariés ceux qui sont exclus du 
témoignage dans les actes de l’état civil et dans les testa- 
ments. | | 

L’interdit pour cause de démence est assimilé au mineur 
(art. 509 C. Nap.); il va sans dire qu'il ne peut être témoin. 

Quant aux individus frappés spécialement de l'interdiction 
du droit de témoigner en justice, ils ne peuvent non plus être 
témoins des actes notariés, car une des principales fonctions 
de ces témoins est de déposer dans l’enquête, en cas de perte 
de l’acte (art. 1336 C. Nap.). 

Cette considération pourrait faire écarter le condamné pour 
vol, alors même qu'il n’aurait pas été frappé de l'interdiction 
des droits civiques. En effet, aux Lermes de l’article 283 du 
Code de procédure civile, peut être reproché « celui qui a été 
« condamné à une peine afflictive et infamante ou méme à une 
 « peine correctionnelle pour cause de vol. » Mais cette dispo- 
sition doit se combiner avec les dispositions postérieures du 
Gode pénal. Et puisque l'interdiction à temps des droits .civi- 


ques est une peine facultative (art, 401, al, 2, C. pén.), il 
XXXIL, 12 


478 DROIT COMMERCIAL: 


paraît convenable de laisser l'intégrité testimoniale à eelui qui 
n’en a pas été frappé. | 

Mais l’article 283 du Code de procédure civile me paraît 
suffisant pour maintenir l'incapacité testimoniale contre le ci- 
toyen en état d'accusation (art. 251 C. inst. crim.). 

Ainsi nous arrivons à reconstituer toutes les incapacités 
qu’avait en vue l’article 9 de la loi du notariat, à l’exception 
de celle qui frappait : 

Le failli ; 

L'héritier du failli; 

Le domestique à gages, attaché au service de la personne 
ou du ménage. 

Pour le domestique à gages et l'héritier du failli, le résultat 
de notre doctrine sera facilement accueilli, puisqu'elle met 
la loi civile en accord avec la loi politique. 

Mais pour le failli lui-même, s’il n’est plus frappé par l’ar- 
ticle 5 de la Constitution de l’an VIII, il n’est plus atteint d’au- 
cune restriction quant à la capacité testimoniale, et il n’y à, 
à cet égard, nulle distinction à faire entre les faillis, suivant 
qu’ils ont obtenu, ou non, un concordat. 

Ce dernier résultat n’offre aucun inconvénient sérieux. La 
prudence du notaire donnera ‘satisfaction à toutes les conve- 
nancess si ces convenances ne sont pas observées, l’action 
disciplinaire y pourvoira; mais, c’est là l’essentiel, la validité 
de l’acte n’en sera pas entamée. G. DEMANTE. 


(La suite à la prochaine livraison.) 


NOTRE CODE DE COMMERCE ET LES AFFAIRES, 
4807—1869. 


(Leçon d'ouverture d’un cours de droit commercial. ) 


Par Jules LEVEILLE, agrégé à la Faculté de Paris. 


Messieurs, en prenant possession du cours, je dois vous dire 
comment je comprends, et dans quel esprit j’essayerai de 
remplir la miesion qui m'est confiée. 


LEÇON D'OUVERTURE. 179 


Avant tout j'étudierai les textes, je signalerai les questions 
que le législateur aborde, les solutions qu’il donne, les motifs 
qui l'ont inspiré. Je dégagerai des détails la théorie dela loi. 
Ces notions exactes sont la base nécessaire de tout enseigne- 
ment; elles vous serviront pour les besoins professionnels des 
carrières que vous embrasserez. 

Mais cette analyse rigoureuse des articles n’est que la moi- 
tié de la tâche qui m’incombe. J'aurais, si vous m’y encoura- 
giez surtout, l’ambition de faire plus, le désir de faire mieux. 
Je voudrais, avec une liberté entière de pensée et de parole, 
apprécier, et d’un point de vue critique, notre Code. Vous ne 
venez pas demander aux chaires de la Faculté un catéchisme 
banal de droit commercial, une apologie continue de la loi. 
Vous voulez sans doute, comme moi, savoir ce que vaut, ap- 
pliqué aux transactions actuelles, le Code de 1807. 

Aujourd’hui, messieurs, dans le monde, aux chambres, par- 
tout enfin s’agitent les questions d’affaires, ou, comme on les 
appelle, Jes questions économiques. L'économie, dite poli- 
tique, est devenue une mode; les philosophes eux-mêmes en 
causent. Au fond du mouvement économique qu'y a-t-il pour 
des esprils sensés, pratiques, qu'y a-t-il de plus solide ? je 
u’hésite pas à le déclarer : les problèmes industriels, les pro- 
blèmes commerciaux. L'économie politique, qui semble indéfi- 
nissable à beaucoup, a pour objet essentiel, à mon sens, le 
travail, le travail producteur. Eh bien ! pourquoi ne cherche- 
rions-nous pas, si par ses décisions le Code de commerce 
compromet ou favorise les intérêts de l’industrie française ? 
pourquoi ne discuterions-nous pas d’une façon sobre, sub- 
stantielle, comme il convient à des hommes de droit, les ques- 
tions économiques qui, par la force des textes, rentrent dans 
le rayon de cette chaire ? 


La critique que je présenterai de nos règlements commer- 
ciaux sera souvent très-vive, très-vive comme mes convictions. 
Notre Code, messieurs, a deux défauts graves : il est incom- 
plet, et de plus, dans les matières qu’il traite, il est suranné. 
Notre Code — et j'exprime là non pas une opinion improvisée, 
mais une opinion mûrie par dix ans d’études spéciales et d’une 


.480 DROIT COMMERCIAL. : 


observation attentive, — notre Code, dis-je, est au-dessous 
des faits! 

Cette proposition vous semble hardie? je vais la justifier. 

N’exagérez pas ma pensée. Je ne prétends pas que le Code 
ait été mauvais dès ses débuts. En 1807 il pouvait être accep- 
table; nous sortions des orages de la Révolution; nous étions 
au milieu des guerres du premier Empire. Notre industrie 
nationale languissait; elle n'avait ni les approvisionnements 
faciles, ni les débouchés lointains. J’ai retenu des textes de 
l’époque un détail qui m’a frappé, parce qu’il montre quelles 
étaient alors les dimensions du commerce. L'arrêté de Prai- 
rial an X, qui règle la condition de l’agent de change, cette 
puissance de notre temps, lui défendait de se placer, comme 
caissier ou teneur de livres, chez les marchands ! Le Code de 
1807, messieurs, je crois le définir justement en us le 
Code des petites affaires. 

Mais depuis 1807, et surtout depuis vingt ans, les grandes 
affaires sont venues en France pour l’honneur et le profit du 
pays. Une révolution économique et commerciale s’est opérée. 
Et quand les grandes affaires sont nées ainsi, le Code étroit, 
le Code mesquin de 1807 n’a pas été pour nos industriels un 
auxiliaire, 1l n’a même pas été un régulateur intelligent, il a 
été un obstacle. Aussi la lutte s’est-elle engagée ardente en- 
tre les faits qui grandissaient et la loi stagnante. Dans ce duel 
inégal, la loi a été vaincue et devait l'être. Les affaires se sont 
faites malgré le Code, par droit d’insurrection. Voulez-vous 
un exemple? Cherchez dans les textes quel est le régime des 
opérations de bourse, quel est le régime des agents de change; 
consultez ensuite la pratique; et dites si jamais il y eut, sur 
un point donné, entre les articles d’un Code et la pratique un 
divorce plus entier, une antithèse plus absolue! Depuis vingt 
ans la vérité est que le commerce s’est transformé, tandis que 
la loi du commerce gardait intactes ses bases premières. Aussi 
le Code, sous la pression des faits, s’en va-t-il chaque jour en 
lambeaux ; il a subi la fortune de ces vêtements ajustés, que 
l'enfant supporte, et qui éclatent, quand l'enfant devient 
homme. Le Code de 1807, messieurs, en 1869 n’est que dé- 
bris. 

Mais la révolution, qui depuis vingt ans s’est produite dans 
noire pays, est-elle aussi réelle, aussi profonde que je l’af- 
firme? Pour faire ma preuve, je reverrai avec .vous dans un 


LEÇON D'OUVERTURE. 181 


tableau rapide les événements majeurs des dernières années ; 
je décrirai la physionomie nouvelle que de nos jours a prise 
l'Industrie. 


LS 


III. 


Quels sont donc les caractères nouveaux du commerce con- 
temporain ? 

Je les ai dits d’un mot : depuis vingt ans nous manions en- 
fin les grandes affaires. 

Nos affaires d’abord sont grandes par les chiffres qu’elles 
remuent. Les entreprises modernes soulèvent parfois des cen- 
taines de millions. Le Code de commerce s’occupe du voitu- 
rier ; pouvait-il prévoir nos compagnies de chemins de fer et 
les capitaux énormes qu’elles absorbent ? Nous perçons des 
isthmes, nous brisons des montagnes. Au temps des légendes 
il eût fallu des demi-dieux pour oser de telles œuvres; aujour- 
d’hui nos ingénieurs en viennent à bout avec de l’argent, des 
bras et de l’air comprimé. 

Nos affaires de plus sont grandes par la durée, par les an- 
nées qu’elles embrassent., Nos pères empruntaient une somme 
qu’ils s’engageaient à rendre dans deux, trois, quatre ans, 
Maintenant nous passons des contrats à long terme, nous pra- 
tiquons des emprunts séculaires. Les Codes du premier Em- 
pire ne peuvent pas se plier à ces opérations élargies. Nos 
magistrats et nos négociants sont émus à l’heure actuelle 
d’une question qui les embarrasse fort. Quand un commercant 
fait faillite, le propriétaire peut-il réclamer par privilége, à 
l'encontre de la masse qui n’aura qu’un maigre dividende, dix 
ans, vingt ans, trente ans de loyers à échoir ? Il semble que 
l’article 444 Code de commerce, combiné avec l’article 2102 
Code Napoléon, concède au bailleur cette faveur exorbitante. 
La Cour de Paris résiste pourtant. S'il s'agissait d’un prélève- 
ment de deux ou trois ans de loyers, la Cour respecterait la 
lettre du Code. La Cour résiste, parce qu'elle ne veut pas 
appliquer aux baux à long terme des articles qui n’ont pas été 
écrits pour des contrats d’une telle dimension. Les faits ne 
cadrent plus avec la loi.— Je rappelle une autre question qui a 
divisé nos capitalistes et nos jurisconsultes. Une compagnie de 
chemin de fer, cinq ou six ans après sa fondation, tombe en 
faillite; elle a émis à 300 francs des obligations, remboursa- 
bles en 99 ans à 500 ; le porteur d’obligations peut-il produire 


482 DROIT COMMERCIAL. 


à la faillite pour 500 francs? H demande l'application littérale 
de l’article 444. La Cour de cassation, qui permettait tout à 
l'heure au bailleur d’invoquer l’article 444, par une véritable 
contradiction ne permet pas à l’obligataire d’invoquer ce 
même texte. D'où viennent ces difficultés, ces hésitations ? c’est 
que les opérations à long terme, si fréquentes aujourd’hui, ne 
sont pas compatibles avec le vieux Codé de 1807. 

Nos affaires enfin ont grandi, non-seulement dans le temps, 
mais dans l’espace; elles sont en quelque sorte internatio- 
nales. Elles se nouent dans un pays, elles se dénouent dans 
un autre. Des capitaux anglais ont commandité nos premiers 
chemins de fer. Nous commanditons à notre tour les chemins 
de fer d'Italie et d’Espagne. Le commerce, en rapprochant 
ainsi les peuples, poursuit une mission civilisatrice ; il établit 
par-dessus les frontières la solidarité des intérêts, et se fait 
dans le monde le garant de Ia paix. 

Voilà, messieurs, quels sont à mon sens les traits distinctifs 
du commerce contempôrain. Je vais suivre maintenant dans 
ses conséquences principales cette révolution féconde; je vais 
montrer que dans les régions de l’industrie elle a gravement 
modifié déjà les contrats et le droit, les institutions et les 
hommes. 


IV. 


Les grosses affaires ne peuvent plus être abordées par des 
individus qu’elles écraseraient. Pour rassembler des centaines 
de millions, il faut recourir à des groupes, à des légions; les 
masses seules ont les capitaux que les entreprises modernes 
exigent. La Société par actions devient l’instrument nécessaire 
des larges transactions de notre temps. Aussi dans le Code 
de 1807, au titre des sociétés, le chapitre des sociétés par 
actions est-il celui que le législateur touche et retouche sans 
cesse, en 1856, en 1863, en 1867; c’est que la force est là. 
Les opérations comuierciales se faisant plus fréquemment par 
de puissantes sociétés, qui constituent en droit des personnes 
morales, les simples négociants, personnes physiques, ne sont 
plus les seuls dont la loi s'inquiète. Cette coexistence de deux 
classes de commerçants, que j’appellerais volontiers les grands 
et les petits, devait entrainer plus d’une réforme. Je m’en tiens 
aux voies d'exécution. Comment, sans violer le principe d’é- 


LEÇON D'OUVERTURS. 183 


galité, aurions-nous pu garder longtemps pour les négociants, 
c’est-à-dire pour les petits débiteurs, la contrainte pat corps, 
quand les sociétés, cès gros débiteurs, y échuppaient par des 
raisons dé bon sens? Comment, sans violér le principe d’é« 
galité, pourrons-nous garder longtemps pour les négociants 
malheureux et de bonne foi les déchéances impitoyables, 
‘aveugles de la faillite, quand les sociétés, qui ruinent parfois 
des milliers de familles, bravent les menaces du Code ? 

Mais ce n’est pas seulement l’association qui $e dévéloppé 
et s'étend. Les Compagnies, pour recruter dé l’argent, perfec= 
tionnent l'emprunt, Elles émettent par paquets dés obligations 
retnboursables en 98 ans. Les questions d'amortissement sol- 
licitent alors le jurisconsulte, qui dans les textes législatifs 
n’en trouve pas même l’idée. Comme la perspective d’un 
revenu fixe et limité ne suffirait peut-être pas pour délier la 
bourse des gens, les compagnies inventent la prime de réms 
boursement, que des tirages au sort peuvent, dès le lendemain 
de la souscription des titres, attribuer à l’obligataire. Les Codes 
anciens né disent rien de ces stipulations aléatoires, qui soulè- 
vent en droit des problèmes variés. Le législateur du 3 sep- 
tembre 1807 avait tarifé à 5 et 6 hp. 100 le loyer de l’argent; 
il voulait protéger le faible contre le fort, l’emprunteut be- 
sogneux contre le capitaliste prépondérant. Les rôlés sont 
changés. Qu’est le capitaliste isolé en face de ces compagnies, 
gigantesques emprunteuses qui commandent à de véritables 
armées et dressent des budgété d’État? Aussf la loi de 1807 
dort-elle d’un sommeil volontaire ; grâce aux exteptions nor: 
breuses qu'ont successivement consacrées la doctrine, la ju- 
risprudence, la pratique, la loi de 1807 n’éxiste plus que sur 
le papier. — L’emprunt sur gage d’autre part semblait la der- 
nière ressourcé du négociant aux abois; le nom de prêteur sur 
gage était une insulte; à peine, en parlant du commiséionnaire, 
notre Code daïgnait-il s’occuper du nantissement. Sur ce point, 
comme sur tant d’autres, nos préjugés s’en vont. L'Angleterré 
nous a prouvé par son exemple, qu’en ouvrant des dotks aux 
importateurs, qu’en faisant des avances sur marchandises, 
nous pouvions attirer dans nos ports le commerce d’entrepôt. 
Les avances sur consignation ne sont-elles pas une des vauses 
de la fortune inouïie de Londres et de Liverpool ? Pour ma 
part, messieurs, je souhaite de toutes les forces de ma raison, 
qu’à Marseille, à Bordeaux, au Havre nos capitaux se fassent 


184 DROIT COMMERCIAL. 


prêteurs sur gage ; il y va de l'existence de notre marine et 
de nos manufactures ! 

Les grosses affaires ne se constituent pas sans argent ; l’ar— 
gent est le premier outil que cherchent les industries qui se 
fondent. Les questions financières sont désormais vitales. — 
A côté de la Banque de France, qui ne pratique l’escompte 
qu’à quatre-vingt-dix jours, se sont établies des institutions 
de crédit à long terme, le Crédit foncier, le Crédit mobilier, 
etc., qui dans des directions et'avec des conduites diverses 
ont commandité le travail. — Une presse spéciale, s’adressant 
aux petits capitalistes, si nombreux dans notre société démo- 
cratique, s’est chargée de les guider dans leurs placements. 
Assurément dans cette presse des fautes regrettables ont été 
commises ; ici des altaques amères, là des applaudissements 
étranges ; cette presse ne recèle pas moins une puissance que 
dans plus d’un organe des plumes honnêtes ont mise au ser- 
vice du bien public. — Les capitalistes, se dépouillant à long 
terme au profit des’entrepreneurs, devaient d'autant plus vive- 
ment sentir le besoin d’une négociation facile et prompte de 
leurs titres, dans le cas où ils ne voulaient ou ne pouvaient 
plus continuer leur placement. Il fallait leur donner le moyen 
de réaliser sur l’heure le papier des compagnies. La Bourse 
est devenue un rouage majeur. Les agents de change, si mo- 
destes au début du siècle, ont pris les allures et l’importance 
de ministres du crédit; les titres qu’ils manient représentent 
des milliards. .1] a fallu en 1862 leur permettre de s’associer 
pour Pachat et l’exploitation de leur charge. Nous examine- 
rons bientôt si la compagnie des agents de change offre au 
public, et si elle obtient de lui toutes les garanties désirabless 
nous discuterons notamment la question de savoir si dans 
l'intérêt général le privilége des agents doit être maintenu, 
ou s’il faut proclamer la liberté du marché. 

Les vingt dernières années, messieurs, n’ont pas seulement 
élargi les affaires ; elles ont, ce qui vaut mieux encore, créé 
des hommes. A la tête des compagnies de chemins de fer, à la 
tête des banques ont été placés des chefs d'élite, qui ont fait 
leur éducation d’abord, puis l’éducation de leur entourage. 
La France aujourd’hui possède des financiers de premier or- 
dre. L'esprit des commerçants s’est singulièrement élevé; lisez 
dans les dernières enquêtes les dépositions de certains négo- 

ciants. À Paris, du haut de leur siége consulaire, les prési- 


LECON D'OUVERTURE. 185 


dents élus, MM. Devinck, Denière, Louvet ont plus d’une fois 
réclamé, avec l’autorité de leurs fonctions et de leurs lumières, 
les réformes urgentes que la loi commerciale comportait. Ils 
ont demandé surtout, demandé avec insistance que l’industrie 
française, désormais intelligente et forte, capable de porter la 
responsabilité de ses opérations, fût enfin libérée du contrôle 
et de l'intervention de l’État. En dépit des timides, ils ont 
provoqué, ils ont obtenu déjà plus d’une amélioration légis- 
lative. 

Ces remaniements successifs sont les préludes d’un acte 
considérable. 11 est impossible en effet que les hommes émi- 
nents, qui ont en mains le gouvernement de notre fortune éco- 
nomique, et qui ont conscience des changements, des progrès 
accomplis depuis 1807, il est impossible, dis-je, que ces 
hommes n’essayent pas de marquer notre temps, d'illustrer 
leur nom par la confection d’un Code de commerce, qui soit 
enfin à la hauteur des faits! Certes il est mauvais que la loi de- 
vance les faits; il est plus mauvais encore qu’elle n’ose pas les 
suivre. Si le Code Napoléon, rédigé en 1804, est dans l’ordre 
civil une œuvre admirable, c’est qu’il avait été précédé par la 
Révolution politique de 1789, et qu’il en a gardé Pesprit. Le 
Code de commerce au contraire était prématuré en 1807; en 
1869 il viendrait à son heure, parce qu’il n’aurait qu’à for- 
muler dans ses textes la Révolution économique, qui sous nos 
yeux a grandi, transformé le commerce. 


YV. 


Je m’arrête, messieurs... J'ai défini l’esprit que j’apporterai 
dans cette chaire. Je ne veux pas, pendant toute une année, 
vous promener mélancoliquement dans les ruines du passé. 
Non; nous nous placerons plutôt, vous et moi, franchement, 
courageusement, en face des difficultés et des problèmes du 
présent. Je ne vous convie donc pas à des études mortes, mais 
à des études vivantes, actuelles. Nous ne remuerons pas les 
questions éteinles, mais les questions d’avenir. 

Juues LEVEILLÉ. 


486 BIBLIOGRAPHIE. 


BIBLIOGRAPHIE. 


FUITE DE LOUIS XVI A VARÈNNES. 


D'APRÈS LES DOCUMENTS JUDICIAIRES ET ADMINISTRATIFS DÉPOSÉS 
AU GREFFE DE LA HAUTE COUR NATIONALE ÉTABLIE A ORLÉANS, 


Par Eugène Brusener, ancien greffier en chef de la Cour impériale d’Orléans!. 


Compte rendu par M. G. DEBACQ, 
docteur en droit, avocat à la Cour impériale de Paris. 


L'éditeur Didier a mis en vente, il y a quelques mois, un 
livre extrêmement curieux : la Fuite de Louis XVI à Va- 
rennes, d’après les documents judiciaires et administratifs dé- 
posés au greffe de la haute Cour nationale établie à Orléans. 

L'auteur, M. Eugène Bimbenet, ancien greffier en chef de 
la Cour impériale d'Orléans, est bien connu de tous ceux qui 
s'occupent d'histoire et d'archéologie. Ses recherches sur 
l'administration de la justice civile au moyen âge, son étude 
_ sur l’Université d'Orléans, et nombre d’autres travaux inté- 
ressants ont depuis longtemps déjà atliré l'attention publique. 

M. Bimbenet avait retrouvé, il y a quelques années, enfouies 
dans un coin de son greffe, oubliées, inconnues, toutes les 
pièces relatives à l'affaire de Ja fuite de Varennes, renvoyée 
par l’Assemblée nationale devant la haute Cour d’Orléans. 
L’instruction commencée à Paris, continuée à Orléans, n’avait 
point abouti à nn jugement. Le roi avait obtenu de l’assem- 
blée qu'aucune suite ne serait donnée à la procédure dirigée 
contre les gardes du corps qui l’avaient accompagné dans sa 
fuite et contre ceux de ses afficiers qui l'avaient préparée et or- 
ganisée. Aucun des historiens de la Révolution n’avait jusqu’a- 
lors eu connaissance de ce précieux dossier. M. Bimbenet 
en avait analysé toutes les pièces et il en avait, avec l’assen- 
timent de M. le garde des sceaux, Martin du Nord, composé 
une relation nouvelle de la fuite du roi et de son arrestation à 
Varennes. Cette relation avait été rapidement épuisée. M. Bim- 
benet vient d’en publier une seconde édition, et il a eu l’heu- 
reuse idée de joindre à son récit, à titre de pièces justifica- 


1 Un volume grand in-8°. Didier 1868. 


BIMBENET. — FUITE DE LOUIS XVI À VARENNES. 4187 


tives, les plus importants des procès-verbaux, interrogatoires 
et documents divers recueillis au cours de l’instruction judi- 
ciaire, et le fac-simile des pièces les plus intéressantes : Le 
fac-simile notamment des lettres de Marie-Antoinette à M. de 
Fersen et la copie intégrale de la lettre de M. de Bouillé à 
l’Assemblée nationale, qui n’avait point été jusqu'ici, malgré 
son exceptionnelle importance, publiée en entier. Le livre de 
M. Bimbenet est donc tout à la fois un récit original d’un des 
événements les moins connus, quoique le plus souvent racon- 
tés de la période révolutionnaire, et une collection de rensei- 
gnements authentiques qui permettent au lecteur de refaire 
lui-même l’histoire vraie de la fuite de Varennes, et surtout, 
c’est là à nos yeux l'important, de contrôler l’exactitude des 
relations et des histoires en vogue. 

La publication nouvelle a été accueillie avec toute la faveur 
dont elle était digne par les critiques les plus compétents, mais 
elle asoulevé aussi quelques attaques, et ces attaques mêmes 
montrent toute l’importance du travail de M. Bimbenet et l’é- 
tendue du”service qu’il a rendu à la vérité historique. 

Presque toutes les personnes qui ont joué un rôle dans l’évé- 
nement que M. Bimbenet raconte ont publié, après la Restau- 
ration, des mémoires destinés, comme l’a dit l’une d’elles, « à 
fixer l'opinion publique, depuis longtemps avide de rensei- 
gnements sur les circonstances qui ont précédé, accompagné 
et suivi le départ du roi pour l’armée de Bouillé, et son arres- 
tation à Varennes. » 

C'est un principe élémentaire de la critique historique que 
les mémoires, fort intéressants sans doute, fort curieux, pleins 
de détails qu’on ne saurait trouver ailleurs, ne doivent être 
consultés par l’historien qu’avec une circonspection extrême. 
Écrits le plus souvent longues années après les événements qu’ils 
relatent, sous la dictée de souvenirs où exactitude ne tient pas 
toujours la plus grande place, ils sont presque toujours à côté 
de la vérité... quand ils n’ont pas été rédigés expressément 
pour la celer. Ces sont le plus -souvent des récils arrangés 
dans l'intérêt personnel de leurs auteurs, des apologies ou des 
diatribes inspirées moins par le désir de retracer une fidèle 
image du passé que d'exploiter le présent et de préparer 
l'avenir. Nous n’entendons certes pas dire que MM. de Choi- 
seul-Stainville, de Damas, de Bouillé, de Valory et autres, 
qui ont publié des mémoires sur la fuite de Varennes, aient, de 


188 BIBLIOGRAPHIE. 


- pronos délibéré, cherché à égarer la postérité; mais nous 
pensons néanmoins que se servir des mémoires de ces mes- 
sieurs pour écrire une histoire de la fuite de Varennes, c’est 
s’exposer à ne point faire un travail sérieux. L’époque même à 
laquelle ces factums ont été écrits doit être, pour le lecteur, une 
raison grave d’en suspecter l’exactitude absolue. S’il est vrai, 
comme d’aucuns le prétendent, que l’homme trouve dans le sen- 
timent même du bien qu’il a fait la plus douce des récompenses, 
il est bien peu d’âmes assez robustement trempées pour ne 
point essayer de joindre à cette satisfaction intime, trop intime 
peut-être, d’antres récompenses de nature plus solide. Qui 
reste muet à la voix de l’intérêt, se laisse aller à écouter, si 
peu que ce soit sans doute, mais à écouter pourtant, la voix 
de la vanité. Le grand nombre écoute l’une et l’autre. Qui 
donc pourrait reprocher à MM. de Valory, de Moustier et autres 
d’avoir raconté, après le retour de Louis XVIII, le dévouement 
dont ils avaient fait preuve en 1791, à MM. de Bouillé, de 
Damas, de raconter avec complaisance les mesures qu’ils 
avaient prises pour assurer la fuite du roi? Ils avaient été à la 
peine, ne devaient-ils pas être à l’honneur ? S'il y avait eu 
quelque faute de commise, les vingt-cinq ans qui venaient de 
s’écouler n’en avaient-elles pas tout naturellement effacé le 
souvenir? Si dans les jours qui avaient suivi l'arrestation de 
Louis XVI, on avait essayé de se disculper en amoindrissant 
la part que l’on avait prise dans l'événement, était-il bien cer- 
tain qu’il restât trace de ces petites faiblesses bien naturelles 
et bien pardonnables, et n’était-il pas permis, sans manquer à 
la vérité, bien entendu, de présenter au public... et au roi la 
conduite que l’on avait tenue en 1791 sous le jour le plus fa- 
vorable ? Aussi quand on lit les mémoires divers qui ont été 
publiés sur la fuite de Varennes, par MM. de Bouillé, de Da- 
mas et autres, reste-t-on bien convaincu que l’insuccès de la 
fuite est le résultat de la fatalité, rien que de la fatalité, et que 
si quelque erreur, quelque faux mouvement a pu être relevé à 
la charge de quelqu’un, ce n’est point à l’auteur du mémoire, 
qu’on doit s’en prendre, ou du moins ça été chose si légère 
qu’elle a été, sur l’issue malheureuse de l’entreprise, sans in- 
fluence aucune, Il est fort piquant de rapprocher de la version 
de MM. de Bouillé, de Valory et autres, la relation parfaite- 
ment authentique et désintéressée de M. Bimbenet et les do- 
cuments judiciaires analysés et publiés par celui-ci à la fin de 


BIMBENET. — FUITE DE LOUIS XVI A VARENNES. 189 


son volume. Il y a là des révélations qu’il eût été sans doute, 
pour d’aucuns, fort agréable de ne point voir se produire. Il 
résulte en effet de la façon la plus nette, la plus claire, Ja plus 
évidente du livre de M. Bimbenet, que l’arrestation du roi n’a 
point eu pour cause la fatalité, mais l’imprévoyance, la fai- 
blesse, l’inintelligence de tous ceux qui ont joué un rôle dans 
cette malheureuse aventure, à commencer du roi pour finir au 
dernier officier de M. de Bouillé. 

Nous ne dirons rien de ceux qui, comme certain officier su- 
périeur, se sont vantés d’avoir volontairement compromis le 
succès des mouvements ordonnés par M. de Bouillé, et qui ont 
fait attester par les officiers sous leurs ordres dont la déposi- 
tion est relatée au livre de M. Bimbenet, qu’ils avaient de 
propos délibéré désobéi aux ordres de leur général (déposi- 

tiou de l’adjudant Simonin). Nous ne dirons rien non plus 
” des maladroites indiscrétions de l’un des gardes du corps qui 
devaient accompagner le roi. Le dévouement dont cet homme 
a fait preuve plus tard peut à la rigueur le faire absoudre. 
Mais le commandant du détachement de dragons posté à 
Clermont-en-Argonne, a abandonné ses soldats ; le comman- 
dant du détachement posté à Sainte-Ménehould a remis les 
cartouches dont ses hommes étaient munis aux officiers muni- 
cipaux, dont il se plaît à vanter d'ailleurs la bienveillance, le 
civisme, l’activité, la fermeté. Il s’est laissé arrêter sans ré- 
sistance, Le commandant des cavaliers détachés à Pont-de- 
Somme-Veste au lieu de suivre la route indiquée par M. de 
Bouillé, s’est replié par des chemins de traverse. S’il est vrai 
que les officiers eussent à se défier de l’esprit qui animait leurs 
soldats et qu’il leur eût été très-facile de dominer, il est égale- 
ment certain qu’ils ont partout manqué d’énergie. Et qu'on 
ne dise pas, pour amoindrir l'importance de leurs déclarations 
dans l'instruction, qu’ils ont essayé de dégager leur responsa- 
bilité au regard du pays et de sauver leur tête. Tous les docu- 
ments recueillis au cours de la procédure, les procès-verbaux 
dressés par les municipalités ou par les autorités judiciaires 
viennent corroborer ces déclarations. Le défaut d'énergie des 
officiers et des troupes frappe d’autant plus qu'il fait contraste 
avec l’activité et la vigueur déployées par les gardes nationales 
et les municipalités dans ces circonstances difficiles. Nous ad- 
‘mettons parfaitement que gardes nationales, officiers muni- 
cipaux n'aient point été fâchés de faire valoir leurs services, et 


190 BIBLIOGRAPHIE. 


qu’ils n’aient point laissé échapper l’occasion de témoigner de 
leur zèle pour la cause de la Révolution. Il est curieux, à ce 
point de vue, de rapprocher l’un de l’autre les deux procès- 
verbaux dressés à quelques jours de date, et tous deux à l’oc- 
casion des mêmes faits, l'arrestation du roi, par les notables 
de Varennes. 

Mais ce qui est certain, c’est que part faite à l’exagération, 
les municipalités ont montré autant d’énergie que les of- 
ficiers royaux ont montré de faiblesse. Devant l'attitude ré- 
solue des notables de Sainte-Ménehould, le capitaine marquis 
d’Audoins n’osait prendre aucune mesure énergique et se lais- 
sait arrêter à la tête de ses hommes : le major de la garde 
nationale de Varennes tirait un coup de pistolet et démontait 
un officier. d'ordonnance de M. de Bouillé à cheval à la tête 
d’un escadron du régiment de Lauzun. Un officier de hussards 
porteur d’ordres du général en chef était sommé par la muni- 
cipalité de Thionville de remettre les dépêches dont il était 
panti. Il refusait, en mettant la main à son sabre; un des offi- 
ciers municipaux, qui s’illustra plus tard sous le nom de 
Merlin de Thionville, arrachait l’arme aux mains du hussard, 
menaçait d’en faire usage à son tour et obtenait de suite com- 
munication des ordres de M. de Bouillé. Les curés de quel- 
ques paroisses de Champagne, maires de leur communes, ar- 
maient leurs paroissiens et venaient à leur tête s’opposer à la 
marche des régiments de M. de Bouillé. Les municipalités 
pourvoyaient au commandement des détachements de troupe, 
dont les officiers étaient en fuite ou avaient été arrêtés. L’at- 
titude énergique des communes de l’est n’est pas démontrée 
seulement par les procès-verbaux des municipalités qu’on 
pourrait {axer d’exagération; elle est attestée par les déclara- 
tions des officiers royaux et les dépositions de témoins désin- 
téressés. 

L'histoire de la fuite de Varennes, d’après les documents 
judiciaires et administratifs déposés au greffe de la haute Cour 
nationale établie à Orléans, n’est donc pas tout à fait la fuite 
de Varennes des rédacteurs de mémoires dont, chemin fai- 
sant, la publication nouvelle relève les erreurs et les inexac- 
titudes. On comprend dès lors que bien des gens qui eussent 
préféré que M. Bimbenet, comme la plupart de ses devanciers, 
s’en tint pour rédiger son récit aux mémoires et aux documents 
publiés par les journaux contemporains, et que les pièces du 


BIMBENET. — FUITE DE LOUIS XVI A VARENNES. 191 


dossier de la haute Cour restassent ignorées comme devant. 
Mais tous ceux qui s'intéressent à la divulgation de la vérité 
historique applaudiront à la relation que vient de publier 
M. Bimbenet. Il serait à désirer que tous les documents tou- 
chant notre histoire nationale qui gisent ignorés dans nos 
grands dépôts publics devinssent l’objet d’un travail analogue 
à celui que l’ancien greffier en chef à la Cour d'Orléans, a fait 
sur le dossier de la fuite de Varennes. Malheureusement bien 
peu d'hommes, parmi ceux que leur position met en mesure 
d'aborder de pareillles œuvres, ont le courage de les entre- 
prendre; d’autres auxquels le courage ne manque pas viennent 
buter contre des difficultés souvent insurmontables. Les dos- 
siers relatifs à la Révolution et à l’Empiresont dans nos archives 
l’objet de soins jaloux. Tout dernièrement un écrivain connu 
demandait et ne pouvait obtenir communication complète des 
pièces relatives à la conspiration de Malet; M. d’Haussonville 
n’était point autorisé à prendre copie de documents se ratta- 
chant aux rapports de Napoléon I" avec le saint-siége. Ces 
communications sont refusées sous prétexte que la publica- 
tion de pièces de dates récentes peut présenter des inconvé- 
nients et compromettre peut-être certains individus ou cer- 
taines familles dont il importe de ménager la susceptibilité 
légitime. Nous n’entendons point condamner absolument ces 
scrupules ; cependant il tombe sous le sens que les dépôts, les 
archives publiques sont créés, non point pour soustraire à 
l'examen du public et à l’étude des historiens les documents 
qu’on y entasse, mais bien au contraire pour empêcher la perte 
de ces documents et les tenir à la disposition de tous: les ar- 
chives n’ont de raison d’être qu’à cette condition. Il ne faut 
pas que dans l'intérêt de quelques préjugés ou de quelques 
partis pris, de quelques susceptibilités plus ou moins avoua- 
bles, l’histoire vraie, qui est le patrimoine et le droit de tons, 
devienne impossible ou difficile. 

L'exemple donné par M. Bimbenet trouvera des imitateurs. 
Nous désirons vivement que les publications à venir aient l’in- 
térêt et la valeur de celle que nous signalons à l’attention de 
de nos lecteurs. Gasriez DEBACQ. 


192 NÉCROLOGIE, — DÉSIRÉ DALLOZ. 


NÉCROLOGIE. 


Une existence consacrée tout entière à la science du droit 
vient de s’éteindre; M. Dalloz aîné a succombé, le 12 janvier 
dernier, laissant illustre et vénéré un nom qu’il avait reçu in- 
connu. 

C'est au commencement de la Restauration que M. Dalloz, 
secondé par son frère, M. Armand Dalloz, conçut le plan de la 
vaste encyclopédie juridique à laquelle leur nom à tous deux 
restera désormais attaché; œuvre immense, qui embrasse le 
droit tout entier: histoire, législation, doctrine, jurisprudence, 
et dont le succès sans précédent atteste suffisamment l'utilité. 
Ce qu’il a fallu à ces deux hommes éminents d'énergie et de 
courage pour entreprendre un tel travail, de constance et d’opi- 
niâtre activité pour l’achever, qui ne le pressent en y trouvant 
réunis tant d'éléments divers, une si prodigieuse accumula- 
tion de documents et de connaissances de toutes sortes? M. Ar- 
mand Dalloz a succombé à la tâche, épuisé ayant l’âge par un 
labeur surhumain; plus heureux, M, Dalloz aîné aura du moins 
eu la satisfaction de laisser achevée, ou bien près de l’être, 
Pœuvre à laquelle il avait voué sa vie, et qui reste un monu- 

ment unique de fraternel concours. Ni les occupations du bar- 
_reau, ni les diversions plus absorbantes de la vie politique, ni 
enfin la maladie cruelle qui le tenait depuis plusieurs années 
éloigné du monde et des affaires n’en avaient un instant dé- 
tourné sa pensée ; il laisse presque terminé la premier vo- 
lume du Répertoire, destiné à paraître le dernier, et qui con- 
tiendra une histoire générale du droit français. 

La Æevue retracera prochainement cette existence si bien 
remplie, elle appréciera l’œuvre comme elle le mérite : elle veut 
dès aujourd’hui apporter son tribut à la mémoire d’un homme 
de bien qui a noblement vécu, d’un jurisconsulte éminent qui 
s’est assigné une tâche grande et utile, et qui l’a vaillamment 

accomplie. Cu. BEUDANT. 


Sa en mm Om ee 2 —— — 


ASSURANCES. — FAUTE DU CAPITAINE. 193 


EXAMEN DOCTRINAL. 


Par M. Ernest TAmpouR, 
docteur en droit, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. 


LE PROPRIÉTAIRE DE NAVIRE PEUT-IL STIPULER QU'IL NE SERA PAS 
RESPONSABLE DES FAUTES DU CAPITAINE ? 


Depuis près de deux siècles notre législation déclare le 
propriétaire de navire responsable des fautes du capitaine. 
Quel est le caractère de cette disposition? Constitue-t-elle une 
règle d'ordre public à laquelle on ne peut déroger? Le proprié- 
taire de navire n’a-t-il pas, au contraire, le droit de s’affran- 
chir, par une convention spéciale, de la responsabilité que 
la loi lui impose ? La doctrine est, sur ce point, aussi muette 
que la jurisprudence. Aucun des commentateurs, soit de l’or- 
donnance de 1681, soit du Code de commerce de 1807, n’exa- 
mine la question ; et aujourd’hui encore on ne pourrait citer 
un arrêt qui l'ait résolue. 

Cependant, si la difficulté n’est pas tranchée, elle vient d’être 
soulevée dans des circonstances qu’il importe de faire con- 
naître. 

Des marchandises transportèes de Hong-Kong à Marseille 
sur un navire de la compagnie des Messageries impériales 
ayant été avariées, les consignataires refusèrent d’en prendre 

livraison. Ils obtinrent du tribunal de commerce de Marseille 
un jugement de condamnation fondé sur ce que des fautes 
avaient été commises par le capitaine chargé de la conduite du 
bâtimert. En appel, la compagnie soutint, comme elle l'avait 
fait en première instance, que l’avarie était due à un fait de 
force majeures elle ajouta que cette avarie eût-elle pour 
cause la faute du capitaine, le jugement du tribunal n’en de- 
vrait pas moins être infirmé, parce qu’une clause du connais- 
sement portait que la compagnie n’était pas responsable des 
fautes du capitaine ou des gens de l’équipage. La cour d’Aix 
se borna à décider que la compagnie, n’établissant pas la 
véritable cause de l’avarie, était tenue d’en supporter les 
conséquences, alors même que la clause devrait être considé- 
rée comme valable, Un arrêt de la chambre civile du 20 janvier 
XXXIV. nn 13 


494 EXAMEN DOCTRINAL. 


1869, a cassé l’arrêt de la cour d’Aix, par ce seul motif qu’il 
manquait de base légale #, 

La cour de cassation ne s’est donc, pas plus que la cour 
d'Aix, prononcée sur la légalité de la clause; mais le débat 
approfondi qui s’est engagé successivement devant l’une et 
Pautre cour, a jeté une vive lumière sur cette question et en 
a très-utilement préparé la solution. 

Pour établir que le propriétaire du navire ne peut stipuler 
qu’il ne répondra pas des fautes du capitaine, on invoquait 
en premier lieu le texte de l’article 216 du Code de commerce. 
La volonté du législateur, disait-on, est formelle; il s’est ex- 
primé dans les termes les plus absolus : « Tout propriétaire 
de navire, dit-il, est civilement responsable des faits du capi- 
taine et tenu des engagements contractés par ce dérnier pour 
ce qui est relatif au navire ou à l’expédition. Il peut, dans 
tous les cas, s’affranchir des obligations ci-dessus, par l’aban- 
don du navire et du fret. » Le propriétaire de navire n’a qu’un 
moyen de se soustraire à la responsabilité des faits du capi- 
taine, c’est l’abandon du navire et du fret. Si le législateur avait 
entendu permettre de déroger à la règle qu’il consacrait, il 
l'aurait dit, comme il l’a fait par exemple pour le commission- 
naire de transport, dans l’article 98 du Code de commerce. 
Cet article a aussi pour objet de déterminer l’étendue de la 
responsabilité du éommissionnaire ; mais il réserve expressé- 
ment la stipulation contraire : « Il est garant, dit-il, des ava- 
ries ou pertes de marchandises et effets, s’il n’y a stipulation 
contraire dans la lettre de voiture ou force majeure. » La com- 
paraison des deux textes prouve clairément que, dans la pensée 
du législateur, si la stipulation tendant à supprimer la res- 
ponsabilité qu’il a édictée, est licite de la part du commission- 
naire de transport, elle est interdite au propriétaire de navire. 
Cette différence s’explique d’ailleurs facilement, par la situa- 
tion toute spéciale du premier, qui n’est, en réalité, qu’un 
intermédiaire entre l'expéditeur des marchandises et le voi- 
turier. 

Les termes de Particle 216 fussent-ils moins nets qu’ils nele 
sont, l'illégalité de la clause résulterait assez du but dans lequel 
il a été édicté. Le législateur a voulu éviter les sinistres, en 


1 Gaxette des tribunaux du 10 février 1869. 


: D Len OS 


ASSURANCES. = PAUTE DU CAPITAINE. 1495 


exigeant que le propriétsire du navire fût persénmellementinté- 
ressé à n’en confier Ha direction qu’à un homme expérimentés 
la voulu, d’autre part, protéger ke commerce contre lincürie 
de l’armateur et dü’capitaine. Une fois les marchandises sur 
le bâtiment, eiles échappent nécessairement à la surveilläncé 
des chatgeurs. La responsabilité du propriétaire du navire est 
lt seulé garantie qui mette ceux-ci à l'abri de la négligence ét 
de la niauvaise foi de l’équipage. Ce #’est qu’autant que les 
&rmateurs auront à redoüter les conséquences de cette respon: 
sabilité, qu’ils äpporteront dans le choix de leurs préposés Îa 
vigilance nécessaire pour assurér la séeurité et favoriser le 
développement des transactions commercialés. Une pensée 
d’intérêt général, d’ordre pablic, a donc fait insérer dans le 
Code de commerce la disposition dé l'article 216. D'ailleurs, 
préhiber la clause de non-responsabilité, ce n’est qu’appliquer 
ce principe de morale et de droit, qaï ne permet point de ste 
puler qu’on ne répondra pas de ses fautes. Si fes conventions 
font la loi des parties, ce n’est qu’à la condition qu’elles ne 
soient contraires ni à l’ordre publie ni à la morale (ari. 6 du 
Code Nap.). A ce double point de vue, la stipuiation par la- 
quelle il est dérogé à la règle que consacre l’article 216, doit 
être déclarée illégale. 

La question, ajoufait-on, a déjà élé résolue par la doctrine 
et la jurisprudence sinon pour les propriétaires de navires, dû 
moins pour les voitariers dont la situation légale est identique. 
Le législateur & déterminé dans l’article 1784 du Code Na- 
poléon ét daris Particle 103 du Code de commerce la respon- 
sabilité qai leur ineombe : « Ils sont responsables de la perte 
et des avaries des choses qui leur sont confiées, à moins qu’ils 
ne prouvent qu’elles ont été perdues et avariées per cas fortuit 
où force majeure » (art. 1784 C. Nap.). — « Le voitufier est 
garant de la perte des objets à transporter, hors les cas de 
force majeure. 1l est garant des avaries autres que celles qui pro- 
viennent du vice propre de la chose ou de la force majeure » 
(art. 103 C. comm.) Ces deux dispositions, pas plus que 
celle de l’article 216, ne réservent la convention contraire. 
Les auteurs se sont demandé si cette convention est licite : 
« Le voiturier, disent MM. Massé et Vergé!, est responsable 


1 Notes sur Zachariæ, t. 1V, $ 709, n. 11. 


196 EXAMEN DOCTRINAL, 


encore bien qu’il ait annoncé publiquement qu’il entendait 
n’assumer aucune responsabilité. Cette stipulation de non-ga- 
rantie, dont ne peut se prévaloir le voiturier, parce que nul ne 
peut stipuler qu’il ne répondra pas de sa faute, n’a même pas 
pour résultat de mettre, en cas de retard ou d’avarie, la preuve 
de la faute à la charge de l’expéditeur; le cas fortuit ou lu 
force majeure ne se présumant pas et devant être prouvés par 
le voiturier (art. 1784), il y a contre lui une présomption lé- 
gale de faute qu’il doit faire disparaître en prouvant le cas 
fortuit ou la force majeure, qui seuls peuvent faire cesser sa 
responsabilité. » (Voy. également Pardessus, Droit commer- 
cial, t. 11, n° 566, — Sourdat, Responsabilité, 1. 11, n° 994). Si 
M. Troplong est d’avis que la preuve dans ce cas doit être à 
la charge de l’expéditeur, il déclare dans les termes les plus 
énergiques que la clause de non-garantie est en principe illé- 
gale : « Toute convention, dit-il! , qui affranchirait le voiturier 
des soins qui excluent la faute, serait immorale et inadmissi- 
ble, et je suis le premier à penser que le voiturier ne pour- 
rait trouver son refuge dans un tel moyen. Oui! il faut le 
reconnaître : Quels que soient les termes du contrat, la force 
majeure seule peut excuser. » 

La jurisprudence de la cour de cassation n’est pas moins 
formelle : « Attendu, a-t-elle dit dans un arrêt du 26 mars 
1860, que les obligations des voituriers ou des entrepreneurs 
de voitures et de roulage sont réglées, en cas d’avarie, par les 
articles 1784 C. Nap. et 103 C. comm. ; que si, en droit com- 
mun, la garantie qui leur est imposée peut être étendue ou 
restreinte, il ne saurait jamais être stipulé qu’ils ne seront pas 
responsables de leur$ fautes ou de celles de leurs préposés ; 
qu’en effet une telle stipulation ouvrirait la porte à la fraude 
et aux abus, encouragerait la négligence des employés et ren- 
drait inutile la protection que la loi a eu pour but d'accorder 
aux expéditeurs * 

Tels sont les principaux arguments invoqués à l’appui de 
l'illégalité de la clause. Nous croyons qu'ils peuvent être vic- 
toricusement réfutés. 


1 Louage,t.]1l, n° 942. 
2 Sirey, 1860, 1, 900.— Voy. aussi ch. civ., 26 janvier 1859; Sirey, 1859, 
X, 316. 


ASSURANCES. —— FAUTE DU CAPITAINE. 497 


Il est un premier point qui nous semble certain, c’est qu’on 
ne saurait trouver dans le texte de l’article 216 la solution de 
la question. Le législateur déclare que le propriétaire de na- 
vire est responsable des faits et engagements du capitaine. 
Cela veut-il dire que cette responsabilité incombera au pro- . 
priétaire de navire, non-seulement en l'absence de toute 
stipulation, mais encore dans le cas même où le chargeur a 
expressément consenti à ce qu’il ne fût pas responsable ? L’ar- 
ticle 216 ne s’explique pas à cet égard. Vainement ajoute-t-on 
qu'à la différence de l’article 98 du Code de commerce il ne 
réserve pas la convention contraire. Un tel mode d’argumen- 
lation, qui peut avoir une certaine force lorsqu'il s’agit de 
textes se référant à la même matière et rapprochés l’un de 
l’autre, est dénué de toute valeur lorsqu'on lapplique à des 
dispositions placées dans des titres et des livres différents. Il 
serait d’ailleurs impossible de prétendre que le législateur a 
entendu prohiber toute convention ayant pour but d’affranchir 
le propriétaire de navire des obligations qui lui sont imposées 
par l’article 216. Aux termes de cet article non-seulement il 
est responsable des faits du capitaine; mais encore il est tenu 
des engagements que celui-ci contracte dans l'intérêt du na- 
vire ou de l’expédition. Or il est incontestable que, si le capi- 
taine, en s’obligeant, a stipulé que l’exécution de son engage- 
ment, bien qu’il soit relatif au navire ou à l’expédition, ne 
pourrait pas être poursuivie contre le propriétaire, cette con- 
vention sera absolument valable. i 

Peu importe d’ailleurs, nous le reconnaissons, que le texte 
n’interdise pas expressément la clause, s’il doit résulter des 
conséquences, qu’elle entraînerait, une atteinte soit à l’ordre 
public soit à la morale. | 

La navigation, dit-on d’abord, serait compromise; les si- 
uistres seraient plus fréquents, parce que les armateurs n’au- 
raient plus d’intérêt à choisir de bons capitaines, 

On oublie que d’autres dispositions sont destinées à empê- 
cher les propriétaires de navires de s’adresser à des capitaines 
incapables. La loi a déterminé certaines conditions auxquelles 
il est indispensable de satisfaire pour pouvoir être chargé de 
la conduite d’un bâtiment. Il faut avoir subi certains examens, 
avoir obtenu un brevet. C’est là qu'est la véritable garantie 
au point de vue de la navigation. D'ailleurs il est inexact de 


198 EXAMEN DOCTRINAL, 


dire que la clause de non-responsabilité dispense l’armateur 
de toute prudence dans le choix du capitaine. Siles chargeurs 
ont intérêt à conserver les marchandises transportées sur le 
navire; J’armateur a de son côté intérêt à conserver le navire 
et à prévenir des sinistres qui peuvent en entrainer Ja des- 
truction. 

Le capitaine, ajoute-t-on, n’apportera plus les mêmes soins 
dans le conservation des marchandises qui Jui sont confiées; 
les chargeurs seront livrés complétement à sa merci. 

La réponse est encore facile. La clause fait, ji! est vrai, 
disparaître la responsabilité du propriétaire; mais elle laisse 
subsister tout entière celle du capitaine, qui, en vertu de l’ar- 
ticle 221, s'étend même aux fautes légères. Si cette respon- 
sabilité personnelle ne suffit pas à exciter sa vigilance, nous 
doutons fort que la responsabilité d'autrui soit pour Jui un 
stimulant plus puissant, L'absence de responsabilité de la part 
des armateurs a paru si peu dangereuse au législateur qu’il 
leur a permis de se soustraire par un contrat d’assürance aux 
conséquences de cetie responsabilité : « L’assureur, dit l’ar- 
ticle 353 du Code de commerce, n’est point tenu des prévari- 
cations ef des fautes du capitaine et de l’équipage connues 
sous le nom de baraterie de patron, s’il n'y & convention con- 
traire. » Le législateur reconnait formellement dans ce texte 
que les fautes du capitaine peuvent être comprises dans l’as- 
surance, Or, comment supposer qu’il aurait d’une part pro- 
hibé la clause de non-responsabilité parce qu’elle supprime- 
rait l’intérêt de l’armateur, tandis qu’il aurait permis le contrat 
d’assurance, qui, au point de vue auquel] nous nous plaçons, 
produit le même résultat. 

Peut-on dire avec plus de raison que les expéditeurs, ces- 
sant de trouver fans la responsabilité établie en leur faveur 
protection et sécurité, hésiteraient à engager leurs capitaux 
dans des transactions qui les livréraient à tous les hasards, et 

qu’ainsi l'avenir de notre commerce maritime serait grave- 
ment compromis ? 

Nous n’aurons pas de peine à montrer. l’inanité de sembla- 
bles craintes. Les expéditeurs ont un moyen très-simple d’é- 
chapper aux hasards dont on parle, c’est le contrat d'assurance 
qui, ainsi que nous venons de le voir, peut porter sur les fautes 
du capitaine. Alors même que la clause de non-responsabilité 


ASSURANCES. — FAUTE DU CAPITAINE. 199 


n’existe pas, l’expéditeur qui ne veut pas courir de risques, 
est toujours forcé de s’assurer. En effet, l’armateyr ne répond 
pas des accidents de force majeures de plus, en ce qui con- 
cerne les fautes du capitaine, la responsabilité de l’armateur est 
limitée, puisque l’article 216 lui permet de s’en libérer par l’a- 
bandon du navire et du fret. Dans le cas où l’armateur a stipulé 
qu’il ne serait pas astreint à cette responsabilité limitée, il 
suffira à l’expéditeur, pour éviter tous les risques, de payer aux 
assureurs une prime un: peu plus forte, On doit même ajouter 
qu'il n’en résultera en réalité pour l'expéditeur aucune charge 
nouvelle. Si l’armateur ne répond pas des fautes du capitaine ; 
si Jes éventualités auxquelles il doit faire face sont moindres, 
il pourra abaisser le prix du fret. L'augmentation de prime 
que l’expéditeur devra subir, se trouvera compensée par la di- 
minution du prix du fret qu’exigera l’armateur, 

On ne peut donc invoquer sérieusement les risques qu’en- 
trainerait pour les expéditeurs la clause de non-responsabilité 
et les entraves qu’elle apporterait au développement des trans-. 
actions commerciales. Si notre commerce maritime ne doit 
rencontrer d’autre obstacle, nous pouvons être sans inquiétude 
sur l’avenir qui lui est réservé. ]] suffit d’ailleurs de citer un 
fait qui ressort des débats auxquels a donné lieu l’affaire dont 
nous parlions précédemment. La compagnie des Megsageries 
impériales, en insérant dans ses connaissements la clause de 
non-responsabilité, a suivi l’usage introduit par la marine 
marchande d’Angleterre ; la formule même de celte clause est 
littéralement empruntée aux connaissements anglais. Or, la 
liberté laissée aux parties contractantes, en ce qui touche la 
responsabilité des armateurs, n’a pas empêché le commerce 
anglais d’envahir le monde entier et d’être pour notre pays 
un trop juste sujet d’envie. 

Le véritable intérêt du commerce maritime aussi bien que 
celui du commerce terrestre, c’est la facilité et le bon marché 
des transports, Plus notre marine marchande se développera, 
plus les relations internationales se multiplieront; plus notre 
commerce trouvera de débouchés. Or, le moyen de favoriser 
les progrès de notre marine marchande, ce n’est pas de la 
surcharger d’un luxe inutile de responsabilités, qui éloignept 
les capitaux et empêchent la concurrence g c’est au contraire 
de supprimer toutes celles qui ne sont pas absolument né- 


200 EXAMEN DOCTRINAL. 


cessaires. Les précédents historiques auxquels se rattache 
l’article 216 nous offrent à cet égard un précieux enseigne- 
ment. 

Nous venons de dire que le propriétaire peut s'affranchir 
des obligations qui lui sont imposées, en abandonnant le na- 
vire et le fret. Cette limitation de la responsabilité du proprié- 
taire de navire n’a pas toujours été admise. En droit romain 
il était tenu sur tous ses biens, in infinitum, des fautes et des 
engagements du capitaine; et quand le bâtiment appartenait à 
plusieurs propriétaires, ils étaient responsables in solidum 
(Dig., 1. 1, De exercitoria actione). Lorsqu’au moyen âge la na- 
vigation eut fait des progrès et que le commerce maritime 
commença à se développer, on ne tarda pas à être frappé des 
inconvénients d’une responsabilité aussi étendue. L'usage s’in- 
troduisit chez la plupart des nations commer çantes de permet- 
tre au propriétaire de s’en affranchir par l’abandon du bâti- 
ment et du fret. Grotius, en rappelant les principes du droit 
romain et les modifications que la pratique y avait apportées 
notamment en Hollande, indique avec une parfaite exactitude 
la véritable cause de l’usage nouveau qui avait prévalu : « Les 
hommes, dit-il, seraient détournés des expéditions maritimes, 
s’ils avaient à craindre d’être tenus tn tinfini(um des faits 
du capitaine » (De jure belli ac pacis, liv. 2, chap. 11, $ 13). 

L’ordonnance de 1681 consacra la règle nouvelle. L'art. 2 
du titre 8 était ainsi conçu : « Les propriétaires de navires 
seront responsables des faits du maître; mais ils en demeure- 
ront déchargés en abandonnant leur bâtiment et le fret. » Le 
texte était trop formel pour qu’on pôût prétendre contester 
cette faculté d’abandon en ce qui concernait la responsabilité 
relative aux fautes du capitaine. Mais Valin, s’inspirant des 
principes du droit romain, établit des distinctions quant aux 
engagements contractés dans l'intérêt du navire. Émerigon, 


au contraire, s’attachant de préférence aux nécessités prati- 


ques qu’il avait été à même de constater, admettait d’une 
manière générale la faculté d'abandon dans l’un et l’autre cas. 

Le Code de 1807 s'était borné à reproduire dans des termes 
presque identiques la disposition de l’ordonnance : « Tout 
propriétaire de navire, disait l’article 216, est civilement res- 
ponsable des faits du capitaine pour ce qui est relatif au na- 
vire et à l’expédition. La responsabilité cesse par l’abandon du 


ASSURANCES. — FAUTE DU CAPITAINE. 201 


pavire et du fret. » Le législateur avait-il voulu accorder la 
faculté d'abandon même au cas où il s’agissait d’une action 
intentée contre l’armateur, à raison des engagements contrac- 
tés par le capitaine? Avait-il, au contraire, entendu ne l’ad- 
mettre qu’en ce qui concernait la responsabilité résultant de 
ses fautes ? La question fut bientôt soulevée ; trois arrêts de la 
cour de cassation la résolurent contrairement aux prétentions 
des armateurs, et décidèrent que l’article 216 n'était relatif 
qu'aux fautes du capitaine. 

Ce qu’on n’avait pu obtenir de la jurisprudence, on le de- 
manda au législateur. Des réclamations aussi vives que nom- 
breuses furent adressées au gouvernement pour solliciter un 
projet de loi étendant à tous les cas la faculté d’abandon ac- 
cordée au propriétaire de navire; et, ce qu'il. est intéressant: 
de remarquer, cette extension fut demandée, non pas seule- 
ment par les armateurs, mais par le commerce entier, qui 
comprit que tout ce qui était de nature à diminuer leur res- 
ponsabilité contribuerait au développement de la marine, et 
multiplierait, par conséquent, les transactions. « Ce ne sont 
« pas seulement, disait M. Dalloz dans son rapport à la 
« chambre des députés, les chambres de commerce établies 
« dans les ports de commerce qui soilicitent, depuis sept ans, 
« la réforme du principe de responsabilité indéfinie des pro- 
« priétaires de navires, ce sont toutes les chambres de com- 
« merce du royaume, celles de l’intérieur, comme celles des 
« villes maritimes. 11 ne s’agit donc pas d’un vœu influencé 
« par l’intérêt spécial des armateurs, mais d’un vœu émis 
« dans l’intérêt du commerce français, dans lintérêt des 
« chargeurs, comme dans celui des propriétaires de na- 
« vires. » 

Dans un autre passage de ce même rapport, M. Dalloz, ré- 
pondant aux objections tirées de la situation dans laquelle se 
trouveraienti les chargeurs par suite de l’extension de la fa- 
culté d’abandon, s’exprimait ainsi : « Ce qui rassure complé- 
tement votre commission sur les conséquences du projet à 
l'égard des chargeurs et même des prêteurs en général, c'est 
la facilité que les uns et les autres auront, au moyen d’un 
faible surcroît de prime, de s'assurer contre le risque nouveau 
que le droit d'abandon du navire et du fret pourra leur faire 


courir. » 


202 EXAMEN DOCTRINAL. 


Ces considérations parurent décisives aux chambres, La 
loi fut votée ; le droit d’abandon fut accordé dans tous les cas. 

De ce que la responsabilité du propriétaire de navire a été 
limitée par le législateur, même en ce qui concerne les enga- 
gements contractés par le capitaïne, il n’en résulte pas néces- 
sairement, nous le reconnaissons, qu’il puisse s’affranchir par 
une convention de toute responsabilité. Mais les motifs qui ont 
fait admettre cette limitation, d’abord dans un cas déterminé, 
puis d’une façon générale, nous semblent justifier compléte- 
ment la clause de non-responsabilité. Si la cour de cassation ne 
s'était pas laissé entraîner par les considérations invoquées 
devant elle en faveur de l’extension de la faculté d’abandon, 
ce n’est pas assurément qu’elle n’en reconnût toute l’impor- 
tance ; elle a cru qu’un texte de loi l’enchaïnait; elle n’a pas 
voulu empiéter sur ce qu'elle regardait conime le domaine 
du législateur. La même raison ne saurait l'arrêter dans la 
question actuelle; le texte est muet. La clause ne pourrait 
être annulée que comme contraire à l’ordre public. La liberté 
des tribunaux est entière; ils n’ont qu’à rechercher si, dans 
l’état actuel du commerce maritime, l’ordre public est inté- 
ressé sous un rapport quelconque à ce que les expéditeurs ne 
puissent renoncer à invoquer contre les propriétaires de na- 
vires la responsabilité qui leur est imposée par l’article 216. 

Reste une dernière objection : Une convention, dit-on, n’est 
pas nulle seulement quand elle porte atteinte à l’ordre public, 
mais aussi lorsqu'elle est contraire à la morale. Or c’est une 
convention immorale que celle qui a pour objet d' AREA 
une personne de la responsabilité de ses fautes. 

La règle, ainsi formulée, ne nous semble pas d’une exacti- 
tude rigoureuse. S'il est vrai qu’on ne puisse stipuler qu’on ne 
répondra pas des conséquences de son dol ou de sa mauvaise 
foi, il ne l’est pas également qu’on ne puisse s'affranchir de la 
responsabilité de ses fautes, lorsqu'elles ne présentent aucun 
caractère de mauvaise foi ou de dol; c’est là da moins la 
dectrine qu’enseignent des neo rules dont l’autorité est 
grande : « Il est un point constant en matière de fautes con- 
tractuelles, dit M. Larombière *, c’est que les parties peuvent 
stipuler que le débiteur sera tenu de plus ou moins de soins 


1 Traité des obligations, art. 1131. 


ASSURANCES. —— FAUTE DU CAPITAINE. 203 


que n’en exige la nature du contrat. Ainsi, le débiteur pourra 
demander les soins d’un bon père de famille ; et vice versé, le 
stipulant pourra demander les soins d’un bon père de famille 
là où le débiteur ne devrait, de droit, que ses soins habituels, 
soit convenir enfin qu’il sera responsable de la faute la plus 
légère. Mais quelle que soit la liberté concédée aux contrac- 
tants’à cet égard, ils ne peuvent convenir qu’ils ne seront pas 
tenus de leur dol, c’est-à-dire des actes qu’ils auront commis 
de mauvaise foi et tout exprès, pour causer un dommage, » 

M. Pont examine cette même question à l’occasion du man- 
dat; voici en quels termes il la résout : « Bien qu’il soit res- 
pousable en principe des fautes par lui commises dans sa ges- 
tion, le mandataire échappera cependant à toute responsabilité, 
s’il a été convenu et stipulé entre les parties qu’il ne répon- 
drait pas de ses fautes. Dans ce cas, le préjudice résultant 
d’un manquement quelconque de la part du mandataire dans 
l'exéeution du contrat, resterait pour le mandant, qui n'aurait 
droit à aucune réparation. Mais la stipulation ne saurait 
affranchir le mandataire de la responsabilité résultant de son 
dol. Une gestion dolosive ou de mauvaise foi ne saurait être 
couverte par aucune convention, quelque expresse qu’elle 
soit, » | 

Trouve-t-on trop larges les limites dans lesquelles M. Pont 
et M. Larombière renferment la convention relative aux fautes, 
du moins ne refusera-t-on pas d'admettre, avec tous les 
auteurs, que si la responsabilité ne peut être complétement 
supprimée, elle peut être restreinte. Par conséquent, même 
dans le système le plus rigoureux et le plus étroit, on ne 
devrait pas déclarer la clause absolument nulle. 

Nous n’insisterons pas sur ce dernier point, Nous croyons 
en effet qu’il existe une raison péremptoire de ne pas appliquer 
à la clause, dont nous nous occupons, le principe qu’on ne peut 
s'affranchir de la responsabilité de ses fautes, dans quelque 
sens qu’on l’entende, L’armateur, en stipulant qu’il ne répon- 
dra pas des fautes du capitaine, se décharge de la responsabi- 
lité non de ses propres fautes, mais des fautes d’autrui. Nonob- 
stant la clause de non-garantie, la responsabilité du capitaine, 
ainsi que nous le disions plus haut, reste entière ; elle n’est ni 


1 Petits contrats, t. 1, art. 1992, p. 505. 


904 EXAMEN DCCTRINAL., 


suppriméeni restreinte; il continue à répondre de ses fautes légè- 
res aussi bien que de son dol. Orla stipulation qu'on ne pourra 
être poursuivi à raison des fautes qui seront commises par un 
tiers, n’est contraire ni aux règles du droit ni aux préceptes 
de la morale même la plus rigide. 

Mais, dit-on, s’il est vrai que je sois libre en principe de 
stipuler que je ne répondrai pas des fautes d’un tiers, il en est 
autrement quand ce tiers est mon préposé. Aussi la jurispru- 
dence ne décide-t-elle pas seulement que les entrepreneurs de 
transports n’ont pas le droit de s’affranchir de la responsabilité 
de leurs propres fautes ; elle déclare expressément que la stipu- 
lation est nulle même en ce qui concerne les fautes des per- 
sonnes qu’ils emploient. Le capitaine n’est que le préposé du 
propriétaire du navire; il le représente; les fautes qu’il commet 
sont censées avoir été commises par lui. Il y a donc lieu d’ap- 
pliquer au cas prévu par l’article 216 les principes consacrés 
par la cour de cassation en ce qui concerne les fautes des pré- 
posés des entrepreneurs de transports. 

Nous ne voulons pas discuter ici la jurisprudence relative 
aux voituriers et entrepreneurs de transports ni rechercher quels 
motifs particuliers l’ont fait consacrer. Cette jurisprudence fût- 
elle plus absolue qu’elle ne l’est en réalité, nous croyons qu’elle 
ne peut être appliquée au propriétaire de navire, parce que sa si- 
tuation est tout autre que celle de l’entrepreneur de transports 
par terre. Les employés de celui ci n’ont pas, aux yeux du législa- 
teur, de personnalité distincte ; l'entrepreneur est responsable 
directement et sans limitation aucune des fautes de tous les 
agents qu’il emploie. Le capitaine a, par la force même des 
choses, un rôle tout différent. Outre qu’il ne peut être choisi 
que parmi ceux qui remplissent les conditions prescrites par 
les règlements, la nature de ses fonctions exige une indé- 
pendance dont ne jouit pas le simple employé; il est, sui- 
vant les termes consacrés, maître après Dieu du navire. C’est 
lui qui signe le connaissement : c’est avec lui que le chargeur 
est réputé avoir traité. Aussi la cour de cassation disait-elle 
dans un récent arrêt : « L’armateur ou le propriétaire obligé, 
pour exécuter le contrat, de charger des marchandises sur un 
navire, dont la conduite ne lui appartient pas, ne saurait être 
considéré, même quand il a reçu ces marchandises à l'origine, 
comme obligé personnellement ; sa personnalité s’efface de- 


ASSURANCES, —— FAUTE DU. CAPITAINE. 9205 


vant celle du capitaine, son A auquel il ne peut ge dis- 
penser de confier l’exécution :. 

C’est précisément parce que 7e deux personnalités sont dis- 
tinctes qu'aux termes de l’article 216 le propriétaire n’est tenu 
qu’en second ordre, civilement. C’est par ce même motif que 
le législateur a cru pouvoir assigner une étendue différente aux 
deux responsabilités, et limiter celle du propriétaire tandis 
qu’il laissait le capitaine obligé én infinttum. 

Le principe sur lequel nous nous appuyons était du reste 
déjà admis par nos anciens auteurs en matière d’assurance. 
Pothier, tout en déclarant qu’on ne peut, par un contrat de 
cette nature, se décharger de la responsabilité de ses fautes, 
considère comme valable la clause par laquelle Parmateur met 
à la charge de l’assureur la baraterie du patron, ce qui com 
prend, selon lui, le défaut de soin et l’impéritie aussi bien 
que le dol: « Il est évident, dit-il, que je ne puis pas valable- 
ment convenir avec quelqu’un qu’il se chargera des fautes que 
je commettrai; ce serait une convention qui inviterait ad de- 
linquendum. Mais quand même le patron serait le fils de l’ar- 
mateur, l’armateur peut valablement convenir que l’assureur 
sera Chargé de la baraterie du patron, de même que si le pa- 
tron était un étranger. » 

Ainsi donc, soit qu’on interroge le texte de la loi, soit 
qu’on recherche quelles conséquences entraine la clause de 
non-responsabilité, on doit être amené à en proclamer la 
légalité. Mais la clause n’est opposable, à notre avis, qu’au- 

‘tant qu’il est certain qu’elle a été acceptée par l’expéditeur. 
_ I ne suffirait pas que le propriétaire de navire eût averti le 
public au moyen de prospectus et d’ännonces; il faut qu’il 
n’y ait aucun doute sur ce point que l’expéditeur a consenti 
à affranchir le propriétaire de la responsabilité qui lui est im- 
posée par la loi *. 

Nous disions en commençant que la jurisprudence ne s’é- 
tait pas encore prononcée sur la question que nous discutons. 
On a cependant cité un arrêt de la Cour de cassation de 1864. 
Cette décision a été rendue il est vrai à Poccasion d’une af- 


* Chambre civile, 22 mai 1867 ; Sirey, 1807, I, 357. 
* Traité du contrat d'assurance, n°65. 
$ Voy. Zachariæ, Aubry et Rau, t, IIF, $ 373, n, 8. 


206 EXAMEN DOCTRINAL. 


faire dans laquelle la clause de non-responsabilité était oppo- 
sée; mais il nous semble résulter des circonstances de la cause 
et des termes de l'arrêt, qu’on ne peut, sans en exagérer 
la portée, l’invoquer en faveur de l’une ou de l’autre inter- 
prétation. 

Un passager français était revenu en France sur ün navire 
anglais, Une partie de ses bagages n’ayant pu être retrouvée, 
il assigna la compagnie à laquelle le navire appartenait. Celle- 
ci refusa toute indemnité, prétendant que le voyageur atait 
reçu un bulletin portant qu’elle ne répondait ni de la perte 
des bagages ni des avaries. Le tribunal décida que la question 
devait être résolue d’après les principes du droit français, qui 
ne permet pas à une compagnie de s’affranchir de la respon- 
sabilité des fautes de ses agents par la simple remise d’un 
bulletin sur lequel se trouverait une semblable clause. Il dé- 
clara en conséquence la compagnie anglaise responsable. 

Le jugement ayant été confirmé en appel, l'arrêt fut déféré 
à la Cour de cassation, qui statua dans les termes suivants : 
« Attendu qu’aux termes de l’article 1134, les conventions 
légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont 
faites; que pour décider si une convention a été légalement 
formée, il faut l’examiner d’après les règles de la législation 
à laquelle sa formation était soumise; attendu que Jullien s’est 
embarqué à Hong-Kong, possession anglaise, en contractant 
avec la compagnie anglaise péninsulaire orientale; que cette 
convention relevait de la législation anglaise, en vertu de la 


règle qui fait régir l’acte par la loi du lieu où il 8 été passé, 


quant à sa forme, à ses conditions fondamentales et à son 
mode de preuve; attendu que l’arrêt attaqué, en appréciant, 
suivant la loi française, la preuve produite par la compagnie 
à l’effet de se prétendre exonérée du dommage résultant pour 
Jullien de la perte de ses bagages, et en refusant ainsi d’exa- 
miner le litige au point de vue du statut anglais, a expressé- 
ment violé l’article 1134 du Code Napoléon, casse, etc ‘. » 

. La Cour de cassation s’est bornée, on le voit, à décider que 
l'arrêt attaqué avait violé la loi, en jugeant que la elaase de- 
Vait être appréciée d’après la loi française, alors que les prin- 
cipes exigeaient qu'elle le fût d’après la loi anglaise. Elle ne 


28 février 1864; Sirey, 1864, 1, 388. 


ASSURANCES. — FAUTE DU CAPITAINE. 207 


s’est nullement expliquée sur la légalité de la clause au point 
de vue du droit français. 

Dans la dernière affaire, qui lui était soumise, la Cour de 
cassation a également réservé la question ; mais M. le pre- 
mier avocat général de Raynal, dans les remarquables con- 
clusions qu’il a données devant la chambre civile *, s’est pro- 
noncé très-energiquement dans le sens de la validité de la 
clause. Nous avons le ferme espoir que c’est cette solution 
qui sera définitivement consacrée par la jurisprudence. 

« Les lois commerciales, disait M. Dalloz dans le rapport 
que nous avons déjà cité, empruntent nécessairement quelque 
chose de la mobilité des intérêts qu’elles doivent régir s faites 
pour protéger les droits et favoriser les besoins de l’industrie 
et du commerce, elles manqueraient à leur mission, si elles 
n’en suivaient pas fidèlement les progrès. » Sans nul doute le 
juge n’a pas la même indépendance et le même pouvoir que le 
législateur; il ne lui appartient pas de transformer la loi ; il 
doit l’appliquer alors même qu’elle lui semble en désaccord 
avec les nécessités présentes; mais il doit aussi, lorsqu'il l’in- 
terprète, se préoccuper des conditions actuelles du commerce 
plutôt que de s’attacher à des principes surannés ou à de vaines 
subtilités de texte. La liberté des conventions ne peut pas être 
sacrifiée à un ordre public et à une morale imaginaires. Sous 
prétexte d’assurer la sécurité des transactions, il ne faut pas | 
les entraver par des restrictions que rien ne justifie. « Nous 
avons, en de pareilles questions, disait M. le premier avocat 
général, à nous défendre avec soin de cette tendance, qu’on 
nous a si souvent reprochée, de chercher à tout prévoir, à tout 
réglementer, à protéger les personnes plus qu’elles n’ont be- 
soin d’être protégées, à gêner ainsi la liberté de leurs allures. 
Pourquoi toujours vouloir que la loi soit plus sage que l’inté- 
rêt personnel, et décourager, en les rendant inertes, l’initia- 
tive et la prudence des citoyens ? Quand il y a, dans la matière 
qui nous occupe, tant de combinaisons possibles, tant de 
moyens de se mettre en garde contre toutes les éventualités, 
pourquoi substituer la loi à la convention? Pourquoi donner 
des lisières au commerce et à l’industrie, qui vivent surtout 


1 Elles sont reproduites dans le numéro de la Gaxette des tribunaux du 
10 février 1869. 


208 DROIT PUBLIC. 


de liberté ? Pourquoi enfin multiplier indéfiniment les respon- 
sabilités, les recours et par suite les procès ? » 

On ne saurait résumer d’une façon plus exacte et plus sai- 
sissante les considérations qui dominent cette question. Nous 
sommes convaincu que c’est à ce point de vue large et libéral 
qne la Cour de cassation se placera pour la résoudre, lors- 
qu’elle sera appelée de nouveau à statuer. 

Ernesr TAMBOUR. 


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DÉFINITION LÉGALE DE LA QUALITÉ DE CITOYEN FRANCAIS, 


Par M. Gabriel DEMANTE, 
Professeur à la Faculté de droit de Paris, 
Associé correspondant de l’Académie de législation de Toulouse. 


(Suite et fin.) 


SECTION II (continuation) . 
6 2. 


Capacité requisa pour Pesercice de la tutelle et la composition du conseil 
de famille. 


La qualité de citoyen parait exigée par le Code Napoléon 
pour l’exercice de la tutelle et pour le droit de faire partie d'un 
conseil de famille. Le législateur ne procède pas ici par dis- 
position formelle ; mais sa volonté ressort clairement des con- 
sidérations suivantes : La tutelle a toujours été considérée 
comme une charge publique *; le Code Napoléon consacre 
implicitement cette théorie traditionnelle en disant (art. 432) : 
« Tout citoyen. ne peut être forcé d’accepter la tutelle, » etc. 
Le droit de faire partie d'un conseil de famille est, en gé- 
néral, assujetti aux mêmes conditions de capacité que l'exer- 
cice de la tutelle (V. art. 445, C. Nap.); et de même, dans 
l’article 409, le Code déclare qu’à défaut de parents ou d’alliés, 
le juge de paix appellera « des ctfoyens, connus pour avoir eu 
« des relations habituelles d’amitié avec le père ou la mère 
du mineur. » Rien n’autoriso à penser que le mot de ctfoyen 


 V. Renue, t. XXXIV, D. 164. 
? Nam et tutelam et curan placuit publicum murus esse. De excusal. 
tutor., pr. (J., 1, 25). 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 209 


soit employé, dans ces deux passages, en dehors de sa signi- 
fication technique. — Nulle part le Code ne prend ce mot 
« tout familièrement" » et, quand l’emploi de ce mot technique 
concorde avec la tradition historique de la matière, on doit 
reconnaître que le titre de citoyen doit être interprété avec 
toute la rigueur scientifique. 

La définition légale de la qualité de citoyen apparaît donc ici 
avec le même intérêt pratique immédiat que pour les témoins 
instrumentaires des actes notariés. | 

Toutefois la matière comporte une distinction importante : 

Quand la tuielle ou le droit de délibérer est attaché directe- 
ment aux relations de famille, il paraît raisonnable de ne pas 
exiger la qualité de citoyen chez le tuteur ou le membre de 
l’assemblée. Bien plus, j’admettrais volontiers que l’exercice 
de ces droits ne requiert pas la qualité de Français’. Mais 
quand il s’agit d’une tutelle, autre que la légitime”, ou de la 
convocation d’office à un conseil de famille, la qualité de ci- 
toyen paraît requise comme pour toute autre fonction publi- 
que. Cette distinction est raisonnable et concorde avec l’en- 
semble de la matière. En effet, l’exercice de la tutelle n’est 
pas incompatible avec l’absence de la qualité de citoyen. 
Sous l’empire de la Constitution de l’an VIIE, les femmes et 
les mineurs ne pouvaient prétendre à cette qualité. Cepen- 
dant la tutelle peut être exercée (art. 442 C. Nap.) par le 
père mineur, par la mère majeure ou mineure et par les 
autres ascendantes. Enfin le dégradé civiquement peut, sur 
l’avis conforme de la famille, être tuteur de ses propres en- 
fants (art. 34-4° C. pén.). Non-seulement cette dernière dis- 
position devrait être suppléée à fortiori dans tous les autres 
cas où la qualité de citoyen fait défaut, mais même je pense 
qu’un Français non inscrit sur les registres civiques, qu’un 
domestique à gages, que l’héritier d’un failli, que le failli 
lui-même conservaient, en principe et intégralement, le droit 
de tutelle légitime. Il était, en effet, bien différent de n’être 
pes citoyen, faute d’inscription, ou d’être frappé de dégrada- 
tion civique. La suspension de la qualité de citoyen doit 


1 V. ci-après, dans la partie critique, la citation de J.J. Rousseau. 
3 V. en sens contraire Paris, 21 mars 1861 (J. Pal., 1861, p. 1113). 
3 Sauf encore la tutelle conférée aux ascendantes 1e le conseil de fa- 
mille (C. Nap., art. 442-3°). 
XXXIV. 14 


JA bhdit PÜBLIC: 


opéref äüs#i d’une thanière mois énergique que la dégra- 
dâtion. Lé dégradé pérd là tutelle légitime et peut seule- 
métit obtenir la tutelle dativé de ses propres enfants. If ne 
petit faire partie d’aucuñ conseil dé famille (art. 34-40, 
C. pén.). Je n’étendrais pas cette dernière incapacité à celui 
qui n’est pas citoyen, mais qui n’a pas encourù lä dégradation 
civique. 

Eu résumé, la quélité de üitoyen doit être requise pour 
l'exercice de la tutelle et la composition du conseil de fa- 
mille, dens tous les cas où la tutelle et le droit de délibérer 
né sont pas accordés en conséquence des relalions de parenté 
où d’alliance. Dans ces cas, la définition de fa qualité de ci- 
toyen doit être exigée avec là même rigueur que pour les té- 
moins instruthentaires des actes notariés. 


, HE. 


© ‘ 
PARTIE CRITIQUÉ. 


Après avoir cherché à établir, suivant sa conception théo- 
rique rationnelle et suivant son utilité pratique immédiate, la 
définition légale de la qualité de citoyen, nous devons étudier 
dans ses causes accidentelles la fortune diverse de ce mot cé- 
lôbre de notre langue politique. 

L'origine de tout le développement de la législation révolu- 
tionnaire sur cetle question est dans le passage suivant du 


Contrat social. Après avoir posé les conditions essentielles du 


pacte social, Jean-Jacques Rousseat conclut en ces termes ! : 

« À l'instant, au lieu de [à personne particulière de chaque 
« Contractant, cet acte d'association produit un corps moral et 
« Collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a 
« de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son mot 
t Commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se 
« forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenoit autrefois 
« le nom de Gité, et prend maintenant celui de République ou 
« de Corps politique, lequel est appelé par ses membres : État, 
« quand il est passif; Souverain, quand il est actif ; Puis- 
« sance, en lé comparant à &es semblablés. À l’égard des as- 
« sociés, ils prennent collectivement le nom de Peuple, el 


! Du Contrat social ou Principes du droit politique, liv. J, chs VI. 


DE LA QUALITÉ DÉ CITOYEN. of1 
* S’äppéllent en particulier Ciloyens, comme parlicipanis à - 
+ l’aulotité Souvérainé: et Sujets, comme sourhis aux lois de 
x l'État. Mais Ces termes se confondent souveni et se prennent 
& lan pour l'aütre: il suffit de les savoir distinguer quand ils 
& Sont employés dans ioüte leur précision. » 
Sut lé nom de Cité, Rousseau ajoute en note : : 
ü Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé 
x chez lès môdèrnes ; [a plüpart prennent une Ville pour une 
“ Cité, et un Bourgeois pour un Citoyen. Îls ne savent pas que 
lés maisons font la Ville, mais que les Citoyens font la Cité, 
« Celle éme efréur coûta cher autrefois äux Carthaginois. 
& Je n'ai pas lu que le titre de Cives ait jamais été donné aux su- 
& jets d'aucun Prince, pas même anciennement aux Macédo- 
« niens, hi de rios jours aux Anglois, quoique plus près de la 
& liberté que tous les autres. Les seuls François prennent tout 
« familièrement ce nom de Citoyens, parce qu’ils n’en ont au- 
« cune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs Dic- 
« tionnaires; sans quoi ils tombéroient, en l’usurpant, dans 
« le crime de Lèze-Majesté ; ce nom, chez eux, exprime une 
« vertu et non pas un droit, Quand Bodin a voulu parler de 
ños Citoyens et Bourgeois, il a fait une lourde bévue en pre- 
« nant es uns pour les autres. M. d’Alembert ne s’y est pas 
« trompé, ët a bien distingué, dans son article Genève, les 
« quatre ordres d'hommes (même cinq en yÿ comptant ies 
« simples étrangers) qui sont dans notre ville, et dont deux 
« seulement composent la République. Nul autre auteur fran- 


Rr 


= 


« çois, que je sache, n’a compris le vrai sens du mot Citoyen. » 


Les rédacieurs de la Constitution de 1791 étaient certaine- 
ment pénétrés des idées de Jean-Jacques Rousseau, lorsqu'ils 
ont voulu rendre au titre de citoyen son illustration antique. 
Toutefois, pour ne paë rompre trop brusquement avec les ha- 
bitudes dti langage français, ils continuent de prendre tout fa- 
miliérement ie nom de citoyen, comme synonyme du nom de 
Français ; mais ils relèvent, par l'expression de citoyen actif, la 
prérogative de ceux qui participent à l’autorité souveraine. 
D'après la nomenclature de Rousseau," ces derniers seuls au- 
raient conquis le titre de citoyen; les aütres restaient des sujets. 


t Comélitution dés 3-13 septembre 1791, titre NL, ch. , secf. à, articles 1, 
2, 4,5, 6, 7; sect. 8°, articles 2 et 3; section 4°, articles 2 et 4. : 


9219 DROIT PUBLIC. 


Les Constituants évitent la qualification irritante de sujet : 
tous les Français sont qualifiés du nom de citoyen; mais pour 
eux les vrais citoyens, ce sont les citoyens actifs. 

Cette solution du problème était inspirée par un esprit très- 
louable de prudence et de mesure. Mais, comme il est arrivé 
trop souvent, la modération même du Législateur tourna contre 
son but et lui fut imputée à crime. La qualification de citoyen 
actif appelait, pour contre-partie, celle de ctfoyen inacuf, et, 
bien que la Constitution n’eût aucunement qualifié les citoyens 
autres que les citoyens actifs, l’opposition se présentait natu- 
rellement au langage vulgaire. On devine à quelles passions furi- 
bondes prêtait l’antithèse. Marat, dans l’4mi du Peuple, ne man- 
qua pas de l’exploiter. « Après le 10 août(1792), la distinction 
« fut abolie. L’acte constitutionnel de juin, inauguré le 40 
« août 1793, en présence des députés des 48,000 communes 
« de la République, effaça toute distinction de ce genre ‘. » 
L'article 4 de cette Constitution porte : s Tout homme né et 
« domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis; 
« tout étranger, âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domi- 
« cilié en France depuis une année, — y vit de son travail, — 
« ou acquiert une propriété, — ou épouse une Française, — 
« ou adopte un enfant, — ou nourrit un vieillard; — tout 
« étranger, enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir 
« bien mérité de l’humanité, — est admis à l'exercice des 
« droits de citoyen français. » 

Après le 9 thermidor, la Convention posa une autre base par 

la Constitution de l’an III, rédigée sous les inspirations de 
Sieyès, de Daunou et de Boissy d’Anglas. Aux termes de cette 
Constitution, article 8, « tout homme né et résidant en France, 
« qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur 
« le registre civique de son canton, qui a demeuré depuis, 
pendant une année, sur le territoire de la République, et qui 
‘« paye une contribution directe, foncière ou personnelle, est 
citoyen français. » 
Désormais donc celui qui n’est pas citoyen effectivement et 
in actu, celui-là cesse d’être aucunement citoyen ; en un mot, 
comme on l’a depuis répété à à satiété, 1l est Français sans être 
citoyen. È 


æ 


= 


AR 


1 Laferrière, Cours de droit public et administratif, 5° édition, 1860, 
t. L, p. 65. 


RE GE 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 243 . 


La même idée se retrouve dans l’œuvre tant méditée de 

Sieyès, la Constitution de l’an VIIT, et cette idée, à mon sens, 
injuste, odieuse et impolitique, est saluée par les acclamations 
des interprètes comme opérant le rétablissement des plus 
saines notions de la science politique ! Voici en quels termes 
elle est appréciée par le rédacteur de l’article Français, au 
Répertoire de Merlin ? : 
« Avant la Révolution de 1789, la liberté politique, étant 
absolument méconnue, le nom destiné à ceux qui la possè- 
« dent avait aussi perdu son acception naturelle : ainsi la qua- 
lification de citoyen n’ajoutait rien à celle de Français sim- 
« plement dit; et quiconque avait droit à la seconde, pouvait 
« sans conséquence y réunir la première. 

« On est revenu à des idées plus justes. Le titre de citoyen 
« est exclusivement réservé par la Constitution à ceux des 
« Français qui ont le droit de cité, c’est-à-dire le droit de voter 
« dans les assemblées politiques de leur arrondissement et 
« d’y être élu. Quant aux Français auxquels ce droit n’appar- 
« tient pas, ils ne sont point proprement citoyens, ei ne peu- 
« vent régulièrement en prendre la qualité avant de l’avoir 
« acquise par les moyens constitutionnels. Jusque-là, ils doi- 
« vent s’en tenir à la simple qualification de Français, qui 
« leur assure la liberté civile et tous les avantages dont elle 
« est inséparable. » 

La qualité de citoyen ayant cessé d’etre définie légalement, 
_ depuis la Charte de 1814, nous avons vu, dans la première 
partie de cette dissertation, les difficultés de droit positif aux- 
quelles a donné lieu depuis lors l’interprétation technique de 
cette appellation. Ce mot, si glorieux dans les temps antiques 
et tant glorifié par la ferveur des modernes révolutionnaires, 
était devenu odieux ou ridicuk par la violence qu’on avait 
prétendu exercer sur, les habitudes traditionnelles du langage 
vulgaire. A dessein, depuis 1814, il a été écarté du style des 
lois politiques *. Il reprerd quelque faveur dans les premières 


æ 
mm 


€ 


mm 


1 V. les articles cités, au début de la présente dissertation. 
2? « Cet article, à l’exception de ce qui s’y trouve entre deux doubles cro- 
° -« chets, appartient à M. L. G., procureur général de la Cour d’appel de. » 
Note du Répertoire. - - Je regrette de trouver la même approbation dans 
la discussion, d’ailleurs si élevée, de Laferrière, loc. cit., p. 67. 

3 C'est fout familièrement que le mot de citoyens est employé par la 


2 


244 DROIT PUBLIC, 


années qui suivent la Révolution de 1830, sans néanmoins de- 
, venir l’objet d’une définition légale ?. 1 

En 1848, le nom de citoyen réapparait dans le style officiel 
et pour le règlement des élec tions, le gouvernement provisoire 
statue en ces termes ; Décret du 5 mars 1848. Art. 6. « Sont 
« électeurs tous les Français ôgés de vingt et un ans, résidant 
« privés ou suspendus de lexercice des droi ts civiques. » » 

Instrustion du même j jour, pour l'exécution du décret rela- 
tif aux élections. Art. 4. « Le droit d’élire des représentants 
« du peuple : est le premier des droits civiques. 

« Les droits de citoyen peuvent se perdre au êlre suspen- 
«“ dus par des décisions judiciaires, : savoir : 
« Les condamnations à des peines affliptives on ipfamgntes, 
« Cet état d'incapacité cesse quand il y 4 eu réhabilita- 
tion. 
4 Les arrêts portant renvoi devant les Cours d'assises, 
s Les condamnatiops à deg peines qnrrectionnelles, lorsque 
« le tribunal a ajouté à ces peines l'interdiction des droits de 
x vole ef d'être juge, témoip, ete. Les jugements qui ont 
« prononcé, à titre de peine, la surveillance de la hante 
“ polige. 

« Les jugements portant déclaration de faillite non suivie de 
« concordat. Ne pourront non plus exercer le droit de vote 
“ leg interdits ni ceux qui sont retenus ppur cause de démence 
« dans ne maison d’aliénés, 


SA 


loi du 25 mars 1822 (art. 10) : « Quiconque... ayra cherché à troubler la 
« paix publique en excitant le mépris ou la haine des cifayans contre png 
« ou plusieurs classes de personnes. , Etc. » Comparez la loi du 9 sep- 
tembre 1835 (art. 8) ; qui dit d’une manière abstraite : « Touie provocation 
« à la baine entre les diverses classes de la société. » 

1 La question fut soulevée lors de la discussion de la loi du 21 mars 
1831; sur V organisation municipale. parent le aa M. Félix Fanre, 


vtt 


t. II, p. 19, note 5). V. au Srplus l'article 11 de ladite loi, avec observe 
tion de M. Valette sur Proudhop, t. ], p. 114, et la loi électorale du 19 avril 
1831, art. 8. 

L'expression de citoyen est employée encore, mais tout familièrement 
ans la loi sur les récompenses nationales du 18 décembre 1830 {art. 1 ) 
et dans l'ordonnance royale du 30 avril 1831, sur la croix de Juillet (art. 4). 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. AE 


« Les autres incapacités établies par les lois antérieures 
« sont abrogées.» 

C'est en vertu de ces décisions que le failli concordataire, . 
l'héritier du failli et le domestique à gages ont été admis à 
l’exercice du droit électoral. La capacité électorgle a été main- 
tenue entière par les lois postérieures pour l’héritier du failli 
et le domestique à gages. Nous avons discuté ci-dessus 
(I"* partie, sect. 2, $ 1) la situation de ces personnes quant à 
d’autres attributs de la qualité de citoyen. Il est même à re- 
marquer que l'instruction du gouvernement provisoire leur 
reconnaît expressémen!, d’une manière générale, les droits de 
citoyen. Mais le caractère spécial, la forme quelque peu équi- 
yoque, la rédaction hâtiye de ce document m'ont empêché d’en 
argumenter dans la discussion dogmatique de notre question 1. 

En même temps que la législation était en travail d’une dé- 
finition du titre de citoyen, cette qualification prenait place 
dans Ja langue des orateurs populaires et s”’imposait jusque 
dans la conversation. 

L'usage ne tarda pas à gagner les diverses Assemblées na- 
tipnales. Mais la qualification de citoyen n’y fut jamais for- 
mellement imposée, Voici, d’après le Moniteur, la physionomie 
des premières séances de la Convention. La dernière réunion 
de l’Assemblée législative a Jieu le vendredi 21 septembre 1792, 
à peuf heures du matin, sous la présidence de Monsieur Cam- 
bon ?. Bientôt Monsieur le président annopce que + douze 
« commissaires demandent à être introduits pour prévenir 
, que la Convention nationale est constituée, (On applaudit.) 
« Les douze commissaires entrent, La salle retentit d’applau- 
« dissements. » Monsieur Grégoire, de Blois (l’un des com- 
missaires), s’énonce en ces termes : « Crtoyens, la Gonveation 
« nationale est constiluée... » etc. « L'Assemblée législative 
« déclare que ses séances sont términées. — L'Assemblée 
« tout entière se relire, et se rend auprès de la Convention 
« nationale. — Il est midi. » 

À midi et un quart la Convention nationale entre en séance 
sous la présidence de Monsieur Pétion. Les séances da sa- 


1 V. encore l’article 27 de la Constitution de 1848 et l'argument qu’en 
tire M. Bonnier, Traité des Preuves, 3° édition, n° 478, t. IE, p. 37. 

? Gazette nationale ou le Moniteur universel, numéro du 22 septembre 
4192. 


216 DROIT PUBLIC. 


medi 22 et du dimanche 23 sont précédées de la même for- 
mule : « Présidence de M. Pétion. » On entend notamment, 
dans ces séances, M. Tallien, M. Couthon, #. Danton, 
M. Égalité, ci-devant Ph. 3. d'Orléans (sic), M. Billaud de Va- 
rennes, etc. Mais le Moniteur du mercredi 26 septembre 1799, 
immédiatement avant le compte rendu de la séance du 24, 
insère l’article suivant : 
VARIÉTÉS. 


Article extrait du Patriote français. 


« Ontre l'aristocratie des titres féodaux, 11 y avait aussi 
« l’aristocratie des titres bourgeois ; et cette aristocratie n’est 
« pas encore détruite. L'orgueil citadin met encore une grande 
« différence dans ces appellations : Monsieur, le sieur, le 
« nommé, etc. Il y a une gradation dont les nuances n’échap- 
«_pent pas aux oreilles susceptibles de nos bourgeois. La Con- 
« vention nationale, qui doit balayer ces misérables restes de 
« l’ancien régime, ne souffre pas dans son sein le titre de 
« Monsieur, on y a substitué celui de citoyen. Mais c’est en- 
« core un litre qui peut aussi amener une distinction, on le 
« donnera aux gens d’une certaine condition, d’une certaine 
« fortune, on le refusera au laborieux manouvrier, au respec- 
« ble indigent. D'ailleurs, ce mot de citoyen, c’est un mot sa- 
« cré; c’est un mot qu'il ne faut pas prostiluer ; et ne rougi- 
« rait-on pas de le mettre à côté de certains noms? Certes, 
« nous dirons avec joie le citoyen Pétion, le citoyen Condor- 
« cet; mais quel est le patriote qui pourrait dire le citoyen 
« Marat, le citoyen Maury ? 

« Républicains comme les Romains, plus libres qu’eux, des- 
« tinés à être aussi vertueux, imitons leur exemple, ne faisons 
« précéder les noms d'aucun titre, disons Pétion, Condorcet, 
« Payne, comme on disait à Rome Caton, Cicéron, Brutus. 
« Si cette simplicité nous semble rudesse, si elle nous semble 
« prématurée, ajournons-la, mais ajournons aussi la Républi- 
« que. » | ; 

A la suite de cet article, figure le compte rendu de la séance 
du 24 septembre, avec cette mention : Présidence de Jérôme 
Pétion, et désormais le nom des orateurs cesse d’être précédé 
d’aucune qualification. 

De nos jours, la qualification de citoyen, restaurée, en 1848, 


* 


En 


#* 


e 


DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 917 


par le zèle maladroit des républicains de la veille, a figuré, 
pendant plus d’un an, dans le compte rendu officiel des 
séances de l’Assemblée nationale. Elle en a disparu dès l’année 
1849 et a cédé devant cette saillie d’un homme d'esprit : 
« Appelons-nous Messieurs et soyons citoyens ! ! » 


Nous venons d’étudier dans tout son développement le tra- 
vail du législateur français, en vue de donner une définition 
stricte de la qualité de citoyen. Inspiré par une conception 
systématique, étroite, exclusive, dédaigneuse de la tradition, 
cet effort a introduit le désordre dans les idées et la confu- 
sion dans la langue. Éclairés par l'expérience, les auteurs des 
Constitutions plus récentes sont revenus à des idées plus mo- 
dérées et plus saines. On le reconnaît aujourd’hui, il n’est pas 
vrai de dire, avec J. J. Rousseau et les interprètes à sa suite, 
que nos pères n’avaient aucune véritable idée du nom de ci- 
toyen et que la liberté politique était absolument méconnue 
en France, avant 1789. Îl n’est pes vrai que, jusqu’à celte 
époque, nos vieux jurisconsultes n’aient fait que de lourdes 
bévues en traitané de la liberté des personnes. Un peuple ces- 
serait d’exister, s’il rompait absolument avec toutes les tradi- 
tions de son histoire. Le mouvement qui fait la vie de la Na- 
tion, se compose à la fois de la force acquise par la tradition 
des siècles et de l’impulsion incessante de la raison vers le 
progrès. | 


La dissertation qui précide a fait, en substance, l’objet de 
deux de mes leçons du mois de décembre dernier, Plusieurs 


journaux * s’étant occupés d’un incident tout à fait épisodique, 


d’une de ces leçons de Droit civil, je veux en faire mon rap- 
port au Public ; car l’opinion est justement préoccupée, en ce 
moment, de tout ce qui touche à l'Enseignement supérieur. 
Avant d'aborder la réfutation du passage précité du Contrat 
social, j'ai cru devoir donner en quelques mots mon jugement 
personnel sur l’ensemble de l’œuvre de J. J. Rousseau, et j’ai 
dit presque textuellement: « Ne vous éionnez pas, Messieurs, 
« de m’entendre citer Jean-Jacques Rousseau à propos d’une 


1 V. le Moniteur du 7 octobre 1849, p. 2990. 
? Voir l'Univers du 13 décembre 1868; l’Étendard du 15 et du 19; le 
Temps du 16; l'Avenir national du 117. 


[2 


218 DROIT PUBLIC. — DE LA QUALITÉ DE CITOYEN. 


« question de droit. Rousseau a eu sur les mœurs de son 
« époque et sur le développement de la législation, à la fin du 
« xvin* siècle, une action considérable. Je ne suis pas disciple 
« de Rousseau, mais je ne m’associe pas à à l'arrêt du Parle- 
« ment, qui a fait biûler l'Émile par la main du bourreau !. 
« Malgré les hontes de sa vie et les erreurs de son génie, 
« Rousseau a exercé cependant sur l'éducation une influence 
« qui 8 subeisté et que je n'hésite pas à proclamer bonne et 
« saine. Volontiers, je consens à faire remonter jusqu’à lui 
« un trait de mœurs, qui gst |” honneur de notre époque, la 
« part plus grande faite à l'enfant dans la famille. — Mais, 
« pour en revenir à notre question, la définition légale de la 
« qualité de citoyen, je crois que Rousseau, en relevant ce 
a qu'il appelle la lourde bévue de nos anciens jurisconsultes, 
« a lui-même erré lourdement, et que son erreur tient à l'igno- 
« rance où il était, et tout son siècle avec lui, des enseigne- 
« ments, de l'histoire et du caractère exclusif et étroit de la 
« liberté dans les sociétés antiques... » etc. 

Ces paroles ont inspiré au journal l’Univers les réflexions 
suivantes, Après quelques traits généraux sur les professeurs 
de l’École de médecine, puis sur leurs collègues de l’École de 
droit, le secrétaire de la rédaction continue en ces termes : 
a L'un d'eux, ces jours-ci, s’est mis, en expliquant le Code, 
« à faire l'éloge de l’Emile, et il a recommandé à ses jeunes 
« auditeurs la lecture * du triste livre de Rousseau, comme 
« du meilleur traité d'éducation qui existe. 


1 Arrêt du Parlement de Paris du 9 juin 1762. Les arrêts du même Par- 


lement coutre les jésuites sont du 6 août 1161 et du 6 août 1762. Il est 
curieux de suivre dans le livre XI des Confessions la relation des deux 
alïaires. « Madame de Boufflers… alloit et veanoit avec xn air d’agitation, se 

« donngnt beaucoup de mouvement, et m'’assurant que M. Je prince de 
«a Conti s’en donnoit beaucoup aussi pour parer le coup qui m’étoit préparé 
« et qu ’elle attribuoit toujours aux circonstances présentes, dans lesquelles 
« il importoit au parlement de ne pas se laisser accuser par les jésuites 
“ d’indifférence sur la religion. » 

2? Ce détail est inexact. Je n'ai ni conseillé ni déconseillé la deeture de 
l'Émile, parce que le sujet de ce livre est en dehors des matières de mon 
enseignement. Mais, à propos de la Coystitution de 1791 et de la législation 
intermédiaire , j'ai vivement recommandé et je recommande itérativement 
la lecture de l'ouvrage intitulé: Histoire des principes, des institutions et 


des lois, 2 a la Révolution française depuis 1789 jusqu’à 180#, par 
F. Laferrière, — Paris, Cotillon, 1852, 1 vol. in-12. 


.— 


Ca) 


AR PR 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 219 


« Si M. le professeur de l’École de droit vise au suffrage des 
réunions populaires, il est malavisé : Rousseau est démodé, 
« Babœuf et Proudhon, à la bonne heure! ” 

« Mais M. le professeur de l’École de drojt enseigne dans sa 
chaire en vertu d’un privilége et d’un monopole; il parle au 
« nom de l’État, et l’État est tenu de respecter la religion de 
la majorité des citoyens. MM. les professeurs à l’École de 
« médecine et à l’École de droit sont donc tout à fait en de- 
hors de la légalité comme de la convenance, lorsqu'ils en- 
seignent des doctrines ou recommandent des ouvrages cen- 
| surés par |’ Église catholique, à laquelle appartient la majorité 
du peuple français. 

« Nous ne nous lasserons pas de pigualer ces abus et d’en 
réclamer la répression. » 


M. le secrétaire de la rédaction a été mal et. ou 8 
mal traduit les renseignements qui lui pnt été fourais. On peut 
assurément trouver à dire et contredire, à propos de mon 
jugement sommaire sur l’œuvre de Jean-Jacques Rousgeau; 
mais ii faut une étrange prévention pour y voir une infrac- 
tion à la légalité comme à la convenance, ou la moindre dimi- 
nution du respect dû à la religion catholique qui est celle de 
la majorité c des Françajs et qui est la mienne. 

-G. DEMANTE. 


Don Len à 


LE POUVOIR CIVIL AU GONCILE DE TRENTE. 


Par M. Albert DEssarniNs, 
agrégé à Ja Faculté de droit de Paris. 


(Suite 1.) 
H. 


Nous avons maintenant à chercher quelle place occupa le 
pouvoir civil au concile de Trente, 

Les papes avaient d’abord désiré que les princes s’y ren- 
dissent en personne; Clément Vil en avait même exigé la pro- 


1 V. Revue, t. XXXIV, p. 1. 


220 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


messe formelle de la part de Charles-Quint, avant de publier 
une bulle de convocation. Charles avait promis sans difficulté, 
François I“ de même. Cependant, quand le concile se réu- 
nit, les princes n’y assistèrent pas et les papes cessèrent d’in- 
sister auprès d'eux. Sans doute les premiers craignirent de se 
compromettre auprès de leurs sujets; il leur sembla qu’ils ne 
pourraient contester l'autorité d’un concile dont ils auraient 
fait partie, repousser des décrets qui auraient été rendus en 
leur présence, l'eussent-ils été malgré eux. Les seconds fi- 
nirent par redouter l'influence du pouvoir civil, plus encore 
qu’ils ne pouvaient souhaïler son appui. Il n’y eut à Trente 
d’autres souverains ou princes que ceux qui y passèrent par 
hasard ou par curicsité. Les Pères n’eurent avec eux que des 
rapports de courtoisie et de déférence. 

Les empereurs pouvaient du moins se rapprocher de Trente; 
c’est ce que firent Charles-Quint en 1551, Ferdinand en 1563; 
tous deux s’élablirent à Insprück, le second y passa six mois, 
La distance était assez grande pour qu’il nese compromit pas, 
assez petite pour qu’il reçût les nouvelles et donnât à ses 
ambassadeurs des ordres en temps utile, Le danger qui pou- 
vait résulter de la présence des princes pour l'indépendance 
du concile fut alors bien sensible. Ce n'étaient pas seulement 
les ambassadeurs de Ferdinand qui l’allaient trouver, c’étaient 
encore les envoyés des légats présidents, c’élaient les légats 
eux-mêmes, c’étaient les ambassadeurs des autres princes, 
c’élait le cardinal de Lorraine. Le pape s’inquiétait fort des 
démarches failes par ces derniers. Des conseils de théolo- 
giens étaient consultés par l’empereur sur les questions qu'il 
soumettait au concile. Les articles dont ils convinrent firent 
craindre aux présidents que l’empereur n’eût l'intention d’é- 
tendre les mains sur ce qui appartient, non à César, mais à 
Dieu ‘. Le concile n’était pas plus satisfait quand le principal 
légat était près de Ferdinand; il semblait que toutes les ai- 
faires importantes se préparassent entre eux, c’est-à-dire hors 
de Trente *, En définitive, cependant, ce ne fut pas le pouvoir 
religieux qui eut à souffrir du séjour de l’empereur à Insprück. 
Le principal légat profita de ce qu’il traitait personnellement 


t Pall., Liv. XX, ch. V, 1. 
3 1d., ib., ch. XII, 3, 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 221 


avec lui, pour obtenir d’importantes concessions !. Il fut re- 
connu que sa négociation avait décidé du sort du concile. | 

En général les princes ne se mirent en relations directes 
avec le concile que par correspondance. Ce n’étaient pas seu- 
lement des lettres de créance qu’il lui adressaient pour accré- 
diter leurs ambassadeurs, c’étaient aussi des lettres de cour- 
toisie. Mais le plus souvent ils écrivaient, quand ils croyaient 
avoir à se plaindre, quand ils voulaient obtenir un travail plus 
actif, surtout plus conforme à leurs vues. Ils ne reculaient mi 
devant les reproches ni devant les menaces. La nouvelle qu’une 
lettre royale était arrivée, particulièrement de France, causait 
toujours de vives inquiétudes. Il y eut des lettres screes pour 
dénier au concile son titre et son autorité. 

Le pouvoir civil était représenté par les ambassadeurs. Ils 
étaient accrédités auprès du concile même, qui était traité 
comme une puissance. Aussi ne pouvaient-ils être reçus que 
si leurs lettres de créance étaient parfaitement en règle*. En 
les présentant ils avaient l’habitude de haranguer le concile. 
Ils s’exprimaient de vive voix avec aussi peu de ménagement 
que leurs maîtres par écrit. Tout le monde sait quelle émotion 
excitèrent les discours d’Amyot, en 1551, de Pibrac, en 1562. 

Leur présence souleva des questions préliminaires, qui 
étaient aussi importantes au seizième siècle qu’elles nous pa- 
raissent puériles aujourd’hui, les questions de cérémonial et 
de préséance. En faisant ou en laissant intervenir le pouvoir 
civil dans ses affaires et dans ses assemblées, le pouvoir reli- 
gieux s’astreignait à compter avec les yanités comme avec les 
intérêts bien plus encore que s’il eût été livré à lui-même. 
Du reste les unes servaient. souvent à masquer les autres ; 
quand la pudeur empêchait unprince de sacrifier ouvertement 
à son propre avantage le bien commun de la chrétienté, il lui 
était toujours permis d’invoquer son honneur blessé pour 
entraver une entreprise qui pouvait lui nuire, 

Les moindres difficultés étaient celles qui touchaïient le 
cérémonial à suivre dans la réception des ambassadeurs, dans 
les fêtes religieuses; les plus embarrassantes étaient celles 


1 Zd., ib., eh. XV,1-3 et ch. XVI, t.— Cf. sur le séjour de Ferdinand à 
Insprück, de Thou, t. IV, Liv. XXXV. p. 567-569. 
2 Pall., liv. XVI, ch. V, 7. 


399 DROIT ECCLÉSIASMQUE 


qui conternaient les rangs à distribuer entré leë diverses puis- 
sances. La cour de Rorhë n’était jamais parvehue à rédiger 
ses bulles de convocation de manièré à n’eXciter aucun mé- 
contentement. Ce fut d’#bord Charles-Quint qui se plaigit 
que François E°" eût été nommé imtnédidtément äprès lui et 
par conséquent mis sur la même ligne par Paul ÏII. Après 
l’abdication et la mort dé Charles-Quint, PEspagrie n'ayant 
plus l'empire, les papes ne nominèretit plus tie l’empereur 
et reléguèrent le roi de France parmi les autres tois et princes, 
pour n’avoir point à le placer avant où après le roi d'Éspagné, 
H en fut de même dans les € acclamätions » brononcées à la 
fin du concile par le cardinal de Lorraine. Lés Français repro- 
chèrent vivement cette omission et atx pâpes, qu’ils consi- 
déraient comme les obligés de leurs rois, et aû cardinal, qui 
était leur sujet. Dans le sein du concile, à lexcéptioti de 
l’empereur, qui garda sans difficulté le premiet rang, il n°ÿ 
eut pas un prince qui ne trotvât à se plaindre ou à se défendre. 
En 1544, ie roi des Romains, avec sa position ambiguë, voa- 
lut se mettre, comme un second empereur, au-dessus des 
antres rois, qui réclamèrent tous, même le toi de Poriugäl : 
en 1562 et en 1563, le droit de venir immédiatement après 
l’empereur fut revendiqué par les ambassadetirs d’Espagihe ; 
de leur côté, les Français ne cédèrent, ni d’abord ati frère, ni 
plus tard au fils de Charles-Quint, l'égalité même âävec Îles 
représentants de celui-ci ne leur suffit pas. Les rangs suivants 
n’étaient pas moins vivement disputés, pdf les ducs comme 
par les rois, par les républiques cemme par les princes, entre 
Venise, la Suisse, les ducs de Bavière et de Florence. Là pré- 
tention de l’ordre de Malte à se faire admettre parmi lés puis- 
sances séculières excita les réclamations des princes ecclé- 
siastiques d'Allemagne, admis à titre de prébats. Le éoncile 
eut constamment des questions de préséance à trancher ; les 
ambassadeurs arrivaient les uns après les autres; les difficuil- 
tés renaissaient à chaque occasion, dans les cérémonies, dans 
les congrégations, lorsque plusieurs princes ataient écrit äu 
concile et qu’il s’agissait de régler l’ordre dans lequel seraient 
lues leurs lettres. 

De tels débats, futiles par leur fhatare, pouvaiënt 4voir les 
plus graves conséquences. Chaddé puissänité exigeail satis- 
faction pour participer au concile. Les ambassadeurs, inflexi- 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 993 


bles, comme leurs instructions leur en faisaient un devoir, 
signifiaient qu ‘ils partiraient, si la place à laquelle ils avaient 
droit ne leur était pas donnée. Îl fallait quelquefois laisser 
exécuter les menaces. Peu importait, il est vrai, quand le 
concile avait affaire à l'ambassadeur de Bavière ou de Malte. 
Maïs l'embarras était extrême, quand la réclamation et la me- 
nace venaient d’un souverain puissant, mal disposé pour le 
concile, du roi très-chrétien. En se retirant, les ambassadeurs 
devaient entraîner les évêques de leur nation, qui recevaient 
l’ordre de retourner dans leurs diocèses. Ainsi l’assemblée 
pouvait être démembrée et perdre, en fait, sinon en droit, son 
caractère de concile œcuménique. Lansac annonçait, pour. le 
cas où l’on entreprendrait sur les droits du roi de France, la 
résolution de sortir de Trente au premier jour, avec ses col- 
lègues et tous les évêques français, après avoir protesté que 
Sa Majesté ne recevruit aucun des décrets que le concile ferait 
en l’absence de ses ambassadeurs et de ses évêques, et que 
le royaume de France ne se croirait pas obligé de les obser- 
ver‘. Les évêques qui ne l’auraient pas suivi auraient été ac- 
cusés de révolte ouverte et auraient vu leurs biens confisqués. 
Ce fut encore pis quand le pape voulut mettre l'Espagne et la 
Fränce sur un pied d'égalité. Malgré Je secret dont sa déci- 
sion avait été enveloppée, malgré les précautions prises pour 
placer les Français en face d’un fait irrévocable, les protesta- 
tions les plus vives s’élevèrent de leur côté; les évêques, et 
parmi eux le cardinal de Lorraine, ne montrèrent pas moins 
d’ardeur que les ambassadeurs. Les uns et les autres annon- 
çaient que le pape allait être accusé de simonie dans son élec- 
tion, que tout au moins la France le ferait déposer, qu’elle 
attendrait l’élection d’un pontife plus équitable pour se sou- 
mettre à lui, qu’elle règlerait ses affaires dans un concile na- 
tional. Les légats craignirent non plus un démembrement du 
concile, mais un schisme, et firent partager leur crainte au 
pape, qui dut céder. 

. Ce ne sont pas des procès que font naître les questions de 
rdc: ce sont des querelles; ceux qui les soulèvent ne 
reconnaissent ni juge ni jugement ; leur droit leur paraît in- 


i De Thou, liv. XXXIL, t. IV, p. 346. — Pall., live XIX, ch. XV, 2. — 
nr. liv. VIII, p. 699 et s. 


224 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


contestable, et, s’il est violé, ils se donnent satisfaction à eux- 
mêmes par une rupture. En outre, c’est entre puissances à peu 
près égales que s'élèvent ordinairement ces débats. De ces 
deux causes vient pour ceux qui ont à prononcer l’impossi- 
bilité de condamner entièrement des parties, de sortir d’em- 
barras autrement que par une transaction. On ne saurait ima- 
giner quel art ingénieux fut employé, pendant toute la durée 
du concile, pour trouver et varier les accommodements : ce 
n’était pas trop de la double subtilité que procuraient l’étude 
de la théologie et la science diplomatique. D’abord gagner du 
temps, ensuite profiter de ce que tel ambassadeur était absent, 
en écarter un pendant que l’autre se présenterait pour être 
reçu ou siégerait au concile, ou les écarter tous deux, au 
moins de certaines réunions, faire prédominer en celui-ci le 
caractère épiscopal dont il était revêtu, placer l’un vis-à-vis, 
l’autre à côté des ambassadeurs impériaux qui occupaient le 
premier rang, supprimer ou doubler les cérémonies religieuses 
où il fallait commencer par quelqu’un, telles que l’encense- 
ment et l’offre de la paix, suivre l’ordre dans lequel étaient 
arrivés les ambassadeurs pour les recevoir, des lettres pour . 
les lire, obtenir des concessions par l’intervention d’un prince 
puissant, du pape lui-même, voilà les principaux moyens qui 
furent employés selon les circonstances. Du reste, le concile 
avait décidé en principe, et l’on finissait toujours par protes- 
ter, que la décision prise sur le cérémonial ne préjudiciait pas 
aux droits des princes. On a vu à quel danger le Saint-Père 
_s’était exposé en prononçant entre les Français et les Espa- 
gnols. C’étaient seulement les petites puissances qui pou- 
vaient recevoir et qui parfois recevaient jugement. 

C'était au concile, près duquel étaient accrédités les ambas- 
sadeurs, à délibérer et à prononcer sur les difficultés que sou- 
levait leur présence. Le plus souvent, il n’y avait pas de dé- 
cision à prendre, on ne cherchait que des termes moyens, le 
soin en était confié aux légats présidents. Quand les légats ou 
même les Pères étaient embarrassés, ils en référaient au pape, 
ce qui était d’autant plus naturel que l’ordre suivi à sa cour 
semblait devoir l’être au concile. De son côté, le pape n’osait 
pas toujours prendre la responsabilité d’une décision; il vou- 
lait faire juger par le concile entre les Français et les Espa- 

gnols. 


CONCILE DE TRENTE,. — POUVOIR CIVIL. 225 


Les ambassadeurs ne venaient pas remplir auprès du con- 
cile une mission honorifique; ils étaient chargés et ils avaient 
l’intention de prendre une part active à sès travaux, d'exercer 
une influence sérieuse sur ses décisions {. 

Les travaux du concile ne furent pas toujours réglés de 
même. En général et surtout sous Pie IV, l’ordre suivant fut 
adopté. 

Les Pères du concile avaient deux espèces de réunions, les 
sessions et les congrégations. Les sessions étaient les assemblées 
publiques et officielles, elles s’ouvraient par une messe solen- 
nelle et un sermon : c'était là que se rendaient les décrets. Il 
n’y en eut que vingt-cinq pendant toute la durée du concile. 
Les congrégations étaient les assemblées préparatoires, où se 
préparaient et se discutaient les décrets, Les congréf#ations 
elles-mêmes étaient ou générales ou particulières. Les pre- 
mières comprenaient tous les Pères; ils étaient répartis ou se 
répartissaient eux-mêmes entre les secondes. Les congréga- 
tions particulières préparaient le travail des congrégations 
générales, comme celles-ci préparaient le travail des sessions. 
Enfin, les congrégations générales étaient ou publiques ou se- 
crètes : dans celles-là, les théologiens inférieurs commençaient 
par discuter, les Pères donnaient ensuite leurs avis : dans 
celles-ci, les Pères étaient seuls ; ils prenaient les décisions 
qui devaient être converties en decrets, fixaient le jour de la 
prochaine session, traitaient toutes les questions concernant 
les rapports des princes avec le concile ou leur discipline in- 
térieure. ; 

Au-dessous des Pères se trouvaient les théologiens infé- 
rieurs, tels que les simples docteurs de Sorbonne, envoyés 
par le pape et par les rois, on amenés par les prélats. N’étant 
pas eux-mêmes prélats, ils n’avaient pas voix délibérative; 
l'accès des congrégations générales secrètes leur était fermé; 


1 Un volume publié à Amsterdam, en 1700, sous ce titre : Lettres et mé- 
moires de François de Vargas, de Pierre de Malvenda et de quelques évé- 
ques d'Espagne, touchant le concile de Trente, traduit de l'espagnol, avec 
des remarques, par M. Michel le Vassor, contient (p. 66 et s.) un mémoire 
de Vargas, fait sous Jules Ill et intitulé : Du devoir d'un ambassadeur en 
ce qui concerne la manière de ménager les affaires du concile. Tout ce que 
nous dirons du rôle joué par les ambassadeurs y est résumé et comme érigé 
en règle. 

XXXIV. | 15 


226 DROIT ECCLÉSIASTIQUE, 


il n’y en eut qu’un petit nombre qui obtiurent d'y entrer à la 
fin du concile; ils étaient admis et probablement ils rendaient 
de grands services dans les congrégations générales publiques 
et dans les congrégations privées. Eux-mêmes tenaient des 
réunions, où ils préparaient loutes les autres et où les Pères 
assistaient, quand ils voulaient. 

Le premier ambassadeur qui arriva au concile en 1545 fut ce- 
lui de Charles-Quint. Il avait sans difficulté sa place dans les 
sessions ; il voulut assisier aux congrégations, sous prétexte de 
contenir les prélats impériaux qui avaient manqué de circon- 
spection. Les légats admirent la prétention, en écartant le pré- 
texte !. Ils reconnurent bientôt aux représentants de François 1° 
le même droit qu’à celui de Charles-Quint*. Dès lors tous les 
ambassadeurs siégèrent, mêine dans les congrégations géné- 
rales secrètes, par exemple dans celles où l’on discutait sur la 
réponse à faire à l’un d’entre eux *. Quelquelois une raison de 
couvenance, agréée par eux-mêmes, les faisait éloigner ; c’est 
ce qui arriva quand il fallut juger une faute imputée à l’un des 
Pères‘. Ils ne se contentaient pas d’écouter, ils se mêlaient 
fréquemment aux débats, quels qu’ils fussent. Le droit de 
siéger et de parler ne leur fut contesté qu’une fois, après un 
discours de du Ferrier, qui sembla en avoir abusé”. Un jour, 
pour couper court aux inextricables difficultés de préséance, 
on songea à leur interdire l’accès des congrégalions et des ses- 
sions, si ce n’est quand le concile les aurait invités, ou du 
moins à décider que les invités passeraicnt toujours avant les 
autres °; 1l n’y aurait jamais eu qu’une invitalion pour chaque 
réunion. Ge projet n’eul pas de suite, 

Il semble bien que les ambassadeurs n’élaient pas reçus, 
malgré leur désir, dans les congrégations particulières. Les 


1 Pail., liv. VI, ch. XVE, 2. 

# Id., liv. VIII, ch. III, 1. 

s Id., liv. XII, ch. XV, 16.— V. cependant, sur cette hypothèse d'une 
réponse à faire à un prince, id., liv. XXI, ch. III, 6. Mais peut-être, dans 
ce passage, n’est-il pas question d’une congrégation. Du reste ce qui s'est 
fait sous Jules III a pu ne pas se faire sous Pic IV. — Cf. Sarpi, liv. IV, 
p. 349. : 

* Id., liv. VIII, ch. VI, 2. 

# Id., liv. XXI, ch. E, 11. 

6 Id.,liv. XVI, ch. X, 7. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 997 


travaux qui s’y faisaient n’avaient rien de définitif. Chaque 
prince, d’ailleurs, y était soutenu au besoin par les évêques de 
sa nation et par ses théologiens. Au contraire, les ambassa- 
deurs assislaient quelquefois aux assemblées privées de ces 
derniers. 

Leur intervention personnelle dans les réunions des Pères 
attestait le droit qu’ils avaient de se faire écouter et leur en 
fournissaient le moyen. Il y avait encore pour eux deux autres 
manières d'agir : ils étaient en relations constantes avec les 
évêques de leurs nations, nous le verrons un peu plus loin, et 
ils communiquaient avec les légats-présidents, comme avec 
les ministres de la puissance, auprès de laquelle ils étaient 
accrédités. Les légats représentaient à la fois le concile qu'ils 
présidaient, le pape dont ils étaient les délégués. Ils avaient 
un double titre pour traiter avec les ambassadeurs, en même 
temps qu’un double intérêt à les ménager. Ceux-ci demandè- 
rent d’abord et obtinrent qu’on leur donnât connaissance des 
articles préparés, avant la discussion’. Les légats prirent 
facilement l'habitude de cette communication préalable et of- 
ficieuse, qui permettait d'arriver à un prompt accord le jour 
de la délibération. Les ambassadeurs examinaient les articles 
proposés, présentaient leurs observations, indiquaient ce 
qu’ils voulaierit faire ajouter. Quelques-uns envoyaient les 
projets à leur cour, quandils en avaient le temps. L’ambassa- 
deur d’Espagne se plaignit vivement un jour que des décrets 
eussent été proposés en congrégation générale sans avoir été 
portés à sa connaissance et qu’on l’eût ainsi empêché de faire 
des réclamations dans l'intérêt de son maître *. De leur côté, : 
les ambassadeurs remettaient aux légats les propositions et les 
demandes des souverains, et tâchaient de les faire non-seule- 
ment présenter, mais encore appuyer par eux. 

Le droit de ceux qui représentaient le pouvoir civil se bor- 
nait-il à siéger au concile, pour y parler sur les matières que 
les légats avaient proposées, et à communiquer avec ceux-ci? 
Ne devait-il pas aller jusqu’à saisir directement les Pères 
d’une proposition? Sur ce point s’éleva une vive et longue dis- 
cussion, s’engagèrent des négociations qui ne se terminèrent 


1 Pall., liv. XVI, cb. 1, 15. 
* Id., liv. XII, ch. VII, 5. 


298 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


qu’avec le concile. Quand cette assemblée se réunit pour la 
troisième et dernière fois, sous Pie IV, les légats firent voter 


un décret en ordonnant l’ouverture, ils y avaient glissé une 


courte phrase qui leur réservait l'initiative des propositions, 
la fameuse clause Proponentibus legatis'. Dès le lendemain, 
l’archevêque de Grenade se plaignait de ce que le vote avait 
été surpris et critiquait la clause comme fournissant aux hé- 
rétiques un prétexte pour souteuir que le concile n’était pas 
libre*. Mais il ne fut pas difficile aux légats d’avoir raison 
des évêques. Patlavicini prétend même que ceux-ci acceptè- 
rent volontiers une règle qui gênait seulement le pouvoir civil, 


et lui retirait un moyen de les opprimer *. Le pouvoir civil 


résista seul, mais il fut inflexible, Il invoquait la tradition des 
conciles précédents ; il défendait la liberté du concile présent 
comme de ceux qui se tiendraient à l’avenir; il parlait au nom 
des prélats qui se taisaient comme au sien propre. Chaque 
prince réclamait pour son compte et pour celui des autres ; l’em- 
pereur invoquait sa qualité de premier avocat et protecteur de 
l’Église; le roi d'Espagne se disait obligé par l’étendue de sa 
domination dans le monde chrétien à se défendre du reproche 
qu’on eût, sous son règne, porté atteinte aux droits des con- 
ciles futurs : tous demandaient pourquoi ils envoyaient des 
ambassadeurs, si ceux-ci ne pouvaient ouvrir la bouche à leur 
gré. L'accord des puissances était unanime, mais l'Espagne 
était celle qui se montrait à la fois la plus exigeante et la plus 
menaçante. Elle s’en prenait à la clause même, qu’elle voulait 
faire ou expliquer calégoriquement ou supprimer; rien ne 
pouvait la satisfaire qu’une rétractation formelle du concile. 
Dès l’origine du débat, Vargas, ambassadeur d’Espagne à 
Rome, reprochà vivement aux prélats espagnols leur peu d’é- 
nergie; il aurait voulu qu’ils se retirassent du concile, s'ils 
n’obtenaient et ne faisaient pas obtenir à leur souverain une 
complète satisfaction *. Philippe II et ses agents ne se relâchè- 


‘ « Placet ne vobis... tractari, quæ, proponentibus legatis ac præsiden- 
tibus...? » — Cf. Sarpi, Liv. VE, p. 447 et 448. 

2 Pall., Liv. XV, ch. XVI, 1. 

3 Id., Liv. XXI, ch. V, 7.— Mais voir Sarpi, liv. VI, p. 487. 

+ Id., liv. XV, ch. XX, 9.— V. sur ce débat la correspondance de Vargas 
avec l'archevêque de Grenade et Granvelle (Coll. des documents…, papiers 
d’État du cardinal de Granvelle, par M. Ch. Weiss, t. VI, p. 470, 506, 517). 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 9299 


rent pas un seul instant sur ce point. Le comte de Lune, am- 
bassadeur à Trente, insistait sans trève auprès des légais et 
travaillait auprès des autres ambassadeurs, ses collègues : 
il cherchait à leur faire embrasser des partis extrêmes, tels 
que celui d’une protestation, et s’adressait à l’empereur lui- 
même pour vaincre la répugnance des envoyés impériaux à 
le suivre jusqu’au bout’. L'empereur Ferdinand aurait passé 
condamnation sur le décret, il consentait à ce que les ambas- 
sadeurs fussent obligés de communiquer préalablement leurs 
demandes aux légats, mais il tenait à ce qu’ils eussent le droit 
d’en saisir eux-mêmes le concile, s’ils éprouvaient un refus 
de la part de ceux-ci; à ce prix, la liberté des Pères eux- 
mêmes semblait à l’empereur suffisamment garantie ; un pré- 
lat à qui les légats eussent refusé la parole se serait adressé à 
l'ambassadeur de sa nation et aurait parlé par un intermé- 
diaire *. L'empereur maïntenait ses demandes avec fermeté, 
sans vouloir recourir à la violence pour les faire admettre. 
L’embarras du pouvoir religieux était extrème. L'unanimité 
des princes ne lui permettait pas de s’appayer sur l’un pour 
triompher de l’autre, comme il faisait souvent. Le pape répon- 
dait qu’il n'était pour rien dans le décret, en faisait ressortir 
les avantages, mais se déclarait prêt à l’abandonner par égard 
pour les princes, cherchait des biais avec les légats, et, forcé 
de reconnaître qu’on n’en accepterait pas un seul, enjoignait à 
ceux qui le représentaient de céder devant l’insistance de ceux 
qui étaient les plus forts. Il en coûtait beaucoup aux légats de 
suivre un tel ordre; ils tenaient à leur œuvre, à l’autorité que 
le décret leur assurait dans les assemblées, à l’importance qu'il 
leur donnait au dehors. Leur grand argument était qu’il était 
impossible de changer un décret; comment empêcher ensuite 
de remettre en question tous les points définis, notamment les 
décisions rendues sous Paul III et sous Jules IT? Or Phi- 
lippe II tenait par-dessus tout, nous le verrons, à faire respec- 
ter ces décisions. Les légats affectaient la plus grande crainte 
de ce qu’on appelle aujourd’hui l'initiative parlementaire ; elle 
n’était propre, disaient-ils, qu’à produire une effroyable con- 
fusion ; au fond de l’âme, ils craignaient qu'elle ne s’exerçât 


1 Pall., liv. XXIHT, ch. IT. 
3 Id., liv. XXII, ch. V, 7 et 11. 


930 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


surtout contre le Saint-Siége et coutre eux-mêmes. lls cher- 
chaient à prendre le pouvoir civil par l’intérêt; ils voulaient, 
par exemple, persuader à Philippe IT que la clause servait, 
entre des mains sûres comme les leurs, à prévenir des résolu- 
tions préjudiciables à ses intérêts. En même temps et sans 
redouter l’inconséquence , ils représentaient leur pouvoir 
comme inoffensif; ils montraient qu’ils en avaient usé, ils 
promettaient d'en user toujours avec modération; avaient-ils 
jamais empêché un Père d'émettre une idée contraire aux 
leurs ou étrangère au sujet en discussion ? avaient-ils refusé 
de proposer toute question un peu importante, qui leur avait 
été soumise, soit par les prélats, soit par les ambassadeurs ? 
Ils continueraient de laisser passer toutes les demandes qui 
ne blesseraient pas ouvertement les convenances : que les pro- 
positions des rois fussent présentées par les ambassadeurs, 
. ou, sur la demande de ceux-ci, par les légats, peu importait, 
Enfin, les légats ne s’étaient pas contentés d'exercer leur pou- 
voir au gré des souverains ; ils avaient quelquefois renoncé à 
s’en prévaloir et permis aux ambassadeurs de porter directe- 
ment leurs propositions devant le concile. Il est vrai qu’ils ne 
s’engageaient pas à montrer tant de condescendance à l’ave- 
nir; aussi ne pouvaient-ils s'entendre avec Ferdinand. Ils ne 
cédaient pas non plus sur le principe et sur l’expression du dé- 
cret; aussi ne pouvaient-ils s’entendre avec Philippe IL Ni 
leurs arguments ne semblaient convaincants, ni leurs conces- 
sions suffisantes. On forma, de part et d’autre, d'innombrables 
projets de transaction, qui échouèrent. Le pape, ayant voulu 
trancher lui-même la question, fit dresser en même temps six 
brefs différents ; l’ambassadeur d’Espagne n’en accepta aucun, 
parce que le mot proposer manquait dans tous'. La fin 
du concile arriva : les légats échappèrent ainsi à la nécessité, 
qu’ils avaient entrevue el à laquelle ils s’étaient presque ré- 
signés, de subir les conditions de l’empereur ou même la loi 
du roi d’Espagne. On se contenta de pourvoir à la liberté des 
conciles futurs. Avant de se séparer, le concile vota une dé- 
claration portant « qu’il n’avait pas eu l'intention de changer 
la manière dont les affaires se traitaient habituellement dans 
les conciles généraux, de donner ou d’ôter quelque chose à 


1 Pall., Liv. XXI, ch. VI, 5. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL 931 


quelqu'un, de s’écarter de ce qui était établi par les canons 
relativement à la forme à observer dans les conciles géné- 
raux ‘.» Il y avait longtemps que les légats avaient, à titre de 
transaction, offert. une déclaration de ce genre à Philippe 11; 
celui ci, tenant, comme eux, au présent beaucoup plus qu’à 
un avenir qui lui paraissait fort douteux et fort éloigné, 
n’avait jamais voulu s’en contenter. En somme, le triomphe 
semblait rester aux légats, puisque le concile ne touchait pas 
au décret; mais la clause était privée de toute autorité pour 
l’avenir. A Trente même, elle avait pu gêner ou humilier les 
représentations des princes; elle ne les avait empêchés ni 
d'exercer leur influence ni de produire leurs demandes. Le 
principe eût été infailliblement abrogé, si les légats, non con- 
tents de le proclamer, l’eussent appliqué. | 

Le pouvoir civil se mêla de tout pendant le concile. Il se- 
rait trop long d’énumérer les questions à propos desquelles il 
intervint ou qu'il souleva lui-même. Nous cherchons seulement 
à donner une idée exacte de son action el de ses desseins. 

Il sorveillait et prétendait diriger l’ordre des travaux. Sa 
grande préoccupetion était de faire travailler à la réforme ecclé- 
siastique, et cela pour deux raisons :,en premier lieu, il la savait 
désirée du monde entier et la croyait redoutée du saint-siége ; 
il fallait qu’elle fût accomplie, et il semblait qu’elle ne pût l’être 
si elle n’était énergiquement réclamée et soutenue par les prin- 
ces ; en second lieu, la discussion des dogmes n’était propre 
qu’à irriter, qu’à éloigner les hérétiques, si la réformation 
pouvait les satisfaire en partie ; or les princes avaient tout in- 
térêt à retarder, même à empêcher des résolutions qui devaient 
rendre la séparation irrévocable, la guerre inévitable, et ils 
tâchaient d’occuper le concile avec la discipline. Au moment de 
l’onverture même, Charles-Quint avait demandé au pape Paul Ii 
de faire passer la réforme avant la discussion des dogmes. Sa 
demande, repoussée à Rome, fut de nouveau présentée à 
Trente, mais sans avoir plus de succès, malgré les réclama- 
tions et les intrigues de son ambassadeur ?. Seize ans après, 
son frère Ferdinand élevait la même prétention dans le mème 
intérêt; selon qu’il formait ou qu’il perdait l’espoir d’agir sur 


1 24° session, 21° chapitre. 
? Pall., liv. VE, ch. VII, 1 ; Liv. VII, ch. IN, 1cts. 


232 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


les protestants, il retardait ou laissait aller les discussions dog- 
matiques?. Plus tard, ce furent les Français, quand le pro- 
testantisme devint puissant chez eux, qui voulurent faire 
écarter ces discussions, comme prenant beaucoup de temps 
et offrant peu d’avantage *. On saisissait tout prétexte pour en 
réclamer au moins l’ajournement. Lansac, en 1562, demanda, 
au nom du roi de France, qu’on la remît jusqu’à l’arrivée des 
prélats français, qui étaient en route vers Trente : il fut aussi- 
tôt appuyé par les impériaux ; les ambassadeurs, ayant éprouvé 
plusieurs refus, donnèrent par tous les moyens de l’occupation 
aux Pères pour arriver à leurs fins *. Le pouvoir religieux ne 
céda pas aux observations et triompha des difficultés, mais il 
eut, de gré ou de force, à faire marcher de front le dogme et la 
discipline. Les ambassadeurs, craignant toujours que le concile 
ne se séparûât après avoir réglé le premier et sans toucher à la 
seconde, exigeaient et obtenaient que, dans toute session, à 
côté des définitions dogmatiques, füt placé un article de 
réforme *. 

Les ambassadeurs, admis dans l’intérieur de l’assemblée, 
ne songeaient pas seulement à régler l’ordre de ses travaux; 
ils intervenaient dans les, résolutions qu’elle avait à prendre, 
soit comme tribunal investi d’une juridiction, soit comme puis- 
sance constituée; ils obtenaient qu’une accusation de contu- 
mace contre les évêques absents fût retirée ‘, ils réclamaient 
des saufs-conduits, des invitations solennelles pour les protes- 
tants °. 

Mais notre attention doit se porter particulièrement sur la 
nature et sur la mesure de leur intervention dans les questions 
mêmes pour lesquelles les Pères étaient réunis. Tantôt c’étaient 
les communications des légats ou les discussions du concile 
qui leur fournissaient l’occasion d’exprimer une opinion, tan- 
tôt ils formaient eux-mêmes des demandes. Il était de droit 


4 Pall., Liv. XVI, ch. III, 1 
2 Jd., liv. XX, ch. IX, 1. 
3 1d.,liv. XVII, ch. XIV, 2 et 3; ‘liv. XVIIL, ch. VII, 5-10, ch. XL, 8-9, 


ch. XIL, 1, ch. XVII, 9 et 10. — Cf. Sarpi, liv. VI, p. 515, 533, ns 588 ;: 
VII, 565. 


* Id., Liv. XIX, ch. XVI, 11; liv. XXII, ch. X, 7. 
S Id., liv. VI, ch. XVI, 4. 


e Id., liv. XV, ch. XX, 63 liv. XVI, ch. 1,11, etc. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 233 


que les ambassadeurs fussent consultés ou entendus sur la foi 
_et sur les mœurs. | 

Les représentants du pouvoir civil faisaient peu d’observa- 
tions quand des articles dogmatiques leur étaient communi- 
qués. La science théologique leur manquait, et ils avaient un 
désir sincère d’être orthodoxes. Cependant, les ur eurent 
à rappeler que, d’après leurs instructions, ils devaient rejeter 
toute expression contraire à la supériorité du concile sur le. 
pape!. L’anathème allait être porté contre ceux qui soutenaient 
que les mariages consommés étaient dissous par l’adultère. 
Les ambassadeurs vénitiens représentèrent que ce canon 
blesserait les Grecs, chez qui était admis le divorce pour cause 
d’adultère, et dont une partie était soumise à leur république’; 
il mettrait un obstacle de plus à leur réconciliation. L’anathème 
fut restreint à ceux qui enseignaient que l’Église catholique se 
trompait en maintenant le mariage *. Les ambassadeurs im- 
périaux et celui de Philippe IT intervinrent dans la formation 
d’un index. Les premiers demandèrent que la confession 
d’Augsbourg n’y fût pas comprise, de crainte que les protes- 
tants n’en fussent trop irrités °. 

La discipline tenait une plus grande place dans les réponses 
des ambassadeurs aux communications des légats et dans les 
discussions auxquelles ils prenaient part. En' général ils se 
plaignaient .tous que la réforme ne fût ni assez prompte ni 
assez complète : chacun désirait qu’il fût remédié aux maux 
particuliers de son pays, mais en même temps défendait les 
priviléges de son souverain et la constitution de son église 
nationale. Que de fois le nom de l’église gallicane ne fut-il pas, 
prononcé! Les légats et le concile eurent la pensée de com- 
prendre les souverains dans la réforme qu’ils entreprenaient 
sur la demande répétée de ceux-ci. Dès l’origine, les premiers 
avaient signalé au pape la nécessité de pourvoir à ce que les 
nominations faites par les princes fussent bonnes, de renou- 
veler et d’accroître les peines portées contre ceux qui violaient 
la juridiction ecclésiastique *; sous Pie IV, un plan complet 


1 Pall., liv. XIX, ch. XIV, 4. 

3 Jd,, liv. XXII, ch. IV, 27 et 28. 

8 Zd., liv. XV, ch. XX, 6. — Sarpi, liv. VI, p. 56. 
* Id., liv. VI, ch. II, 2 et 3. 


4 


234 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


fut dressé par les légats pour réformer les princes, c’est-à-dire 
pour régler les rapports de l’Église et de l’État; l'intention 
de faire une épigramme était sensible chez le pape et chez ses 
représentants, ainsi que le désir d’embarrasser des adversaires 
en les forçant à se défendre eux-mêmes’. Cette mise en de- 
meure, à la fois juste et habile, adressée par le pouvoir reli- 
gieux au pouvoir civil, convint aux Pères; les légats purent 
invoquer souvent le sentiment de ceux-ci pour maintenir le 
décret sur le programme du concile; comment imposer à 
des évêques la nécessité de se réformer, si les princes en 
étaient dispensés ? Le pouvoir civil avait sollicité une réforme, 
mais sans penser qu’il dût l’atteindre. 1] fut surpris au pre- 
mier abord; un ambassadeur exprima le désir que le concile 
commençât au moins par le clergé, pour le laisser, ainsi que 
ses collègues, s’enquérir des usages propres à chaque pays *; 
dans la suite on ne cessa de demander des sursis qui of- 
fraient un double avantage; ils retardaient la délibération et 
permettaient aux envoyés de consulter leurs divers gouverne- 
ments. La réponse se faisait longtemps attendre, mais elle était 
toujours défavorable au décret. Jamais princes n’ont consenti 
de bonne grâce à laisser restreindre leur pouvoir. Les mesures 
projetées, l’excommunication qui en était la sanction, offen- 
saient et inquiétaient les souverains. Ils avaient, du reste, un 
intérêt commun à faire retirer le décret, comine à faire rétrac- 
ter la clause Proponentibus; l’accord s’établissait naturelle- 
ment entre eux et ils n’avaient pas de peine à concerter leurs 
démarches. Ce fut de l’empereur Ferdinand et du roi de 
France que vint l'opposition la plus vive. Dès que le premier 
eut connaissance du décret, il réclama pour tous les princes 
comme pour lui-même, déclara que nul ne reconnaitrait le 
chapitre annulant les constitutions des princes contre les im- 
munités du clergé et des biens ecclésiastiques, représenta 
l'impossibilité de le faire accepter et surtout exécuter dans 
l’empire, chargea enfin ses ambassadeurs de protester, si le 
décret passait, après s'être entendu avec les envoyés de 
France et d’Espagne *. Il ne voulait pas d’un article qui pa- 


1 Pall., Liv. XXII, ch. IX, 4. 
? Id., Liv. XXIH, ch. IE, 8. 
3 1d., iv. XXI, ch. V, 13. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 235 


taissait condamner l’immixtion de la Diète dans les affaires 
religieuses, de crainte que la guerre ne vint à recommencer !. 
Les changements apportés à la rédaction du décret, surtout 
la suppression de l’excommunication, adoucirent son mécon- 
tentement, mais il maintint l'obligation imposée au clergé, 
soit dans ses États héréditaires, soit en Allemagne, de contri- 
buer aux charges publiques et de reconnaitre la juridiction 
séculière *. Les ambassadeurs de France allèrent bien plus 
loin, quoique le cardinal de Lorraine eût essayé de justifier 
les intentions du concile auprès du conseil du roi. Le 22 sep- 
tembre 1563, du Ferrier s’éleva avec une force qui touchait à 
la violence contre l’idée d’excommunier les rois, idée incon- 
nue à la primitive Église et ne pouvant servir qu’à fomenter 
des rébellions ; il combattit le décret comme particulièrement 
dirigé contre son roi, soutint la validité des règlements 
royaux, la compétence du tribunal royal au spirituel en ma- 
tière possessoire, l’appel comme d’abus, le droit du roi, en 
cas d'extrême péril, sur tous les biens du clergé. Il dénie au 
concile le droit de corriger les princes, déclara que le roi 
priait les Pères de ne jamais atlenter à son autorité ni aux 
libertés de l’Église gallicane, qu’autrement ses orateurs avaient 
ordre de protester et qu’ils protestaient . A la suite de ce dis- 
cours, qui excita la plus vive émotion, les ambassadeurs 
français 8e retirèrent à Venise. Le conseil du roi ne désap- 
prouva point leur protestation et leur prescrivit de ne retour- 
ner à Trente que si la réformation des princes était mise de 
côté *. Les autres puissances, pour montrer moins de vivacité, 
ne faisaient pas moins d'opposition au décret; mais il leur 
suffisait de n’en être pas atteintes; les Vénitiens demandaient 
au concile, le roi d’Espagne au pape, qu'il ne lésât point leurs 
droits ou leurs intérêts particuliers ÿ. La résistance du pou- 
voir civil contraignit les légats à en changer jusqu’à trois fois 
le texte. L’excommunication avait disparu dès la seconde ré- 
daction. Enfin, et sur le point de terminer le concile, les légals 


1 Pall., 1b., ch. VI, 5. 

4 Id.,1b., ch. X, 8. — Cf. Sarpi, liv. VIN, p. 742. 

S Id., Jiv. XXUE, ch. 1, 1 ets. — Sarpi, liv. VIH, .p. 143. — De Thou, 
t. IV, Liv. XXXV, p. 582 ets. 

# Id.,liv. XXIV, ch. IV, 2. — Sarpi, liv. VI, p. 766. 

S Id., iv. XXIH, ch. IH, 81 et 32; div. XXIE, ch. IX, 2. 


236 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


"et les Pères songèrent qu’ils allaient avoir besoin du bras 
séculier pour faire exécuter leurs décisions, qu’il fallait mé- 
nager ceux qui en disposaient; ils s’arrêtèrent à une rédac- 
tion envoyée par le pape, et dont les légats avaient fait accep- 
ter le sens par l’empereur : le décret qui fut définitivement 
voté contenait une exhortation générale adressée aux princes, 
de maintenir et faire respecter les droits de l’Église, et 
renouvelait les anciens canons par lesquels ces droits étaient 
établis : il se terminait par une autre exhortation, dont l’objet 
était d’obtenir des princes tout ce qui pouvait rendre la rési- 
dence facile et honorable pour les évêques’. Ces grands 
projets de réformation, dirigés contre le pouvoir civil, aboutis- 
saient à lui demander son appui pour faire remplir une obli- 
gation imposée aux membres les plus élevés du clergé. 

Nous ne reviendrons pas sur la manière dont pouvaient ou 
devaient être présentées les demandes des princes. Nous nous 
bornerons à faire observer que, d’un commun accord, elles 
étaient toujours communiquées aux légats, présidents de l’as- 
semblée; ceux-ci avaient l’occasion et la faculté de faire les 
observations qu’elles leur suggéraient, d’en demander à l’&mis- 
ble la modification ou l’abandon. Quant au droit de les arrêter 
absolument, droit résultant de la clause Proponentibus, ce 
n’était pas le désir d’en user qui leur manquait, c’était peut- 
être la hardiesse. Ils savaient, du moins par voie d'autorité ou 
de négociations, ajourner pendant longtemps les propositions 
qu'ils redoutaient; au besoin ils invoquaient la nécessité d’at- 
tendre que tel souverain eût donné son avis sur la demande 
de tel autre; ils parvenaient ainsi quelquefois, en faisant un 
bon emploi du temps qu’ils gagnaient, à détourner les coups 
dont le pouvoir religieux, en particulier le pouvoir pontifical 
était menacé; quelquefois ils étaient obligés de céder à de 
longues et fortes instances, qui leur faisaient craindre un dan- 
ger plus grave encore. 

Le dogme et la discipline étaient réunis dans les demandes 
des princes comme dans les communications qui leur étaient 
faites. Mais la part la plus large était pour la seconde, ex- 
cepté peut-être dans les propositions des Espagnols. 

Tous les princes réclamaient d’abord ei sans détail précis 


1 25° session, 20° décret. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 237 


une réformation, soit celle de la chrétienté entière, soit celle 

qui convenait aux différents pays. Ils renouvelaient de temps en 
_ temps cette réclamation, se plaignaient que le concile n’y sa- 
tisfit pas assez vite, Elle était trop générale pour embarrasser 
les Pères, qui se disaient pénétrés du même désir que les 
princes, mais arrêtés par le détail. 

L'embarras était plus grand pour eux, quand ils avaient à 
répondre sur des articles précis, soit qu’ils fussent isolés, soit 
qu’ils fissent partie d’un plan tout entier. Ainsi l’ambassadeur 
de Bavière demanda, pour les états du duc son maitre, outre 
la réformation du clergé, la communion sous les deux espèces 
et le mariage des prêtres!, De leur côté, l’empereur et Le roi 
de France firent présenter tous deux une longue série de de- 
mandes, à peu près semblables. Celles du dernier formaient 
trente-quatre articles. Elles étaient relatives à la collation des 
ordres, à la nomination des évêques, curés et abbés, à l’exer- 
cice des fonctions ecclésiastiques, notamment à la prédica- 
tion, à l’interdiction du cumul des bénéfices, à l’entretien des 
ecclésiastiques, à l’introduction de la langue vulgaire dans les 
prières publiques autres que la messe, à la communion sous 
les deux espèces, à la collation des bénéfices, à la juridiction 
qui devait être restituée aux évêques, au droit de donner un 
avis qui devait être restitué aux chapitres, à l’observation des 
empêchements au mariage fondés sur la parenté ou l’alliance, 
à la suppression des abus dans le culte des images ou des 
reliques, au rétablissement des pénitences publiques, à la 
restriction de l’excommunication, à la convocation périodi- 
que de synodes diocésains, de conciles provinciaux et géné- 
raux. Ces demandes parurent, pour la plupart, sages et mo- 
dérées ?, On avait craint que les ambassadeurs français ne se 
joignissent à ceux de l’empereur pour demander bien autre 
chose, la messe en langue vulgaire, la suppression des images, 
le mariage des prêtres ?. 

De toutes ces demandes, celle de la communion sous les 
deux espèces fut la plus sérieusement et la plus vivement 
agitée. Il y avait longtemps que la Bohême, en particulier, 


1 Pall., liv. XVII, ch. IV, 8. 
2 Id. liv. XIX, ch. XI, 1, 4 et 5. | 
s Jd., Liv. XVII, ch. VIE, 7. — Sarpi, liv. VI, p. 511. 


238 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


prétendait à l’usage du calice; Ferdinand et son fils Maximi- 
lien tenaient beaucoup à obtenir pour ce royaume une con- 
cession, qui semblait le prix de son orthodoxie. Philippe Il 
seul s’y opposait. La cour de Rome elle-même et les légats ne 
paraissaient pas inflexibles sur ce point. Les ambassadeurs 
impériaux crurent avoir d’assez belles chances de succès pour 
décider le concile et lui firent, après de très-longues hésita- 
tions, soumettre la demande de leur maître. Leur attente fut 
trompée et la demande rejetée. Les lévats parvinrent ensuite à 
la faire renvoyer au pape, malgré le premier vote. 

Le désir de ne pas irriter les protestants avait survécu chez 
les princes à l’espoir de les ramener : « Tous ces personnages, 
dit Pallavicini!, semblaient croire que le concile ne s’était pas 
assemblé pour condamner les hérétiques, mais pour leur don- 
ner satisfaction. » En effet, les efforts combinés des ambassa- 
deurs français et impériaux tendaient principalement à faire 
adoucir la rigueur des lois positives. 

Les Espagnols suivaient une autre voie. Ils étaient loin d’ab- 
diquer leur indépendance, même à l’égard du pape. Ils n’hési- 
taient pas à se prononcer, à insister pour la réformation du sacré 
collége et du conclave, Nous avons vu avec quelle ardeur ils 
combattirent pour l'initiative des princes et des évêques. Mais 
l’orthodoxie les préoccupait par-dessus tout. Le débat qu’ils 
soulevèrent sur la continuation du concile en fournit la preuve. 
Nous avons dit où était la difficulté : Pie IV, convoquant le 
concile, tenait à ce qu’il continuât celui qui s’élait tenu sous 
Paul Il et sous Jules HT; le roi d'Espagne exigeait une dé- 
claration expresse en ce sens, l’empereur et le roi de France 
en voulaient une en sens contraire; l’un et l’autre ménageaient 
les protestants, le second persistait, en outre, à contester la 
légitimité du concile tenu sous Jules III, et cette légitimité eût 
été impiicitement consacrée par la continuation. Le pape avait 
espéré tourner la difficulté en convoquant le concile toute sus- 
pension levée. Mais la forme de sa déclaration avait déplu aux 
Espagnols, qui ne la trouvaient pas assez nette, le sens aux 
Français et aux Impériaux, puisqu'il leur donnait tort. Les 
difficultés ne vinrent pas de ces derniers, quoique leur de- 
mande fût écartée; ils se contentèrent de se plaindre et le 


1 Pall., liv. XVII, ch. IV, 8. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 239 


concert même qui s’établit entre eux n’eut pas de résultat. 
Ceux qui avaient gain de cause entravèrent longtemps et fail- 
lirent faire manquer le concile, parce qu’il fallait à leur ortho- 
doxie des expressions plus précises, peut-être à leur orgueil 
ua triomphe plus complet. Ils déployèrent, pour faire pronon- 
cer formellement la continuation, autant d’énergie que pour 
faire rétracter la clause Proponentibus. Dans ce débat, ils 
avaient le pape et ses légats avec eux; la continuation expri- 
mée eût comblé les vœux du premier; la prudence ne lui 
permettait pas de demander ‘au concile plus qu’il n'avait pu 
faire lui-même; les légats sentaient encore mieux des diffi- 
cultés avec lesquelles ils étaient tous les jours aux prises. Mais 
il ne suffisait à Philippe II ni d’avoir la certitude que le pape 
partageait ses vues et d’en recevoir l’assurance dans des brefs 
répétés, ni de voir que les légats agissaient comme s’il eût été 
fait droit à sa demande, et ne laissaient passer aucun acte, 
aucune expression qui y fût contraire. Les difficultés mêmes 
qu’alléguaient ceux-ci étaient invoquées par lui comme au- 
tant d'arguments : les idées de l’empereur étaient connues, 
l'ambiguïté devait les faire triompher ; allait-on, pour ména- 
ger les protestants, leur laisser croire qu’on abandonnerait les 
décrets rendus sous Paul IIT et sous Jules IH? Philippe reje- 
tait les compromis‘; il n’en pouvait attendre qu’une satisfac- 
tion sur le fond et il était décidé à ne s’en contenter pas. Plu- 
sieurs fois 1l crut toucher au but qu'il poursuivaits il obtint 
que le pape donnât aux légats l’ordre de faire rendre la dé- 
claration par le concile *?, Mais l’ordre fut rétracté une pre- 
mière fois, et, quand il fut renouvelé, ce ne fut plus dans des 
termes aussi absolus. Les légais tremblaient d’avoir à le mettre 
à exéculion et regardaient la dissolution du concile comme 
devant en être la conséquence inévitable. La demande du roi 
d’Espagne rencontrait, en effet, une opposition invincible de 
la part de l’empereur et du roi très-chrétien. Tous deux avaient 
accepté la bulle de convocation avec une réelle répugnance; 
il était étonnant qu’ils n’eussent pas réclamé au sein du con- 
cile ; Ferdinand s’était borné à demander qu’il ne fût pas em- 


1 Pall., Liv. XV, ch. XV, 7; liv. XVI, ch. VI, 4. 
2 1d., liv. XVI, ch. XII, 1-4; liv. XVII, ch. VE, 1, et ch. VILJ, 2 et 3. — . 
Sarpi, liv. VI, p. 487, 491. 


240 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


ployé de mot signifiant continuation‘. L’exigence de PhilippeIl 
appela l’attention et souleva l’indignation. Les instructions de 
Lansac lui prescrivirent de faire déclarer expressément que 

c’était un concile nouveau qui s’était réuni à Trente*. Ferdinand, 
plus modéré dans ses prétentions, mais contraint à l’énergie, 
ordonna à ses ambassadeurs de ne plus assister aux congréga- 
tions, si la continuation était votée, et d'engager aussi les évèê- 
ques impériaux à l’abstention*. Les Français, ne pouvant l’en- 
traîner là où ils voulaient aller, se contentèrent, comme lui, de 
faire échouer la proposition espagnole *. Enfin, Philippe EL, par 
condescendance pour l’empereur, son oncle, par crainte que 
les troubles du concile ne fournissent au pape l’occasion de le 
défendre, céda: il écrivit à son ambassadeur de ne plus insister, 
pourvu qu'il ne fût pas fait d’acte contraire à la continuation ‘. 
On remarqua judicieusement qu'il renonçait à voir exprimer 
en termes formels ce qu’il obtenait en réalité; le concile re- 
prenait les travaux où ils étaient restés sous Jules III, d’après 
un projet de transaction qu avaient imaginé les légats‘. On 
ne parla plus de la continuation; cependant, la crainte 
qu’elle ne fût déclarée dans la dernière session fut un des 
motifs que les ambassadeurs français, retirés à Venise, allé- 
 guèrent pour ne retourner pas à Trente ‘. En effet, le concile 
se termina sans qu’une déclaration eût été proposée, mais le 
dernier acte fut la lecture des décrets rendus sous Paul III et 
sous Jules ITS. 

Nous n’avons pas à entrer dans le détail des efforts que fai- 
saient et des moyens qu'employaient les princes et les ambas- 
sadeurs pour assurer le succès de leurs opinions ou de leurs 
demandes. Nous verrons tout à l’heure quelle action ils avaient 


1 Pall., liv. XV, ch. XX, 6 et 7. — Sarpi, liv. VE, p. 456. 

3 Id.,liv. XVI, ch. X, 2.— Cf. Sarpi, liv. VI, p. 489. 

$ 1d.,liv. XVI, ch. XII, 1 et suiv. 

* Id., liv. XVIE, ch. XIV, 1. 

# Id., liv. XVI, ch. XIII, 2. — Cf. Sarpi, liv. VI, p. 490. — Sur la ques- 
tion de la continuation, voir la correspondance de Vargas avec Philippe HE, 
l'archevêque de Grenade et Granvelle (Papiers d'État du cardinal de Gran- 
velle, t. VL, p. 406, 470, 506, 517). 

6 Jd., liv. XVII, ch. XIV, 1. 

7 Id., liv. XXII, ch. VE, 10. 

8 Id., liv. XXIV, ch. VIIL 6. 


CONCILE DE TRENTE, — POUVOIR CIVIL. 241 


sur les évêques de leurs nations respectives, et, plus tard, … 
‘comment ils cherchaient à se faire appuyer les uns par les 
autres, D'abord, comme les ambassadeurs espagnols, ils 
promettaient une obéissance absolue aux décisions du con- 
cile, ou, comme les ambassadeurs français, ils déclaraient, 
en présentant leurs articles, que, « bien que S. M. T.-C. 
souhaitât que l’on eût égard à toutes ses demandes, elle était 
assez instruite de la discipline ecclésiastique pour savoir que 
l’examen, la -connaissance et le jugement de tous les points 
contenus dans ses demandes étaient de la connaissance des’ 
Pères du concile, et pour s’en rapporter à leur décision t: » 
mais ensuite ils en venaient à menacer les légats d’un éclat, à 
dire qu’ils feraient dissoudre le concile si on ne leur cédait 
point. Ils avaient à leur disposition une arme redoutable, celle 
de la protestation. 

On comprend quel effet une protestation devait produire sur 
le pape et sur le concile. Le nom même en était effrayant; il 
rappelait le mouvement luthérien et pouvaiten faire craindre un 
semblable. Protester, soit contre le concile, soit contre ses 
décisions, c'était déclarer qu’on ne regardait pas le premier 
comme légitime, les secondes comme obligatoires *, c’était se 
séparer en partie de l’Église catholique, se tourner vers le 
schisme et l’hérésie. Le péril était d'autant plus grave que 
les mesures qui provoquaient des menaces de ce genre 
étaient ordinairement celles qui devaient assurer l’orthodoxie, 
l'unité de l’Église et le pouvoir de son chef. Du reste, s’il in- 
quiétait vivement et le pape et ses légats, ceux-ci usaient d’une 
grande prudence; ils se gardaient bien de donner positive- 

, ment à la protestation son sens vrai: tout au plus l’indi- 
quaient-ils en l’atténuant * ; ils n'avaient garde de représenter 
les princes comme hérétiques et schismatiques ; ils auraient 
craint d’être prig au mot. Sans doute ils ne reconnaissaient pas 


LE 


1 De Thou, t. IV, liv. XXXV, p. 560. 
3 V. le discours d’Amyot à Trente (de Thou, t. II, liv. VIE, p. 98). Il dé- 
clare que le roi le charge de protester, ne peut « tenir cette assemblée pour 
un concile œcuménique et légitime, qu’ainsi ni lui, ni les États de son 
royaume ne se soumettront aucunement aux décrets de ce prétendu con- 
cile. »— Cf. Lettres et mémoires de Vargas, p. 106. 

3 V. la réponse de Paul III à une protestation de Charles-Quint. Pall. 
liv. X, ch. XIE, 2. | 
XXXIV. 16 


v 


249 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


expressément au pouvoir civil le droit de protester; mais ils 
ne pouvaient lui dénier la faculté d'accepter ou repousser les 
décrets du concile, ils comptaient sur lui pour les faire mettre 
à exécution; aussi ne posaient-ils pas, pour maintenir l'indé- 
pendance du pouvoir religieux, un principe dont l’application 
eût été difficile et périlleuse. Ils s’efforçaient de détourner les 
protestations, quand ils en étaient seulement menacés, de les 
expliquer, de les atténuer, quand ils étaient réduits à les re- 
cevoir. 

Nous avons déjà parlé de celles que firent d’abord GCharles- 
Quint, lorsque le concile fut transféré à Bologne, puis Henri Il, 
lorsque Jules Ill le convoqua de nouveau à Trente. La pre- 
mière avait paralysé le concile ; la seconde avait dispensé la 
France de se soumettre à ses décrets. Sous Pie IV, la princi- 
pale protestation, la seule qui fut complète et suivie d’effet, 
vint des Français. Ce fut celle de du Ferrier, dans la séance 
du 22 septembre 1563. Nous en avons déjà parlé à l’occasion 
du décret sur la réforme des princes : nous avons vu que les 
ambassadeurs qui l’avaient faite se retirèrent ensuite à Venise, 
pour demeurer étrangers aux futurs décrets du concile. 

Mais combien de fois les représentants du pouvoir civil ne 
menacèrent-ils pas les légats, sans en venir à l’exécution? Les 
instructions données aux ambassadeurs français dès l’origine, 
leur prescrivaient de protester, si la préséance était donnée à 
l'Espagne, si la continuation était déclarée, si la supériorité 
du pape sur le concile était proclamée. Les Français ne se pi- 
quaient pas d’un respect très-grand pour le pape et l’ortho- 
doxie. Mais les Espagnols saisissaient le même moyen d’inti- 
midation. Le comte de Lune en fit notamment usage à propos 
de la clause Proponentibus. 11 essaya d’associer à la protesia- 
tion qu'il annonçait tous les représentants du pouvoir civil 1. 
L'empereur Ferdinand, malgré sa modération, avait lui-même 
pensé à protester contre la réformation des princes *?. Mais 
il finit par déclarer au comte de Lune « qu’il détestait de sem- 
blables protestations ; qu’il n’en était encore résulté que des 
scandales sans nul profit; que les circonstances dans les- 
quelles elles avaient eu lieu, ou plutôt le mauvais usage qui 


4 Pall.,liv. XXII, ch. 11, 1. 
* Id. liv. XXII, ch. V, 13. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 243 


en avait été fait, lui en rendaie:t le nom même à jamais 
baïssable ; qu’il avait ordouué à ses orateurs de choisir un 
moyen moins dur pour défendre ses droits coutre le décret des 
princes À, » | 

Le pape et les légais.ne s’exprimaient pas autrement. Ils 
blâmaient les protestations comme scandaleuses et pleines 
de périls, plutôt qu'ils n’osaient les condamner comme des 
fautes contre la foi. Quand ils n’avaient pu Îles éviter, ils 
tâchaient de les tenir secrètes, eussent-elles été faites en plein 
consistoire ; Ferdinand conseillait au comte de Lune de pro: 
duire la sienne en secret et devant les léguts, non en public et 
devant les Pères ; on cherchait à effacer le souvenir, quand on 
n’avait pu étouffer le bruit, en s’abstenant d’enregistrer dans 
les actcs du concile ce qu’on avait été réduit à entendre. Le 
plus spécieux, l’inéviiable argument qu’on employait, soit pour 
empêcher une protestation, soit pour lui ôter Loute importance, 
consistait à opposer l’ambassadeur à son maître; on accusail 
celui-là d’avoir excédé ses pouvoirs : l’acte était si grave qu'il 
ue pouvait être fait sans une commission expresse, el, comime 
on se plaisait toujours à supposer chez les princes un dévoue- 
ment sans réserve à la foi catholique et au saint-siége, on se 
refusait à croire qu'ils l’eussent prescrit d’avance ou qu’ils 
osassent le ratifier, Ainsi , l’on sauvait au moins les apparences 
et l’on ménageait une réconciliation, en ne laissant point pa- 
raître qu’elle fût nécessaire. 

Les légats recouraient souvent au même procédé pour se 
soustraire aux exigences du pouvoir civil. Les ambassadeurs 
arrivaient chargés sans doute d'instructions très-précises, 
mais tout n’y avait pas été prévu. Des incidents nombreux et 
graves se présentaient, sur lesquels il leur fallait prendre un 
parti. 11 arrivait souvent qu’ils demandassent un délai pour 
consulter leurs maîtres, avec le sccrct désir de l’employer en 
démarches et en intrigues. Le délat n’était jamais accordé sans 
difficulté que dans les cas où les légats espéraient une réponse 
favorable pour eux. Ceux-ci se plaignaient en général que de 
telles demandes auisissent à la liberté du concile et ralentis- 
sent ses travaux. Les princes, au contraire, se plaignaieni de 
n’être pas assez fréquemment consultés. Il était nécessaire de 


1 Pall., liv. XXUE, ch. V, 7. 


2414 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


faire une grande part à l'initiative des ambassadeurs , un cer- 
tain nombre d’entre eux étaient disposés à l’élargir encore. 
Vargas, à Rome, le comte de Lune, à Trente, n’attendaient 
pas toujours les ordres de Philippe IT et s'inquiétaient peu de 
s’accorder l’un avec l’autre. Les légais, suivant les circon- 
stances, pressaient les ambassadeurs de prendre une résolution 
ou leur reprochaient d’agir sans ordres. C’est ainsi que, en 
1562, les envoyés de Ferdinand ayant demandé une invitation 
solennelle pour les protestants, on refusa immédiatement, 
parce qu'ils avaient formé cette demande de leur propre chef’. 
Quand les légats voulurent faire prononcer la clôture du con- 
cile, ils vinrent à bout de l’opposition que leur fit le comte 
de Lune, en profitant de ce qu’il n’avait pas reçu d’instruc- 
tions formelles. 

Le pape et les légats étaient toujours forcés de ménager les 
princes dans leurs discours. Ils se vengeaient sur les ambassa- 
deurs. On portait à Rome un jugement sévère et presque in- 
jurieux sur Lansac, qui s’en plaignait amèrement. Vargas fi- 
nissait par ne pouvoir tolérer la position qui lui était faite à la 
cour du saint-père. 

Le pouvoir civil exerçait une action directe sur le concile 
par ses ambassadeurs; mais il avait dans le sein même de 
Passemblée d’autres appuis, on pourrait presque dire d’autres 
représentants, les évêques de chaque nation. Ce n’est pas la 
partie la moins importañte de notre tâche que d'étudier ses 
rapports avec ceux-ci. 

Nous avons dit comment les papes qui avaient publié des 
bulles de convocation s’étaient adressés au pouvoir civil pour 
faire aller les évêques au concile, reconnaissant en fait, sinon 
en droit, qu’il dépendait des princes de les retenir ou de les 
envoyer. Ce n’était pas seulement une permission ou une aide 
qu'on demandait. Cette idée que les Pères étaient envoyés par 
les divers souverains ne paraissait choquanie à personne : 
aussi était-clle exprimée dans les termes les plus clairs, aussi 
bien par les princes eux-mêmes ou par leurs ambassadeurs 
que par les prélats. 

Une fois arrivés à Trente, quelle position devaient iéndre 
aussitôt les évêques de chaque nation ? Dans toute assem- 


1 ball., liv. XVI, ch. I, 11. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 245 


blée où siégent des membres de pays différents, les compa- 
triotes se rejoignent naturellement, réunis par la commu- 
nauté de langage, d'idées, d'intérêts. Les nations demeuraient : 
distinctes au sein du concile. Les églises avaient leur consti- 
tution, leurs traditions, sur certains points leurs doctrines 
diverses ; les rapports du pouvoir religieux et du pouvoir civil 
n'étaient pas réglés de même partout; les évêques italiens 
étaient intéressés à maintenir, à augmenter l’autorité et l’éclat 
du sacré collège et du saint-siége, près desquels ils vivaient, 
sur lesquels ils avaient, non plus de droits, mais pius d’espé- 
rances que les autres ; les Espagnols voulaient abaisser les 
cardinaux, pour reprendre la grande situation qui avait été 

faite à l’épiscopat dans leur pays; les Français songeaient à 
réduire l'autorité pontificale d'après l'esprit du concile de 
Bâle ‘. Combien de fois ne fut-il pas question de cette Église 
gallicane pour laquelle le concile était une menace et qui en 
était une pour le concile? Chaque clergé connaissait les maux 
et les dangers qu’il avait vus de près; ceux des autres sem- 
blaient le toucher médiocrement. L'Espagne de Philippe IE, 
préservée de l’hérésie avec tant de soin, ne comprenait pas 
les concessions réclamées par la France et par l'Empire. Les 
évêques ne tenaient pas moins aux principes et aux intérêts 
nationaux en politique qu’en religion ; ils avaient trop de pa- 
. trictisme, ils étaient sujets trop fidèles et trop intéressés à 
l’être pour ne pas servir leurs pays et leurs princes. Leur pro- 
pre sentiment leur en eût fait une loi, à défaut d’instructions 
précises ; l’opinion publique leur en reconnaissait:le devoir. 
On les regardait comme envoyés par les souverains pour dé- 
fendre les droits de ceux-ci. L’exhortation adressée aux Pères, 
: le 7 janvier 1546, les avertit de soutenir les princes seulement 
avec. mesure, c’est-à-dire sans cesser d’avoir en vue d’abord 
la cause de Dieu, sans oublier qu’ils étaient évêques”. Enfin 
les intérêts des uns et des autres étaient souvent communs *. 
Les Pères n’avaient pas alors de sacrifice à faire. 


1 Pall., liv. XXE, ch. II, 6 et 8.— Cf. Sarpi, liv. IE, p. 200 ; iv. “np Si4 ; 
liv. VII, p. 569, 577. 

2 Pall., liv. Vk ch. V, 1. 

3 Sarpi, liv. VE p. 482, explique comment Philippe 1 était aussi inté- 
ressé que les évêques espagnols à relever le pouvoir de ceux-ci, pour tenir 


946 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


Le pouvoir civil ne se contentait pas de la disposition na- 
turelle qu'’avaient les Pères à le servir s il la fortifiait et la di- 
rigeait par des instructions formelles, telles qu’il en donnait 
à ses agents directs, et ses instructions avaient pour objets 
niême des questions purement spirituelles. Il y avait à Trente 
un certain nombre d’ambassadeurs ecclésiastiques, qui sié- 
geaient tour à tour auprès de l’assemblée comme représentants 
du pouvoir civil, dans l'assemblée comme Pères. C'était trop 
peu ; tous les prélats recevaient un mot d’ordre et comme une 
mission du pouvoir civil, quoique se rendant au concile en 


vertu d’un titre exclusivement religieux. L'exemple le plus 


significatif que nous puissions citer parmi beaucoup d’autres 
nous est fourni par la France et par le cardinal de Lorraine. 
Quand celui-ci arriva au concile, il ne s’y présenta pas seule- 
ment comme le plus grand personnage et le chef du clergé 
français, accompagné d’évêques nombreux : il portait des 
lettres du roi, il était chargé par lui de parler au concile sur 
plusieurs matières ; aussi se fit-il recevoir en assemblée géné- 
rale pour remplir sa nission, promettant de travailler ensuite 
comme un simple particulier à la conclusion du concile. Les 


lettres royales invitaient le concile à s’en rapporier à lui comme 


au roi lui-même. Les instructions particulières dont il ne di- 
sait rien étaient à peu près semblables à celles des ambassa- 
deurs français ; elles tendaient à obtenir les plus larges con- 
cessions qu’il serait possible pour les protestants, 

Les communiçations ne cessaient pas entre le pouvoir civil 
et les évêques après leur arrivée à Trente. 1] n’y avait pas 
d'événement nouveau ou de question importante qui n’y don- 
nât lieu. C'était tantôt une recommandation générale qu’un 
prince faisait à ses prélats d'appuyer le saint-siége ou un 
autre prince, de combalire ou de soutenir les concessions, 
tantôt un vote qu’il leur imposait sur une question déterminée, 
Quand ils avaient agi de leur propre mouvement, ils n’étaient 
pas sûrs d'éviter une sévère réprimande. Philippe II eut la 
pensée d'écrire de sa propre main une lettre de reproches à 
l'archevêque de Grenade, qui était accusé de susciter des 


tête à Ja fois au pape et aux chapitres, qui l’empêéchaient de lever à son gré 
des contributions sur le clergé, d’après de Thou, t. IV, liv. XXXV, p. 567. 
? Pall., liv. XIX, ch. I, 1, 8-11. — Sarpi, liv. VII, p. 604. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, ” 97 


troubles; il fallut que le prélat se disculpât devant le comte de 

Lune ‘. Les relations continuelles du pouvoir civil et des évê- 
_ ques mainténaient les seconds dans la subordination ; en les 
forçant de suivre et de soutenir le premier, elles leur donnaient 
un certain air de le représenter; peut-être ajoutaient-elles 
ainsi à leur importance en même temps qu’à leurs obligations. 
On voit que, sous Paul] IA, les intérêts de Charles-Quint furent 
confiés au cardinal Pacheco, en l’absence des ambassadeurs 
impériaux et du cardinal Madrucci*. Sous Pie IV, le cardinal 
de Lorraine 8e tint à la fois eu rapports quotidiens avec les 
ambassadeurs français et en correspondance directe avec le 
roi; il parla souvent au nom de celui-ci dans le concile, Ce 
n’était pas seulement sous l’empire de la nécessité qu'il avait 
pris ce rôle dès son arrivée et qu’il le soutint durant tout son 
séjour à Trente; l'humilité n’était pas la vertu de cet homme 
éminent, il aimait et le pouvoir et l’apparat qui l'entoure; 
son entrée avait été fastueuse, il tenait à être et à paraître le 
plus puissant de l’assemblée, fallût-il acheter un accroisse- 
ment d’autorité en servant un maitre. 

Signaler toutes les occasions dans lesquelles les évêques 
soutinrent les intérêts ou subirent l’influence du pouvoir civil, 
ce serait faire l’histoire du concile entier. Nous pouvons indi- 
quer les plus importantes, en rappelant des débats dont nous 
avons déjà parlé. Sous Paul III, les évêques de Charles- 
Quint, dirigés par le cardinal Pacheco, s’employèrent pour 
faire passer la réformation avant les dogmes, et plus tard 
s’opposèrent avec la plus grande énergie à la translation du 
concile. Sous Pie IV, l'archevêque de Grenade combaitit, avec 
les prélats espagnols, la clause Proponentibus, et surtout ré- 
clama une déclaration expresse sur la continuation du concile; 
les Pères envoyés par Ferdinand insistèrent pour faire établir 
la communion sous les deux espèces; le cardinal de Lorraine 
réserva jusqu’au dernier moment les droits du roi de France 
et de l’Église gallicane; il se montra, sur les questions de 
préséance, presque aussi intraitable que Lansac. Ainsi, les 
évêques défendaient la même cause que les ambassadeurs de 
leur pays; bien plus, ils recouraient, pour la faire triompher, 


"4 Pall., XIX, ch. XII, 6; liv, XX, ch. IV, 10. ‘ 
3 Id., liv. EX, ch. XIII, 7. 


248 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


aux mêmes moyens. L’archevêque de Grenade menaça de pro- 
tester avec ceux de sa nation, si la continuation n’était for- 
mellement déclarée; les légats détournèrent le coup en lui 
déniant le droit de protester au nom de la nation, sans en 
avoir l’ordre exprès, et en le menaçant à leur tour de lui faire 
répondre par le concile, si sa protestation était faite en son 
propre nom À. 

Ce n’étaient pas seulement Îles votes des prélats qui sem- 
blaient dépendre da pouvoir civil, c’était leur'partieipation et 
leur assistance même au concile. Ii avait été admis qu’il pou- 
vait leur prescrire ou leur’ interdire de s’y rendre; pourquoi 
n’aurait-i} pas pu leur interdire ou leur prescrire d'y rester? 
La continuation du concile était, comme autrefois sa réunion, 
à la discrétion des princes. Quand une résolution qui déplai- 
sait à l’un d’eux était sur le point de passer, quand il crai- 
gnait d’en voir repousser une dont il souhaitait le succès, il 
donuait à ses prélats l’ordre de se retirer s’ils étaient vaincus, 
Les légats étaient prévenus qu’une nation tout entière cesse- 
rait d'assister au concile, si telle proposition était présentée, 
si telle autre ne l’était pas. C’était un moyen extrême, comme 
la menace d’une protestation, mais qui ne causait point la 
même émotion chez les légats. Quelquefois c’étaient les pré- 
laits eux-mêmes qui se chargesient de faire connaître au con- 
cile la nécessité où ils seraient de le quitter, s’il rendait un 
vote contraire aux opinions ou aux droits de leur maître, 

La subordination des prélats au pouvoir civil rendait plus 
profonde encore la division en nations. Il y avait, sous Pie IV, 
quatre groupes principaux : les Italiens, formant la nation du 
pape, les Impériaux, les Français et les Espagnols. Autant de 
partis. Il ne peut se former de pariis sans concert et sans dis- 
cipline. Le concert se manifestait, soit par des démarches col- 
lectives auprès des légats, soit par l’accord des votes au sein 
de l’assemblée. Il s'établissait dans des réunions préparatoires 
que tenaient les prélats, tantôt sous la présidence de l’un 
d’eux, tantôt et plus souvent dans la maison et sous l'anto- 
rité des ambassadeurs. De toutes les circonstances que nous 
venons de rapporter résultait une forte discipline ; outre l’am- 


bassadeur, représentant immédiat du souverain, qui trans-. 


1 Pall., liv. XV, ch. XV, 4et 5. 


—— = “ 


Le es et Me RON EC ETS OÙ ten, mme 


CONCILE DE TRENTE, — POUVOIR CIVIL, 949 


mettait les ordres de celui-ei et, au besoin, y ajoutait les 
siens propres, il se trouvait ordinairement à la tête de chaque 
parti un chef tiré de son sein: sous Paul III, le cardinal Pa- 
checo avait été celui des prélats envoyés par Charles-Quint; 
sous Pie IV, l'archevêque de Grenade fut reconnu, quoique 
avec plus de difficulté, pour celui des prélats envoyés par Phi- 
lippe IT, Le cardinal de Lorraine surtout joua ce rôle de la 

manière le plus ouverte ; il se représentait et agissait en toutes 
circonstances, comme le maître et le protecteur de ses collè- 
gues français. Il les réunissait chez lui, choisissait parmi eux 
des commissaires qu’il chargeait de dresser les articles néces- 
saires au salut de la France. Il avait promis que leur senti- 
ment serait toujours conforme au sien; quand un évêque ita- 
lien lui dit que cette promesse ne 8e réalisait pas, il répondit 
qu’il pouvait être contredit dans ses discours, mais qu’il ré- 
pondait des votes!. Il fut cependant contraint quelquefois de 
reconnaître qu’il s’était trop avancé ?. Il compromit sans doute 
son autorité par l’abus et surtout par l’étalage qu’il en fit. Du 
reste, la discipline tournait encore au profit du pouvoir civil, 

même quand elle subordonnait les évêques à l’un d’entre eux. 
Ce qui faisait désigner celui-ci pour chef, ce n’était pas seu- 
lement l’éclat de son siége ou de sa naissance, sa réputation 
de science ou de vertu, c'était encore la confiance de son 
prince ; il fallait qu’il y répondit. 

Le triomphe du pouvoir civil eût été de faire compter les 
suffrages par nations dans le concile, Les lialiens étaient les 
plus nombreux ; ils étaient très-bien placés pour se rendre à 
Trente et le saint-siége les y envoyait. Le vote par têtes leur 
donnait la prépondérance. Aussi les légats s’étaient-ils em- 
pressés de l’établir sous Paul HI *, quoiqu’ils fussent contraints 
par la prudence de reconnaître que la majorité des suffrages ne 
suffisait pas toujours en fait, si elle suffisait en droit. Ils le 
maintinrent, sous Pie IV, contre les réclamations des princes, 
notsmment de l’empereur Ferdinand, qui invoquaient l’exem- 
ple du concile de Constance *; ils le considéraient comme né- 


1 Pall,, liv. XIX, ch. VII, 7. 

3 Id., ib., ch. XIII, 6. ur $ 
5 Sarpi, liv. 11, p. 122-125. | 

* Pall., liv. XVIII, ch. XII, 2. 


250 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


cessaire pour prévenir un schisme. Le pouvoir civil se rejeta sur 
les réunions où se faisait le travail important et où s’arrêtaient 
les décisions de l’assemblée, en représentant que l’on pouvait 
y laisser une part égale aux diverses nations, sans porter at- 
teinte aù principe du vote par têtes. Quelque désir qu’eussent 
les légats de conserver aux Italiens, partisans naturels du 
saint-siége, leur prépondérance dans la préparation comme 
dans le vote des décrets, ils étaient forcés de faire sur ce der- 
nier point de fréquentes concessions aux ambassadeurs des 
souverains ou aux chefs ecclésiastiques des nations; ils n’é- 
taient pas insensibles eux-mêmes à l’avantage de hâter les 
travaux du concile, en s’assurant d’une adhésion anticipée 
aux décisions qui devaient être prises. Mais il ne fléchissaient 
pas sur le principe, et ils têchaient de limiter leurs conces- 
sions aux conférences des théologiens inférieurs, qui n’enga- 
geaient pas la liberté des Pères, 

Le vote et la préparation des décrets étant ainsi réglés, l’in- 
térêt de chaque prince était d’avoir au concile ses prélats en 
aussi grand nombre que possible. Ceux qui avaient tenu à ce 
que le concile se tint dans leurs États ou près de leurs États 
l’avaient bien compris. Lansac demanda que le roi envoyât 
beaucoup d’évêques français pour faire défendre ses intérêts !, 
Le saint-siége faisait de même : il avait été accusé de vouloir 
convoquer l’assemblée en Italie pour la composer à sa guise; 
une fois le concile ouvert, on l’accusa d’y faire aller des pré- 
lats dévoués, quand il avait besoin de leurs voix ; il se défen- 
dit lui-même et ses apologistes le défendent contre cette double 
accusation , mais quoi d’élonnant si le saint-siége employait 
les mêmes moyens que le pouvoir civil, ces moyens n'ayant 
d’ailleurs rien de déloyal*?? Pallavicini lui-même rapporte 
que les légats, en 1563, conseillèrent a Pie IV de tenir prêts 
un certain nombre d’évèques pour les envoyer à Trente, dans 
le cas où ceux d’outre les monts pousseraient trop loin leurs 
exigences ?, 

Nous avons tâché de faire voir quelle obéissance le pouvoir 
civil attendait des prélats. Les princes déclaraient cependant 


1 Pall., liv. XVII, ch. XIV, 1. 
2 Sarpi, liv. I, p. 129,— De Thou, t. IV, liv. XXXII, p. 343 et suiv. 
8 Pall., liv. XXIL ch. IL, 6, 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 9251 


qu'ils Jeur reconnaissaient le droit d'agir comme ils l’enten- 
daient. Lansac assura les légats que le roi très-chrétien ne 
recommandait pas à ses ambassadeurs d’exercer leur influence 
sur les prélats dans les questions intéressant la conscience, et 
prescrivait au contraire de laisser à ceux-ci une entière li- 
berté’. Rejetant sur le pouvoir religieux le reproche qui pou- 
vait leur être adressé, les princes alléguaient tantôt que le 
pape disposait arbitrairement de ses propres évêques, pour 
s’autoriser d’un tel exemple, tantôt qu’il tenait le concile en 
servitude, pour s’ériger en protecteur des Pères. Leurs pro- 
messes étaient menteuses, leurs excuses vaines. Ces Pères, pro- 
clamés libres, recevaient des ordres. 1] leur en coûtait cher pour 
être protégés. Des châtiments attendaient ceux qui voudraient 
user de leur prétendue liberté. Charles-Quint dit très-haut 
qu’il ferait sentir les effets de‘son mécontentement aux pré- 
lats qui relevaient de lui, s#’ils votaient pour la translation ?, 
Le comte de Lune, qui représentait le fils de Charles-Quint, 
s’exprimait presque aussi clairement : il s’écriait qu’il vou- 
dräit bien voir quels seraient les sujets du roi qui oseraient 
s’opposer à une demande de prorogation présentée au nom de 
celni-ci *, Nous avons vu Lansac menacer de confiscation les 
évêques qui ne l’auraient pas soutenu dans sa querelle de pré- 
séance avec l’ambassadeur d'Espagne. 

Mais si les menaces effrayaient les évêques, ne devaient- 
elles pas aussi les humilier ? Quelque idée qu'ils se fissent de 
leurs devoirs envers les rois, pouvaient-ils oublier leurs de- 
voirs envers l’Église ? Leur honneur leur permettait-il de pa- 
raître, leur foi de rester dans une complète dépendance? Le 
cardinal de Lorraine lui-même, quoique prétendant à représen- 
ter son roi, disait que les commandements de celui-ci ne lui 
feraient jamais violer les prescriptions de sa conscience ; il 
déclara qu’il attaquerait dans le concile quelques-uns des 
trente-quatre articles présentés par les ambassadeurs fran- 
çais *. Son intervention permit aux légats d'envoyer les ar- 
ticles à Rome et d'attendre la réponse du pape avant de les 


 Pall., liv. XIX, ch. XIV, 4. 
3 Jd., Liv. VII, ch. VILL, 6. 

3 Zd., liv. XXII, ch, VIE, 1. 

® Jd., liv. XIX, ch. XI, 1 et 2. 


959 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


soumettre au concile’. A vrai dire, la grande position du 
cardinal de Lorraine le mettait au-dessus de toute crainte, 
Ajoutons qu’il ne lui suffisait pas d’être ou de paraître le 
chef de son Église et l'organe de sa cour. Il aspirait, peut-être 
par zèle, peut-être par ambition et par orgueil, à devenir l’ar- 
bitre du concile, Pour jouer ce rôle, il devait renoncer à sou- 
tenir exclusivement les intérêts français. Aussi se mettait-il 
en relations directes avec l’empereur, qu’il allait trouver à 
Insprück, avec le pape, qu’il allait trouver à Rome, et cher- 
chait-il à prendre de l’ascendant sur les évêques de tous les 
pays. Tantôt il parvenait à se faire désigner par les Impériaux 
comme candidat à la présidence du concile, tantôt il se faisait 
fort d’obtenir l’adhésion des Espagnols à une proposition. Il 
assura et il étendit ainsi par son habileté l’influence, déjà 
considérable, que lui avaient donnée son rang et son éloquence. 
Il s’efforça de la retenir, quand la mort de son frère et l’affai- 
blissement de son parti en France la mirent en danger. Mais 
il mécontenta les ambassadeurs français par sa déférence 
pour le saint-père, les évêques français eux-mêmes par ses 
liaisons avec les Espagnols, enfin la cour de France par l’o- 
mission du nom du roi dans les acclamations dont il prit l’ini- 
tiative à la clôture du concile *, Les autres Pères du concile 
avaient plus à craindre et moins à gagner ; ils n’étaient pas 
" sûrs de pouvoir être libres avec impunité et ils n’avaient pas 
d'intérêt personnel à l’être. Cependant ils se montrèrent plus 
d’une fois honteux et impatients du joug. Sous Paul IE, l’ar- 
chevêque napolitain de Matera vota pour Ja translation du 
concile à Bologne *. Les évêques des provinces italiennes sou- 
mises à la maison d'Autriche n'étaient pas aussi dociles que 
les Espagnols; ils subissaient l'influence et'espéraient l’appui 
du pape. Les Espagnols eux-mêmes savaient défendre leur 
opinion. Ils tenaient à faire déclarer que la résidence des évé- 
ques était de droit divin : l’ambassadeur était indifférent ou 
même opposé à cette déclaration, qui devait enlever au roi le 
pouvoir d’éloigner les évêques de leur diocèse; mais un prélat 
lui dit qu’il l’avait appuyée parce que, en partant d'Espagne, 


1 Pall., liv. XX, ch. I, 3. 
3 De Thou, t. IV, liv. XXXV, p. 596. 
3 Pall., Liv. VILE, ch. VIL, 5 er 7; Liv. IX, ch. IX, 15. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 253 


il avait promis de n’avoir jamais égard aux intérêts du roi dans 
le concile’. Le roi fit défendre d’insister sur ce point ; l’ar- 
chevêque de Grenade et presque tous les évêques espagnols 
répondirent qu'ils se soumettaient, mais qu’ils n’en deman- 
deraient pas moins la définition de la résidence chaque fois 
qu’ils en trouveraient l’occasion ; ils écrivirent même à Phi- 
lippe IX, pour le faire changer d’avis *. Le prélat pour qui il 
était le plus facile d’être independant était l'archevêque de 
Braga; il] dit, en arrivant au concile, qu’il avait annoncé son 
départ au roi de Portugal, pour remplir un devoir de politesse, 
non pour obtenir une permission *. Mais un évêque qui ne se 
soumettait pas courait le danger d’être traité en séditieux : la 
résistance de l'archevêque de Matera avait stupéfait le cardi- 
mal Pacheco qui le trouvait obligé par sa naissance et par sa 
‘ dignité à ä penser comme l’empereur. L’archevêque de Sens et 
l'abbé de Clairvaux exprimèrent leur mécontentement, quand 
du Ferrier fit sa fameuse protestation : « On a cru, dit l’histo- 
rien de Thou°, qu’ils n’avoient depuis été revêtus de la pour- 
pre romaine que parce qu’ils avoient indignement préféré les 
intérêts du pape et de la cour de Rome à ceux de leur roi et 
de leur patrie. » 

Toutefois la dépendance n’excitait pas d’indignation chez les 
prélats, et ne rencontrait que peu de résistances, quand les 
ordres venaient directement des princes. C’était l’intervention 
constante et impérieuse des ambassadeurs qui la faisait pa- 
raître humiliante, intolérable. Les Espagnols surtout se plai- 
gnaient d’eux : « L’opinion prétendue de ces chefs, disaient- 
ils 5, n’était qu’une intrigue de courtisans, décorée, à la 
superficie, du nom royal, ou du moins, si cette opinion leur 
avait réellement été suggérée par le roi, S. M. ne voulait sans 
doute agir sur ses évêques qu’autant qu’elle pouvait le faire 
par des exhortations modérées, » Ils repoussaient ainsi les 
opinions qui leur étaient imposées, ou proteslaient contre les 
procédés dont on usait envers eux. Leur position était, en 
effet, singulièrement pénible; le comte de Lune, à Trente, 


1 Pall., liv. XVI, ch. VIE i et 2. 

3 Id. liv. XVII, ch. XIII, 2 et 6. — Cf. Sarpi, liv. VA, p. 532. 
3 Id., liv. XV, ch. X!, 4. 

&T. IV, liv. XXXV, p. 590. 

$ PalL., liv. XIX, ch. V, #4. 


254 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


Vargas, à Rome, ne leur laissaient ni liberté ni repos. L’éloi- 
gnement où ces ambassadeurs étaient de Madrid leur permettait 
et les forçait d'agir souvent sans consulter le roi. L’obéissance 
était d’autant plus humiliante, maïs la résistance était d’au- 
tant plus facile qu’ils agissaient de leur propre chef. Quand 
Vargas reprocha vivement à l’archevêque de Grenade de n’avoir 
pas insisté davantage pour faire déclarer la continuation du 
concile, les évêques répondirent qu’ils avaient le respect con- 
venable pour les ordres du roi, mais qu'ils ne voulaient pas se 
régler sur ceux du licencié Vargas, reprochant à ce dernier 
son humble extraction’. Le comte de Lune en était venu, 
d’exigence en exigence et d'échec en échec, à ce point de 

” minutie jalouse qu'il ne voulait pas laisser siéger les prélats 
espagnols dans les congrégations, qu'il déniaitaux Pères le droit 
de changer d’avis avant la session ? : il avait senti que toute 
son influence lui échappait. Les rapports n’étaient pas beau- 
coup meilleurs entre les ambassadeurs français et leurs évê- 
ques, mais les termes étaient presque renversés, c’étaient les 
premiers qui se tenaient sur la défensive, de peur d’être do- 
minés et effacés par le cardinal de Lorraine ; ils déclaraient 
nettement aux légats qu’ils n’étaient point tenus d’obéir à ce- 
lui-ci, qu'ils ne connaissaient que leurs instructions *. Quand 
ils furent partis pour Venise, le cardinal ne put obtenir d’eux 
qu’ils retournassent à Trente *. 

Il semble que les prélats avaient dans le pape et les légats 
des appuis naturels contre l’exclusive autorité du pouvoir civil. 
L'indépendance du pouvoir religieux intéressait particulière- : 
ment ceux qui en avaient la plus grande part. Les réclama- 
tions ne manquèrent pas de la part du saint-siége. Nous signa- 
lerons seulement une instruction communiquée à Ferdinand 
pendant le sejour qu’il fit à Inspruck. Il était dit que, s’il avait 
été porté atteinte à la liberté du concile, c'était par certains 
princes qui dounaient des ordres à leurs évêques. Les ambas- 
sadeurs français étaient désignés comme tenant les prélats de 
leur nation dans la plus dure servitude; le même reproche 


1 Pall., liv. XV, ch. XX, 10. 

3 Id., liv. XXI, ch. IV, 2. 

8 Id., liv. XIX, ch. XIV, 6. 

* Id., liv. XXII, ch. V}, 9 et 10. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 255 


tombait manifestement sur le cardinal de Lorraine. L’emnpe- 
raur était prié de faire cesser un tel abus ‘. Mais la cour de 
Rome était forcée de compter avec les faits ; elle ne se refusait 
pas à en tirer parti, quand elle en trouvait l'occasion. Elle 
n’élait pas fâchée de refuser la présidence du concile au car- 
 dinal de Lorraine, parce qu’il était le chef des Français, quoi- 
qu’elle parût, en donnant ce prétexte, reconnaître pour légitime 
_ la division des Pères en nations, en partis *, Jules III profita du 
séjour de Charles-Quint à Inspruck pour modérer l’ardeur des 
évêques impériaux à recouvrer l’indépendance de leur juridic- 
tion, comme Pie IV eut recours à l’intervention de Philippe I 
pour empêcher les Pères espagnols de faire déclarer que la 
résidence des évêques était de droit divin. Le même pontife 
demanda avec instance au même roi d’envoyer à Trente un 
ambassadeur « qui retint les évêques dans l’union et dans le 
devoir, » en attribuant les dissensions du concile à ce que 
l'Espagne avait été représentée pendant quelque temps par un 
simple secrétaire *. L’ambassadeur envoyé fut le comte de 
Lune. Les légats se repentirent peut-être d’avoir réclamé sa 
présence, mails ils eurent plus d’une fois, et non sans succès, 
recours à son autorité sur les évêques, sauf à se plaindre qu’il 
en abusât, quand il l’employait contrairement à leurs vues. 
Le concile se termina dans les mêmes conditions où il avait 
commencé, où il s’était tenu. A peine le pape l’avait-il rouvert, 
qu’il désira en voir la conclusion. Son influence y était prédomi- 
panie, mais qui pouvait savoir si cette assemblée serait toujours 
composée et disposée comme elle était, si elle ne se tournerait 
pas quelque jour contre lui? En outre, elle coûtait fort cher 
au trésor pontifical, toujours gêné. Mais les princes ne de- 
vaient pas consentir facilement à une conclusion trop prompte; 
les uns tenaient à ce que le dogme fût fixé complétement, les 
autres à ce que la réformation fût achevée; le concile servait 
à quelques-uns pour effrayer et contenir leurs sujets protes- 
tants : si le concile était clos malgré leurs désirs, ne pouvaient- 
ils pas le continuer sans les légats, tenir des synodes natio- 


1 Pall., liv. XX, cb. XIII, 10 et 11; ch. XV, 3; ch. XVI, 6. — Sarpi, 
iv. VII, p. 677. 

3 Pall., liv, XX, ch. VI, B. 

3 Id., liv. XIX, ch. XII, 5; liv. XX, ch. X, 11.— Cf. Sarpi, liv. VII, 
p. 600 et 664. 


256 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


naux, aller jusqu’à un schisme? Les légats, beaucoup moins 
empressés que le pape pour la conclusion, parce qu'ils en 
voyaient mieux la difficulté, servirent ses projets en modé- 
rant son ardeur. D'une part, le saint-siége renonça prudem- 
ment à rien demander ou prononcer lui-même, on résolut de 
faire prendre l'initiative et la décision par le concile ; on avait 
l'espoir que le cardinal de Lorraine, toujours prêt à se mettre 
en avaut, présenterait la proposition ‘. D'autre part on s’appli- 
qua à gagner les princes. Leur opposition parut d’abord telle- 
ment forte qu’on fut sur le point de s’arrêter à un moyen 
terme, la suspension, qui paraissait leur convenir. Mais peu 
à peu leurs sentiments changèrent : ils cessèrent de craindre 
un coup d’autorité du pape; plus le temps marchait, et, les 
Pères travaillant toujours, moins il leur restait à faire pour 
terminer leur tâche; dans les pays où les protestants étaient 
nombreux et puissants, le concile les irritait plus qu’il ne les 
effrayait; les princes sentaient la nécessité de faire revenir 
dans leurs États les évêques depuis longtemps absents. Le 
changement fut si complet, au moins chez les Impériaux, 
qu’ils finirent par insister aussi vivement que le pape auprès 
des légats : ils n’admettaient pas qu’il y eût d’obstacles de- 
vant lesquels ceux-ci dussent s’arrêter*. Les ambassadeurs 
français n'étaient plus à Trente, mais le cardinal de Lorraine 
parlait au nom du roi ; il annonçait que tous les prélais fran- 
çais avaient reçu l’ordre de partir après la session du 9 dé- 
cembre 1563, la clôture du concile ne füt-elle pas prononcée : 
cet ordre s’accordait parfaitement avec le désir impatient 
qu'avait le cardinal lui-même d'aller reprendre en France la 
direction de son parti : il ne cédait.pas d’un seul jour, il allé- 
guait qu’il était rappelé pour assister à un baptême en Lor- 
raine avec le roi et que celui-ci comptait l’entretenir des plus 
graves affaires”; la premièrie partie du motif était bien futile 
dans la seconde la politique ne se déguisait guère, L'empereur 
et le roi de France étaient soutenus par toutes les nations : le 
monde chrétien était las de ce concile, jadis tant désiré, qui 
avait en partie trompé son attente. Seule, l'Espagne résistait, 


1 Pah., liv. XXIII, ch. VIT, 16. 
3 Jd.,liv. XXUH, ch. IV, 4, 5. | 
8 Id., liv. XXIV, ch. Il, 8 et suiv.; liv. XXIV, ch. IV, 1 et suiv. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 257 


C'était beaucoup que de l'avoir isolée; on comptait sur l’in- 
tervention de l’empereur pour la fléchirs mais Philippe Il 
s’obstinait à demander que le concile terminât toute sa tâche 
sans rien précipiter; Vargas conjurait le pape d'empêcher la 
clôture, tant que son maitre n’y aurail pas consenli ; le comte 
de Lune déployait à Trente loute son activité, au risque même 
d’aller plus loin que son maitre, employait tous les moyens 
pour que la conclusion ne füt pas votée, tout au moins pour 
qu'elle ne le fût point par les évêques soumis à Philippe 11; il 
les réunissait chez lui et décidait les Espagnols sans pouvoir 
décider les Italiens, il prenait lui-même la parole et faisait 
entendre des menaces jusque dans les congrégations. Les lé- 
gats, pour triompher de sa résistance, usèrent d’un procédé 
que nous avons déjà indiqué: ils profitèrent de ce que les in- 
structions de Philippe II n’avaient pas été renouvelées à me- 
sure que des circonstances nouvelles s'étaient produites, que la 
nécessité de conclure le concile était devenue plus évidente; 
ils diminuèrent l’autorité du comte de Lune en le représen - 
tant comme n’ayant pas d'ordres; ils réussirent à l'ébranier 
lui-même. Euflu, quand la nouvelle parvint à Trente que le 
pape était mourant, quand son neveu, Charles Borromée, 
transmit aux légats l'ordre de clore saus délai le conciie pour 
qu’il ne püt disputer au sacré collége l'élection du futur pontife, 
toute opposition sérieuse disparut, la clôture fut prononcée: | 
Ainsi, depuis le premier moment jusqu'au dernier, les pro - 
positions des légats et les résolutions du concile parurent 
subordounées à la volonté des princes. Assurément rien n° est 
plus contraire au droit et à la raison de tous les temps, à nos 
idées modernes en particulier, que cétte continuelle immix- 
tion du pouvoir civil dans les travaux d’une assemblée reli- 
gieuse ; nous sommes également choqués et de la part que ses 
représentants prirent aux discussions de dogine et de disci- 
pline et de la despotique influence qui pesa sur les Pères : 
nous nous demandons avec étonnement ce que devinrent et la 
liberté de la conscience et cette inspiration divine, hautemeñt 
revendiquée par le catholicisme : la nécessité où se trouva 
l'Église de faire aux princes une si grande place dans son as- 
semblée, tant de concessions dans ses délibérations, est au- 


1 Pall., Live XXIV, ch. IV. — Sarpi, liv. VII, p. 715. 
XXXIV. 17 


258 DROIT ECCLÉSIASTIQUE, 


jourd’hui un sujet de douleur et de confusion pour ses prélats. 
L'intervention du pouvoir civil dans le concile de Trente fut 
un mal, qui le nie? Mais soit qu’on en considère les causes 
et les conditions, soit qu’on en recherche les effets, on recon- 
naît que Île mal ne fut pas aussi grand qu’il aurait pu l’être, 
qu’il l'aurait peut-être été en d’autres temps. 

Quelles furent les conditions où cette intervention eut lieu? 
Nous parlons du passé: n’oublions ni la position faite aux 
princes dans la société religieuse ni leurs propres sentiments, 
Évêques du dehors, tel était le titre que prenaient nos anciens 
rois,-que leur donnait sans difficulté notre ancienne Église; 
nous ne savons si les autres souverains le réclamaient aussi ; 
il leur eût convenu, car il exprimait une part faite à l’autorité 
civile dans le gouvernement de la société religieuse, part qui 
ne lui était refusée en aucun pays. Comment de grandes obli- 
gations n’eussent-elles pas été attachées à ce titre, à ce pou- 
voir? Les princes n'étaient pas étrangers à la sociélé reli- 
gieuse, ils tenaient à y être puissants, il fallait qu’ils y fussent 
dépendants. Si le droit de faire exécuter les règlements et les. 
saints canons leur était confié, étaient-ils eux-mêmes dispen- 
sés, soit de les respecter, soit d’obéir à l'autorité qui les avait 
établis, et qui pouvait en porter d’autres ? Il était indispensable 
d'être catholique pour être évêque du dehors. Les propres 
sentiments des princes s’accordaient avec la situation que. 
nous venons de rappeler. La foi n’était pas encore bannie de 
leurs âmes, quels que fussent les désordres de leur vie privée 
et l’immoralité de leur politique. Ceux qui étaient restés ca-. 
tholiques l’étaient sincèrement. Il y avait donc une double raison 
pour que les exigences du pouvoir civil représenté à Trente 
n’allassent pas au delà d’une certaine mesure, pour que ses 
menaces et son mécontentement s’arrêtassent devant les der- 
nières extrémités. L'hérésie ne devait pas se produire à Trente : 
le schisme ne devait pas en sortir. 

Ainsi le pouvoir civil fut amené à modérer lui-même son 
aotion ; mais en outre les effets en furent singulièrement at- 
téuués par l’habileté des papes et des légats. Il appartenait à. 
ceux-ci de défendre l’indépendance du pouvoir religieux, dé-. 
posé eutre leurs mains et dans celles du concile que les uns. 
‘ avaient convoqué et que les autres présidaient. 

Ils la proclamèrent plus d’une fois en principe, mais surtout 


CONCILE DR TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 289 


quand elle était trop outrageusement méconnue, sans la pousser 
jusqu'à ses extrêmes conséquences, sans nier ouvertement le 
droit des princes à l'intervention, même à l’influence. Pie IV, 
ordonnant à ses légais d’ouvrir le concile, avait écrit, à peu 
près dans les mêmes termes que Paul III : « Nous avons beau- 
coup attendu des princes; il ne faut plus retarder: ouvrez au 
plus tôt possible le concile au nom de Dieu ?. » Les légats, 
pressés par Pibrac, répondirent que les Pères préféreraient 
toujours la puissance et la dignité du concile aux volontés de 
tout potental et à tout intérêt humain, en promettant toutefois 
d’obliger la France sans porter atieinte aux droits de l'Église. 
En général, ils usèrent de persévérance et d’habilité plutôt 
que d'énergie. Une rupture ouverte eût été ausai contraire 
à l'intérêt religieux qu’au caractère ecclésiastique. Il ne fallait 
pas précipiter la dissolution du concile en tâchant d'assurer 
sa liberté, 

H y avait mieux à faire : le remède était dans le mal même. 
Le pouvoir civil était fort, mais divisé : le pouvoir pontifical 
semblait faible, mais il avait la force de l’unité : il ne se divi- 
sait pas et il ne variait pas. Le concile de Trente se réunit à 
trois reprises différentes. Les deux premières réunions se dis- 
tinguent de la troisième en ce que le pouvoir civil y fut 
vraiment représenté par un seul souverain, Charles-Quint. 
Il était à la fois empereur et roi d'Espagne. Son frère Ferdi- 
vand ne comptait pas à côté de lui. Les évêques français furent 
en très-petit nombre à la première réunions il n’y en eut pas 
à la seconde; Henri II n’y envoya pas même d’ambassadeurs, 
puisqu'il protesta par l’intermédiaire d’'Amyot. Tout le temps 
de la première réunion se passa dans une lutte sourde entre 
Charles-Quint et Paul IT. Il n’est pas douteux que le premier 
p’ait eu le dessein de dominer le concile, et par le concile, la 
papauté, Cosme I, duc de Florence, lui en donnait le conseil 
et lui en indiquait les moyens”. Le meilleur de tous était la 


+ 


1 Pall., liv. XV, ch. XIII, 2. 

2 Pall., liv. XVI, ch. XI, 7. — Cf. Sarpi, liv. VI, p. 491. 

5 Coll. des documents, etc. — Négociations diplomatiques de la France 
arec la Toscane, par M. Abel Desjardins, t. IL, p. 173 : Cosme à Granvelle, 
-_ 6 février 1547. 11 conseille à l’empereur d’abaisser le pape, non par la voie 
des armes, ce qui scandaliserait le roi de France et les Vénitiens, mais par 


260 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


force dont disposait un empereur toujours puissant et alors 
victorieux. Son influence sur le concile devint si forte, si 
menaçante pour Île saint-siége, que celui-ci recourut à la 
translation ; il rendit le concile impuissant, de peur de le voir 
rebelle. La seconde réunion fut instamment réclamée par le 
même Cbarles-Quint: il promit de la protéger ‘; il ne semble 
pas qu’il y ait eu de désaccord entre le pape et lui *. Mais à la 
troisième réunion, tous les princes catholiques étaient repré- 
sentés; il y en avait trois dont la puissance était à peu près 
égale. Comment la division ne se serait-elle pas mise entre 
eux? Ils sentaient leur infériorité et ils en comprenaient la 
cause : on eût dit qu’ils cherchaient, par des négociations et des 
coalitions, à reconstituer pour un temps et dans une certaine 
mesure cette antique unité du pouvoir civil, dont le souvenir 
s’élait transmis, avec les grands noms de Constantin et de 
Théodose, aux nations diverses du monde moderne, que Char- 
Jes-Quint avait peut-être espéré rétablir pour lui-même et 
pour sa dynastie. Que de tentatives pour obtenir des rappro- 
chements et des appuis! Que de recommandations faites par 
chaque prince à ses ambassadeurs, pour se concilier les re- 
présentanits des autres puissances, pour combiner leurs efforts 
avec eux! Nous avons vu, à l’ouverture du concile, sous Pie IV, 
le roi de France et l’empereur chercher à s'entendre, parce 
qu'ils avaient le même intérêt à la réformation et aux conces- 
sions en général : un peu plus tard, c’est à Madrid que la 
France fait des démarches pour détruire l’autorité du concile, 


le moyen du concile, en formant la demande d’une réforme, à laquelle 
s’associeront et le roi et la république : un peu plus Join il l’engage à 
« mettere il concilio nella forza sua. » 

1 Il rendit un édit, où il promit de donner tous ses soins au concile gé- 
néral, pour que tout s’y passät avec ordre, sans partialité, conformément 
à l'Écriture et à la doctrine des Pères ; il déclarait que l'affaire le regardait 
personnellement comme avocat et défenseur de l’Église ( De Thou, t. II, 
liv. VI, p. 71). 

3 «Les affaires du concile vont bien, grâce à Dieu, on voit clairement 
qu’on en est redevable à la chaleur que S. M. leur donne en toutes manières. 
Soyez persuadé, douseigneur, que son arrivée à Inspruck y a beaucoup 
contribué. » (Lettre de l’évêque de Badajoz à Granvelle, Lettres et Mémoires 
de Vargas, p. 256.) — « 11 faut absolument que tout se fasse ici de concert 
avec le pape. » (Lettre du docteur de Malvenda à l’évêque d'Arras, ib., 
p. 159.) 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 261 


notamment pour en réclamer la translation. L'Espagne n6 
reste pas isolée ; toutes les fois que le comte de Lune espère 
intéresser d’autres ambassadeurs à sa cause, il s'emploie ac- 
tivement auprès d’eux et, s’ils ne l’écoutent pas, va lui- 
même jusqu’à leurs souverains : il essaye surtout de gagner 
l’empereur, oncle du roi son maître. Ce n’est pas seulement 
une puissance qui se rapproche d’une autre : on essaie de 
former de véritables ligues entre toutes les puissances, les Im- 
périaux, pour obtenir la réformation, les Espagnols, pour faire 
rétracter la clause Proponentibus. Vains efforts! Toutes ces 
combinaisons, tous ces rapprochements étaient éphémères; 
nul prince n'aurait voulu d’une durable et complète union; il 
n’y avait ni sincérité ni solidité dans l’alliance conclue pour 
une seule question, au lendemain et à la veille de discussions 
opiniâtres ou ardentes sur bien d’autres points, touchant de 
plus près peut-être à l'intérêt ou à l’orgueil de chacun; un 
intérêt commun, comme celui qu’avaient tous les princes à la 
rétractation de la clause Proponentibus, ne suffisait pas pour 
les engager à une action commune; on craignait de donner 
au moins l’apparence du succès au rival qui avait le premier 
parlé au nom de tous. L'union des princes, en face du pape, 
n’aurait pu s'établir que s'ils s’étaient fortement attachés à 
un principe essentiel, la distinction du pbuvoir civil et du 
pouvoir religienx; certes, il y avait longtemps que cette 
distinction était connue, elle avait produit des luttes ter- 
ribles, mais, depuis que l'indépendance du pouvoir civil 
dans l'ordre civil était assurée, elle avait perdu son ancien 
intérêt ; il fallait, d’un autre côté, attendre plus de deux siècles 
pour qu’elle en retrouvât un nouveau, quand la société civile 
Voudrait s’émanciper à son tour : d’autres’questions avaient 
trop d'importance au concile de Trente pour qu’elle devint un 
principe d’action unique et décisif. Les causes qui affaiblis- 
saient Je pouvoir civil fertifiaient par là même le pouvoir re- 
ligieux : celui-ci ne manquait ni de perspicacité pour les saisir 
pi d’habileté pour en profiter, au besoin il aidait à ln naissutice 
de ces divisons qui lui étaient si utiles ; les souvenirs de la 
politique italienne l’inspiraient peut-être. Quand le concile 
s’était réuni sons Paul HI, Charles-Quint avait fait annoncer 
aux légats que son intention était de faire cause commune 
avec la cour de Romc; l’événement avait prouvé qu’on ne 


962 DROIT ECCL.— CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 


pouvait se fier aux promesses des souverains ; la cour de Rome 
ne forma point d’alliance indissoluble; elle était presque sûre 
de trouver toujours parmi les souverains un appui considé- 
rable quand elle en aurait besoin : tel qui venait d’être son 
adversaire devait être plus tard son allié. Pie IV s’appuya d’a- 
bord sur les Espagnols au risque de déplaire aux Français, 
mais il fut heureux de trouver ceux-ci, quand il voulut faire 
prononcer la conclusion du concile, après avoir travaillé avec 
ceux-là pour obtenir une déclaration de continuation, Il at- 
tendait beaucoup de Philippe Il; celui-ci protesta plus d’une 
fois de sa déférence sans réserve pour le concile, ordonna à 
ses prélats de soutenir le saint-siége, surtout contre les Fran- 
çais; mais lui-même était fort exigeant, comme tous ceux qui. 
rendent ou promettent de grands services, et sa soif de com- 
mander diminuait le mérite de son orthodoxie; il s’accordait 
avec ses évêques pour empêcher que le saint-siége ne réduisit 
à l’excès l’autorité du concile !. Ce fut encore à l’empereur Fer- 
dinand que les légats eurent le plus souvent recours, malgré 
ses demandes et ses reproches, malgré sa communauté d’in- 
térêts avec le roi de France et d’origine avec le roi d’Espagne, 
malgré la part et même l'initiative prises par lui dans des 
projets d’alliance avec l’un ou l’autre. Quand sa piété ne le 
portait pas du côté du pape, son caractère le retenait dans 
l'opposition la plus modérée. C'était lui qui faisait accepter 
les transactions. Il n’était pas jusqu'aux puissances de second 
ordre, telles que Venise ou Florence, dont les dispositions 
favorables ne fussent mises à profil par les légats. La victoire 
cependant ne pouvait pas être complète. Non-seulement les 
papes, pour se concilier les rois, se montraient faciles sur 
le règlement des affaires ecclésiastiques dans chaque État, 
sur les contributions à imposer au clergé, quoiqu'il fallüt mé- 


1 V. une lettre de Vargas à Granvelle, 28 février 1562(Papiers d’État, etc., 
p. 518). Vargas dit qu'il est à Rome seul à soutenit que le concile représente 
l'Église universelle et est infaillible Les courtisans du pape prétendent 
que la confirmation de celui-ci est indispensable pour donner l’infaillibilité 
aux réunions dogmatiques : « L’archevéque de Grenade répondit fort bien, 
dans une congrégation particulière, à l’évêque de Tortose, dominicain, qui 
avait prétendu que le conci'e pouvait errer : — Allez dire de semblables 
choces en Espazue et vous serez brûlé vif. » 


PHILOSOPHIE DU DROIT. — DOMAT. | 268 


ooûténter les évêques, mais encore, au sein même de con- 
cile, ils étaient forcés de céder sur bien des points, non pas, fl 
est vrai, sur les points essentiels. La chrétienté n’eut pas à se 
plaindre de toutes les concessions qui leur furent imposées : 
ilest certain que, sans la persévérance du pouvoir civil, la 
grande œuvre de la réformation ecclésiastique n’eût pas été 
ou entreprise ou accomplie. Une telle concssion pouvait coûter 
au pouvoir religisux, mais elle profitait à la religion. 
Aus. DESJARDINS. 


DOMAT ET SA OUNGEPTION PHILOSOPRIQUE DU DROIT. 


_ Par M. Émile FEITu, 
docteur en droit, substitut du procureur impérial à Saint-Brieuc. 


(Suite ?.) 


Il existe, dit Domat, deux sortes de lois : les lois immuables 
et les lois arbitraires. « Les lois immuables s’appellent ainsi, 
à parce qu’elles sont naturelles et tellement justes toujours ét 
« partout qu'aucune autorité ne peut ni les changer ni les 
« abolir. Et les lois arbitraires sont celles qu'une autorité légi- 
« time peut établir, changer et abolir selon le besoin. 

La définition de ces deux sortes de lois indique la nature 
de chacune d'elles, Les lois immuables ou waturelles sont 
toutes celles qui sont des suites nécessaires des deux pre- 
mières, et qui sont tellement essentielles aux engagements 
qui forment l’ordre de la société qu'on ne saurait les changer 
sans ruiner les fondements de cet ordre; au contraire, les lois 
arbitraires sont celles qui peuvent être différemment établies, 
changées et mêmes abolies, sans violer l’esprit des premières 
lois, et sans blesser les principes de l’ordre de la société. 

Nous savons quelles sont ces deux lois fondamentales et 
primordiales : aimer Dieu, aimer les hommes. C’est donc au 

$ Une des raisons qui avaient indisposé les évêques espagnols contre la 
cour de Rome était l'autorisation donnée par celle-ci à Philippe II de les 
faire contribuer à la guerre contre les corsaires d’Afrique. (De Thou, t. 1V, 


liv. XXXIL, p. 232.) 
2 V. Revue, t. XXXIV, p. 48. 


964 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


principe de l’amour que Domat rattache toutes les règles. 
L'homme a été créé pour aimer: c’est donc sur l’amour que 
doit reposer l’ordre social ; car l'homme a été créé pour la 
société. La société! voilà toujours ce que Pascal oublie; c’est 
toujours là qu’il faut en revenir avec Domat. 

Ainsi, ne faire tort à personne, rendre à chacun ce qui lui 
appartient, et, pour généraliser encore, agir envers les autres 
comme nous voulons qu’ils agissent envers nous, voilà des lois 
naturelles, des lois immuables, car « elles dérivent du prin- 
cipe de l’amour que Dieu a ordonné entre les hommes pour 
les unir, et elles sont essentielles à l’ordre. » 

Par une conséquence nécessaire, toutes les règles particu- 
lières essentielles aux engagements qui dérivent des premiè- 
res lois ont le même caractère d’immuabilité, bien qu'elles 
pe soient que des règles particulières. Telle est la règle qui 
oblige l’emprunteur à conserver la chose et le rend respon- 
sable de sa faute. Aïnsi les règles essentielles aux lois immua- 
bles sont elles-mêmes immuables. 

Quant aux lois arbitraires, c’est-à-dire, à celles qui ne se 
rattachént en rien aux deux premières, qui leur sont indiffé- 
rentes, on peut citer comme exemples les lois qui fixent la 
durée de la prescription, le nombre des témoins dans un tes- 
tament, etc. 

Il est facile de comprendre par ce qui précède que les lois 
immuables et les lois arbitraires ne sont si différentes dans 
leur essence que parce qu’elles diffèrent dans leur origine. 

Les lois immuables reposent sur les deux premières lois, 
dont elles ne sont qu’une extension; l’homme les trouve en 
lui, daus sa propre vature où le législateur suprême les a lui- 
même écrites. Elles sont donc diviues et naturelles. Elles sont 
 divines, car elles ont leur justice « dans la loi divine qui en 
est la source; » elles sont naturelles, car « Dieu les a gravées 
dans notre nature et les a rendues tellement inséparables de 
la raison qu’elle suffit pour les connaître. » 

Au contraire, les lois arbitraires procèdent de différentes 
causes, et l’on comprend en effet, si l’on considère le grand 
nombre de ces lois, qu’une source unique ne suffirait pas à 
les expliquer. | | 

La première cause est la nécessité de régler certaines diMi- 
cultés qui naissent dans l’application des lois immuables. 


DOMAT. 265 


Telles sont les lois qui règlent le temps de la prescription, la 
durée de la minorité, le taux de la légitime. 

Domat a insisté sur ce dernier point, et il a bien fait. La 
loi qui fixe la quotité de la légitime est arbitraire; pourquoi? 
Et d’un autre côté, pourquoi la loi qui établit la légitime ne 

l'est-elle pas elle-même? Voilà une distinction intéressante, et 
qui va justifier notre criterium. Rien de plus sage, de plus net, 
de plus limpide que l’exposition de Domat; il n’est pas inop- 
portun de rappeler ses idées, qui ont passé dans notre Code, 
mais qui sont aujourd’hui l’objet de vives discussions, Ces 
idées sont puisées dans la nature même des choses. 

La succession légitime est-elle naturelle? Il n’en faut pas 
douter. Elle a son fondement dans l’ordre de la société; car la 
liaison que forme la naissance entre les ascendants, les des- 
cendanis et les collatéraux est la première que Dieu a établie 
entre les hommes pour les unir en société et les attacher aux 
devoirs de l’amour mutuel. 

La succession testamentaire est-elle naturelle? Oui, car 
bien qu’aux yeux de Domat elle soit moins favorable que la 
succession légitime, elle a aussi son fondement dans l’ordre 
de la société; il peut arriver qu’une personne n’ait pas de pa- 
rents, qu’elle n’ait que des parents éloignés ou indignes; il 
peut arriver qu’elle ait un bienfaiteur à récompenser, qu'elle 
ait des devoirs de reconnaissance et d'affection à acquitter ; 
comment ne lui serait-il pas permis de disposer de ses biens, 
surtout de ceux qu’elles a acquis par son industrie et par son 
travail? — Il y a une autre raison que Domat n'indique pas, et 
je le regrette, car il était digne de lui de la comprendre et de 
Ja développer. Cette raison, toute philosophique et aussi bien 
- chrétienne, est tirée de l’immortalité de l’âme.Cicéron l'avait 
pressentie; Leibnitz l’a exposée avec une grande supério- 
rité ?. 

Ainsi la succession légitime et la succession testamentaire 
reposent toules les deux sur l’ordre social. Mais alors com- 
ment les concilier ? , 


1 « Testamenta vero mero jure nullius essent momenti, nisi anima esset 
immortalis. Sed quia mortui revera adhuc vivunt, ideo manent Domini 
rerum, quos vera heredes reliquerunt coucipiendi sunt ut procuratores in 
rem suam, » Leibnitz, Nora methodus, pars Il, $ 20. 


266 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Si tous les hommes agissaient suivant la prudence et cone 
formément à l’esprit des premières lois, il suffirait d’aban- 
donner cette conciliation aux volontés individuelles. Chacun 
saurait proportioner ses dispositions dans une équitable mesure 
à l’état de sa fortune et aux devoirs que lui imposeraient les 
considérations de famille, de reconnaissance et d’affection. 

Mais la prudence ne guide pas tous les hommes ; beaucoup 
mésusent de leur liberté, et ne suiven: que leur caprice et leur 

- fantaisies; d’autres ignorent l’état de leurs biens et de leurs 
affaires. Alors il devient nécessaire que le législateur inter- 
vienne pour empêcher les abus. 

De quelle manière et dans quel sens se produira cette inter- 

vention ? La loi ne maintiendra-t-elle que les dispositions rai- 
sonnables, faites avec prudence ? 1l le faudrait sans doute, si 
celte combinaison était possible; car, dit excellemment Domat, 
« le principe qui rend juste la liberté des dispositions testa- 
mentaires n'est autre que l’équité et l'usage de cette pru- 
dence. » Les lois qui permettent de disposer par testament 
renferment assurément dans leur esprit la condition que les 
dispositions d’un acte aussi sérieux seront conformes à la rai- 
son. « Mais quoique cette intention ne doive pas s’entendre 
autrement, il y aurait eu trop d’inconvénients d’ajouter à la 
loi qui permet le testament, la condition que les dispositions 
fussent raisonnables ; car cette réserve mettrait en question 
tous les testaments et ceux mêmes qui seraient les plus réglés 
par la prudence et l’équité. » 

Quel parti prendra donc le législateur ? Le plus sage sera de 
mettre des bornes à la liberté testamentaire. Par là se conci- 
liera cette liberté avec le droit de la famille. « Comme il n’est 
pas possible de faire pour chacun une règle particulière, il a 
été nécessaire, pour concilier ces deux lois et les réduire en 
règles communes pour tous, qu’on fit une loi arbitraire qui 
boruât la libertè de disposer au préjudice des enfants, et qui 
leur conservât une certaine portion des biens de leurs parents 
dont ils ne puissent être privés. » | 

On voit comment la loi qui fixe le taux de a légitime est ar- 
bitraire, tandis que la loi qui institue la légitime ne l’est pas. 

Il est vrai que généralement la même loi qui ordonne la lé- 
gitime en règle aussi la quotité ; d’où pour notre jurisconsulte 
l’occasion de poser une proposition précieuse : Toute loi arbi- 


DOMAT. 967 


traire, qui dérive d’une loi immuable, a deux caractères qui 
font comme deux lois en une ; car il y a dans ces lois une partie 
de ce qu’elles ordonnent qui est un droit naturel, et il y en a 
une autre qui est arbitraire. 

Cette distinction si sage ne devrait-elle pas dominer toutes 
les discussions qui s’élèvent aujourd’hui sur la question de la 
liberté testamentaire? Si le règlement de la portion réservée 
est une question d’opportunité, de circonstance, de mesure, 
le principe de la réserve n’est-il pas lui-même inattaquable ? Je 
pe veux pas examiner ici toute les considérations que l’on fait 
valoir ; mais qu’on lise les pages que Domat a consacrées à la 
question et dont je n’ai donné qu'une analyse, et l’on verrasi 
le jurisconsulte, en même temps qu’il se montre vraiment 
national, ne parle pas aussi le langage de la raison, du bon 
sens, de la loi enfin qui doit être, suivant le mot de Montes- 
quieu, la raison simple du père de famille. 

La seconde cause de lois arbitraires a été l’invention de 
certains usages qu'on a crus utiles à la société. Il y a en effet 
des matières naturelles et des matières inventées. Les ma- 
tières naturelles sont celles qui ont toujours été en usage dans 
tous les lieux : telles sont l’échange, le louage, le dépôt, la 
tutelle, la succession, etc. Les matières inventées se rattachent 
aux besoins et aux usages de certaines sociétés particulières, 
Elles ont d'ailleurs leur foudement dans quelque principe de 
l'ordre social; car chaque société particulière se rattache à la 
société générale des hommes. Telles sont les matières des 
flefs, du cens, des subslitutions, etc. Aussi, bien qu’elles soient 
réglées par des lois arbitraires, ces matières ont néanmoins 
plusieurs lois immuables, de même que les matières naturelles, 
réglées par des lois naturelles, ont aussi des lois arbitraires. 

Mais il est vrai de dire que, dans les matières naturelles, 
la plupart des lois sont immuables, et le droit romain en offre 
là preuve ; tandis que, dans les matières inventées, la plupart 
des règles sont arbitraires. Telles sont nos coutumes qui sont 
presque toutes différentes en divers lieux. 

Voici déjà une réponse aux raisonnements de Pascal. Sans 
aucun doute, il était frappé des divergences de nos coutumes. 
Or cette diversité, si ellé est regrettable (el Domat est le 
premier à la regretter), n’a cependant pas de quoi surprendre, 
etelle ne prouve rien contre l’existencé des lois naturelles. 


268 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Bien plus, nous verrons que ces dernières peuvent elles- 
mêmes être entendues de différentes manières, et produire des 
conséquences différentes, sans que leur principe immuable 
en soit atteint. 

Mais les lois arbitraire sont-elles justes? ont-elles une auto- 
rité légitime ? quel est le fondement de l’obéissance qui leur est 
due ? D’un autre côté, l’autorité des lois naturelles, n’a-t-elle 
pas le même fondement que l'autorité des lois arbitraires? Et, 
s’il en est ainsi, pourquoi distinguer les deux espèces de lois? 
N’est-il pas plus simple de -leur obéir à toutes uniquement 
parce qu’elles sont lois? C’est à cette confusion qu’arrive 
Pascal. 

Domat est donc naturellement amêné à rechercher la jus- 
tice et l’autorité des lois. La question est importante; car 
c’est cette justice et celte autorité « qui donnent aux lois la 
force qu’elles doivent avoir sur notre raison. » | 

Il y a, dit Domat {et je regrette que les bornes de cette 
étude m'’obligent à résumer son analyse, qui est parfaite), il 
y a dans toutes les lois une justice universelle et une autorité 
universelle. Leur justice consiste dans leur rapport à l’ordre 
de la société dont elles sont les règles ; leur autorité consiste 
dans l’ordre divin qui soumet les hommes à les observer. 
Autre chose cependant sont, au point de vue de la justice et 
de l’autorité, les lois naturelles, autre chose les lois arbi- 
traires. Les lois naturelles sont essentiellement justes; elles 
sont La justice même; elles ont donc une autorité naturelle 
sur notre raison; car la raison ne nous est donnée que pour 
sentir la justice et la vérité, et nous y soumettre, Mais parce 
que tous les hommes n'ont pas toujours la raison assez pure 
et le cœur assez droit pour y obéir, la police donne à ces lois 
un autre empire indépendant de l’approbation des hommes 
par l’autorité des puissances temporelles qui les font garder. 
_« Quant aux lois arbitraires, qui peuvent être changées ou 
abolies sans que les fondements de la société soient ébranlés, 
leur justice consiste dans utilité particulière qui se trouve à 
les établir suivant les temps et les lieux, et leur autorité con- 
siste seulement dans la force que leur donne la puissance 
de ceux qui ont droit de faire des lois, et dans l’ordre de Dieu 
qui commande de leur obéir. » 

Cette théorie ruine l’argumentation de Pascal. Il ne voit 


DONAT. __ 269 


dans la loi quela loi elle-même; or non-seulement les lois na- 

turelles ont un fondement rationnel, qui leur donne un carac- 
tère d’universalité, mais les lois arbitraires elles-mêmes, bien 
que contingentes, ont un caractère universe] qui les rattache à 
l’ordre social. Domat, en même temps qu’il répoud à Pascal, 
justifie d’avance cette définition de Montesquieu qui a été 
l’objet de tant de critiques, mais qui, bien comprise, com- 
mande l’admiration : « Les lois, dans la signification la plus 
étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la na- 
ture des choses. » Montesquieu, de la hauteur où il se place, 
embrasse certainement, et avec raison, les lois arbitraires, 
qui, malgré leur mobilité, reposent cependant sur des rap- 
ports nécessaires, car toutes ont leur raison d’être dans la 
raison universelle, et se rapportent à l’ordre des choses tel 
qu’il a été établi par la sagesse divine. L’auteur de l'Esprit 
des lois n’ignore point la diversité des lois positives ; tout 
son livre a pour objet d’expliquer cette diversité. Ces lois 
doivent être envisagées en une série de relations, qui consti- 
tuent leur esprit, et c’est cet esprit qu’il approfondit en his- 
torien de l’humanité. Mais il a eu soin de proclamer d’abord 
l'existence d’une raison primitive qui gouverne les mondes, 
et plus loin il ajoute : « La loi en général est la raison hu- 
maine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre, 
et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent 
être que les cas particuliers où s'applique cette raison bhu- 
maine, » * 

La définition de Montesquieu est donc aussi juste qu’elle est 
profonde ; elle exprime en une formule précise la théorie de 
Domat, qui en est comme le commentaire anticipé; elle recon- 
naît dans toutes les lois un rapport nécessaire avec la condi- 
tion des choses, et par cela même un côté universel qui fonde 
leur justice et leur autorité; mais elle ne contredit pas la dis- 
tinction entre les lois arbitraires et les lois immuables, entre 
les lois arbitraires qui sont contingentes, variables, mobiles, 
qui ont sans doute pour l’historien un esprit consistant dans les 
diverses relations qu’elles peuvent avoir avec diverses choses, 
mais qui s’imposent tout d’abord par leur autorité, — et les lois 
immuables, qui n’ont rien de contingent, qui sont la justice 
même, de telle sorte que c’est en elles-mêmes qu’il faut cher- 

cher leur esprit En elles-mêmes, bien mieux vaut dire en 


970 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


nous-mêmes et dans notre propre nature. Le même philosophe 

qui a affirmé dans les temps antiques /a loi qui est en face 
de la loi qui a été faite, a posé en même temps cette grande 
règle qui est le point de départ de la science morale ; Con- 
pais-toi toi-même. 

Malheureusement beaucoup d'hommes ne sentent même pas 
la simple différence entre les lois immuables et les lois arbi- 
traires. « De sorte qu’ils les regardent toutes indistinctement 
comme n'ayant que la même nature, la même justice, la même 
autorité et le même effet. » Au milieu de ce mélange infini de 
règles de toutes les matières ou naturelles ou inventées, ils ne 
cherchent pas à démèler les caractères qui les distinguent. 


Lorsque les règles naturelles n’ont pas l'évidence des premiers 


principes dont elles dépendent, et qu’elles n’en sont que des 
conséquences un peu éloignées, ils ne cherchent pas, il n’aper- 
_çoivent pas la liaison de ces règles à leurs principes. 

Au contraire, les lois arbitraires, foujours en évidence parce 
qu'elles sont écrites, ne contenant que des dispositions sen- 
sibles, font beaucoup plus d'impression sur leur esprit. 

Domat s'élève contre ce matérialisme, dont il redoute l’in- 

fluence pour les esprits peu justes, et surtout de la part de 
ceux « qui tâchent, comme le font plusieurs, de trouver des 
lois, non pour la raison, mais pour le parti qu’ils ont em- 
brassé. » Aussi déclare-t-il qu’il travaille « pour ceux qui man- 
 quent de lumières » et « contre ceux qui manquent de sincé- 
rité ; » et il ajoute : « Comme il n’y a poinf de science humaine 
où la conséquence des égarements soit plus importante qu’en 
celle des lois, et que l’intérêt qui dépend de la manière de les 
appliquer fait que le cœur y prenant parti tourne à ses vues 
celles de l’esprit, on voit quels sont les abus que font des lois 


ceux qui épousent ou la défense ou la protection des mauvaises 


causes, » 

Quoi ! On peut abuser des lois naturelles! — Que signifie 
‘donc cette proposition qu’elles sont la justice même? Si 
leur application n’est pas la même partout, si elles sont elles- 
mêmes divergentes et mobiles, à quoi bon les distinguer des 
Jois arbitraires? — Revenons au fait; cela est plus simple. — 
Et vraiment ne croyons-nous pas entendre ici Pascal faire 
l’objection et triompher : « La coutume fait toute l’équité par 
cette seule raison qu’elle est reçue; c’est le fondement mys- 


DOMAT. 974 


tique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit… 
La loi est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davan- 
tage. » | 

= Mais Domat n’élude pas lobjection : : « Les lois immuables, 
dit-il, ne sont pas toujours en évidence. » Il faut donc creu- 
ser plus profond dans la matière; de là l’esprit des lois, la 
science. — 11 y a en effet deux sortes de règles naturelles ; — 
bien plus, il y a des règles naturelles qui, malgré l’immuabi- 
lité de leur principe, souffrent des exceptions ; enfin, toutes 
n’ont pas les mêmes effets, — C’est là précisément la théorie 
de l'esprit des lois. 

Il y a deux sortes de lois naturelles. L’une est de celle dont 
l'esprit est convaincu sans raisonnement par l'évidence de leur 
vérité. Telles sont ces règles que les conventions tiennent 
lieu de lois à ceux qui les ont faites, que le vendeur doit ga-' 
rantir, que le dépositaire doit rendre le dépôt. Et l’autre est 
de ces règles qui n'ont pas cette évidence et dont on ne dé- 
couvre la certitude que par quelque raisonnement qui fasse 
voir leur liaison aux principes d’où elles dépendent. Telle 
est la règle que la survenance d’un enfant révoque la dona- 
tion, même si l'enfant vient à mourir avant que le donateur 
ait fait aucune démarche pour cette révocation. Cette règle et 
autres semblables sont naturelles, car s’il y a tout d’abord des- 
motifs de douter, il y a un motif d'équité déterminant. Elles 
sont naturelles, car « c’est la raison qui choisit entre des sene 
timents opposés, » à la différence des lois arbitraires « dont 
les dispositions sont telles, qu’on ne saurait dire qu’une loi 
différente fût contraire aux principes de l'équité. » 

Il résulte de là que les lois naturelles demandent de l’étude 
et du discernement. Mais du moins, ces lois une fois trouvées et 
déclarées ne doivent-elles pas avoir un caractère d'immuabilité 
tel, qu’elles ne souffrent ni dispenses ni exceptions ? Ce serait. 
une erreur de le penser, Il est vrai que plusieurs lois sont dans 
ce cas; mais il y en a aussi plusieurs dont il y a des exceptions 
et des dispenses sans que leur principe immuable soit altéré. 
Cela tient à ce que les lois doivent être considérées dans 
leurs rapports à l’ordre de la société et à l’esprit des premières 
lois; de sorte que si cet ordre et cet esprit commandent d’en 
restreindre quelques-unes par des exceptions ou par des dis 
penses, elles reçoivent ces tempéraments. Les lois qui or« 


‘972 PHILOSOPHIE DO DROIT. 


donnent la bonne foi, la fidélité, la sincérité et qui défendent 
le dol et la fraude ne souffrent ni dispenses ni exceptions, et 
elles ne pourraient en recevoir sans que l’esprit des pre- 
mières lois et l’ordre social fussent blessés. 11 en est autre- 
ment de la loi de la garantie pour le vendeur, il peut en être 
déchargé; de même la loi qui ordonne l’exécution des con- 
ventions souffre exception pour le mineur qui s’est légèrement 
engagé contre son intérêt. | 

Ces exceptions et ces dispenses ont leur fondement sur l’es- 
prit des lois, et c’est ce que Domat explique avec une grande 
profondeur et beaucoup de précision. « Elles sont, dit-il, 
elles-mêmes d’autres lois qui n’altèrent point le caractère des 
lois immuables, dont elles sont des exceptions; et ainsi toutes 
les lois se concilient les unes les autres, et s’accordent entre 
elles par l'esprit commun qui fait la justice de toutes en- 
semble. Car la justice de chaque loi est renfermée dans ses 
bornes, et aucune ne s'étend à ce qui est autrement réglé par 
une autre lois et il paraîtra dans toutes sortes d’exceptions 
et de dispenses, qui sont raisonnables, qu’elles sont fondées 


sur quelques lois. De sorte qu’il faut considérer les lois qui 


souffrent des exceptions comme des lois générales qui règlent 
tout ce qui arrive communément ; et les lois qui sont des ex- 
ceptions et des dispenses comme des règles particulières qui 
sont propres à de certains cas; mais les unes et les autres 
sont des lois et des règles également justes, selon leur usage 
et leur étendue. » 

Enfin, les lois naturelles ne sont pas toujours appliquées de 
la même manière et ne produisent pas parlout les mêmes 
effets. — 11 est juste en tous temps et en tous lieux que la 
succession soit laissée à l'héritier ; c’est une application du 
principe que l’on doit rendre à chacun ce qui lui appartient, 
— Mais on comprend que dans la difficulté de concilier la 
succession légitime et la succession testamentaire, un légis- 
Jateur donne la prédominance à l’une ou à l’autre. Cepen- 
dant, le devoir du législateur est de concilier. Or, comment 
établir l'accord entre le droit des héritiers du sang et l’usage de 
la liberté testamentaire? «La nature ne fixe pas celte liberté 
à un certain point. » De là, nous l’avons vu, l'arbitraire du 
législateur; de là, le mélange de la loi naturelle et de la loi 
arbitraire. De même, dans la succession légilime, on v’a pas 


nn es nr MEME) me CnmEnls ms 


DOMAT. | 273 


partout la même idée du droit naturel qui appelle les colla- 
téraux aux successions. 

Ces différences, ces contrariétés des lois particulières ne 
viennent pas de l'incertitude ou de l’obscurité des principes, 
mais de ce que, dans les faits particuliers, l’application de ces 
principes étant d'ordinaire suivie d’inconvénients de part et 
d’autre , il faut choisir le moindre. Ainsi, il y a des lois 
dépendant de premiers principes immuables sùr lesquelles il 
faut raisonner, qui sont sujettes à changement, et souvent 
contraires entre elles, « parce que l’immutabilité de ces pre- 
miers principes n'empêche pas qu’ilsne s’appliquent différem- 
ment, selon la nécessité de différents événements qui sont sujets 
au changement ‘.» De même donc que la contrariété des 
lois arbitraires s’explique, de même la contrariété de lois na- 
turelles s’explique aussi, et à vrai dire, la plupart du temps, 
cetle contrariété résulte, non des lois naturelles elles-mêmes, 
mais des lois arbitraires avec lesquelles elles se combinent ; 
‘ce qui n'empêche pas les premiers principes d’être im- 
muables. 

On voit combien il est essentiel de remonter à ces premiers 
principes; en définitive, c’est toujours à l’étude des lois 
naturelles qu’il faut revenir. Domat veut que cette étude soit 
solide ; elle est bien plus importante que celle des lois arbi- 
traires, qui sont plus bornées et ne demandent que de la mé- 
. moire. — Le jurisconsulte fait ici abstraction, bien entendu, 
du point de vue de l'historien qui suit le développement de 
l'humanité dans les lois positives. 

Les lois naturelles sont en très-grand ombre: car elles rè- 
glent une multitude de cas, eiles s'appliquent aux matières 
les plus communes et les plus importantes. La raison seule 
ve suffit pas pour les trouver et les appliquer à tous les be- 
soins. Premier motif de les étudier. 

Il y en a un second, c’est que ces lois sont les fondemerts 
de toute la science du droit. C’est toujours par des raisonne- 


1 Harangue prononcée en 1679.—« Il est si vrai, dit Domat dans un autre 
discours, que toutes les lois particulières sont des suites de ces premières 
vérités, qui par leur clarté persuadent l’entendement, que la contrariété 
même qui se trouve en elles selon les temps et selon les lieux, en est un 
‘effet; car cela même est encore une vérité que selon les temps et selon les 
lieux, il faut différemment ou PA ou défendre la même chose. » 

XXXIVY. 18 


974 PHILOSOPHIE DU DHOIT. 


ments tirés des lois naturelles qu’on examine et qu’on discute 
les questions de toute nature qui peuvent naître de l’opposi- 
tion apparente de deux lois naturelles, ou d’une loi naturelle 
et d’une loi arbitraire, ou de deux lois arbitraires. « Comme 
il faut raisonner sur la nature et l’esprit des règles, sur leur 
usage, sur leurs bornes, sur leur étendue, et sur d’autres sem- 
blables vues, on ne peut fonder les raisonnements ni former 
les décisions que sur les principes naturels de la justice et de 
l’équité. » 

Nous pouvons maintenant suivre l’enchaînement des idées 


de Domat. Quelle victorieuse réponse à Pascal! Et en même 


temps, quelles fortes bases pour la sciencel Comme le droit 
se relie aux lois primitives, et comme il occupe bien sa place 
au milieu de cette synthèse sociale que Domat a exposée à 
larges traits. La société! Voilà ce qui échappe au regard 
si pénétrant de Pascal; voilà ce qui domine au contraire 
Pœuvre du jurisconsulte de Clermont. Il étudie l’homme 
dans sa nature, la société dans ses conditions d’existence ; il 
a une vue profonde de la nature humaine, une vue haute et 
large de la société, et le droit lui apparaît dans ses rapports 
avec les premiers principes qui constituent l’ordre social. Il 
s'attache à distinguer les lois qui sont l’expréssion pure des 
principes éternels, et les lois arbitraires. Toutes ont une justice 
et une autorité universelles, mais elles diffèrent dans leur ori- 
gine, dans leur justice et leur autorité mêmes, en un mot, dans 
leur essence. Il importe de les distinguer , non pour les 
mettre en état d’opposition et en faire des rivales, ce qui serait 
le désordre, mais pour les rapprocher au contraire, de telle 
sorte que le législateur s’efforce chaque jour, de plus en plus, 
d’épurer la loi positive au contact de la loi naturelle, et que 
‘chaque jour aussi, le jurisconsulte et le juge, mieux pénétrés 
des premiers principes, comprennent mieux le droit, l’esprit 
dês lois. 

Or, cet esprit, quel est-il? C’est, dans les lois naturelles, 


Péquité, qui mesure chaque règle, qui en fixe l’étendue et les 


bornes, et daus les lois arbitra'res, l'intention du législateur. 
En d’autres termes, c’est le discernement, c’est l’œuvre de la 
raison ; mais œæ n’est pas tout, il faut joindre à ce sentiment 
une vue générale de l’équité universelle. L’équité est la loi 
universelle qui s'étend à lout. Toutes les règles, soit naturelles 


DOMAT. 275 


soit arbitraires, ont leur usage tel que donne à chacune la jus- 
tice universelle qui en est l'esprit. Tel est le dernier mot de 
cette synthèse juridique. Le droit, qui a sa suurce dans l'ordre 
universel, a son esprit dans l’équité universelle. 

Voilà le droit constitué comme science rationnelle. Mais ce 

n’est pas encore assez. Est-ce que cette science est susceptible 
de s’incarner en une formule sociale ? Est-ce que cette concep- 
tion juridique est susceptible d’une réalisation pratique? C'est 
la dernière objection du scepticisme, et s’il triomphait ici, il 
faut convenir que tout le reste importerait peu. Mais ici encore 
il sera battu, et où Domat ira-t-il chercher ses armes? Dans 
la législation romaine, 

La victoire semblait difficile. Quelle législation : a plus subi 
l'empreinte des lemps que celle de Rome? Elle fait songer au 
mot de Pascal : Le droit a ses époques. Quelle législation porte 
à un degré plus remarquable le cachet national, et comment 
trouver le droit sous ce vêtement historique dans lequel” elle 
nous apparaît drapée par le génie de Cujas? 

Îl n'importe; sous cette enveloppe nationale, Domat retrou- 
vera le droit; il le retrouvera au milieu « de tant d'ouvrages 
de tant de personnes faits en divérs tèmps par différentes vues 
sur divérs sujets et par un progrès insensible de remarques 
particulières sur des faits de toute nature... » Qu’ importent en 
effet ces vues différentes de tant'de jurisconsulies, si si une ‘même 
et profonde vue de la nature humaine et des rapports sociaux 
les domine toutes? Et ainsi Domat explique comment le droit 
se dégage de cet ensemble dé décisions, comment « par une in- 
flaité d'événements pendant plusieurs siècles et dans l’étendue 
du plus grand empire qui ait jamais été, l'application d’un 
grand nombre de personnes habiles à pu recueillir les faite 
qui ont fait naître les différends, remarquer les prineipes dont 
on s’est servi pour les décider, former des règles sur ces 
principes, les diversifier selon les différents faits obligeant à à 
les distinguer, rapportér lés règles à leurs matières, et par 
l'assemblage de ces matières. et de leurs règles, composer une 
science qui a pour objet tout ce qui se passe Fr société 
des hommes et qui peut faire naître entre eux quelques diffé- 
rends, » — Voilà, caractérisée en termes parfaits, la méthode 
des idscotsultes romains, cette méthode d'observation philo- 
sophique, que Socrate et son divin disciple avaient enseignés 


976 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


à la Grèce, et à laquelie Cicéron avait initié le monde romain.— 
Mais cette méthode, il n’était pas facile de la retrouver. Com- 
ment extraire le droit de cet ensemble de décisions? Ouvrons 
les Pandectes. L’œuvre savante des jurisconsultes semble 
n’exister plus, tant elle a été altérée et mutilée par Tribonien! 
On l’a comparée, non sans raison, à une espèce de marque- 
terie. Plusieurs des matières ne sont pas à leur place ; il y en 
a qui sont jointes à d’autres sans rapport entre elles. La plupart 
des règles sont sans suite; il y en a qui ne sont pas dans leur 
vrai jour et qu’il faut dégager des décisions de faits particu- 
liers ; trop souvent on regrette l’absence de définitions ; il ya 
des redites, il y a des subtilités. En un mot, c’est un assem- 
blage de pièces rapportées ; c’est la confusion et le désordre. 

Comment arriver à l’unité? Comment reconstituer la science ? 
Par la méthode. Domat se propose donc de mettre les lois 
civiles dans leur ordre; il définit l’ordre « le juste assemblage 
des parties qui forment un tout. » 1] montre comment il est 
impossible de saisir, de comprendre une science, si l’on ne 

saisit les rapports et les liaisons des vérités qui la composent ; 
il faut commencer par les vérités qui doivent s'entendre par 
elles-mêmes et qui sont la source des autres ; celles-ci doivent 
suivre, selon qu’elles dépendent des vérités premières et 
qu’elles sont liées entre elles; l'esprit devant se conduire des 
unes aux autres doit les voir en ordre; et c’est cet ordre qui 
fait l'arrangement des définitions, des principes et des détails. 
Quelle satisfaction pour l’esprit lorsqu'il est arrivé à créer 
l'ordre, et à la place d’un {as confus de matériaux, à élever un 
édifice dans sa symétrie! | 

Tel est donc le plan de Domat. Il distinguera les matières du 
droit et les assemblera selon le rang qu’elles comportent natu- 
rcllement ; il divisera chaque matière selon ses parties et ran- 
gera en chaque partie le détail de ses définitions, de ses prin- 
cipes et de ses règles, n’avançant rien qui ne soit ou clair par 
soi-même ou précédé de tout ce qui peut être nécessaire pour 
le faire entendre. 

On le voit, c’estla méthode de Descartes; c’est cette méthode 
qui consiste « à ne recevoir jamais aucune chose pour vraie 
qu’on ne la connaisse évidemment être telle; à diviser chacune 
des difficultés qu’on veut examiner en autant de parceiles 
qu’il se peut el qu'il est requis pour les mieux résoudre; à con- 


La 


DOMAT. | 977 


duire par ordre ses pensées en commençant par les objets les 
plus simples pour monter peu à peu comme par degrés à la 
connaissance des plus composés; enfin, à faire partout des dé- 
nombrements si entiers et des revues si générales que l’on soit 
assuré de ne rien omettre'. » 

Grâce à cette méthode, Domat a retrouvé le secret des juris- 
consultes; il substitue l’ordre à la confusion; il fait jaillir la 
lumière ; et cette multitude de lois, qui semblait devoir assurer 
a victoire des sceptiques, devient le triomphe de la science. 

On voit comment le droit romain se présente comme la der- 
nière expression et, en quelque sorte, le point culminant de la 
synthèse sociale et juridique de Domat; comment il en est la 
démonstration éclatante. 

Cette législation, si nationale, et si mobile et si progressive, 
et qui nous a été léguée si confuse, au milieu de laquelle 
cependant le droit s’est si profondément enraciné; n'est-ce pas 
là la preuve que le droit n’est pas une utopie; qu’il n’est pas 
non plus une règleincertaine et purement individuelle, variant 
au gré des caprices de chacun; qu’après avoir germé dans les 
profondeurs de la conscience, il se répand dans la société où 
il se formule par la science ; qu’il subit le contact de tous les 
éléments sociaux sans cesser d’exister; qu’il se prête à toutes 
les transformations sans être ébranlé sur sa base immuable? Et 
si l’on considère que le même droit qui a régné à Rome, peut 
régner encore aujourd'hui; qu'il peut s’adapter à notre société, 
à nos mœurs, à nos coutumes sans que ces éléments divers 
brisent son unité; que la marche ascendante et providentielle 
de l’humanité, ioin de le modifier dans son essence, ne fait que 
le dégager et le mettre en un jour plus complet, car il est lui- 
même établi par une providence divine (divina quadam pro- 
videntia constitutum), suivant la belle expression des Institutes, 
comment ne pas reconnaître que le droit, avec son caractère 
universel, est vraiment la science sociale par excellence? 

C’est ce caractère universel que les jurisconsultes romains 
avaient admirablement compris; c’est à ce caractère que Do- 
mat s’attachera à son tour, en êxposant les lois civiles dans 


1 Descartes, Discours de la méthode. On sait qu’Arnauld, dans la Logique 
de Port-Royal et Fénelon dans sa Lettre à l’Académie, ont reproduit ces 
règles, et qu’ils ont des pages excellentes sur l’usage de l'ordre. 


278 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


- leur ordre nature]. Il n'étudiera pas le droit de Rome pour 
Rome elle-même, en historien et en antiquaire; il étudicra le 
droit pour lui-même, et dans son esprit qui est la jusfice uni- 
verselle ; et ainsi son ouvrage sera le développement de sa 
conception philosophique; et on comprend qu’écrit dans cet 
esprit, sous l'inspiration des principes élernels, il survivra à 
de nouveaux progrès sociaux, 

C'est aussi à la conception du droit universel que a’était 
élevé le génie de Leibniz... A l'heure même où Damat formy- 
lait sa synthèse philosophique, l’illustre philosophe produisait 
sur la science du droit des vues identiques ; et c’est assurément 
un spectacle digne d’arrêter l’attentiqu que celui de l'accord 
de ces deux grandes intelligences. 

Écoutons Leibnitz, Dieu est la sources du droit comme il est : 
la source de la vérité, non par un acte de sa volonté, mais par 
sa propre essence (non uoluniaie sed ipsa essentia sua), C’est à 
Dieu qu’il faut rapporter la notion du juste, comme celle du 
vrai et du bien, Et de même que l’homme ne doit pas séparer 
le droit de sa source qui est Dieu, da même il ne doit pas le 
séparer de sa vie future, sous peine de mutiler la science 
dans sa plus belle partie (scientiam pulcherrima sui parle 
mutilare), 

Le droit a dono un caractère d'universalité (sctentiam juris 
unjiversalem); il gouverne les rapports saciaux, il est la vie 
de l'humanité, fiat justitia ne pereat mundus/ Et comme il 
rattache l’humanité à son origine divine et à sa destinée divine, 
il maintient l’harmonie universelle. Rapportant ainsi à un au- 
teur suprême toutes les vérités dans leur merveilleux ensemble, 
Leibniz s’exprime en des termes magnifiques : « La belle har- 
monie des vérités, qu’on envisage tout d’un coup dans un 
système réglé, satisfait bien plus que la plus agréable musique, 
et sert surtout à admirer l’auteur de tous les êtres, qui est la 
source de la vérité, en quoi consiste l'usage de la science. » 

Mais qu'est-ce que le droit, qu'est-ce que la justice ? Un 
auteur .(Puffendorf) a dit que la loi n’est autre chose que la 
volonté arbitraire du supérieur. Leibnitz s’élève contre une 
semblable proposition. Il n’y a rien d’arbitraire dans la jus- 
tice, et il faut se garder de croire qu’elle soit l’œuvre arbitraire 
de Dieu, qui ne peut changer les rapports des choses. Sans 
doute elle est parfaite en lui, parce qu'il est la règle et la 


VOMAT. | 217% 


mesure de toutes choses, mais elle est éternelle en lui, comme 
toutes. les vérités. contenues dans l’intellect divin, elle fait 
partie de son essence, et, loin de dépendre d’un libre décret 
de Dieu, elle cesserait d’être un de ses attributs essentiels, 
s’il avait pu la créer arbitrio suo. En un mot, elle estimmuable, 
et elle garde des règles d'égalité et de proportion aussi con- 
stantes que les principes de’ l’arithmétique et de la géomé- 
trie, 

Que devisnugat alors je Jois positives, etcomment concilier 
la notion immuable du droit avec la loi du progrès? Leibnitz, 
n’a garde de méconnaitre la nécessité des lois positives avec 
leur diversité, et le développement historique du droit : Seule- 
ment, à ses yeux, le droit est avant tout une science ration- 
nelle ; et, en l’absence d’une loi positive expresse, c’est le 
droit naturel qui, comme une boussole (ope magnetis) doit 
servir de base à la décision ({futiws arbitror, du se ad 
merum immulabileque jus naturæ). 

C’est ce droit naturel qui anime les lois romaines et leur a 
mérité le nom de raison écrite. 

Leibnitz a pour la législation de. Rome une ‘admiration 
éclairée ; 1l l’apprécie, il la juge comme Domat. Comme lui, il 
trouve dans les Pandectes des subtilités, des redites, des digres- 
sions, de la confusion, de l’obscurité : Superfluitas, defectus, 
obscuritas, confusio. Mais, dans un passage célèbre, il dit qu’à 
part les écrits des géomètres, rien ne peut être comparé aux 
écrits des jurisconsultes romains, tant on y trouve de précision, 
de nerf et de profondeur ! De même que l’on ne peut reconnaître 
si une démonstration géométrique appartient à Eaclide ou à 
Archimède, de même il est difficile de discerner si telle sen- 
tence est l’œuvre de tel ou tel jurisconsulte. Leur style semble 
le même, tant c’est la raison qui parle par leur bouche (ruris- 
consulti romani sibi gemelli suni), tant le droit maturel a mar- 
qué ces senterices d’une empreinte uniforme, du sceau de la 
droite raison ! 

Il faut donc distribuer avec plus de méthode la jurisprudence 
romaine (ratio corporis juris-reconcinnandi). Leibnitz vou- 
drait un travail, dans lequel simul eluceret æquitas et compre- 
hensio. 11 voudrait une œuvre de codification, que l’on aurait 
soin de faire précéder d’un traité de droit naturel. Ce traité 
contiendrait des définitions lucides et fécondes ; les règles s’y 


280 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


succéderaient dans un enchaînement gradué ; enfin les conclu- 
sions y seraient déduites des vrais principes veluti filo . 

Telle est l’œuvre que souhaitait Leibnitz ; et, au moment 
où il formait ce vœu, l’œuvre était accomplie par Domat. 


UNI. 


Je n’entreprendrai pas l'analyse du traité des lois civiles 
_dans leur ordre naturel; ce traité ne doit pas être résumé; il 
demande l’étude et la méditation. Mais je voudrais du moins 
préciser le rôle de Domat, rechercher en quoi consiste son 
originalité ; quelle influence il a exercée et peut exercer encore 
aujourd’hui. 

Cet examen, qui est le complément naturel de ce travail, 
semble d’autant plus nécessaire que les jurisconsultes de 
notre temps, comme je l’ai déjà remarqué, ont souvent mal 
apprécié Domat quand ils ne l'ont pas négligé tout à fait. 

Pour les uns, c’est plutôt un littérateur qu’un jurisconsulte ; 
il représente l'influence de l’esprit littéraire sur la jurisprudence 
dans le siècle de Louis XIV*. 

D’autres voient en lui surtout un janséniste, dont l’œuvre 
a un caractère ultra-théologique, ou un métaphysicien, pour 
pe pas dire un rêveur. Il bâtit une nouvelle cité de Dieu et crée 
un code pour les solitaires de Port-Royal *. Domat, dit M. La- 
boulaye, est en dehors de la pratique; sa place est plus près des 


1 Les deux principaux ouvrages juridiques de Leibnitz sont : 1° sa mé- 
thodologie juridique qu'il fit paraître en 1668 sous ce titre: Nova methodus 
discendæ docendæque jurisprudentiæ; et, 2°, sa réfutation du livre de 
Puffendorf (Montta quædam ad Sam. Pufendorfi principia) qu’il publia en 
1709. Sur Leibnitz jurisconsulte, voyez l’Introduction générale à l'histoire 
du droit de Lerminier, et une très-bonne notice, publiée par M. Molinier 
dans la Revue critique de jurisprudence, t. XIV, p. 447 et suiv. 

3 « Domat nous représente l'influence de l'esprit littégaire sur le droit, 
Lamoignon et Pussort l'influence du génie administratif de Louis XIV. 
Quant à l'influence philosophique, elle était bornée dans Domat aux préoc- 
cupations du jansénisme, et dans les conseils de Louis XIV, aux doctrines 
du pouvoir absolu.» (M. Ch. Giraud, Revue de législ., t. IX, p. 202.) 
Mais il est juste d'ajouter que M. Giraud a rectifié ce jugement, et qu’il a 
apprécié en termes excellents Domat et son livre mémorable, précurseur 
de notre Code civil. (Acad. des sc. morales, Recueil Vergé, 1843, t. II]; 
Revue de légisi. +. XXII, p. 565.) 

3 M. Agénor Bardx, Revue historique, t. IV, p. 41, 


DOMAT. 281 


philosophes que des jurisconsultes ; ce n’est pas dans son beau 
livre qu’on apprendra le droit français *. 

D’autres encore, se plaçant d’ailleurs à un point de vue dif- 
férent, contestent absolument son originalité et son influence. 
Domat a travaillé sur les lois romaines, il les a coordonnées 
et simplifiées, il a fait un livre utile, maïs non une de ces 
œuvres éminemment personnelles qui supposent le génie. C’est 
en un mot l’esprit créateur qui lui a manqué. Sa part d’influence 
ajoute-t-on, est loin d’avoir été aussi grande que le prétendent 
ses admirateurs, et on pousse l’injustice jusqu’à le reléguer 
sur le second plan, après d’Aguesseau et Pothier. Est-il même 
un jurisconsulte de second ordre? Il est permis d’en douter, si 
l’on accepte la définition que M. Berriat-Saint-Prix a donnée 
du jurisconsulte : « C’est, disait-il à l’Institut, un homme qui, 
indépendamment d’une connaissance générale de principes, a 
approfondi au moins une des parties du droit, qui l’a envisagée 
sous tous les points de vue possibles, de manière à en résoudre 
les difficultés les plus épineuses, ou qui a, en un mot, traité 
avec habileté les questions délicates auxquelles elle peut don- 
ner lieu, » 

Appliquant à Domat cette définition étrange, M. Berriat- 
Saint-Prix le considérait comme l’auteur estimable d’une 
simple classification, faite avec sagacité et clarté, mais utile 
seulement aux jeunes légistes, et il arrivait à le placer après 
Henrys et Ricard *! ; 

Ces appréciations si diverses et si contradictoires n’ont pas 
de quoi surprendre, si l’on songe que la destinée des œuvres 
de génie est d’être discutées et souvent méconnues; elles 
s’expliquent d’ailleurs par une étude superficielle de Domat et 
surtout par une vue incomplète de la science. Il est facile d’y 
reconnaître la trace de ce système qui a la préteution de ban- 
nir du droit l’élément philosophique, qui ne cousidère la loi 
que dans sa réalité positive et son développement historique 
vans se préoccuper des lois de la loi, etqui mutile ainsi la 
science dans sa partie la plus noble, selon l’expression de 
Leibnitz, | 


1 M. Laboulaye, Revue historique, t. IV, p. 240. 
2 Observations faites à l’Académie des sciences morales sur la commu- 
nication de M. Cousin; Recueil Vergé, 1843, t. LI, p. 166 et s. 


28% PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Voir en effet dans Domat surtout un simplificateur, un ha- 
bile distributeur de textes, réduire son livre aux minces pro- 
portions d’un manuel à l’usage des apprentis juristes, c’est 
s’en tenir à la surface des choses, parce que l’on est incapable 
de pénétrer cet esprit des lois dont l’auteur des Lois civiles a 
si bien parlé, Le considérer comme un philosophe plutôt que 
comme un jurisconsulte, comme s’il existait une opposition 
entre la philosophie et la jurisprudence, c’est renoncer à com- 
prendre l’essence même du droit, et tomber dans l’erreur grave 
que n’a pas toujours su éviter l’école historique. Comme le re- 
marquait le comte Portalis en réponse aux critiques de M. Ber- 
riat-Saint-Prix, pour être philosophe en jurisprudence on ne 
cesse pas d’être jurisconsulte, on mieux, il est vrai de dire que 
l’on n’est jurisconsulte qu’à la condition d’être en même temps 
philosophe, | 

_ Ge qui constitue précisément l'originalité de Domat, c’est 
cetle conception. philosophique qui n’est pas seulement le 
paint de départ de son ouvrage, mais qui le pénètre et qui en 
est l’âme, qui en fait, en un mot, une véritable création. 

Je m'explique. Tout dans l’œuvre de Domat ne lui appartient 
pas en propre; elle a ses racines dans le passé, comme elle est 
destinée à porter ses fruits dans l’avenir. Domat est venu en 
quelque sorte à son heure pour combiner des éléments divers, 
faire de ces éléments un iout original, et marquer une époque 
décisive dans l’histoire du droit. Pour le comprendre, il ne faut 
donc l’isoler ni du passé ni de son temps. Le génie, ne l’ou- 
blions pas, ne consiste pas seulement à produire des idées nou- 
velles, il sait profiter de l’expérience dessiècles; il ne crée d’une 
manière féconde qu’en s’assimilant ; il a toujours une filia- 
tion à laquelle il se rattache et qui sert à expliquer les œuvres 
auxquelles il imprime sa marque personnelle. 

à | FEITU. 
(La suita à une autre livraison.) 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 283 


oE LA PATENTE us PROFESSRS Lnénatss 


7. \Par M, REVKRGEON, tes | 
avocat à la Cour impériale de Paris, ancien avocat au Conseil d'État et à 
la Cour de cassation, ancien maître des requêtes au Conseil d'État. 


| (Suite D) 


SECTION I. 


r 1 


RAGLES Coma AUX DIVERSES OU .A PIVRREES PROrsSEpua. BU TARLEAU 6. 


. Les règles ordinaires dela patente sont, € en principe, applicables à toutes 
ces professions, à moins d’incompatibilité absolué. 
7. Le fait de l'exercice de la profession (art. 1*" de la loi du 25 avril Pen) 
est-il toujours nécessaire ? 
_&. En reyanche, ce même fait suffit-il toujaurs, notamment en fe qui 
concerne les médecins, les avocats, etc. P 
9. La patente du tableau G peut-elle être imposée à d’autres professions 
par voie d’assimiîlation (art. 4 de la loi de 1844)? nn 
10. Le contribuable qui exerce à la fois ane profession du tableau G et une 
autre profession patentahle, doit-il aussi la patente afférenta à celle- 
ei, et, en cas d’affirmative, quel doit être le droit proportionnel? 
11. Application des dispositions des articles 9 et 10 de la loi de 1844, con- 
cernant le mode Dossiers du ju PronoEOnnReS | 
12. Suite. 
13. Spite. — Cas particuliers concernant Îles commissaires priseurs et es 
.Shambres de notaires, 
14. Quid lorsque le patentable exerce et peut exercer sa profession dans 
deux localités différentes ? | 
15. Quid s’il n’a ni habitation ni établissement dans la commane où a 
l’autorité auprès de laquelle il exerce ? 
16. Quid, en ce qui concerne les greffers, des locaux afectés an service du 
greffe? 
17. Cumul de la patente et de la contribution mobilière. 


6. Ces professions ayant été assujetties, par la volonté ex- 
presse de la loi, à la contribution des patentes, il suit de là que 
toutes les règles de cette contribution doivent leur être ap- 
pliquées, à moins que, dans certains cas, cette application ne 
soit incompatible avec le caractère spécial ou avec la situa- 
tion légale de ces mêmes professions. C’est à ce point de dé- 
part que se rattache toute la jurisprudence, dont le résumé ve 


TV. Revue, t. XXXIII, p. 546, 


281 DROIT ADMINISTRATIF. 


être présenté, en suivant à peu près l’ordre tracé par la loi 
générale du 25 avril 1844!, 

7. Aux termes de l’article 1” de cette loi, fout individu 
qui exerce en France un commerce, une industrie, une profession, 
non compris dans les exceptions qu’elle détermine, est assujetti à 
la contribution des patentes. L'exercice de la profession est 
donc la première condition de cet impôt : quiconque n’exerce 
pas, quiconque a cessé d'exercer, ne doit pas ou ne doit plus 
la patente. 

Cette proposition comporte toutefois quelques explications. 
Le commerçant qui ouvre un établissement, qui fait connaitre, 
par son enseigne ou autrement, l’intention d’exercer telle 
profession, l’exerce effectivement, au point de vue de l'impôt, 
par cette manifestation même : l’administration peut bien vé- 
rifier si, au lieu de ce commerce, le contribuable n’en exerce 
pas un autre, qui donnerait lieu à une patente différente ; mais, 
sauf cette réserve, elle n’a point à rechercher, et l’intérêt même 
du commerce exige qu’elle ne recherche pas d’office si, en fait, 
les consommateurs ont répondu à l’appel fait à leur confiance, si 
le commerçant a fait des actes de son commerce. En revanche, 
elle peut et doit s’enquérir, lorsque tel patentable a déclaré 
l'intention de cesser ses affaires, si cette intention n’a pas été 
démentie par le fait : on comprend, dans la mesure qui vient 
d’être indiquée, que le contribuable soit cru sur parole quand 
il annonce au public le projet de se livrer à telle industrie, 
et qu’il s’y livre par là même autant qu’il est en lui de le faire; 
mais il lui serait par trop facile de frauder la loi s’il devait 
être également cru sur parole dans le cas contraire. 

Appliquant ces idées aux professions du tableau G, on re- 
marque d’abord que la nature mênie des choses introduit entre 
elles, à cetégard, une distinction capitale. Les avocats au conseil 
d’État et à la cour de cassation, les avoués, les commissaires-pri- 
seurs, les grefflers, les huissiers, les notaires, les référendaires 
au sceau, ne seraient évidemment pas recevables à soutenir 
qu’ils n’ont fait, en telle année, aucun acte de leur profession, 
et qu’ils doivent, par ce motif, être déchargés de la patente : 


1 Les dispositions de cette loi qui semblent plus particulièrement inap- 
plicables au tableau G sont celles des articles 2, 3, 5, 6, 12, 13, 14, 17, 18, 
19, 28 et 33. Quant à l’article 29, il a été formellement abrogé par l’article 22 
de là loi du 18 mai 1850. 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 285 


pour eux, le titre seul, le monopole dont ils jouissent, consti- 
tuent, au regard du fisc, la preuve de l'exercice de la profes- 
sion, et cette preuve n’admettrait même pas la preuve con- 
traire. Il en serait de même des agréés, encore bien qu’ils ne 
tiennent pas leur existence de la loi, mais de simples arrêtés 
ou de règlements intérieurs des tribunaux de commerce, Il en 
est de même des avocats inscrits au tableau des cours et tri- 
bunaux : ceux-ci pourtant n’ont pas un monopole, puisque 
leur nombre n’est pas limité; mais le seul fait de l’inscription 
au tableau suffit, en même temps qu’il est indispensable, pour 
les assujettir à la patente ; ce point sera plus amplement ex- 
posé dans la section III de ce travail. Mais les architectes, les 
ingénieurs civils, les chirurgiens dentistes, les docteurs en 
médecine ou en chirurgie, les officiers de santé, les vétéri- 
paires, les chefs d’institution et les maîtres de pension, pour- 
raient établir qu’en fait ils n’exercent pas la profession dont 
ils ont obtenu le diplôme ou le brevet; ils pourraient établir 
surtout que, tout en conservant le titre, ils ont cessé d’exercer, 
et alorsla patente devrait cesser de les frapper. Une circulaire 
de l’administration des contributions directes, en date du 4 no- 
vembre 1850 (École des Communes, 1851. np. 24), avait déjà 
reconnu ($ 6, n° 6) que les médecins, chirurgiens et officiers de 
santé qui n’exercent pas ne doivent pas être imposés. La juris- 
prudence du conseil d’État a confirmé cette doctrine. 

Aiasi, un arrêt du 5 mars 1852 (Kuhlmann) a maintenu le 
réclamant à la patente d’architecte, parce qu’il n’était pas jus- 
tifié que cet individu, inscrit depuis 1836 sur le tableau des ar- 
chilectes de la ville de Colmar, eût cessé d'exercer cette profession 
pendant les années 1850 et 1851, auX quelles se rapportait son 
recours. Donc, s’il eût fait cette justification, et quand même 
il n’eût pas fait rayer son nom du tableau, d'ailleurs sans ca- 
ractère légal, sur lequel il figurait, sa demande eût été ac- 
cueillie. | 

De même, deux arrêts des 5 mars et 24 juillet 1852, ont 
maintenu les sieurs Lavabre et Feuillerade à la patente de 
docteur en médecine, par cet unique motif qu’en fait ils conti- 
nuaicnt à exercer leur profession. 

Au contraire, d’autres arrêts, en date des 13 mai, 3 juin et 
24 juillet 1852, 27 décembre 1854, 18 juin 1859 et 15 août 1860, 
ont déchargé de la patente lcs sieurs Bordier, Rochoux, Bonnet, 


, 
286 DROIT ADMINISTRATIF. 


Lavabre et Beslay, parce que les faits exceptionnels qui étaient 
relevés contre eux ne suffisaient pas pour constituer l’exercice 
de la médecine. Le dernier de ces arrêts est ainsi conçu: . 

« Considérant qu'il résulte de l’instruction et qu’il est re- 
« connu par notre ministre des finances ‘ que, depuis le 1°" jan- 
«_ vier 1858, le sieur Beslay avait cessé d’exercer la professiou 
« de médecin, et que, pendant l’année 1859, il n’a donné que 
« des soins accidentels et purement gratuits à quelques ma- 
« lades ; que, dans ces circonstances, il est fondé à demander 
« décharge, etc. » 

Il serait, au surplus, indifférent que l’architecte eût peu de 
clients, que le médecin eût peu de malades, que le chef d’in- 
stitution eût peu d’élèves, si leur intention d’exercer leur pro- 
fession demeurait établie, s’ils recevaient ou étaient disposés à 
recevoir les clients, les malades, les élèves qui s’adresseraient 
à cux. Il en serait de ces situations comme de celle du com- 
merçant qui n’a pas de chalands : cette circonstance, quelque 
fâcheuse qu’elle soit pour les intérêts du contribuable, ne lui 
donne aucun droit à être déchargé de la patente; elle lui per- 
met seulement de solliciter, par la voie gracieuse et discré- 
tionnaire, c’est-à-dire devant le préfet, sauf recours au ministre 
des finances, une remise ou une modération de ses contribu- 
tions. 

8. Mais, si l'exercice de la profession, ou du moins l’inten- 
ion manifestée ou légalement présumée de l’exercer, est né- 
cessaire pour donner lieu à la patente du tableau G, le fait de 
cet exercice sufft-1l pour la justifier ? Ici se présente une des 
questions les plus graves de cette matière, une de celles à 
l’occasion desquelles le Cbnseil d’État a dû faire fléchir la ri- 
gueur des règles fiscales, parce que ces règles, dans leur ap- 
plication pure et simple aux professions spéciales qui nous 
occupent, auraient produit les plus désastreuses conséquen- 
ces ; en d’autres termes, ici se révèlent déjà le danger et l’im- 
puissance de cette prétention législative à l’omnipotence, qui 
croit pouvoir changer d’un mot la nature des choses, et qui 
pe s'est pas aperçue que, si elle avait le pouvoir de soumettre 


1 L’aveu du ministre des finances n’est ici constaté que comme un élé- 
ment additionnel de preuve; l’absence de cet aveu où même l’assertion 
contraise importerait peu, si la preuve du fait articulé pat le contribuable 
réclaraant était d’ailleurs acquise. 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. . 287 


certaines situations à une législation faite pour des situations 
entièrement différentes, elle ne supprimait pas pour cela ces 
différences, elle ne créait pas pour cela une identité qui 
n'existe pas êt qui he saurait exister. 

Dans le droit commun des patentes, le fait matériel de 
l’exercice d’une profession suffit, au point de vué fiscal, pour 
que la patente afférente À tette profession soït due. Peu im- 
porte que le patentable ait annoñicé, par dés actes publiés en 
la forme légale ou de toute autre manière, l'intention de se 
livrer à telle industrie; si, en fait, il en exerce une autre, c’est 
à ce dernier titre qu’il doit être frappé de la patente. Peu im- 
porte même que l'individu qui exerce une des professions 
soumises à la patente par la loi générale, soit en même temps 
investi d’une caractère ou d’une fonction légalement incom- 
patible avec cette profession. Vous êtes, par exemple, notaire, 
avoué, huissier, etc.; vous faites habituellement des actes de 
commerce, malgré la loi qui vous le défend ; vous serez tout à 
la fois passible de poursuites disciplinaires ou judiciaires pour . 
cette infraction à vos devoirs, et passible de la patente pour 
le commerce auquel vous vous serez livré. La jurisprudence 
du Conseil d’État est constante sur ce point, avant. comme 
depuis 1850 : je n’en rappellerai pas tous les monuments ; je 
citerai seulement les arrêts des 14 février 1838 (Deriencourt 
Plé), 27 mai 1839 (Guidon), 25 juillet 1848 (Sonnette),24 mai 
1851 (4udiard-Bonnet),11 septembre 1858 (Germa, etc.). 

Mais la même proposition doit-elle être admise aujourd’hui 
pour celles des professions du tableau G qui constituent des 
offices publics, ou dont le titre n’est conféré qu’après des 
épreuves ou moyennant des garanties que l'intérêt public a 
fait établir ? L’individu qui, sans être avocat, donne des con- 
sultations ou défend les parties devant certaines juridictions, 
sera-t-il soumis à la patente d’avocat? L'avocat stagiaire qui, 
_ après avoir terminé son stage, ne réclame pas ou ne peut pas 
obtenir son inscription au tableau, et continue à figurer sur 
la liste des stagiaires, doit-il la patente d’avocat inscrit au ta- 
bleau? L’officier de santé qui se livre illégalement à des opé- 
. rations réservées aux docteurs en médecine ou en chirurgie, 
sera-t-il patenté en cette dernière qualité? Le charlatan qui, 
sans aucun titre, exerce la médecine, soit daus les limites, 
soit en dehors des limites assignées aux officiers de santé, 


288 DROIT ADMINISTRATIF. 


sera-t-il patenté comme officier de santé ou comme docteur 
en médecine ? 

Si toutes ces questions sont affirmativement résolues, c’en 
eat fait de ces garanties, de ces épreuves que je rappelais tout 
à l’heure, et qui auraient plutôt besoin d’être affermies qu'’af- 
faiblies ; un piége inévitable est désormais tendu, par le lé- 
gislateur lui-même, à la crédulité publique, et des avocais, 
des médecins légalement et moralement indignes de ce nom 
vont jeter la confusion et le désordre dans ces professions 
dont la patente leur ouvrira l'entrée. Qui ne voit que l’agent 
d’affaires qui exbibera une patente d’avocat, l’empirique qui 
exhibera celle de docteur en médecine ou d’officier de santé, 
auront désormais, aux yeux des masses, aux yeux de ceux 
que les épreuves et les garanties légales sont surtout destinées 
à protéger, un litre au moins apparent pour légitimer leur 
usurpation et pour prendre une qualification à laquelle ils n’au- 
ront pourtant aucun droit ? 

L'administration des contributions directes n’avait cepen- 
dant éprouvé aucune hésitation sur ces questions. Par la cir- 
culaire déjà citée du 4 novembre 1850, elle avait décidé, sans 
se douter assurément de l'énorme gravité de la solution, que 
l'avocat qui avait terminé ses trois ans de stage devait être 
imposé à la patente comme avocat inscrit au tableau. Plus lard, 
daus une affaire Réjaunier, qui soulevait cette même question 
devant le Conseil d’État, elle a persisté à soutenir la même 
doctrine. Elle l’a soutenue enfin eu déférant au conseil d’État 
un arrêlé du conseil de préfecture du Tarn, qui avait déchargé 
de la patente d’officier de santé le sieur Jessé, condamné par le 
tribunal correctionnel de Lavaur pour exercice illégal de la 
médecine; cette condamnation avait fourni à l’administration la 
preuve de l'exercice d’une profession patentable, et, par suite, 
le motif de l’imposition dont le sieur Jessé demandait la dé- 
charge. | 

Et il faut convenir que, si la patente, qui frappe les profes- 
sions du tableau G était réellement une patente, la prétention 
de l’administration aurait dû ici,comme dans les cas ci-dessus 
rappelés être accueillie par le conseil d'État. Quant à l'avocat 
stagiaire, on faisait remarquer qu’en s’abstenant de réclamer son 
inscription, 1l pouvail, si celle condition était déclarée indis- 
pensable, échapper frauduleusemeut au payement de la con- 


à 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 289 


tribution établie par la loi, Quant à l’'empirique pratiquant 
Part de guérir, on invoquait la jurisprudence établie pour les 
patentes ordinaires, et l'on ne faisait qu’en demander l’appli- 
cation à une classe nouvelle de patentables. 

Mais la nature des choses et un intérêt public d’un ordre 
_ supérieur ont triomphé de la logique fiscale; le conseil d'État, 
qui ne s’altache pas à une seule face des questions et ne s’ar- 
rête pas à un seul côté, surtout aux côtés secondaires, des 
difficultés portées devant lui, a reconnu les différences radi- 
cales qui commandaient de repousser ici une assimilation in- 
exacte et impossible. En ce qui touche les avocats, il a voulu 
les laisser maîtres exclusifs de leur tableau; j’aurai l’occasion 
de développer plus amplement cette proposition dans la sec- | 
tion III de ce travail; je me contente de dire en ce moment 
que, par divers arrêts, nolammeni par ceux des 26 novembre 
1852 et 17 mars 1853 (Réjaunier), il a décidé que l'avocat 
stagiaire, même après les trois ans qui forment la durée or- 
dinaire du stage, même quand il exerce la profession d’avocat 
après ce laps de temps, ne peut pas être imposé à la patente, 
tant qu'il n’est pas inscrit au tableau. En ce qui touche 
l'officier de santé, il a rendu, le 6 janvier 1853, l’arrêt sui- 
vant: | 1 

« Considérant que la loi du 18 mai 1850 assujettit à la 
« contribution des patentes les docteurs en médecine ou en 
« chirurgie et les officiers de santé; 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que, par juge- 
« ment du 18 mars 1852, le tribunal de Lavaur a condamné le 
« sieur Jessé à 5 francs d'amende pour avoir exercé la médecine 
« ou la chirurgie sans diplôme, certificat ou lettres de récep- 
« tion ; que, dans ces circonstances, le sieur Jessé ne pouvait 
a être imposé à la patente en qualité d’officier de santé par 
« application de la loi précitée ; que dès lors c'est avec raison 
« que le conseil de préfecture du Tarn a accordé au sieur Jessé 
* décharge du droit de patente auquel il avait été imposé en 
« qualité d’officier de santé, pour l’année 1851 : 

« Article 1*, Le pourvoi du ministre des flaances est re- 
« jeté, etc. » ; e 

Ces décisions ont une portée et sont d’une sagesse, qu’il 
est inutile de faire ressortir, Ajoutons seulement que l’analogie 


invoquée par l’administration des contributions directes, quel- 
| XXXIV. 19 


290 DROIT ADMINISTRATIF, 


que spécieuse qu’elle fût, n’était que spécieuse.'Qu’importe, au 
point de vue des professions industrielles ou commerciales, 
que le fisc puisse contribuer à accroître le nombre de ceux 
qui les exercent, qu’il découvre un commerçant de plus, qu’il 
donne à ce commerçant un titre de plus pour élever sa con- 
currence en face des établissements préexistants? En pareille 
matière c’est la liberté qui est la règles il n’y a ni monopole 
ni limites. Qu'importe également, au même point de vue, que 
tel ou tel patentable nouveau soit un notaire, un médecin, un 
avocat, qui, en dehors des règles de son état, se fait agent 
d’affaires, industriel, commerçant? Cette infraction pourra 
sans doute, s’il y a lieu, être réprimée; mais, en définitive, 
elle n’a pas pour conséquence d’accroître indirectement la 
liste de ces offices publics ou de ces professions quasi-publi- 
ques dont l’accès ne doit être ouvert que par une certaine voie 
et moyennant certaines conditions ; elle ne fait ni un notaire, 
pi un médecin, ni un avocat de plus; elle ne fournit aucun 
prétexte à aucune invasion ou intrusion de ce genre. Il n’en 
serait pas de même dans le cas inverse, et cette différence, en : 
même temps qu'elle se rattache à toutes celles qui séparent si 
profondément ces situations, achève de justifier les décisions 
par lesquelles le conseil d’État, restreignant sagement les 
principes de la loi fiscale, a marqué à ces principes la limite 
que devait subir ici leur application. 

Quelques professions cependant, parmi celles qui font l’objet 
du tableau G, devraient rentrer dans les termes de la règle à 
laquelle le conseil d’État a dérogé dans les affaires qui vien- 
nent d’être rapportées : il en serait ainsi des professions d’ar- 
chitecte, d'ingénieur civil et de vétérinaire. En effet, dans 
l’état actuel de la jurisprudence, il est admis qu’aucune loi 
n’assujettit les architectes, les ingénieurs civils et les vété- 
rinairest à un apprentissage nécessaire; à Lort ou à raison, la 
fréquentation d’écoles spéciales, quels qu’en soient d’ailleurs 
les avantages, n’est point imposée aux jeunes gens qui se 
destinent à ces étais; en un mot, ce sont des carrières libres, 
dont l'accès n’est point, jusqu’à ce jour, subordonné à des 
épreuves ou à des garanties déterminées, et dès lors le fait 
suffit, à leur égard, pour constituer l’exercice de la profession. 


1 En ce qui touche les dentistes, voir ce qui sera dit à la section IE, S 4. 


PAÏTENIES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 291 


On peut citer, à l’appui de cette observation, un arrêt du 
28 novembre 1855 (Morel), ainsi conçu : 

« Vu le recours de notre ministre des finances, tendant à 
ce qu’il nous plaise annuler un arrêté, du 31 janvier 1855, 
par lequel le conseil de préfecture du Jura a accordé ausieur 
Morel décharge de la contribution des patentes à laquelle il 
a été imposé, pour l’année 1854, sur le rôle de la commune 
« de Pagney, en qualité de vétérinaire; ce faisant, et attendu 
« que le sieur Morel traite habituellement les animaux malades 
« moyennant salaire, ordonner que ledit sieur Morel sera ré- 
« tabli sur la rôle des patentables de la commune de Pagney, 
« en qualité de vétérinaire ; 

« Vu l’arrêté attaqué, motivé sur ce que le sieur Morel ne 
« serait pas pourvu d’un brevet de vétérinaire ; 

e Vu la loi du 18 mai 1850, tableau G; 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que, dans l’an- 
«“ née 1854, le sieur Morel traitait habituellement les animaux 

« malades moyennant salaire; que ces faits constituent l’exer- 
" « cice de la profession de vétérinaire; que, dès lors, c’est à 

« tort que le conseil de préfecture a accordé au sieur Morel 
« décharge de la contribution à laquelle il avait été assujetti 
« en qualité de vétérinaire : 

« Article 1%, L'arrêté du conseil de préfecture du Jura, 
« du......, est annulé. 

« Art. 2. Le sieur Morel sera rétabli, etc. . » 

9. La contribution des patentes se compose, en général, 
d’un droit fixe et d’un droit proportionnel. Les articles 2 à 7 
de la loi du 25 avril 1844 contiennent des dispositions rela- 
tives au droit fixe; il n’y a donc point, en thèse générale, à 
s’en occuper quant aux professions du tableau G, qui ne sont 
soumises qu’au droit proportionnel. On peut seulement se de- 
mander à cet égard s’il serait possible de leur appliquer l’ar- 
ticle 4, qui dispose que les commerces, industries et profes- 
sions non dénommés au tarif n’eu sont pas moins assujettis à 
la patente, et que le droit fixe auquel ils doivent être soumis 


2 A2 A 


1 On pourrait, à la vérité, invoquer en sens contraire Dnarret du 20 mars 
1852 (Anjuèxe); mais cet arrêt paraît n’avoir tranché qu’une question de 
fait, et, dans tous les cas, l'arrêt de 1855 aurait, en tant que de besoin, 
établi une autre jurisprudence. 


292 DROIT ADMINISTRATIF. 


est réglé, d'après l’analogie des opérations ou des objets de 
commerce, par un arrêté spécial du préfet, rendu sur la pro- 
position du directeur des contributions et après avoir pris l’a- 
vis du maire. Le texte de cet article semble le restreindre 
aux professions qui pourraient être déclarées passibles d’un 
droit fixe, et, du reste, l’idée ne peut guère venir à l’adminis- 
tration d’assimiler les professions non encore patentées à une 
catégorie de patentables qui ne paye que le droit proportion- 
nel, quoique ce droit soit plus élevé que celui des patentes or- 
dinaires. Le cas s’est cependant présenté pour la profession 
d'ingénieur civil, dont l'assimilation à la profession d’archi- 
lecte a été admise par un arrêt du 24 août 1858 (Thomas), eta 
été ensuite sanctionnée par la loi de finances du 4 juin 1858 
(n° 4, supra). 

Dans tous les cas, il me semble que, si l’on a pu le décider 
ainsi pour des professions libres, il ne saurait en être de 
même pour celles qui constituent des offices publics ou qui 
ne sont accessibles qu’au prix de certaines garanties d’inté- 
rêt public. 

10. De plus, et encore bien que les règles relatives au droit 
fixe ne soient pas, en principe, applicables aux professions du 
tableau G, deux questions sont nées, en ce qui les concerne, 
de l’article 7 de la loi précitée, combiné avec l’article 11. 
D'une part, aux termes de l’article 7, «le patentable qui exerce 
« plusieurs commerces, industries ou professions, même dans 
« plusieurs communes différentes, ne peut être soumis qu’à 
« un seul droit fixe ?, et ce droit est toujours le plus élevé de 
« ceux qu’il aurait à payer s’il était assujetti à autant de droits 
« fixes qu’il exerce de professions. » 

D'autre part, aux termes de l’article 11, a le patentable qui 
« exerce, dans un même local ou dans des locaux non dis- 
« Lincts, plusieurs industries ou professions passibles d’un 
« droit proportionnel différent, paye ce droit d’après le taux 
« applicable à la profession pour laquelle il est assujetti au 
« droit fixe; dans le cas où les locaux sont distincts, il ne 


1 Cette disposition a été modifiée par l’article 19 de la loi du 18 mai 1850, 
pour les patentables compris dans les tableaux A et B annexés à la loi du 
25 avril 1844. Elle a, de plus, été modifiée d’une manière plus générale par 
l'article 9 de la loi du # juin 1858. 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 293 


“ paye, pour chaque local, que le droit proportionnel attribué 
« à l’industrie ou à la profession qui y est spécialement exer- 
« cée; dans ce dernier cas, le droit proportionnel n’en de- 
«“ meure pas moins établi sur la maison d’habitation, d'après 
« le taux applicable à la profession pour laquelle le paten- 
« table est imposé au droit fixe. » 

Cela posé, on s’est demandé: 1° si le contribuable, qui 
exerce à la fois une profession portée au tableau .G et une 
autre profession patentable, peut être imposé au droit fixe de 
patente, à raison de la seconde de ces professions, ou #il ne 
doit que la patente du tableau G:; 2 dans le cas où l’on re- 
connaitrait qu'il peut être imposé à la première de ces pa- 
tentes, s’il doit être assujetti au droit proportionnel du quin- 
zième, aflérent aux professions du tableau G, ou seulement 
au droit proportionnel, généralement inférieur {vingtième ou 
quaraniième), des autres clases de patentables. 

Sur la première de ces questions, il a été bientôt reconnu 
que, si le fisc ne peut pas faire des avoués, des notaires, des 
avocats, des docteurs en médecine ou en chirurgie, etc., rien 
ne s’oppose à ce que l’avoué, le notaire, le médecin, l’avocat 
même, qui exerce en même temps une profession sujette à la 
patente ordinaire, soit frappé de cette patente. De nombreux 
arrêts du conseil d’Eiat l’ont ainsi jugé ; j'en citerai PAUÉRIEN 
quelques-uns. 

_ Celui du 6 janvier 1853 (Lecomte et autres) est ainsi conçu 
sur ce point : 

« Sur la question de savoir si les sieurs Lecomte, Duverger 
« de Villeneuve, Giton de la Ribellerie, Fournel, Hocard fils 
« et Guérin, sont imposables en la double qualité de commis- 
« saires-priseurs et d’appréciateurs au Mont-de-Piété ; 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que les susnom- 
«“ més ont exercé en même temps, pendant l’année 1851, la 
« profession d’appréciateur au Mont-de-Piété, soumise par la 
« Joi du 25 avril 1844 à un droit fixe el à un droit proportion- 
« nel, et celle de commissaire-priseur, soumise seulement, par 
« la loi du 18 mui 1850, à un droit proportionnel; que la loi 
« du 18 mai 1850 n’a pas dérogé à celle du 25 avril 1844, 
« laquelle n’a pas distingué si les fonctions d’appréciateur au 
« Mont-Jje-Piété sont exercées par un commissaire-priseur ou 
« par un agent non revêtu de cette qualité; qu'ainsi los sus- 


9294 DROIT ADMINISTRATIF. 


« nommés sont imposables en leur double qualité d’apprécia- 
« teurs au Mont-de-Piété et de commissaires-priseurs ?. » 

On lit aussi dans un arrêt du 19 juillet 1854 (Morin) : 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que, pendant 
« l’année 1853, le sieur Morin, en même temps qu’il exerçait 
“ la profession de mandataire agréé par le tribunal de com- 
« merce de Dourdan, recevait habituellement des mandats sa- 
« lariés pour représenter des tiers devant la justice de paix, 
« pour défendre leurs intérêts dans des affaires litigieuses et 
«“ pour faire des reçouvrements; que ces faits sont de la na- 
« ture de ceux qui constituent l’exercice de la profession d’a- 
« gent d’affaires; que, dès lors, c’est avec raison que le sieur 


.« Morin a été imposé et maintenu, pour 1853, à un droit fixe 


« de patente, en qualité d'agent d’affaires, etc. » | 

Un autre arrêt du même jour (Jagot-Lacoussiére) a appliqué 
la même solution à un médecin qui faisait un commerce de 
détail. On peut indiquer aussi ceux des 23 mars 1853 (Nogué) 
et 23 mars 1854 (Martinet), relatifs à des avocats qui exer- 
çaient en même temps la profession de loueur en garni, et, 
sans insister davantage sur un point si bien établi, remar- 
quons que le conseil d'Etat a été quelquefois obligé de répri- 
mer certains excès de zèle administratif, qui avaient su dé- 
couvrir, dans l’exercice ordinaire de telle ou telle profes. 
sion du tableau G, l’existence d’autres’professions plus pro- 
ductives au point de vue de la patente. J'en indiquerai seule- 
ment quatre exemples, puisés dans quatre arrêts des 17 mai 
1854 (Lemoyne), 31 mai 1855 (Dayez), 18 août 1855 (Mallas- 
sagny) et 22 avril 1857 (Bienvenue). On lit dans le premier de 
ces-arrêts : 


1 Trois autres arrêts des 26 décembre 1865 (Guibal et Collignon) et 6 juin 
1866 (Courteville) ont statué dans le même sens pour la même situation. 

? Le loueur en garni, dans le sens de la loi sur les patentes, est celui 
qui, sans tenir un hôtel garni, loue des appartements garnis. On sait que, 
dans certaines villes, notamment pendant les saisons de bains, beaucoup 
de personnes louent des appartements aux étrangers que cette circonstance 
amène : ces personnes ne font pas le commerce, elles ne tiennent pas des 
hôtels garnis; cependant elles retirent de ces locations un revenu que la 
loi du 25 avril 1844 a voulu atteindre. Le droit fixe afférent à cette profes- 
sion varie selon la population des villes ; le droit proportionnel est fixé au 


vingtième de la valeur locative pour l'habitation et au quarantième de cette 


valeur pour les appartements mis en location. 


RE ne nn - 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 295 


« Considérant qu’il résulte de l'instruction que si, pendant 
« l’année 1853, le sieur Lemoyne a reçu des mandats pour 
« toucher les revenus de quelques propriétés, ces opérations 
« n’ont eu lieu que dans des cas exceptionnels et n’étaient 
a qu’une conséquence de sa profession d’avoué; que, dans 

_ « ces circonstances, il ne pouvait être considéré comme exer- 
« çant la profession d'agent d’affaires, receveur de rentes, 
« et que dès lors c'est à tort qu'il a été imposé à la patente 
« en cette qualité, etc. » 

Le second est intervenu sur le pourvoi du sieur Dayez, com- 
maissaire-priseur à Valenciennes, qui avait été imposé à la pa- 
tente comme directeur de ventes à l’encan (1 classe du ta- 
bleau A), et qui a fait reconnaître que les opérations auxquelles 
il se livrait rentraient dans l’exercice de sa profession de com- 
missaire-priseur. 

Dans la troisième affaire, le sieur Mallassagny, après avoir 
vendu son étude de notaire, avait été imposé à la patente 
d’escompte, sous prétexte qu’il avait escompté divers billets 
à lui souscrits par des tiers. Il a réclamé, en justifiant que les 
comptes qui existaient entre lui et ces tiers se rattachaient à 
la liquidation de son étude, et le conseil d'Etat a également 
accueilli son pourvoi. 

Enfin le quatrième arrêt est relatif à un notaire qui, déjà 
imposé à la patente en cette qualité, avait été en outre imposé 
à celle de receveur de rentes et d’arpenteur-expert pour le 
partage et l’estimation des propriétés. : 

Sur la seconde des deux questions ci-dessus indiquées, 
c’est-à-dire sur celle de savoir quel est le droit proportionnel 
qui est exigible dans le cas de cumul, la jurisprudence a 
été également fixée par plusieurs arrêts. On lit, par exemple, 
dans celui du 6 janvier 1853 (Lecomte), qui vient d’être cité 
relativement à la première question : : 

« Sur la question de savoir si les suomi d doivent être 
«“ soumis au droit proportionnel du vingtième afférent à la 
« profession d’appréciateur au Mont-de-Piété, ou au droit 
« proportionnel du quinzième, afférent à la profession de 
« commissaire-priseur ; 

« Considérant que la disposition de l’article 11 de la Joi du 
« 25 avril 1844, suivant laquelle le patentable qui exerce 

+ « dans le même local plusieurs professions soumises à des 


296 Là DROIT ADMINISTRAMIF. 


« droits proportionnels différents, doit payer le droit propor- 
« tionnel d’après le taux de la profession pour laquelle il est 
« imposé au droit fixe, n’a d’effet que pour le cas où ces di- 
« verses professions sont toutes passibles d’un droit fixe; 
a qu’ainsi cette disposition n’est point applicable aux sus- 
« nommés, qui, en leur qualité de commissaires-priseurs, ne 
« sont passibles que d’un droit proportionnel; qu en cet état, 
» conformément au principe posé par l’article 7 de la même 
« loi, les susnommés doivent être imposés au plus élevé des 
« deux droit proportionnels afférents aux professions qu’ils 
« exercent; que dès lors ils étaient passibles tout à la fois du 
« droit fixe de quatrième classe et du droit proportionnel du 
«“ quinzième, et que c’est à tort que le conseil de préfecture 
« de la Seine a décidé qu’ils n’étaient imposables qu’en qua- 
« lité de commissaires-priseurs, etc. » 

Il a été statué dans le même sens par l’arrêt, également 
précité, du 23 mars 1853, sur le pourvoi du sieur Nogué, qui 
exerçait à Pau, dans des locaux distincts, la profession d’avo- 
cat et celle de loueur en garni, et par un arrêt du 28 dé- 
cembre 1853, qui a décidé que le sieur Lorin, qui exerçait à 
la fois la profession de fabricant de produits chimiques et 
_ celle de médecin, devait payer : 1° le droit fixe comme fa- 
bricañt de produits chimiques; 2° le droit proportionnel au 
quinzième, comme médecin, et non pas seulement je droit 
proportionnel au vingtième, afférent à la première de ces 
deux professions. 

Ainsi : 1° le contribuable qui exerce à la fois une profession 
comprise au tableau G et une autre profession patentable doit 
être imposé à la patente en cette double qualité, c’est-à-dire 
au droit fixe pour cette dernière profession et au droit pro- 
portionnel pour la première; 2° s’il exerce ces deux profes- 
sions dans le même local, il ne doit qu’un seul droit propor- 
tionnel, mais il doit celui qui est le plus élevé; 3° s’il les 
exerce dans des locaux distincts, il doit un droit proportion- 
nel pour chaque local, selon la profession qu’il y exerce. Sur 
ces divers points, le Conseil d’État a sanctionné les instruc- 
tions contenues dans la circulaire déjà citée de l’administra- 
tion des contributions directes, du 4 novembre 1850 (S 6, 
n° 12). 

11. La taxe imposée aux professions dont il s’agit ici est ? 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 297 


une patente; ainsi l’a voulu le législateur de 1850, qui l’a 
toutefois restreinte à un droit proportionnel. Il suit de là que 
Jes dispositions de la loi du 25 avril 1844, qui règlent l’as- 
siette du droit proportionnel pour les patentes ordinaires, 
doivent être appliquées à la patente spéciale du tableau G. La 
jurisprudence du Corseil d'État a déduit de ce principe plu- 
sieurs conséquences importantes. 

Ainsi, d’après l’article 9 de la loi de 1844, le droit propor- 
tionnel est établi sur la valeur locative, tant de la maison 
d'habitation que des locaux servant à l’exercice de la profession 
. imposable, et cette valeur est déterminée, soit au moyen de baux 
authentiques, soit par comparaison avec d'autres locaux dont 
le loyer a été régulièrement constaté ou est notoirement connu, 
soit, à défaut de ces bases, par voie d'appréciation. En d’autres 
termes, la valeur locative qui sert de base à l’assiette de la 
patente est la valeur locative réelle, et non pas la valeur 
relative, comme en matière de contribution mobilière : ceci 
tient à ce que la patente est un impôt de quotité, tandis que 
la contribution mobilière est un impôt de répartition. Dès 


1 Voici le texte de ces dispositions : 
« Art, 9. Le droit proportionnel est établi sur la valeur locative, tant de 
la maison d'habitation que des magasins, boutiques, usines, ateliers, 
hangars, remises, chantiers et autres locaux servant à l’exercice des pro- 
fessions imposables.— Il est dû, lors même que le logement et les locaux 
occupés sont concédés à titre gratuit.— La valeur locative est déterminée, 
soit au moyen de baux authentiques, soit par comparaison avec d’autres 
« locaux dont le loyer aura éte régulièrement constaté ou sera notoirement 
« connu, et, à défaut de ces bases, par voie d’appréciation. — Le droit pro- 
« portionnel pour les usines, etc. 

« Art. 10. Le droit proportionnel est payé dans toutes les communes où 
« sont situés les magasins, boutiques, usines, ateliers, hangars, remises, 
« chantiers et autres locaux servant à l'exercice des professions imposables. 
« — Si, indépendamment de la maison où il fait sa résidence habituelle et 
« principale, et qui, dans tous les cas, sauf l’exception ci-après, doit être 
« soumise au droit proportionnel, le patentable possède, soit dans la même 
« commune, soit dans des communes différentes, une ou plusieurs maisons 
« d'habitation, il ne paye le droit proportionnel que pour celles de ces 
« maisons qui servent à l'exercice de.sd profession. — Si l’industrie pour 
« laquelle il est assujetti à la patente ne constitue pas sa profession prin- 
« cipale, et s’il ne l’exerce pas par lui-même, il ne paye le droit propor- 
tionnel que sur la maison d'habitation de l’agent préposé à cette exploi- 
« tation. » 

L'article 11, relatif également au même objet, a été transcrit plus haut. 


RAR RARE 


298 DROIT ADMINISTRATIF. , 


lors, pour les professions comprises au tableau G, c’est à la 
valeur locative réelle qu’il faut s’attacher. La prétention con- 
traire a été quelquefois soulevée; elle était appuyée sur un 
passage (n° 4, suprä) du rapport de M. Gouin, qui déclarait 
qu’au lieu de diviser en deux parts l’impôt nouveau, il fallait 
n’en faire qu’une seule part, sous forme de taxe mobilière sup- 
plémentaire ou de droit proportionnel sur le taux des loyers. 
Mais c’était donner à ces expressions une portée qui dépassait 
leur véritable sens; le Conseil d’État ne pouvait pas manquer 
de reconnaître qu’à tort ou à raison cet impôt, dans la volonté 
de la loi, constitue une patente. Aussi a-t-il, constamment 
condamné la prétention à laquelle je viens de faire allusion ; 
1l suffit de renvoyer à ses arrêts des 24 juillet 1852 (Darracq), 
26 novembre 18592 (Laporte), et 23 mars 1854 (Martinet). 

12. Le droit proportionnel, aux termes de l’article 9 de la 
loi de 1844, est dû sur la valeur locative fant de la maison 
d'habitation que des locaux servant à l'exercice des professions 
imposables, et il est dù lors même que le logement et les locaux 
… occupés sont concédés à titre gratuit. En outre, aux termes de 
l’article 10, ce droit est dû dans toutes les communes où sont 
situés les locaux servant à l'exercice de ces professions. 

Remarquons d’abord que la maison d’habitation, c’est l’ha- 
bitation : si le patentable n’occupe qu’une partie d’une mai- 
son, ce n’est pas la valeur locative totale de cette maison 
qu’il faut prendre en considération, c’est seulement la valeur 
locative de la partie qu’il habite. 

Cela posé, la jurisprudence a eu plusieurs fois Poccasion 
d'appliquer aux professions du tableau G la règle générale 
que je viens de rappeler. 

Elle a décidé, par exemple, qu’un avoué, un notaire, un 
médecin, etc., qui demeure chez son père ou chez d’autres 
personnes, est passible du droit proportionnel, non-seulement 
pour les locaux qui servent spécialement à l’exercice de sa 
profession, maïs aussi pour ceux qui servent à son habitation, 
encore bien qu’il ne soit pas imposé à la contribution mobilière 
pour cette habitation. C’est ce qui a été jugé par divers ar- 
rêts des 22 décembre 1852 (Gutllard), 11 janvier 1853 (Paris), 
3 novembre 1853 (Fonreau), 7 janvier 1857 (Andrieu), 24 août 
1858 (Morel), 26 juin 1862 (Deshaires), etc. Il suffira de trans- 
crire ici le second de ces arrêts, intervenu sur un pourvoi du 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 299 


ministre des finances, et qui a accueilli ce pourvoi dans les 
termes suivants : : | 

a Considérant qu’il résulte de l'instruction que le sieur 
« Pâris (docteur en médecine à Gray), indépendamment d’une 
« chambre et d’un cabinet occupés par lui exclusivement, et 
« dont la valeur locative est estimée à 120 francs, jouit encore, 
« en commun avec son père, de plusieurs autres pièces dont 
« la valeur locative est estimée à 30 francs; qu'aux termes des 
« lois sus-visées (25 avril 1844 et 18 mai 1850), le droit pro- 
« portionnel de la patente imposée au sieur Pâris devait être 
« établi sur la valeur locative réelle de tous les locaux ser- 
« vant, soit à son habitation, soit à l'exercice de sa profes- 
« sion; que cette circonstance que le sieur Pâris père serait 
« seul imposé à la contribution mobilière pour les locaux 
« qu’il habite en commün avec son fils, ne pouvait autoriser 
« le conseil de préfecture à décider que ces locaux ne seraient 
« pas soumis au droit proportionnel de patente, 

« Art. 1%, L'arrêté... est annulé. 

« Art. 2. Le sieur Pâris sera rétabli sur les rôles de la ville 
« de Gray, pour les sept derniers mois de 1850 et pour l’année 
« 1851, à un droit proportionnel de patente établi sur une va- 
« leur locative de 150 francs. » 

La même doctrine, c’est-à-dire l’obligation de payer ledroit 
proportionnel dans toutes lescommunes où le patentable possède 
des locaux servant à l’exercice de sa profession, a élé consa- 
crée par un arrêt du 19 juillet 1854 {(Gazes), relativement à un 
huissier qui, n’habitant pas le chef-lieu du canton, s’y rendait 
plusieurs fois par semaine pour faire le service aux audiences 
de la justice de paix et ne se bornait pas à remplir le devoir 
de sa charge, mais recevait ses clients et rédigeait des actes 
de sa profession dans un local dont il disposait et où il avait 
même fait apposer une enseigne. 

Elle résulte aussi de deux arrêts des 17 septembre 1854 Ro- 
bion)et 23 juillet 1862 (Penissaf). Celui-ci a rejeté la réclama- 
tion d’un médecin, qui, imposé à la patente à raison d’une 
maison d'habitation qu'il possédait dans une commune où il 
était inspecteur d'eaux minérales et où il exerçait sa profes- 
sion pendant une partie de l’année, prétendait ne pas devoir 
le même impôt pour sa maison d’habitation dans Ia commune 
où il avait sa résidence principale et où il payait la contribu- 


300 DROIT ADMINISTRATIF. 


Liou personnelle, mais où il ne pratiquait pas la médecine. 
Quant à l’arrêt du 17 septembre 1854, il est ainsi conçu : 
« Vu la requête du sieur Robion, avocat au Havre, tendant 
« à ce qu’il nous plaise annuler un arrêté... par lequel le conseil 
« de préfecture de la Seine-inférieure a rejeté la réclamation 
« qu’il avait présentée à l’effet d'obtenir décharge du droit 
« proportionnel de patente auquel il a été assujetti, pour 1853, : 
« sur le rôle de la communede Sainte-Adresse, pourle pavillon 
qu’il possède dans cette commune; ce faisant, lui accorder 
décharge dudit droit, par le motif qu’il est déjà assujetti 
au droit proportionnel de patente pour l’habitation qu’il. 
possède dans la ville du Havre, et qui est, selon lui, sa rési- 
dence habituelle et principale; » 
« Considérant qu’aux termes de l’art. 10 de la loi du 25 
avril 1844, le droit proportionnel de patiente, en ce qui con- : 
cerne l'habitation personnelle, est dû tant sur la maison 
où le patenté fait sa résidence habituelle et principale que 
sur les autres maisons servant à l'exercice de sa profession : 
que, si le sieur Robion possède dans la ville du Havre un 
logement pour l’exercice de sa profession d’avocat, il est 
établi par l'instruction que le sieur Robion a sa résidence 
« habituelle et principale dans la commune de Sainte-Adresse, 
« où il a été imposé à la contribution personnelle sur sa propre 
« réclamation; que dès lors c’est avec raison que le conseil 
« de préfecture a refusé, etc. » 

Il va sans dire et pourtant il n’est pas inutile de remarquer 
que, dans ces deux dernières espèces, la solution eût été dif- 
férente si les réclamants avaient eu leur résidence habituelle 
et principale dans la commune où ils exerçaient leur profession 
ets’ils n’avaient eu ailleurs qu’une maison de campagne ne 
servant pas à cet exercice : le droit proportionnel n’aurait pu 
frapper alors, aux termes de l’article QU que la maison d’ha- 
bitation. 

11 a de même été jugé (11 nov. 18592, Prévost) que le notaire 
qui a son étude dans une commune et sa maison d’habitation 
dans une autre commune, doit être soumis au droit proporlion- 
nel dans les deux localités. Vainement, pour échapper à cette 
application de l’article 10 de la loi de 1844, le réclamant a 
soutenu que cet article concernait seulement les commerçants 
qui peuvent avoir et ont en effet plusieurs établissements de 


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ù ; 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 301 


leur commerce dans des communes différentes, et que les no- 
taires ne sont pas dans ce cas, puisqu'ils ne peuvent avoir plu- 
sieurs études. Cette prétention n’était évidemment pas fondée : 
car, si un notaire, un avoué, etc.,ne peut pas avoir plusieurs 
études, il peut très-bien avoir son habitation dans un lieu et 
son étude dans un autre. | 

13. D’autres arrêts en date des 4 août 1862 (Bodin), 15 fé- 
vrier 1864 (ZLatil), 20 janvier 1865 (7’autier), etc., ont encore 
décidé que le droit proportiomnel de la patenté du tableau G 
doit porter, non-seulement sur la maison d'habitation, mais 
aussi sur tous les locaux servant à l’exercice de la profession, 
Je me borne à indiquer ces arrêts; mais il me parait utile, eu 
égard aux circonstances particulières dans lesquelles il est 
intervenu, d’en citer textuellement un autre, en date du 9 mai 
1860 (Brichet), qui est ainsi conçu : 

« Vu la requête présentée par les sieurs Brichet et autres, 
« commissaires-priseurs à Brest, tendant à ce qu’il nous plaise 
« annuler un arrêté. … par lequel le conseil de préfecture du 
«“ Finistère a rejeté leur demande en décharge du droit pro- 
« portionnel de patente auquel ils ont été imposés collective- 
« ment, pour l’année 1859, sur le rôle de la ville de Brest, à 
« raison d’un local affecté aux ventes, qu’ils occupent en 
« commun dans celte ville; ce faisant, leur accorder la dé- 
« charge demandée, attendu qu’ils sont imposés au droit pro- 
« portionnel sur leur habitation, et que dès lors ils ne sau- 
« raient être assujettis au même droit sur le local affecté per 
«“ eux aux ventes aux enchères ; 

« Considérant que la loi du 18 mai 1850 assujettit, par son 
« tableau G, les commissaires-priseurs au droit proportionnel 
« de patente; 

« Considérant qu'aux termes des articles 9 et 10 de la loi 
« du 25 avril 1844, le droit proportionnel de patente est établi 
« sur la valeur locative tant de la maison d’habitation que des 
« locaux servant à l’exercice des professions imposables ; 

« Considérant qu'il résulte de l'instruction que, pendant 
« l’année 1859, les requérants, commissaires-priseurs dans Îa 
« ville de Brest, ont occupé dans cette ville un local où ils 
« exerçaient leur profession; qu’ainsi c’est avec raison qu’ils 
4 ont été imposés, etc. » 

On a, ilest vrai, cru trouver une déviation de cette juris- 


302 DROIT ADMINISTRATIF. 


prudence dans deux arrêts des 26 avril 1862 (Chambre des 
notaires de Marseille), et 26 novembre 1863 (Compagnie des 
notaires de Paris), qui ont décidé qu’une chambre ou une 
compagnie de notaires ne peut être imposée au droit propor- 
tionnel de patente à raison du local dans lequel ont lieu les 
adjudications publiques d’immeubles. Le premier de ces arrêts ! 
est ainsi COnÇu : 

« Vu la requête présentée pour la chambre des notaires de 
« Marseille, et tendant à ce qu’il nous plaise annuler un arrêté 
« du 13 octobre 1860, par lequel le couseil de préfecture des 
« Bouches-du-Rhône a rejeté la demande que le président de 
« ladite chambre avait formée à l’effet d’obtenir décharge 
“ du droit proportionnel de patente auquel elle a été imposée 
« pour l’année 1860 sur le rôle de la ville de Marseille à rai- 
« son d’un local situé dans cette ville, rue Beauveau, 2, et 
« dans lequel ont lieu les adjudications publiques des im- 
« meubles et les réunions de la chambre; ce faisant, lui ac- 
« corder la décharge demandée, par le motif que ce local 
« est affecté à un objet d'utilité publique et que d’ailleurs la 
« chambre des notaires n’exerce pas elle-même une profession 
« imposable ; — Vu, etc. 
« Considérant qu'aucune disposition de loi n’autorisait à 
imposer la chambre des notaires de Marseille, sous le nom 
de son président, à un droit proportionnel de patente, à 
raison du local dans lequel les notaires de la ville de Mar- 
seille font les adjudications publiques d'immeubles; 
« Article 1°, L'arrêté... est annulé, etc. » 
On peut assurément comprendre que, dans cette circon- 
siance, M. le commissaire du gouvernement près le conseil 
d’État au contentieux ait proposé, comme nous l’apprend le 
Recueil de M. Lebon, de maintenir la patente imposée à la 
chambre des notaires, et qu’il ait invoqué, à l’appui de cette 
proposition, l’arrêt précité du 9 mai 1860. Au fond, cependant, 
l’analogie était plus spécieuse que réelle, et le conseil d’État 
a pu et dû exempter de la patente les chambres ou les com- 
pagnies de notaires, sans contredire $es propres précédents. 


2? % RAR A 


‘ La seeonde espèce ne diffère de la première qu’en ce que ce n'était pas 
la chambre, mais la compagnie elle-même, qui avait été assujettie à la 
patente. 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 303 


La loi de 1850, eu effet, ne frappe de cet impôt que les indi- 
vidus qui exercent les professions qu’elle énumère; elle ne 
s’occupe point des êtres moraux qui peuvent représenter ces 
professions considérées collectivement, ou qui sont chargés de 
défendre leurs intérêts communs. Il est tout simple, dès lors, 
que les commissaires-priseurs de Brest, à propos desquels est 
intervenu l’arrêt du 9 mai 1860, aient été imposés et maintenus 
individuellement à la patente, à raison du local dans lequel ils - 
faisaient certains actes de leur profession : quoique ce local 
servit à tous les membres de la corporation, il ne s’ensuivait 
pas qu’il se servit pas à chacun d’eux pour sa part, et cette 
circonstance suffisait pour justifier, envers chacun d’eux, 
l'application de l’article 10 de la loi de 1844, Il en aurait été 
de même, ce me semble, pour les notaires, si l’administration, 
au lieu de porter sur les rôles la chambre ou la compagnie, 
avait fait entrer, dans le calcul du droit proportionnel de cha- 
que notaire, l’évaluation de la valeur locative du local affecté 
aux adjudications, pourvu, bien entendu, qu’elle n’eût fait 
payer à chaque notaire qu’une fraction de la totalité de cette 
valeur locative, et elle avait, en effet, procédé de cette façon 
à Brest. Mais c’est avec toute raison, que le conseil d'État lui 
a refusé le droit d’assujettir à la patente du tableau G les cor- 
porations ou collections d’intérêts individuels, qui ne figurent 
point dans ce tableau. 

14. Il a été jugé également que le patentable qui exerce sa 
profession dens des localités distinctes doit être soumis à la 
patente dans chacune de ces localités, alors du moins que ce 
double exercice est légalement possible ‘. Divers arrêts, des 
9 juillet 1856 (Lambron), 21 mai 1862 (Tessier), 15 novembre 
1866 (Delaporte et Chabory), 6 avril 1867 (Pasturel), ont 
consacré cette solution, Le premier est ainsi conçu : 

« Vu la requête du sieur Lambron, docteur-médecin à Le- 
« vroux (Indre), tendant à ce qu'il nous plaise annuler un 
«arrêté... par lequel le conseil de préfecture de la Haute-Ga- 
a ronne a rejeté sa demaride en réduction du droit proporlion- 
« nel de patente auquel il a été assujetti, pour l'exercice 1855, 
«en qualité de docteur en médecine, sur le rôle de la com- 


1 Unavoué, per exemple, ne pourrait pas exercer sa profession dans deux 
localités. 


304 DROIT ADMINISTRATIF. 


« mune de Bagnères-de-Luchon; ce faisant, et attendu que le 
a requérant, imposé déjà aux droits de patente pour l’année 
«entière dans la commune de Levroux, en qualité de médecin, 
« ne saurait être. assujetti à un droit semblable sur le rôle de 
_« la commune de Bagnères- de-Luchon, lui accorder décharge 
« de la contribution à laquelle il a été imposé dans cette der- 
« nière commune; subsidiairement, attendu qu’il n’exerce sa 

« profession que pendant la saison des eaux à Bagnères-de- 
_« Luchon, décider qu’il ne payera les droits de patente que 
« pour six Mois; 

« En ce qui touche la demande en décharge, 

« Considérant qu'aux termes de l’article 10 de la loi du 
« 25 avril 1844, le droit proportionnel de patente est dû pour 
«tous les locaux qui servent à l’exercicc de la profession; 

« Considérant que, si le sieur Lambron réside habituelle- 
« ment dans la commune de Levroux (Indre), où il est imposé 
« à la contribution des patentes en qualité de docteur-médecin, 
« il résulte de l'instruction qu’il a, depuis 1853, dans la com- 
« muné de Bagnères-de-Luchon, une habitation meublée qu’il 
« occupe pendant la saison des eaux et où il exerce sa pro- 
« fession ; que, dans ces circonstances, c’est avec raison qu'il 
« a été imposé, etc. 

“ Eu ce qui touche la demande en réduction, 

« Considérant que, si le sieur Lambron se rend à Bagnères- 
« de-Luchon pour y exercer sa profession pendant la saison 
« des eaux, il résulte de l’instruction que l'habitation meu- 
« blée qu'il occupe est à sa disposition pendant toute l’année; 
« que dès lors la disposition de Particle 23, $ 4, de la loi du 
« 25 avril 1844! ne lui est pas applicable, et que c’est 
« avec raison, etc. » 

Les autres arrêts ci-dessus indiqués sont rédigés à peu près 
dans les mêmes termes ; il suffit de remarquer que, dans l’af- 
faire Delaporte, le réclamant, qui était à la fois médecin du 
Corps législatif et de la préfecture de police de Paris et mé- 


1 Ce paragraphe est ainsi conçu : « Ceux qui entreprennent, après le 
« mois de janvier, une profession sujette à patente, ne devront la contri- 
« bution qu’à partir du premier du mois dans lequel ils ont commencé 
« d'exercer, à moins que, par sa nature, la profession ne puisse pas étre 
« exercée toute l’année : dans ce cas, la contribution sera due pour l’année 
« entière. » 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 305 


decin-inspecteur des eaux thermales de Luxeuil (Haute-Saône) , 
où il se rendait pendant la saison des eaux, a vainement sou- 
tenu qu’il ne devait la patente que dans cette dernière localité, 
en se fondant sur ce que, à Paris, il n’opérait que comme 
agent de deux administrations publiques, d’après un règlement 
qui lui était imposé, et sans être rémunéré par les malades 
eux-mêmes, d’où il concluait qu’il ne pouvait être considéré 
comme exerçant, dans cette ville, la profession de médecin. 
15. Il peut arriver que le patentable n’ait ni habitation ni 
établissement dans la commune où siége l’autorité auprès de 
laquelle il exerce sa profession ; il peut arriver, par exemple, 
qu’un avoué ou un avocat réside etait son étude ou son cabi- 
net dans une commune autre que celle où se trouve le tribu- 
nal devant lequel il vient postuler ou plaider. Où doit-il, dans 
ce cas, être imposé à la patente? Un arrêt du 19 décembre 1855 
a répondu à celte question dans les termes suivants : 
« Vu le recours de notre ministre des finances, tendant à ce 
« qu’il nous plaise annuler un arrêté... par lequel le conseil de 
« préfecture de la Drôme a accordé au sieur Perrache dé- 
«a charge des droits de patente auxquels il a été imposé pour 
« l’année 1855, sur le rôle de la commune de Tain, en qualité 
« d'avocat; Vu l’arrêté attaqué, motivé sur ce que le sieur 
« Perrache ne pouvait, à raison de son inscription sur le ta- 
« bleau de l’ordre des avocats près le tribunal de Tournon i, 
« être imposé à la contribution des patentes que dans le dé- 
« partement de l'Ardèche; 
« Considérant que la loi du 18 mai 1850, tableau G, assu- 
« jettit à la patente les avocats inscrits au tableau, et que cette 
« contribution consiste en un droit proportionnel calculé au 
« quinzième de la valeur locative des locaux servant à l’habi- 
« tation et à l’exercice de la profession ; 
« Considérant qu’il résulte de l'instruction que le sieur Per- 
« rache, quoique inscrit en 1855 sur le tableau de l’ordre des 
«avocats près le tribunal de première instance de Tournon, 
« résidait à Tain ; que, dans ces circonstänces, ledit sieur Per- 


1 La ville de Tain (Drôme) et la ville de Tournon (Ardèche) ne sont 
séparées que par le Rhône; mais un pont les relie, et dès lors il est par- 
faitement facile à un avocat d’aller plaider à Tournon, tout en résidant à 
Tain. La même situation se présente à Charleville et à Mézières et dans 
d’autres localités. 

XXXIV. | 20 


8306 | DROIT ADMINISTRATIF. 


« rache a pu, par application de la loi précitée du 18 mai 1805, 
« être imposé à la contribution des patentes, comme avocat, 
«sur le rôle de la commune de Tain, lieu de son domicile, 

a Art. 1%. L'arrêté... est annulé. 

« Art. 2. Le sieur Perrache sera rétabli sur le rôle des pa- 
« tentables de la commune de Tain, pour l’année 1855, en 
« qualité d'avocat.» 

16. En ce qui concerne les locaux servant à l’exercice de la 
profession, la règle générale ne doit-elle pas, indépendsm- 
ment de la restriction écrite dans le tableau G pour les chefs 
d'institution et les maîtres de pension, recevoir exception pour 
une autre profession, celle de greffier, qui n’est passeulementun 
office public, comme celle d’avoué, de notaire, d’huissier, etc,, 
mais qui constitue une fonction publique proprement dite ? Le 
greffe n’est-il pas un dépôt public, un lieu affecté à un service 
public, et peut-on assujettir le greffier au droit proportionnel 
sur la valeur locative de locaux qui ont une semblable desti- 
nation? 

L’affirmation semble résulter de trois arrêts des 8 avril 1852 
(Cornu), 18 avril 1860 (Lesenne) et 12 février 1863 (Cantarel). 
Le premier est ainsi conçu : 

« Considérant qu’aux termes de l'article 9 de la loi du 
« 25 avril 1844, le droit proportionnel de patente est établi 
« sur la valeur locative tant de l’habitation que des autres 
locaux servant à l’exercice des professions imposables, et 
que ‘cette disposition n’a été modifiée par la loi du 18 mai 
1850, à l’égard des professions comprises dans le tableau G 
annexé à ladite loi, qu’en ce qui concerne les chefs d’in- 
stitution et maitres de pension ; que, dès lors, c’est avec 
raison que le sieur Cornu a été maintenu au droit propor- 
tionnel calculé sur la valeur locative de son habitation et de 
« ses dépendances, etc. » 
= Dans la troisième affaire, le réclamant demandait tout à la 
fois que la chambre dans laquelle il avait établi son greffe fût 
distraite des locaux servant de base à l’assiette de la patente 
et que le droit proportionnel fût réduit pour le surplus de son 
logement, dont une partie était affectée, selon lui, à l’habita- 
-tion de son père. Le conseil d’État lui a répondu : 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que le sieur 
« Cantarel a établi les bureaux de son greffe dans une chambre 


RL ALL2AS: 


po sl, 


PATENTES DES PROFHSSIONS LIBÉRALFS. 8307 


faisant partie de son habitation ; qu’il résulte également de 
l'instruction que son père a sou domicile dans une come 
mune voisine et ne réside chez lui qu'accidentellements que, 
dans ces circonstances, le sieur Cantarel n’est pas fondé à 
se plaindre de ce que le droit proportionnel de sa patente 
ait été établi sur la totalité de son habitation, etc. » 

Il faut remarquer toutefois que, dans ces trois affaires, les 
pièces affectées au service du greffe faisaient partie de l’habi. 
tation personnelle du greffier. La même solution serait-elle 
encore applicable au cas où le greffe serait installé dans le 
palais de justice lui-même? Un arrêt du 23 juillet 1863 
(Clerget) a résolu négativemeut cette question, dans les termes 
suivants : 

« Vu la requête présentée par le sieur Clerget, et tendant à 
« ce qu’il nous plaise annuler un arrêté... par lequel le conseil 

de préfecture de la Corse a rejeté sa demande en réduction 
du droit proportionnel de patente auquel il a été imposé sur 
le rôle de la ville d’Ajaccio comme exerçant la profession de 
greffier; ce faisant, attendu que le local affecté au greffe du 
tribunal d’Ajaccio, dans le palais de justice de cette ville, 
est une dépendance dudit tribunal, affectée à l’exaroice des 
fonctions publiques dont le requérant est investi, etc. 
« Considérant qu’il résulte de l’instruction que le local 
affecté dans le palais de justice d’Ajaccio au service du greffe 
du tribunal de cette ville est une dépendance de ce tribunal; 
que le greffier est tenu de faire usage de ce local pour 
l'exercice de ses fonctionsz que dès lors ce local doit être 
considéré comme affecté à un service public et non comme 
servant à l’exercice d’une profession, et que c’est à tort que 
« Je requérant a été imposé, etc. | 

« Article 1%. L'arrêté... est annulé, etc. {, » 

Dans la stricte vérité des principes, la différence établie 
entre ces deux situations n’est pas justifiée. La profession de 
greffier, comme les autres professions comprises dans le ta- 
bleau G, est soumise à la patente; la loi ne fait qu’une seule 
exception aux règles ordinaires de cet impôt, el cette excep- 


R = 323 R 5% «a 


RAR Aa na A = à 2° 


1 Un arrêt du 6 janvier 1864 a statué dans les mômes termes sur la 
même réclamation, présentée par le sieur Susjni, greffier du tribunal civil 
de Sartène, | 


308 DROIT ADMINISTRATIF. 


tion ne concerne que les chefs d’institution et les maîtres de 
pension ; donc, dans tous les autres cas, le droit proportion- 
nel doit être assis sur tous les locaux, faisant ou non partie de 
l'habitation, qui servent à l'exercice de la profession, en quel- 
que lieu qu’ils soient situés. La distinction faite par la juris- 
prudence a même ce résultat bizarre et presque inique, qu’elle 
profitera surtout aux titulaires des greffes les plus importants : 
car ce sont les seuls dont. les bureaux soient installés dans les 
palais de justice, et dès lors les petits greffiers de petites justices 
de paix, obligés d’établir leurs bureaux dans leurs domicilee, 
supporteront une patente proportionnellement plus élevée. À mes 
yeux done, cette distinction manque de fondement : il fallait, 
ou maintenir les sieurs Clerget et Susini à la patente pour les 
locaux dont il s’agissait, ou en affranchir tous les greffiers, 
Si la loi était à faire, c’est évidemment ce dernier parti qui 


devrait prévaloir : les greffiers n’exercent pas une profession 


privée, comme les avocais, les huissiers, etc. ; ils sont de vé- 
ritables fonctionnaires publics, et, à ce titre, ils devraient être 
exemptés de la patente, ou tout au moins ils devraient être 
assimilés aux fonctionnaires logés gratuitement dans des bâti- 
ments appartenant à l’État, aux départements, aux communes 
ou aux hospices, qui ne doivent la contribution mobilière et 
celle des portes et fenêtres que pour les parties de ces bâti- 
ments affectées à leur habitation personnelle, et non pour celles 
qui constituent leurs bureaux (art. 5 de la loi du 4 frimaire 
an 7, articles 15 et 27 de la loi du 21 avril 1832). On com- 
prend que la loi du 25 avril 1844 n’ait pas établi cette assimi- 
lation : car l’idée n’était pas venue alors au législateur de 
soumettre des fonctionnaires publics à la patente; mais il est 
permis de regrelter que l’attention du législateur de 1850 ne se 
soit pas portée sur ce point, et l’on peut douter que les juges 
aient le pouvoir de suppléer au silence qu’il a gardé à cet égard. 
: 17. 11 convient de remarquer enfin que les locaux affectés 
simultanément et d’une manière indivisible à l’habitation 
personnelle et à l’exercice de la profession donnent lieu tout 
à la fois, pour les patentables du tableau G comme pour tous 
les autres, au droit proportionnel de patente et à la contribu- 
tion mobilière. Ce point a élé débattu devant le conseil d’État 
à l'égard de M. Doublet de Boisthibault, avocat à Chartres, qui 
avait réclamé une réduction sur sa cote mobilière à raison de 


= 


ve 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES,. 309 


son cabinet et de sa bibliothèque, en se fondant sur l’article 8 
de la loi du 26 mars 1831, ainsi conçu : 

« Ne seront pas compris dans l'évaluation des loyersd’habi- 
« tation les magasins, boutiques, auberges, usines et ateliers, 
« pour raison desquels les contribuables payent patente, etc.5 

Ce système avait même été accueilli par le conseil de préfec- 
ture d’Eure-et-Loir. Mais, sur le pourvoi du ministre des 
finances, le conseil d’État, sans trancher alors une question 
plus générale qui va être indiquée, a pensé que, dans l’espèce, 
les pièces à raison desquelles la réclamation était élevée fai- . 
saient partie de l'habitation personnelle, et qu’ainsi elles 
étaient passibles du double impôt. Voici les termes de son 
arrêt, en date du 20 mars 1852 : 

« Considérant que les locaux auxquels s’appliquait la ré- 
« duction demandée étaient affectés à l’habitation personnelle 
du sieur Doublet de Boisthibault ; qu’à ce titre ils devaient, 
aux termes des lois des 26 mars 1831 et 21 avril 1832, être 
compris parmi ceux qui servaient à l’assiette de la taxe 
mobilière de ce contribuable; que la loi du 18 mai 1850 n’a 
pas modifié les bases de la contribualion mobilière en ce 
qui concerne les patentables du tableau G : que, dès lors, 
c’est à tort que le conseil. de préfecture d’Eure-et-Loir, 
se fondant sur cette dernière loi, a accordé au sieur Doublet 
de Boisthibault une réduction sur sa taxe mobilière ; 
« Art. 1%, L'arrêté... est annulé, | 
« Art. 2. Le sieur Doublet de Boisthibault sera rétabli pour 
1850, au rôle de la ville de Chartres, pour la totalité de la 
contribution mobilière à laquelle il avait été imposé. » 
Gette solution, quoiqu’elle-soit motivée en fait, peut s’appli- 
quer à la plupart des patentables du tableau G : car, dans le 
plus grand nombre des cas, les pièces qui servent. plus par- 
ticulièrement à l'exercice de leur profession sont comprises 
dans leur appartement, dans leur habitation personnelle *. 
Mais, lorsqu'il en est autrement, lorsque la séparation est trop 
matérielle pour être contestée, et, par exemple, lorsque l’é- 
tude est située dans une maison ou dans une commune et 
l'habitation dans une maison ou dans une commune différente, 


EE RAR A « f 


1 V. notamment, en ce sens, les arrêts des 29 juillet 1857 (ville de Caen), 
18 mai 1858 (Kul:imann), 24 décembre 1862 (Guiral), etc. 


310 DROIT ADMINISTRATIF. 


alors il n’est pas possible de faire porter les deux impôts sur 
l’étude, sur les locaux affectés à la profession seulement, En 
effet, indépendamment de l’article ci-dessus cité de la loi du 
26 mars 1831, l'article 47 de la loi du 21 avril 1832 dispose 
également que les parties de bâtiments consacrées à l'habitation 
personnelle doivent seules être comprises dans l'évaluation des 
loyers servant de base à l'assiette de la contribution mobilière, 
et il est parfaitement certain, pour les patentables ordinaires, 
que les ateliers, magasins et autres locaux, distincts de leur 
habitation personnelle, pour lesquels ils sont soumis au 
droit proportionnel de patente par les articles 9 et 10 de la loi 
du 26 avril 1844, ne donuent pas lieu à la contribution mo- 
bilière, Or, le conseil d’État admet, comme on vient de le 
voir, que la loi du 18 mai 1850 n’a point modifié les bases de la 
contribution mobilière à l’égard des patentables du tableau G, 
et, de plus, il a bien souvent reconnu que la taxe qui leur 
a été imposée par cette loi est un droit de patente. Donc ils 
doivent, sur ce point comme sur les autres, être traités de la 
même manière que les autres contribuables; en d’autrei ter- 
mes, lorsque les locaux affectés à l’exercice de ces professions 
. sont bien distincts de l'habitation personnelle, la règle géné- 
rale qui ne permet pas de frapper ces locaux de la contribu- 
tion mobilière doit leur être appliquée, comme il y a lieu de 
leur appliquer, en sens inverse, la règle qui frappe à la fois du 
droit proportionnel de patente et de la contribution mobilière 
les locaux qui servent à l’habitation personnelle. 

C’est ce qui a été jugé par divers arrêts, notamment par 
ceux des 22 mars 1855 (Mathieu Saint-Laurent), 17 juillet 
1861 (Jacotot), 12 août 1861 (Lecomte), 13 août 1861 (ville 
de la Rochelle), 30 août 1861 (Braine), 26 mars 1863 (B1- 
geat), etc. Il suffira de citer deux de ces arrêts. Celui du 
22 mars 1855 est ainsi conçu : 

« Vu la requête du sieur Mathieu Snidloureot, notaire à 
« Colmar... tendant à ce qu’il nous plaise annuler, pour 
« fausse application de l’article 17 de la loi du 21 avril 1832, 
« un arrêté... par lequel le conseil de préfecture du Haut-Rhin 
«a rejeté la demande qu’il avait formée à l’effet d’obtenir une 
« réduction sur la taxe mobilière à laquelle il a été imposé, 
e pour 1854, sur le rôle de le ville de Colmar; ce faisant, lui 
« accorder la réduction demandée, par le motif que dans 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. . 9311 


_« l'évaluation du loyer qui a servi de base à l’assiette de la 
« taxe, les répartiteurs avaient compris des locaux affectés à 
« son Cabinet ou à son étude et au dépôt des anciennes mi- 
« nutes et qui ne servent point à son habitation personnelle; 

« Considérant qu'aux termes de l’article 17 de la loi du 21 
«avril 1832, les parties de bâtiment consacrées à l’habitation 
4 personnelle doivent seules être comprises dans l’évaluation 
« des loyers qui servent de base pour l’assiette de la contri- 
« bution mobilières: 

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que les locaux 
« affectés à l’étude du sieur Mathieu Saint-Laurent sont situés 
« dans un corps de bâtiment distinct et séparé de celui qui est 
« destiné à son habitation personnelle et à celle de sa famille; 
« que dès lors il est fondé à demander que, par application de 
« la disposition précitée, la taxe mobilière ne soit pas assise 
« sur ces locaux ; 
= « Considérant qu’il résulte également de l'instruction que, 
« déduction faite de la valeur locative desdits locaux, la taxe 
a du sieur Mathieu Saint-Laurent doit être établie d’après un 
« doyer d’habitation de 190 fr.; ; 

« Art. 1*. L'arrêté. … est annulé. 

a Art. 2. Le sieur Mathieu Saint-Laurent sera imposé à la 
a taxe mobilière, pour l’année 1854, dans la ville de Colmar, 
« d’après une valeur locative de 190 fr. » 

Voici les motifs et le dispositif de l’arrêt du 17 juillet 1861 : 

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que les locaux 
« où le sieur Jacotot a établi son cabinet et son étude, dans la 
« ville de Dijon, sont complétement distincts et séparés de 
«son habitation personnelle ; 

a Considérant que, d’après l’article 17 de la loi du 21 avril 
« 1832, doivent seules être comprises dans l’évaluation du loyer 
« les parties de bâtiment consacrées à l'habitation personnelle; 

« Que dès lors le sieur Jacotot est fondé à demander à être 
« déchargé de la contribution mobilière assise sur les locaux 
«où il a établi son cabinet et son étude. 

a Art. 1°, L'arrêté... est annulé. 

« Art. 2. Il est accordé au sieur Jacotot décharge de Ja con- 
« tribution mobilière assise sur les locaux servant à l’exer- 
« cice de sa profession de notaire. » "E. REVERCHON. 

(La suite prochainement.) 


342 | __ DROIT CIVIL. 


ÉTUDE SUR LES DONATIONS A CAUSE DE MORT. 
Par M. Ernest GLAssoN, agrégé à la Faculté de droit de Paris, 


DROIT ROMAIN. 


BIBLIOGRAPHIE. = Ï, Parmi les anciens romanistes il faut citer : 
Brunnerman, ad Pandectas, tit. De mortis causa donationtbus; 
ad Codicem, tit. De donationibus mortis causa. — Donellus, 
Com. jur. civilis, lib. 14, cap. 33. — Duaren, ad tit. Digest., 
De mortis causa donationibus. — Faber, Rationalia, ad h. t.— 
Haubold, De mortis causa conjecturis ex mortis mentione ca- 
piendis (Lipsiæ, 1792, et in Opuscul., vol. I, p. 439, sqq.). — 
Hubertus, Prælectiones, ad tit. Inst., De donationtibus, ad tit. 
Dig., De mortis causa donationibus. — Hunnius, Resolutiones, 
vol. I, disp. 20, thes. 1, quæst. 8 ; thes., quæst. 37 et 38. — 
Lauterbach, Collegium theoretico-practicum, ad tit. Dig., De 
mortis causa donationibus. — Pothier, Pandectæ Justinianez, 
ad h.t. — Zoesius, ad Pandectas, h. t. 


IT. Parmi les modernes : | 

A. En France: 1) Traités généraux : Demangeat, Cours 
élémentaire de droit romain, 1, p. 574 et suiv. — 
Ortolan, Explication historique des Institutes, 
11, n° 548 et suiv. — Namur, Cours d'Institutes, 

IT, p. 226. 
2) Monographies : Pellat, Textes choisis, no IX; 
Donations à cause de mort, 2° édit., p. 141 etsuiv. 
— Thureau, Des donations à cause de mort en droit 
romain, thèse pour le doctorat, soutenue devant la 
Faculté de Paris, 1859.— Schæffer, Des donations 
à cause de mort en droit romain, thèse pour le doc- 
torat, présentée à la Faculté de Strasbourg, 1861. 
B. En Allemagne : 1) Traités généraux : Arndts, Lehr- 
buch, $ 589. — Hæœpfner, Com. über die Instituten, 
S 414. — Keller, Instituten, $S 339; Pandecten, 
$ 69.— Mackeldey, Manuel de droit romain (trad. 
Bevig)}, $$ 737 et suiv. — Marezoll, Droit privé 
des Romains (trad. Pellat), S 142. — Muhlenbruch, 
Doctrina Pandectarum. SS 759 et suiv.— Puchia, 


a _— te. lim . sem 


> 


— 


Li — 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 313 


Cursus der Inst., S205; Pandecten, S 72. — Sa- 
vigny (de), Traité de droit romain (trad. Guenoux), 
S$S 170 et suiv.— Schweppe, Das ræmische Pri- 
vatrecht, $$ 946 et suiv. — Thibaut, System des 
Pandectenrechts, $ 906. — Vangerow, Lehrbuch, 
SS 561 et suiv. — Warnkœnig, Com. jur. rom., 
lib. 5, cap. 6, lett. H. — Wennig Ingenhem; 
Lehrbuch des gemeinen Civilrechts, $S 207 etsuiv. 
2) Monographies : Bolley, Fermischte jurist. 
Aufs., 1, n° 1.— Bulow, Abhandlungen uber ein- 
zelne Materien des roem. burg. Rechts; Abhandlung 
6.—Cramer, Dispunct. jur. civ., cap. 10.—Fester, 
De mortis causa donatione (Heidelberg, 1841). 
— Hasse, Uber Erbvertrag, in rein. Museum, IL, 
p. 200 et suiv.; III, p. 1 et suiv., p. 371 et suiv.— 
Huschke, Macht die doli exceptio ein bonæ fidei 
judicium ? u. s. w., in der Gies. Zeitschrift, IL, 6, 
21.— Keller, Uber die Lex Seia, 49, pr., De mortis 
causa donat., in der Zettschrifl.für geschicht. Rechts- 
wissenschaft, XII, 12. — Muller, Uber die Natur 
des Schenckung auf den Todesfall (Giesen, 1897, 
cf, Zimmern, in ÆEphem. jur., Tubing. II, 
p. 233, où l’on trouve un compte rendu de ce re- 
marquable travail). — Rosshirt, 7erm., 1, p.80.— 
Ruhwand], in Zeitschrift des Antwaltvereins far 
Bayern, XII, n° 20-92. — Scherach, Uber die 
Schenkung auf den Todesfall, in Archiv. für civ. 
Praæis, I, p: 297. — Schrœter, Uber die mortis 
causâ donatio, in Giesser Zeitschrift, IX, p. 97.— 
. Wiederhold, Zur Lehre von den Schenkungen auf 
den Todesfall. Erklærung des Const. ultima, 
C., De donationibus causa mortis. — Wenck, in 
præf. ad Hauboldi Opuscula, vol, E, p. xxxvi à Lxr. 


Sources : Paul., Sent. lib. 3, tit. 7. — $ 1, J., De donalio- 
nibus, 11, 7.— D., De mortis causa donationibus et capionibus, 
XXXIX, 6. —C., De, donationibus causa mortis, VII, 51. — 
TON BAZIAIKON, BifBhov veooapaxostov eBôouov, Tithoc L', Iepi rüv 
péta Savarov dwpewv (Bas., lib. 47 ; tit. 3, De mortis causa do- 


814 DROIT CIVIL. 


CHAPITRE PREMIER. 


NOTIONS GÉNÉRALES. 


1. Des divefses espèces de libéralités chez les Romains. — 2. Chez les 


Jsraélites, — 3. De la donation à cause de mort en Grèce. — 4. Com- 

_ ment les donations à cause de mort se sont introduites en droit ro- 
main. —5. Dissid ences qui existaient entre les jurisconsultes romains 
Sur la question de savoir s’il fallait rapprocher les donations à cause de 
mort des legs au des donations entre-vifs : opinions de Paul, de Marcellus, 
de Julien, d'Ulpien.—6. Divisions du sujet.—7. Sens des mots : donatio, 
mortis causa donatio, mortis causa capio, — 8, Controverse sur le point 
de savoir ce qu’il faut entendre par mortis causa capio ; cette expression 
ne renferme-t-elle pas dans certains cas la donation à cause de mortP — 
9. Utilité de cette question. 


1. Ilexiste en droit romain deux sortes de libéralités bien 
distinctes : les libéralités entre-vifs et les libéralités à cause de 


mort. Les donations ordinaires, la dot à certains égards, la . 


donation ante nuptias, devenue dans le dernier état du droit 
donation propter nuptias, rentrent dans la première classe; 
on peut comprendre dans la seconde, les hérédités, soit testa- 
mentaires, soil ab intestat, les legs, les fidéicommis. Mais entre 
ces deux classes que l'on oppose l’une à l'autre, il faut men- 
tionner une libéralité d’une natbre tout à fait particulière, te- 
nant à la fois de la donation ordinaire et du legs ; aussi l’ap- 
pelle-t-on donation à cause de mort (mortis causa donatio); 
ces deux expressions, donatio, et, morlis causa, montrent 
bien qu’il s’agit d’une libéralité d'un caractère mixte. 

2. Si nous jetons un rapide coup d’œil sur les législations 
des deux peuples les plus célèbres de l’antiquité après les Ro- 
mains, c’est-à-dire des Israélites et des Grecs, nous constate- 
rons que chez les Israélites la donation à cause de mortétait in- 
connue, tandis qu’elle était usitée en Grèce. Chez les Hébreux, 
celui qui voulait faire une libéralité en vue de la mort, dé- 
clarait qu'après son décès telle partie de sa fortune ou tels biens 
seraient acquis à telle personne déterminée : cetie disposition 
pouvait être faite par testament, ou même sans que les for- 


malités des testaments eussent été observées, et, dans ce der-. 


nier cas, il y avait un véritable fidéicommis. Les Israélites ne 
connaissaient donc que le legs et le fidéicommis #, 


4 Cpr.: Samuel Mayer, Die Rechte der Israëliten, Athener und Roemer, 
I, S264,A | 


En, © 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 315 


3. On découvre, au contraire, la donation à cause de mort 
chez les Grecs dès les temps les plus reculés. Tout le monde 
connaît l’exemple d’une libéralité de ce genre, tiré de l'Odyssée 
d’Homère (XVII, vers 77), et rapporté par Justinien dans ses 
Institutes (6 1. De donationibus 2,7.). Télémaque fait donation 
à Pirée des présents qu’il a reçus de Ménélas et qui se trouvent 
déjà déposés chez Pirée, mais à la condition que ce dernier les 
restituera si Télémaque échappe aux dangers qu'il va conrir en 
faisant la guerre aux prétendants !, 

La législation athénienne paraît toutefois admettre cette es- 
pèce de libéralité en ce sens seulement qu’on peut laisser à 
titre gratuit pour le moment de la mort certains biens à un 
tiers (Démosthène, In Steph. 1116). Cette libéralité semble con- 
stituer, en réalité, un legs ou un fidéicommis. Cependant l’a- 
nalogie n’est pas complètes ainsi, les femmes peuvent faire des 
libéralités de ce genre, quoiqu’elles soient incapables de tes- 
ter (Démosthène, Phœm. 949; contre Spudias, 1030 et 1034). 
D'un autre côté, ces dispositions ne peuvent porter que sur de 
l'argent ou des choses mobilières (Isée, Hérédité de Philo- 
clème, 430); et, sous ce rapport encore, elles diffèrent des 
legs. | 
4 Ces libéralités ont passé dans le droit romain avec des 
caractères plus accentués. Suivant certains auteurs, elles au- 
raient été introduites par les jurisconsultes romains *, qui se 
seraient fondés sur l’autorité d’Homère ; on invoque, à l’appui 
de cette opinion la L. I, $ 1. De mortis causa donationibus, 
39, 6, et le 8 1, I. De donationibus, 9, 7. Pothier croît que ces 
donations ont été établies par l’usage et il s’appuie sur la L. 8, 
pr. De mortis causa donationibus, 39, 6 *. La vérité est, selon 
nous, que les textes restent absolument muets sur ce point : il 
nous paraît dès lors impossible de donner une solution cer- 
taine. 


3 « Pirée, nous ignorons comment tout se passera; si ces fiers pré- 
tendants doivent m’égorger dans mes foyers, et se partager les biens de 
mon père, je veux que tu gardes ces objets, car j'aime mieux les voir dans 
tes mains que dans les leurs. Mais si je puis jeter parmi eux le carnage et 
la mort, aecours ayec joie m’apporter ces présents et je les recevrai avec la 
même joie.» — On a soutenu qu’Euripide, dans A/ceste {vers 1020), parle 
aussi d’une donation à cause de mort: mais c’est une erreur. | 

3 En ce sens : Samuel Mayer, op. et loc. cit. 

» Pandectæ Justinianez, b. t., n° I. 


+ 


316 . | DROIT CIVIL, 


5, Ce qui n’est pas douteux, c’est que la nature de la donation 
à cause de mort avait beaucoup préoccupé les jurisconsultes et 
soulevé entre eux de graves controverses: les uns voulaient rap- 
procher la donation à cause de mort des libéralités entre-vifss 
les autres pensaient qu’elle tenait surtout des Jibéralités à cause 
de mort. Tous reconnaissaient, sans doute, que cette donation 
était forcément d’une nature mixte, mais on se demandait 
quel était son caractère dominant. La rapprocherait-on des 
lcgs ou des donations entre-vifs? Justinien mit fin à la con- 
troverse : il préféra l’opinion de ceux qui assimilaient en gé- 
néral la donation à cause de mort au legs (61, J. De donatio- 
nibus, 2,7.—Const., 4, De mortis causa donationibus, 8, 57), 
etses commissaires n’ont, le plus souvent, inséré que les textes 
conformes à cette doctrine. Aussi serait-il inpossible d’établir 
d’une manière précise, quelle était l’opinion des princi- 
paux jurisconsultes de l’époque classique? Cependant, le rap- 
prochement des textes les plus importants dans lesquels on 
peut trouver quelques renseignements, nous a amené au ré- 
sultat suivant : Paul était porlé à assimiler la donation à cause 
de mort plutôt aux donations ordinaires qu'aux legs (L. 35, 
& 3, De mortis causa donationibus, 39, 6. — L. 5, $ 17, De his 
quæ ut indignis, 34, 9). Marcellus inclinait aussi vers cette 
solution (L. 38, De mortis causa donationibus, 39, 6). Mais 
l'opinion de ces deux jurisconsultes n'était pas absolue, et, 
sous certains rapports, Paul et Marcellus rapprocbaïient les do- 
nations à cause de mort des legs (L. 15. De mortis causa do- 
nationibus, 39, 6) Au contraire, Julien est beaucoup plus 
précis, et, dans plusieurs textes, il nous montre qu’il assimile 
les legs et les donations à cause de mort (cpr. L. 15, L. 17, 
De mortis causa donationibus, 39, 6). De tous les juriscon- 
_ sultes, Ulpien est certainement celui qui rapproche le plus les 
deux libéralités ; on peut même dire que, sous un grand 
nombre de rapports, il les confond complétement (L. 7. De 
morlis causa donationibus, 39, 6. — L. 8, $ 2. De transactio- 
nibus, 15, L. 1, S 2, Usufruct. quemad., cav. 7, 9. — L. 32, 
& 7, De donationibus inler virum et uxorem, 24, 1. — L. 8,83, 
De conditiontibus institulionum, 28, 7. — L. 1, S 1, Siquisin 
fraudem patront, 38, 5). 

Il n’est pas douteux d’ailleurs que l’opinion suivant laquelle 
la donation à cause de mort devait être de la même nature que 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. " 917 


le legs finit par dominer : les lois, les sénatus-consultes, les 
constitutions impériales s'étaient prononcés plusieurs fois en 
faveur de cette assimilation (Gaius, II, $ 225 et 226; IV, S 23. 
— Ulpien, Reg. lib. I, 2. — L. 9, L. 35, L. 42, $ 1, De mortis 
causa donationibus, 39, 6. — Const. 2, De mortis causa dona- 
tionibus, 8, 57, — Const. 5, 4d legem Falcidiam, 6, 50.). Jus- 
tinien, nous l’avons dit, consacra cette doctrine, mais jamais 
l'assimilation ne fut complète entre ces deux espèces de li- 
béralités, même après les innovations de Justinien; les règles 
nouvelles établies par cet empereur sont loin d’avoir l’étendue 
et la portée que leur ont attribué certains romanistes. 


6. Nous allons successivement étudier : les caractères des 
donations à cause de mort ; — leurs formes et les innovations 
de Justinien ; — sur quelles choses elles peuvent porter; — la 
capacité nécessaire pour faire ou recevoir une donation à 
cause de mort; — les effets de ces libéralités; — leurs causes 
de caducité et es effets de cette caducité ; — nous termine- 
rons par un parallèle entre les donations à cause de mort et 
les legs. Mais avant tout, il importe de se former une idée 
exacte et précise des expressions usitées chez les Romains 
en cette matière. 


7. Certains auteurs n’ont pas bien saisi la terminologie em- 
ployée par les jurisconsultes romains. Ainsi, on a dit que, 
dans un sens large, mortis causa donatio, signifie toute dona- 
tion, même ordinaire, faite en vue dela mort; et on a cité à 
l'appui de cette opinion la loi 13, $ 1, h. t., qui appelle 
mortis causa donatio, celle qui est faite : ut nullo casu sit ejus 
repelitio, 14 est nec si convaluerÿ donator. Nous ne saurions 
accepter cette explication, Sans doute, on peut faire, en vue 
de la mort, des donaticns entre-vifs ; mais nous contestons 
formellement qu’il s'agisse d’une libéralité de cette espèce 
dans l’hypothèse de la loi que l’on vient de citer : on verra 
plus loin que le jurisconsulte a en vue une véritable donation 
à cause de mort, 


Les mots mortis causa donatio n’ont pas le sens large qu’on 
leur attribue : ils désignent toujours spécialement la donation 
à cause de mort. Quand les jurisconsultes romains veulent 
employer des expressions générales, ils disent tantôt donatio, 
tantôt mortis causa capio. 


418 DROIT CIVIL. 


Le mot donafio, dans un sens large, désigne, en effet, touta 
donation, soit ordinaire, soit à cause de mort. 


Pr. J., De donationibus, 2, 7 : « Donationum autem duo genera sunt, 


« mortis causa et non mortis causa. » 

Ulpianus, L, 67, $ 1, De verborum significatione, 60, 16 t « Donationis 
« verbum, simpliciter loquendo, omnem donationem comprehendisse vis 
« detur, sive mortis causa, sive non mortis causa, » 


Les Romains appellent donatio vera et absoluta (L. 25, 8 9, 
L. 42, S 1, De mortis causa donationibus 39, 6), ou aussi do- 
natio inter vivos (L. 25, pr. De inofficioso testamento, 5, 2) la 
donation ordinaire, pour la distinguer de la donation à cause 
de mort; mais le plus souvent, ils disent simplement donatio 
en prenant alors ce mot dans un sens restreint. 

8. Il ne faut pas non plus confondre la mortis causa donatio 
ét la mortis causa capio. Cette dernière expression avait deux 
sens : dans un sens large, on entendait par là toutes les ac- 
quisitions qui se réalisent à l’occasion ou par l'effet de la 
mort d’une personne, autres que les eee les legs, les 
fidéicommis. 


_ Gaius,L. 31, pr. De mortis causa donationibus, 39, 6 : « Mortis causa ca- 
« pitur, quum propter mortem alicujus capiendi occasio obvenit, exceptis 
«a his capiendi figuris, quæ proprio nomine appellantur ; certe enim et qui 
« hereditario, aut legati, aut fideicommissi jure capit, ex morte alterius 
« nanciscitur capiendi”occasionem : sed quia proprio nomine hæ species 
« capiendi appellantur, ideo ab hac definitione separantur. » 

Marcellus, L. 28, De mortis causa donationibus, 39, 6 : « Inter mortis 
« causa donationem, et omnia, quæ mortis causa quis ceperit, est earum 
« rerum differentia; nam monis causa donatur, quod præsens præsenti det, 
« at mortis causa Capi intelligitu et quod non cadit in speciem dona- 
« tionis 1...» 


Selon nous, il résulte de ees textes que l'expression mortis 
causa capio se prend dans deux sens : lato sensu, elle corm- 
prend la mortis causa donatio; stricto sensu, la mortis causa 
capio, est, au contraire, opposée à la donation à cause de mort, 
et on entend par là toute acquisition dont la cause ou l’occa- 
sion 8e trouve dans un décès et qui n’a pas de dénomination 
particulière *. 


4 Cpr. encore sut la mortis causa capio, à notre titre: L. 8, pr. et L. 14. 
3 Ka ce sens : Muhlenbruch, Doctrina Pandectarum, $ 769, 


——_—/", À. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 319 


Beaucoup d'auteurs soutiennentcependant que la morfis capio 
est toujours prise dans cette dernière acception ; même dans le 
texte de Gaius et celui de Marcellus elle présenterait ce sens. 
Pour le texte de Gaius, cela résulterait de Ja définition que 
nous donne ce jurisconsulte ; il entend par mortis causa capio, 
omnis occasio captendi propler mortem alicujus, quæ proprio 
nomine non appellatur; or, la donation à cause de mort a une 
désignation propre, comme Île legs, comme le fidéicommis, 

Mais ne peut-on pas dire qu'en parlant de ces libéralités 
quæ proprio appellantur, Gaius a en vue les actes à cause de 
mort qui revêtent une forme propre et spéciale ? Telle n’est 
pas la mortis causa donatio : il n’est pas de forme qui lui soit 
particulière; nous aurons occasion de le voir bien souvent. 
D'ailleurs il serait étonnant que Gaius, se donnant la peine 
de nous énumérer les actes qui ne constituent pas des mortis 
causa capiones, eut omis de mentionner les donations à cause 
de mort. 

Le texte de Marcellus est encore plus précis dans notre sens, 
car ce jurisconsulte, après avoir caractérisé la donation à 
cause de mort, ajoute : af mortis causa capi intelligitur et quod 
non cadit in speciem donationis. Cela signifie littéralement : on 
comprend dans la mortis causa capio même des cas qui ne 
sont pas celui de la donation à cause de mort. Les mots mortis 
causa capio embrassent donc, dans un sens large, la dona- 
tion à cause de mort. Telle est aussi l’explication que nous 
donnent les scholies des Basiliques (cpr. Bas., Lib. 47; tit. 3; 
L. 1; sch. 1; — L. 2; sch. 1). Enfin, la question nous paraît 
formellement résolue par la Loi 18. h. t., où il est dit : 
morts causa capimus non tunc solum, quum quis suæ mortis 
causa nobis donat...…. Dans ce texte, l'expression mortis causa 
capio renferme bien nettement la donation à cause de mort. 

Toutefois, il ne faut pas oublier que si la morhs causa capio 
présente un sens large, elle est susceptible aussi d’un sens 
restreint qui exclut la donation à cause de mort; mais, dans 
le doute, et avec son sens ordinaire, la mortis causa capio 
désigne aussi la donation à cause de mort. 

9. Cette question est plus importante qu’on ne pourrait le 
croire au premier abord. Ainsi Gaius nous apprend que les 
dispositions des lois Furia et Voconia concernent les legs et 
les mortis causa capiones. 


320 DROIT CIVIL. 


Gaius, Com., II, $ 225 : « Itaque lata est lex Furia, qua exceptis personi 
« quibusdam, ceteris plus mille assibus legatorum nomine mortisve causa 
« capere permissum non est 1... » 

Gaius, Com. Il, $ 226 : « Ideo postea lata est lex Voconia, qua cautum 


« est, ne cui plus legatorum nomine mortisve causa capere liceret, quam 
« heredes caperent..…. » 


Eh bien, dans le système des auteurs qui excluent la mortis 
causa donatio de la mortis causa capio, les prohibitions de ces 
lois ne s’appliquaient pas aux donations à cause de mort; telle 
est, du moins, la conséquence logique de leur opinion, bien 
que généralement ils ne l’aient pas prévue ?. Au contraire, 
avec notre explication, il faut décider que ces lois compre- 
naient aussi les donations à cause de mort dans leurs dispo- 
sitions. | 


CHAPITRE II. 
CARACTÈRES DES DONATIONS A CAUSE DE MORT. 


10. Définition de la donation à cause de mort.— 11. Premier caractère : la 
donation à cause de mort est une libéralité ; explication de la règle suivant 
laquelle le donateur se préfère au donataire dans les donations à cause de 
mort.— 12. Second caractère : la mortis causa donatio est faite en vue de 
la mort.— 13. Ne peut-on pas faire aussi une donation entre-vifs en vue 
de la mortP Comment savoir alors si telle libéralité faite en vue de la 
mort est une donation à cause de mort ou une donation entre-vifs? — 
14. Troisième caractère : la donation à cause de mort est révocable de sa 
nature, mais non par essence.— 15. Quatrième caractère : il faut Ja survie 
du donataire ou plutôt que le donateur ne survive pas au donataire. — 
16. Suite. Du cas où la donation est faite en vue de la mort, sans que le 
donateur soit soumis à aucun péril. — 17. Quand la donation est faite à 
un fiiusfamilias (ou à un esclave) exige-t-on la survie du filiusfami- 
lias ou celle du paterfamilias sous la puissance duquel il se trouveP — 
18. La donation à cause de mort peut-elle être subordonnée au prédécès 
d'un tiers? — 19. Du cas où la donation à cause de mort est faite en vue 
d’un danger. — 20. Peut-on dans une donation à cause de mort en vue 
d'un danger déterminé convenir que cette donation ne sera pas révoquée 
si le donateur échappe à ce danger P — 21. Résumé des différentes causes 
de révocation des donations à cause de mort et des combinaisons dont 
elles sont susceptibles. — 22. Dans quel sens faut-il entendre la clause : 
ut nullo casu donatio revocetur ? — 23. Dans le doute faut-il présumer 
qu’une libéralité constitue une donation entre-vifs ou une donation à 


cause de mort ? — 24. Quel est le caractère vraiment distinctif de la do- 
nation à cause de mort? 


1 Cpr. Ulpieu, Reg. lib. I, 2. 
* Cpr. cependant Machelard, Dissertation sur l'accroissement, p. 251, 
note 1. 


= ap ne 


DONATIONS À CAUSE DE MORT, 321 


10. Les Institutes nous donnent la définition suivante de la 
donation à cause de mort : 


$1, De donationibus, 2, 9 : « Mortis causa donatio est quæ propter mortis 
« fit suspicionem, cum quis ita donat ut si quid humanitus ei contigisset, 
« haberet is qui accipit, sin autem supervixisset, is qui donavit reciperet , 
« vel si eum donationis pœnituisset, aut prior decesserit, is cui donatum 
a Est. » 


« La donation à cause de mort est celle qui est faite dans la 
prévoyance de la mort, lorsque quelqu'un donne de telle sorte 
que, s’il succombe dans un péril, la chose soit au donataire ; 
mais qu’elle revienne au contraire au donateur, s’il échappe 
au péril, ou s’il révoque la donation, ou si le donataire 
meurt avant lui, » Cette définition, ou, pour mieux dire, cette 
explication nous montre les principaux caractères de la dons- 
tion à cause de mort; mais elle ne les indique pas d’une ma- 
tière assez précise. Ainsi, Justinien semble dire que la dona- 
tion à cause de mort est toujours faite par une personne qui 
se trouve sur le point de courir un danger, Que ce cas soit le 
plus fréquent et aussi celui que l’on retrouve le plus souvent 
dans les textes, nous le voulons bien; maïs cependant on 
peut aussi faire une libéralité de ce genre même en dehors 
de tout péril, et par cela seul que l’on songe à la mort. De 
même, Justinien nous apprend que cette libéralilé est révoca- 
ble au gré du donateur, mais il n’ajoute pas que le donateur 
peut renoncer à ce droit de révocation. 

C’est pourquoi il vaut mieux définir la donation à cause de 
mort : une libéralité faite par une personne, en vue de la 
mort, que cette personne soit ou non sur le point de courir un 
danger déterminé, ordinairement révocable au gré du dona- 
teur et nécessairement caduque par le prédécès du donataire. 

Nous allons reprendre les différents caractères de la dona- 
tion à cause de mort lesquels sont tous compris dans cette 
définition. 

11. 1) Et d’abord la donation à cause de mort est une libé- 
ralité. On exige donc la réunion des conditions prescrites en 
droit commun pour qu’il y ait donation. Ainsi, il faudra l’ant- 
mus donandi de la part du donateur, son appauvrissement, 
un enrichissement du donataire, un acte formel de la part da 
disposant. C’est précisément ee que ces conditions sont 

XXXIV, 1 


322 DROIT CIVIL, 


communes à toutes les donations que les textes n’en parlent 
pas d’une manière spéciale à l’égard des donations à cause de 
mort;'par la même raison, nous ne nous y arrêterons pas. Nous 
ferons toutefois deux observations : L’affranchissement d’un 
esclave n’est pas, jure communi, envisagé comme une donar 
tion entre-vifs, car si cet affranchissement appauvrit le maître, 
on ne peut pas dire qu’il augmente le patrimoine de celui qui 
en profite. Il ne faudrait pas conclure de là que l’affranchisse- 
ment soit impossible, mortis causa; nous verrons le contraire, 
seulement notons dès maintenant que cet afiranchissement 
n’est pas une véritable donation à cause de mort. — Nous nous 
demauderons en second lieu si, dans les donations à cause de 
mort, il est bien exact de dire que le donateur s’appauvrit Ÿ 
Le donateur ne se montre généreux que pour le cas où il viens 
drait à succomber dans le danger qu’il va courir; il semble, 
dès lors, qu’en réalité l’appauvrissement soit subi plutôt par 
les héritiers du donateur que par le donateur lui-même. On 
exprime souvent cette idée en disant que dans les donations à 
cause de mort, le donateur préfère le donataire à-ses héri- 
tiers, mais se préfère au donataire. C’est même en se plaçant à 
ce point de vue que le jurisconsulte Marcien paraît avoir voulu 
caractériser notre libéralité. | 


Marcien, L. 1, pr., De mortis causa donationibus, 29,6 : « Mortis causa 
« donatio est, quum quis babere se vult, quam eum cui donat, magisque 
« eum cui donat, quam heredem suum. » | 


Cette idée est vraie, en général; mais il ne faudrait pas en 
exagérer la portée. Nous verrons bientôt que le donateur peut 
renoncer à son droit de révocation; et dans ce cas, il n’est 
plus exact de dire que le donateur se préfère au donataire, soit 
qu’il ait de suite transféré la propriété au donataire, soit qu'il 
ait femis cette translation à l’époque de sa mort, tout en fai- 
sant actuellement tradition de la chose. En effet, le dona- 
taire ne peut plus alors reprendre la chose au donatairet 
s’il a transféré la propriété, il n’a aucune action; s’il a fait 
tradition en reportant la translation de propriété à l’époque de 
son décès, il jouit bien de l’action en revendication, mais, 
comme on le verra dans la suite, cette action serait repoussée 
par l’exceptio rei donatæ et traditæ. | 

Nous ne voulons pas conclure de ce qui précède, que Mar. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. _323 


cien a eu tort de caractériser la donation à cause de mort 
comme il l’a fait, car, la renonciation au droit de révocation 
est une exception; nous avons seulement voulu montrer qu'il 
ne faut pas entendre trop rigoureusement cette règle suivant 
laquelle le donateur se préfère au donataire. 
‘12. 2) La donation qui nous occupe est faite en vue de la 
mort. Les jurisconsultes romains supposent presque toujours 
que cette donation a lieu en vue d’un danger déterminé, 
comme dans l'exemple donné par les Institutes, de la donation 
faite par Télémaque à Pirée; c’est en effet, le plus souvent 
dans de pareilles circonstances que se présentera cette libé- 
ralité. 


Paul, L. 3, De mortis causa donationibus, 39, 6 : « Mortis causa donæe 
« licet, non tantum infirmæ valetudiniscausa, sed periculi, etiam pro- 
« pinquæ mortis, vel ab hoste, vel a prædonibus, vel ab hominis potentis 
« crudelitate aut odio, aut navigationis ineundæ, » 

. Gaius, L. 4, eod. tit. : « Aut per insidiosa loca iturus, » 

Ulpien, L. b, eod. tit, : « Aut ætate fessus. » | 

Paul, L. 6, eod. tit. : « Hæc enim omnia instans percilum demonstrant. » 


Mais, c’est ici le lieu de revenir sur une observation déjà 
faite, il ne faudrait pas faire de ce danger imminent une con- 
dition essentielle de toute donation à cause de mort, car la 
simple pensée de la mort, cogitatio mortis, suffit. C’est en sé 
plaçant à ce point de vue que le jurisconsulte Julien a été amené 
à distinguer trois espèces de donations à cause de mort. 


Ulpien, L, 2, De mortis causa donationibus, 39, 6 : « Julianus libro sgp- 
« timo decimo Digestorum tres esse species mortis causa donationum ait; 
« unam, quumquisnullo præsentis periculimetu conterritus, sed solo cogi- 
« tatione mortalitatis donat; aliam esse speciem mortis causa donationum 
« ait, quum quis, imminente periculo commotus, ita donat, ut statim atfl 
« accipientis; tertium genus esse donationis ait, si quis periculo motus non 
« sic det, ut statim faciat accipientis, sed tunc demum quum mors fuerit 
« Insecuta. » | 


Cette division tripartite n’est pas heureuse. Il semble en ef- 
fet, en résulter, que dans le cas de donation à cause de mort 
faite en vue d’un péril, et dans ce cas seulement, le donateur 
a le choix de transférer immédiatement la propriété au done 
taire ou de remettre cette translation à l’époque de sa mort. 
Telle n’était certainement pas cependant la pensée de Julien, 
ni celle d’Ulpien qui nous rapporte ce texte de Julien : ils ace 


324 DROIT CIVIL. 


cordaient la même liberté au donateur dans l’hypothèse où la 
libéralité avait été faite sola mortis cogitatione. Abstraction 
faite de cette critique de détail, notre texte montre bien nette- 
ment qu’une donation à cause de mort peut émaner d'une 
personne qui ne court aucun danger (ajoutez L. 31, $ 2, in 
fine. L. 35, & 4, h. t.). — Peut-on dire avec Keller qu’à l'ori- 
gine la donation à cause de mort supposait une personne sur 
le point de courir un danger; et que dans la suite, par ex- 
ténsion, on admit aussi cette libéralité à raison de la simple 
mortis cogitatio ! ? C’est là une conjecture assez vraisemblable, 
mais nous ne voulons rien affirmer, car les textes ne nous 
donnent aucun renseignement. 

13. Réciproquement, on peut faire une donation entre vifs, 
soit en vue de la mort, soit même en vue d’un péril imminent. 
Mais la différence est sensible entre les deux espèces de libé- 
ralités. La donation entre-vifs n’aura lieu en vue de la mort ou 
à l’occasion d’un danger que par exception, et elle serait par- 
faitement valable indépendamment de cette circonstance; cela 
est tellement vrai qu’elle restera acquise au donataire d’une 
manière irrévocable, malgré la survie du donateur; la cogitatio 
mortis, le péril sont des circonstances de fait sans influence 
sur cette libéralité. Au contraire, la donation à cause de mort 
est nécessairement faite en vue de la mort ou d’un périls il 
ne s’agit plus seulement de circonstances de fait, mais d’une 
condition essentielle, sans laquelle la libéralité deviendrait 
une donation entre-vifs. 

Toutefois, comme les donations à cause de mort s’écärtent 
beaucoup des donations. ordinaires, il sera toujours très-im- 


poriant de savoir si telle libéralité faite en vue de mort, doit 
être, ou non, rangée parmi les donations à cause de la mort. 
Cette question ne peut être à priori résolue en doctrine. Tout 


dépend des circonstances, D’après la plupart des anciens com- 
mentateurs du droit romain, il faut distinguer selon que le 
disposant déclare ou non qu'il donne en vue de la mort : dans 
le premier cas, la donation doit être réputée à cause de mort, 
lors même que le donateur ne serait pas sur le point de courir 
un danger; mais, au contraire, si le donateur ne fait pas men- 
tion de la mort, la donation est entre-vifs, même si le dispo- 


4 Pandecien, S 69, p. 183 de l'édition de 1887, 


a D ———— mines + 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 325 


sant doit courir un danger, pourvu que la libéralité puisse 
valoir comme telle’. En d’autres termes, lorsque la mort est 
mentionnée, on présume qu’elle est la cause juridique de la 
donation; dans le cas contraire, on suppose que le donateur 
n’en a tenu aucun compte ou du moins que la mort a été un 
simple motif de fait, 

Toutefois, ‘cette formule, généralement adoptée autrefois, et : 
reproduite encore aujourd’hui par quelques auteurs, n’est pas 
exacte. Les jurisconsultes romains se plaçaient, selon nous, à 
un point de vue différent et plus général pour décider si une 
donation était entre-vifs ou à cause de mort : ils se deman- 
daient si elle était soumise, dans l'intention du donateur, au 
moivs à une cause de révocation, celle résultant du prédécès 
du donataire, ou si elle était absolue : dans le premier cas, 
la libéralité était à cause de mort; dans le second, elle était 
entre-vifs. Ainsi, lors même que le donateur aurait déclaré 
qu’il faisait telle donation en vue de la mort, la libéralité 
serait pourtant entre-vifs, s’il avait voulu gratifier le donataire 
d’une manière absolue. En un mot, il faut s’attacher, moins 
à la mention de la mort, qu’aux chances de révocation. Cette 
théorie ressort de plusieurs textes sur lesquels nous aurons 
occasion de revenir (cpr. L. 42, $ 1, et L. 27, h. t.). 

14. 3) La donation à cause de mort est révocable. Les 
textes ne nous disent pas si dans l’ancien droit cette faculté 
de révoquer devait être réservée; il est certain qu’à l’épo- 
que classique le droit de révocation est tacitement admis 
de plein droit. Nous en parlerons plus tard en détail, à propos 
des causes de caducité des donations à cause de mort. Rap- 
pelons seulement, pour le moment, que ce droit est de la na- 
ture et non de l’essence de la donation à cause de mort ; d’où 
il résulte que le donateur peut y renoncer, sans que la libéra- 
liié perde son caractère (L. 16, L. 30, De mortis causa do- 
nationibus, 39, 6. — 1, 1, De donationibus, 2, 7.— Paul. 
Sent. Ill, 7. — L. 13, S1, L. 35,4. De mortis causa donatio- 
nibus, 39, 6). | 

15. 4) Enfin la donation à cause de mort est subordonnée au 


1 Cpr. en sens divers : Thom. Actius, De privil. infirmit., p. 2, fitt. D, 
ve Donatio, n° 2.— Covar., P. 3; Rub., Extra de testam., n° 46.— Donellus, 
Com. jur, civ., lib. 14, cap. 33, n° 2. 


326 DROIT CIVIL, 


prédécès du donateur; c’est là le caractère principal et essen- 
tiel de cette libéralité. On ne peut pas établir que la donation 
sera valable malgré la survie du donateur, en pareil cas, le 
donation à cause de mort serait nulle comme telle, mais vau- 
drait comme donation entre-vifs (L. 27, h. 1.). 

Pour comprendre le sens exact et la portée de ce dernier 
caractère , il faut distinguer selon que la donation est faite 
simplement en vue de la mort, sans que le donateur soit sur 
le point de courir un danger, ou qu’elle a lieu en vue d’un 
péril imminent. 

Nous allons d’abord prendre la première hypothèse : c’est 
la plus simple. Lorsque le donateur a fait une libéralité à 
cause de mort, cette donation est caduque par le prédécès du 
donateur. C’est ce qui fait dire au juriconsulte Ulpien : 


Uipien, L. 32, De mortis causa donationibus, 39, 6 : « Non videtur per- 
« facta dopatio mortis causa facta, antequam mors insequatur. » 


Le donataire n’est donc certain de profiter d'une manière 

définitive de la libéralité que par le prédécès du donateur : 
jusqu’à cette époque la donation est soumise à une véritable 
résolution {L. 35, S 4, h. t.). Même dans le cas où le donataire 
est devenu immédiatement propriétaire de la chose donnée, 
ou a de suite acquis le droit sur lequel portait la libéralité, il 
n’a pourtant qu’un droit incertain et dont la validité reste en 
suspens jusqu’à l’époque de la mort du donateur; aussi, avant 
ce moment, le donataire ne peut pas plus transmettre à ses 
héritiers ses droits sur la chose donnée, qu’un légataire ne le 
peut avant l’arrivée du dies cedens (cpr. L. 37, S 1, h.t.. — 
L. 5, pr. Quando dies legati 36, 2. — Const. 3, 5, 6. Quando 
dies legati, 6, 53). 

Toutefois, à parler rigoureusement, la bon de la validité 
de la donation n’est pas que le donateur prédécède : il suffit 
qu’il ne survive pas au donataire. Ainsi, la condition est con- 
sidérée comme accomplie si tous deux meurent en même 
temps. 


Märcien, L. 26, De mortis causa donationibus, 39, 6 : « Si, qui invicem 
« gibi mortis causa donaverunt, pariter decesserunt, neutrius heres repetet, 


« quia neuter alteri supervixit. Idem juris est, si pariter maritus et uxor 


« Sibi donaverunt 1. » 


1 Le jurisconsulte ajoute qu’il faudrait donner la même solution pour le 


ee 


—— a  — 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 327 


Dans ce texte, deux personnes se sont fait réciproquement 
l’une à l’autre une donation à cause de morts toutes deux meu- 
rent en même temps; les deux donations sont définitivement 
valables, car on ne peut pas dire, ni dans l’un, ni dans l’autre 
cas, que le donateur a survécu au donataire, 

Il en serait toutefois autrement dans le cas où la donation 
aurait eu lieu entre père et fils. Lorsqu'un père et son fils ont 
péri dans le même événement et que l’on ne peut pas con- 
naître en fait le moment précis de l—a mort de chacun d’eux, 
on présume toujours que le fils a survécu au père (L. 9, S 1 
et 4, Derebus dubiis, 34, 5). Si l’on applique cette Présomp- 
tion à notre matière, il en résulte que la donstion à cause de 
mort est irrévocable ou caduque, selon que le fils était dona- 
taire ou donateur. 

16. Quand la donation a été faite à une personne en puis- 
sance, par exemple, à un fils de famille ou à un esclave, exige- 
t-on la survie du paterfamilias (ou du maître) ou bien celle du 
fils de famille (ou de l’esclave}? La raison de douter vient de 
ce que les libéralités faites aux personnes alieni juris profi- 
lent en général aux personnes sous la puissance desquelles elles 
sont placées. Toutefois, les jurisconsnltes romains ont résolu 
notre question au moyen d’une distinction : il faut voir si le 
donateur a eu principalement en vue la personne du fils ou celle 
du père, celle de l’esclave ou celle du maître. On exige la sur- 
vie de celui qui est vraiment donataire dans l’intention de celui 
qui a fait la libéralité. Il s’agit donc là d’une question de fait : 
si le fils de famille ou l’esclave a été un simple intermédiaire, 
on exige la survie du maître ou dn paterfamilias et la mort du 
fils de famille ou de l’esclave avant le donateur est tout à fait 
indifférente. Dans le doute, on présume que la libéralité 
s'adresse directement à la personne alieni juris à laquelle 
elle est faite (L. 23, L. 44, L. 1, Arg. Const. ult., De usu- 
fructu, 3,33). ERNEST GLASSON. 

(La suite prochainement.) 


cas où les deux donations réciproqtes auraient été faites entre mari et 
femme. Nous verrons, en effet, qu’à la différence des donations entre-vifs, 
les libéralités à cause de mort étaient permises entre époux. 


328 DROIT COMMERCIAL, 


OBSERVATIONS SUR LA DIFFÉRENCE ENTRE L'ACTION 
ET L'INTÉRÉT, 


À M. BEUDANT, agrégé à la Faculté de droit de Paris, 


Par M. BATBIE. 


Mon chér collègue et collaborateur, 


Vous avez beaucoup fait pour établir la distinction entre l’ac- 
tionet l’intérét, en exposant les systèmes proposés, en montrant 
leur insuffisance, en un mot en posant la question aussi nette- 
ment que possible. Vous avez préparé la solution; l’avez-vous 
donnée dans vos conclusions ? La partie positive de votre tra- 
vail ne m’a pas autant satisfait que la partie critique, et je vous 
demande la permission de vous soumettre des observations qui 
m'ont été suggérées par la lecture de votre dernier article. 

D’après votre opinion, « si les parts d’associés sont absolu- 
« ment incessibles et intransmissibles, de telle sorte que les 
« rapports sociaux doivent rester concentrés entire les associés 
« primitifs, aucun doute ne s’élèvera ; la considération des 
« personnes est prédominante, la retraite d’un assoeié et son 
« remplacement par un autre ne sont possibles qu’au moyen 
« d’un nouveau contrat : la société est par intérêts. Si les 
« parts d’associés sont susceptibles d’être cédées et trans- 
« mises, elles peuvent rester parts d'intérêts ou devenir ac- 
«tions. Elles resteront parts d'intérêts si le droit de les céder 
a n'apparaît que comme une faculté dérogeant au droit com- 
«“ mun, formellement réservée dans l’acte de société, soit par 
« tous les associés, soit par quelques-uns; elles deviennent 
« actions si le droit de les céder apparaît comme découlant de 
« leur nature même, quelles qe soient d’ailleurs -les condi- 
«tions auxquelles l’exercice du droit est soumis. L'intérêt 
« n’est cessible que par concession expresse de l’acte de so- 
« ciété : il reste intérêt quelque large que soit cette conces- 

« sion, L’action est cessible par sa nature. ». 


a D - men. Me OR mm mon qgnn t, —  pen nent une 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 329 


Ce que vous ne dites pas, c’est le moyen de reconnaitre 
dans quels cas la part d’associé sera cessible par sa nature et 
dans quels cas, au contraire, il faudra que la transmissibilité 
soit établie par une clause expresse. 1l est vrai que, pour nous 
le dire, vous auriez été obligé de distinguer, par d’autres si- 
gnes, l’action de l’intérét; mais cette difficulté prouve précisé- 
ment que la différence n’est pas là où vous l’avez mise. Avec 
votre système rien n’aurait élé plus facile que d’échapper à la 
loi du 17 juillet 1856 sur la commandite par actions ; rien ne 
serait plus aisé que de se soustraire à la loi du 24 juillet 1867, 
de tromper les précautions prises pour surveiller cet tees- 
pèce de société et de mettre à couvert les conseils d’ad- 
ministration. Il suffirait d'insérer dans l’acte de société des 
clauses où la cessibilité serait stipulée ausst large que pos- 
sible (même au porteur sans doute), et devant cette trans- 
missibilité conventionnelle, les dispositions de la loi s’é- 
mousseraient parce qu’elles ne sont faites, selon vous, 
que pour les titres nafurellement cessibles. Je m’étonne- 
rais fort, si le législateur p’avait pris ces précautions que 
pour les parts d’associé cessibles naturd, tandis qu’il aurait 
laissé une liberté entière toutes les. fois que les parts seraient 
cessibles contractu. Le danger serait-il donc moindre en cas 
de transmissibilité conventionnelle? Une clause est cependant 
bientôt rédigée et insérée dans l’acte de société. Il serait vé- 
ritablement extraordinaire qu’en matière commerciale, là où 
le sens pratique doit occuper une place prédominante, le lé- 
gislateur eût fait dépendre l’application de ses rigueurs, de 
distinctions appartenant à la métaphysique juridique. H y avait 
dans la loi du 17 juillet 1856 des dispositions pénales sévères 
et dans la loi du 24 juillet 1867, quoiqu’ellesoit plus adoucie, 
nous trouvons plus d’une contravention à éviter. Vous n’ad- 
mettez certainement pas que de semblables dispositions puis- 
sent être appliquées au hasard. Vous dites que les juges ap- 
précieront suivant les circonstances qui auront accompagné la 
conslitution de la société. Mais qu’apprécieront-ils? Où sera 
leur guide? Ils auront de la peine à démêler même si la ces- 
sibilité des parts d’associé est naturelle ou conventionnelle, 
d'autant que, pour leur échapper, les rédacteurs de l'acte 
auront la malice de stipuler la faculté de céder. En un 
: mot, je crois que votre système tourne dans un cercle vi- 


330 | DROIT COMMERCIAL, 


- 


cieux, puisque pour reconnaître si une part d’associé est 
cessible de sa nature ou par l’effet de la convention, il fau- 
drait déjà savoir ce qui distingue l’action de l’intérét. 

Recherchons ce que le Code de commerce a fait. La ques- 
tion ne serait pas difficile à résoudre s’il n’y avait à distin- 
guer que la sociélé en nom collectif et la société anonyme. 
Eh bien! procédant du simple au composé, demandons-nous 
d’abord quelle différence il y a entre les paris d’associés dans 
ces deux espèces de société. Cette question résolue (et la s0- 
lution est aisée), nous introduirons dans le problème la société 
en commandite qui fait notre tourment. Les interprètes du 
droit français ont leurs croix comme ceux du droit romain : 
Cruces interpretum. 


La part d’associé dans une société en nom collectif est 
facile à caractériser. : : 

1° L’associé est solidairement tenu; 

2° La mort de l'associé entraîne la dissolution de le 80- 
.Ciété;. | 
8° L’associé ne peut se retirer de la société avant le terme 
qu’en vertu d’une convention nouvelle avec ses associés: 

4Même dans les cas où le droit de se substituer un associé 
nouveau a été stipulé dans l’acte constitutif, la retraite de l’as- 
socié et l'introduction de son cessionnaire doivent être portées 
à la connaissance du public (art. 47 et 42 C. comm.); 

$° La part d'intérêt ne peut pas être déclarée cessible aû 
porteur, cette forme de transmission étant inconciliable avec 
_ les formalités des articles 42 et 47 du Code de commerce. 
Arrêtons-nous sur ce dernier point. 


La cession peut être envisagée, soit dans les rapports entre 


Je cédant et le cessionnaire, soit à l’égard de la société elle- 
même. Au premier point de vue, la cession vaut comme une 
vente et crée toutes les obligations inhérentes à ce contrat. 
Mais à l'égard de la société, elle ne produit aucun effet si la 
société est en nom collectif (art, 1861 C. Nap.). Les bénéfices 
résultant de la société seront transportés au cessionnaire, et 
le cédant demeurera tenu envers la société qui est étrangère à 
la cession, de sorte qu’il cessera d’avoir les bénéfices sans se 
décharger, au moins directement, de ses obligations. L'associé 
en nom collectif, tant que la société dure, n’est jamais quitte, 


2 , _ 


a — 


— 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 331 


puisqu'il est tenu sur tous ses biens, soit actuellement, soit 
éventuellement, des pertes que la société a faites ou fera. Même 
quand il a versé tout le capital qu’il a promis, sa part d’intérêt 
n’est pas libérée et s’il cède son droit, il ne s’affranchit pas de 
ses obligations envers la société. Pour en arriver là, il faudrait 
que les associés consentissent à la retraite et fissent un nou- 
veau contrat, Il est vrai que la faculté de se substituer un as- 
socié pourrait être stipulée dans l’acte social ; mais,en ce cas, 
il faudrait que les changements fussent portés à la connais- 
sance du public et cette condition ne pourrait pas être sup- 
primée par l’acte de société, 

Les caractères de la part d’associé dans une société ano- 
nyme sont tout à fait différents. 


1° L’associé n’est tenu que jusqu'à concurrence de son 
apport; 


2° La mort ne dissout pas la société; É 


8° L’associé peut céder sa part et se retirer de la société 
en se substituant une personne qu’il subrogëe à se droits, ‘si 
l’action est libérée au moins pour partie (loi du 24 juillet- 
1867, art. 9): | 


4° Les changements d’associé produisent leur effet tant à 
l'égard des parties contractantes qu’envers la Société, sans 
qu’il soit nécessaire de porter ces changements à la con=. 
naissance du public par la publication ou affiche d’un ex- 
trait ; : 


5° Aussi, les parts d’associé peuvent-elles être déclarées 

essibles au porteur (art. 35 C. comm.). 

L'article 34 du Code de commerce ajoute que ces parts 
sont divisées en coupures égales, ce qui serait un sixième 
caractère distinctif. Mais il est reconnu que cette disposition 
n’est pas obligatoire, et qu’elle n’est que l’expression d’un 
fait habituel. J’ai bien de la peine à me figurer que le légis- 
lateur fasse des articles pour exprimer ce qui se passe ordi- 
‘nairement, la loi étant faite ad imperandum non ad narran- 
dum. Cependant les meilleurs commentateurs sont d’accord 
pour dire que cet article n’a aucune portée. Mettons qu’il ne 
signifie rien, et jetons cet article dans le cqin des vaines su- 
perfétations. Les cinq différences ci-dessus exposées suffisent 
pour établir la séparation entre la part d’associé dans une 


° 


332 DROIT COMMERCIAL. 


société en nom collectif et la part d’associé dans une 80= 
ciété anonyme, La première s "appelle intérét el la seconde 
action. 

Étudions maintenant la différence dans la Société en com- 
_mandite. 

Les associés en nom étant tenus dorment. leurs parts 
sont des inféréts en tout semblables à ceux que nous avons 
trouvés dans la Société en nom collectif. Quant aux comman- 
ditaires, leur position est mixte. Comme dans la Société ano- 
nyme, ils ne sont tenus que jusqu’à concurrence de leur mise; 
mais, d’un autre côté, ils sont liés avec des associés tenus 
solidairement. Seront-ils traités suivant les règles de l’intérét 
ou conformément à celles de l’action? Leur part, en d’autres 
termes, sera-t-elle cessible ou ne le sera-t-elle pas? 11 faudra 
que les parties déclarent ce qu’elles entendent faire. Si elles 
ne s'expliquent pas, il y aura commandite simple, et les asso- 
ciés, même commanditaires, ne pourront pas plus céder leur 
droit que les associés gérants. L’article 1861 du Code Napo- 
léon s’appliquera aux uns et aux autres. Cela se comprend, 

parce que c’est un principe, en matière de société, que socius 
_certam personam sibi eligit. Même pour des bailleurs de fonds, 
cette proposition a de l’importance parce qu’un gérant tenu 
solidairement peut ne pas vouloir entrer en communauté 
d'intérêts avec des personnes dont le discrédit nuirait à 
l'affaire sociale. Comme toute sa fortune est engagée, on com- 
prend qu'après avoir choisi ses bailleurs de fonds, il les re- 
tienne auprès de lui et ne permette pas qu’ils se substituent des 
cessionnaires tarés dont le nom seul serait une tache pour la 
société. Au reste, le gérant ne voudra peut-être pas que des 
personnes inconnues viennent le contrôler et, après avoir 
choisi les associés auxquels il rendra compte, permettre que 
ces personnes soient remplacées par les premiers venus qui 
auront le moyen d’acheter les parts des commanditaires. 


La loi va même jusqu’à présumer que, si les parlies n'ont 
jusq 


pas dit le contraire, les parts des commanditaires seront inces- 
sibles. Lorsque, pour se procurer plus aisément des capitaux, 
les géra. 3 entendent conférer aux commanditaires la faculté 
de céder leurs parts, ils n’ont qu’à le dire, et il leur suffira 
pour atteindre ce but de déclarer qu’ils ouvrent une comman- 
dite par actions au lieu d'une commandite simple. Assurément 


/ 


dl 


L'ACTION ET L'INTÉRÉT. 333 


la loi ne les gêne pas. Après avoir établi deux lypes (l'intérêt 
incessible et l’action cessible), elle dit aux associés dans la 
commandite : « Vous pourrez choisir, et je ne vous demande 
« que d’indiquer ce que vous entendez faire. Si vous ne dites 
« rien, j’appliquerai les règles ordinaires de la société et je 
« présumerai qu’il y a quoddam jus fraternitatis et consé- 
« quemment intuitus personæ. Mais cette présomption tombera 
« si vous déclarez que vous avez voulu faire une commandite 
« par actions. » Nous sommes donc convaincu que la cessibi- 
lité est la ligne divisoire entre l’action et l’intérêt et je me rallie 
au système qu’enseignait M. Bravard-Veyrières. C’est, selon 
nous, le moyen les plus sûr de déterminer dans quels cas 
seront applicables les-lois faites pour organiser les pré- 
cautions en matière de sociétés par actions. Ordinairement 
les gérants, pour que la faculté de céder donne autant de 
crédit que possible à leur société, diviseront le capital en 
coupures égales et transmissibles au porteur, Les praticiens, 
qui tirent leurs théories de l’observation des faits, appellent 
action la part d’associé négociable par endossement, par tradi- 
tion au porteur ou par mention sur les registres de la société. 
Tout en reconnaissant qu’ordinairement les actions peuvent 


… être transférées de ces trois manières, nous ne croyons pas. 


que la négociabilité soit le caractère. véritablement distinctif 
de l’action et de l’intérèêt. La faculté d’endosser est nécessaire- 
ment conventionnelle puisqu’elle implique la clause à ordre; 
la transmissibilité au porteur n’a lieu que si elle est stipulée. 
Quant à la mention sur les registres de la société, -elle est de 
droit d’après l’article 36 du Code de commerce pour la cession 
des actions; mais on pourrait, s’il était admis que l’intérét est 
cessible, appliquer à sa transmission la forme de l’inscription 
sur les registres. Cette extension pourrait du moins être con- 
sentie en vertu d’une clause expresse de l’acte de société. 
Ainsi la négociabilité serait ou conventionnelle (ce qui n’est. 
pas un caractère essentiel) ou commune à l'intérêt et à l’action 
(ce qui n’est pas un caractère distinctif), 

. Vous avez exposé le système de M. Bravard et vous, l'avez 
combattu par plusieurs dbjections. « La cessibilité, dites-vous, 
est une qualité accessoire et qui peut, sous des conditions di- 
verses, appartenir également à l'intérêt et à l’action. Dès lors. 
il n’est pas possible de voir en elle le caractère constitutif et. 


934 DROIT COMMERCIAL. 


exclusif de l’action. » Nous n’ignorons pas qu’on peut tout 
brouiller et facilement confondre les termes les plus distincts. 
Les praticiens le font souvent et le législateur n’en peut mais. 
Nous n’empêcherons personne d’appeler intérét ce qui est 
action ou réciproquement; mais la question est de savoir si 
ces abus de langage doivent être tolérés. 

« C’est, ajoutez-vous, exagérer la portée de l’article 1861, du 
Code Nap. que d'en induire l’incessibilité des parts d'intérêts. 
Ce qui est interdit à l’associé, ce n'est pas de céder ses droits, 
c’est seulement d'introduire un nouveau membre dans la 
société en son fieu et place, sans le consentement de ses 
coassociés, c’est pour employer les expressions mêmes de la 
loi d’associer « une tierce personne à la Société. » — An 
cavillamur ? Quand nous disons que l'action est cessible, 
nous voulons bien signifier que l’actiounaire a le droit 
d'associer une ticrce personne, de se retirer et de mettre un 
autre associé en son lieu et place. Réciproquement, quand 
nous disons que l’intérêt n’est pas cessible, nous voulons dire 
que l’associé ayant un intérêt ne peut pas se retirer en se 
substituant un cessionnaire comme associé. Certes, nous 
n’entendons pas lui interdire de céder ses droits, c’est-à-dire 
sa part aux bénéfices pourvu qu’il reste dans la société et que 
celle-ci n’ait ricn à démêler avec le cessionnaire. 

Continuant vous dites qu’on pourrait par une clause de l’acte 
de société convenir que l'intérêt serait cessible et qu’on au- 
rait aussi le droit de stipuler qu’une action ne serait cessible 
qu'avec le consentement des autres associés. Donc, concluez- 
vous, la cessibilité n'est pas essentielle et ne peut servir à 
distinguer l’action et l'intérêt. Comment en effet trouver un 
caractère constitutif. et distinctif dans une qualité que la con= 
vention peut enlever à l’action et conférer à l'intérêt? 

Vous avez, je crois, vous-même, dans un passage de votre 
article, rappelé la proposition : Sermo rei non res sermoni 
subjicitur. Eh bien! cette maxime est ma réponse à votre 
objection. Lorsque les parties auront déclaré que les actions 
pe pourront pas être cédées sans le consentement des autres 
associés, les dispositions relatives à la société par actions ne 
seront pas applicables. Je n’y appliquerais pas le titre premier 
de la loi du 24 juillet 1867. Pourquoi? Parce que, lorsque la 
cession n’est possible qu'avec le consentement des autres 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT.  . 335 


associés, la société ne peut pas acquérir cette puissance dont 
. le législateur a redouté les dangers. La cession étant limitée, 
la société fera elle-même sa police. Ainsi nous n’exigerions 
pas le versement du quart (art. 2) pour que l’action fût négo- 
ciable avec le consentement des autres associés, et nous per- 
meltrions que la coupure desceandit au-desous de 500 fr. ou 
de 100 fr. (nec. obst. art. 1“). En d’autres termes, ce serait 
une commandite simple, et nous laisserions Îles parties la 
constituer conformément aux dispositions du Code de com- 
merce. | 

Résumons. Quels que soient les termes qu’auront em- 
ployés les rédacteurs de l’acte de société, il ÿy aura commandite 
par actions, si les associés ont le droit de se substituer d’au- 
tres associés de leur gré et sans le consentement de leurs 
coassociés. — En ce cas, il faudra suivre le titre premier de 
” la loi du 24 juillet 1867, et si l’on s’y conformait pas, il y aurait 
contravention à des dispositions qui sont obligatoires sous des 
sanctions, les unes pénales, les autres civiles, 

Que si, au contraire, on n’a rien dit, ou si l’on a formelle- 
ment exprimé que les parts d’associé (de quelque nom qu’on 
les ait appelées) ne pourront être cédées qu'avec le consente- 
ment des autres associés, la commandite sera simple et régie, 
non par la loi du 24 juillet 1867, mais par les dispositions du 
Code de commerce (art. 23 et suiv.). 

Nous opposerez-vous l’article 50 de la loi du 24 juillet 1867 ? 
Cet article dispose que, dans les sociétés à capital variable, les 
actions ne peuvent être que nominatives; que leur cession ne 
se fait que par une mention sur les registres de la société; 
qu'enfin les administrateurs ont le droit de s'opposer au 
transfert. Mais la terminologie de cette disposition peut se 
concilier avec le système que nous défendons. En effet, dans 
le cas dont il s’occupe, la cession, pour être restreinte, n’est 
cependant pas impossible. L'action ne peut être que nomi- 
native, ce qui déroge à l’article 35; mais c’est une dérogation 
à une simple faculté. Si les administrateurs peuvent s’op- 
poser à la cession, leur intervention se borne à un droit 
d'opposition et, sauf les cas rares où ils useront de cette 
faculté, la cessibilité sera entière. Pour la cession de l’intérêt 
il faut que les autres associés consentent positivement, Dans 
le cas de l’article 50 de la loi du 24 juillet 1867, le silence 


336 SOCIÉTÉ DE LÉGISLATION COMPARÉE. 


des administrateurs, alors même que leur abstention viendrait 
de la négligence, serait suffisant et la cession définitive sans . 
leur consentement formel. 

Agréez, mon cher collègue et collaborateur, l'expression de 


mes sentiments affectueux. 
| A. BATBIE. 


SOOIËTÉ DE LÉGISLATION OOMPARÉE. 


Séance du mardi, 16 février. 


La création d’une Société de législation comparée a été ac- 
cueillie, par tous ceux qui s'intéressent au progrès des études 
juridiques, avec sympathie et empressement. Les adhésions 
sont venues de la magistrature, du barreau, de l’enseigne- 
ment, et même de personnes qui ne font pas leur état de 
l’étude des lois; leur nombre est déjà suffisant pour assurer 
l'existence de la Société, et nous espérons qu’il augmentera 
rapidement et assez pour que nous puissions donner à notre 
association une forte organisation et une action puissante. 
Cet empressement démontre que le projet a été présenté en 
temps opportun; il a coïncidé en effet avec un retour des es- 
prits vers l’étude du droit et vers les carrières auxquelles cette 
science conduit. 

C’est le mardi 16 février qu’a été tenue la première réunion 
de cette Société, au cercle des Société savantes, 7, rue Vi- 
vienne. La partie principale de l’ordre du jour avait pour ob-. 
jet la constitution définitive du bureau. D’après les statuis il 
y avait à nommer un président, quatre vice-présidents et un 
conseil de douze membres. 

Une grande majorité a d’abord porté à la présidence l’hono- 
rable M. Édouard Laboulaye, membre de l’Institut, professeur 
de législation comparée au Collége de France. Vingt années 
d’un remarquable enseignement le désignaient aux suffrages 
des membres de la Société, Aussi s’est-on vite entendu sur 
son nom qui a été porté par un véritable couraut d'opinion. 


SÉANCE DU 16 FÉVRIER. | 397 


On a procédé ensuite à l’élection des vice-présidents. Une 
. première épreuve a donné la majorité absolue à MM. Renouard, 

conseiller à la Cour de cassation, et Allou, avocat, ancien bâ- 
tonnier. Au deuxième tour ont été nommés : M. Reverchon,. 
ancien maître des requêtes au Conseil d’État, et M. Duverger, 


professeur à la Faculté du droit. Ont été élus membres du 
Conseil : | 


MM. Faustin-Hélie, membre de l’Institut, conseiller à Ja Cour 
de cassation ; 


Alexandre, conseiller à la Cour impériale ; 


Bétolaud, avocat à la Cour impenale, membre du cun- 
. seil de l’Ordre; 


Lamé-Fleury, ingénieur des mines, professeur de droit 


administratif et d'économie industrielle à l’École 
des mines; 


Batbie, professeur à la Faculté de droit; 


Groualle, avocat au Conseil d’État et à la Cour de vassa- 
tion, ancien président de l’Ordre ; 


Joseph Garnier, économiste, directeur du Journal des 
économistes, professeur d'économie politique à 
l'École des ponts et chaussées ; 


Paul Pont, conseiller à la Cour de cassation ; 
De Vallée, conseiller d’État ; 

Desmarest, avocat, ancien bâtonnier; 
Bufnoir, professeur à la Faculté de droit; 


F. Hérold, avocat au Conseil d’ État et à la Cour de cas- 
sation. 


Les élections terminées, M. Laboulaye a, dans une allocu- 


|: tion spirituelle autant que cordiale, remercié ses confrères 


de l’honveur qu’ils lui ont fait en l’appelant à la présidence 
de la Société. La parole a ensuite été donnée à M. Rauter, 
qui a lu un travail sur la lettre de change; l’auteur a claire- 
ment montré les différences qui existent entre le Code de 
commerce français et l’ordonnance allemande et le Code de 


commerce italien. L'assemblée a décidé que les questions sou- 
XXXIV. | 22 


388 SOCIÉTÉ DE LÉGISLATION UOMPARÉE. 


levéès par le travail de M. Rauter seraient soumises à une 
commission qui ferait un rapport à l’assemblée générale. 

M. Batbie a rendu compte des ouvrages de M. Martino Spes 
ciale Custarelli, avocat à Catane et député au parlement italien, 
sur la legislation criminelle. À la suite de cette lecture et sur 
la proposition du président, M. Speciale a été nommé membre 
Correspondant. Nous reprodusons le compte rendu que 
M. Batbie a consacré aux travaux de M. Speciale. 

« Les travaux que nous eutreprenons pour préparer l’amé- 
lioration de nos lois sont fort en honneur en Italie au moment 
où les chambres s’occupent d’achever l’unité de législation. 
Cette œuvre d’unification est fort avancée aujourd’hui, Ter- 
minée en matière civile, elle ne tardera pas à être faite en 
matière criminelle. Bientôt un seul Code pénal régira tout le 
pays qui s'étend des Alpes à la pointe des Calabres et de la Si- 
cile, saus autre excepuion que le territoire des États romains. 

« Lorsque le Code pénal sera promulgué,. les publications 
qui sont interrompues par l’annonce de nouveaux textes re- 
prendront leur cours. Je souhaite que cette interruption ne 

nous prive pas pendant longtemps de l’immensé recueil qu’a 
commencé de publier un avocat de Catane, aujourd’hui dé- 


puté au parlement italien, M. Martino Speciale Costarelli. 


Ce jurisconsulte, après un travail de vingt années, avait en- 
trepris un Répertoire analytique et alphabétique du Code pénal. 
Les proportions matérielles de l’œuvre vous donneront une 
idée de l’importance qu’elle doit avoir. Ce recueil en effet 
aura seize volumes in-folio,et ce n’est pas trop si l’on con- 
sidère que la législation comparée, la jurisprudence, les 
opinions de tous les auteurs italiens, français, anglais, aile. 
mands, belges y trouveront leur place sous chaque question. 
J'ai pu me convaincre, par la lecture des livraisons qui ont 
paru déjà, que ce répertoire fait avec le plus grand soin, serait 
une bibliothèque complète de la matière. 

« Obligé de suspendre son grand ouvrage par suite du 
projet de Code pénal unique, M. Martino Speciale a voulu du 
moins que ses longues études de droit criminel servissent à la 
rédaction des nouvelles lois. Il a publié un volume où se 
trouvent, disposées par ordre alphabétique de matières, les 
articles des principaux Codes étrangers comparés avec le Code 
sarde du 20 novembre 1859. L'ouvrage est intitulé : Lois 


M. MARYINO SPECIALES. 320 


comparées pour servir d'éléments à la réduction du nouveau 
Code pénal'. En tête dechaque pagase trouve le texte du Code 
sarde, qui ast devenu eelui d’une graade partie de l’ltalie ; aus 
dessous des tableaux synopliques donnent: 

« Les textes du Code pénal français de 1810, 1839 et 1865} 

« Le Code pénal belge, de 1834 et lé projet de M. Hatis ; 

« Les nouveaux Codes allemands: 

« Le Codé prussien ; 

« Le Code bavarois; 

« Le Code d'Autriche; 

« Le Code d’Espagne ; 

« Le Code de Parme du 1° janvier 1821; 

« Le Code du duché d’Este du 1* mai 1856; 

« Le Code de Toscan du 1” septembre 1853, avec les modi- 
fications introduites par la loi du 4 avril 1856 ; 

« Le règlement romain du 1° novembre 1832. 

« L'auteur appelle son ouvrage un Atlas; c’est en effet une 
carte bien faite de la législation pénale et un guide aussi sûr 
que commode pour faire des recherches sur les questions de 
droit criminel. Ces tableaux synoptiques permettent d’em- 
brasser d’un coup d'œil les textes nombreux et variés. « C’est 
un travail précieux, a dit M. Praus*, où l’auteur, parce qu’il 
travaillait seul, a pu conserver jusqu’au bout l’unité de système 
qu’il est si difficile d'obtenir de collaborateurs. C’est un tra- 
vail médité et exact, où les difficultés inhérentes à la méthode 
des sommaires synoptiques ont élé vaincues avec une admi- 
rable facilité et une rare perfection. » 

« L'ouvrage de M. Martino Speciale ne sera pas seulement 
utile à son pays et à la commission chargée de préparer le 
nouveau Code du royaume d’ltalie. C’est un ouvrage d’une 
utilité actuelle et générale qui peut, en économisant leur temps, 
servir à tous les criminalistes transalpins et cisaipins. 

« M. Martino Speciale peut rendre de grands services à notre 
Société en la faisant connaître dans son pays. C’est un homme 
qui joint aux qualités vives de l'esprit italien la patience la- 
borieuse des Allemands. Il aime la science et la théorie en 


1 Un volume in-folio, chez Barbagallo, à Catane et à Paris chez Cotillon, 
3 Journal des tribunaux de Naples, du 31 novembre 1867, 


340 SOCIÉTÉ DE LÉGISLATION COMPARÉE. 


même temps qu’il a un penchant prononcé pour l’action et 
l'initiative. Je compte beaucoup sur lui pour propager notre 
œuvre. Il nous enverra d’ailleurs des documents et des travaux 
personnels qui nous tiendront au courant de ce qui se fera en 
Italie. Vous pouvez être assurés que vous trouverez en lui un 
correspondant plein de zèle et animé des sentiments les plus 
sympathiques pour notre pays. » 
A. BATBIE. 


BIBLIOGRAPHIE. — M. LAMÉ-FLEURTY. 541 


BIBLIOGRAPHIE. 


00DE ANNOTÉ DES CHEMINS DE FER, 


Par M. LauÉé-FLeury, ingénieur en chef des mines, 
professeur de droit administratif et d'économie industrielle à l’école 
des mines, 


Compte rendu par M. BatBix. 


La législation sur les chemins de fer, comme la législation 
administrative en général, s’est formée peu à peu au fur et à 
mesure que les circonstances rendaient de nouvelles disposi- 
tions nécessaires. Aussi est-elle éparse dans le bulletin des lois 
et faut-il manier de nombreux volumes toutes les fois qu’on 
a besoin d'étudier une question; car il est rare qu’une diffi- 
culié ne soit pas à cheval sur plusieurs lois qui se combinent 
et se complètent. Il est impossible, en effet, lorsqu'une légis- 
lation est en voie de formation, de faire un Code de la ma- 
tière. Un semblable travail implique un développement com- 
plet et un objet arrêté dont les limites ne donnent lieu à 
changement qu’à de longs intervalles. M. Lamé-Fleury, devan- 
çant le moment où le législateur pourra entreprendre le travail 
de codification, a publié un recueil où toutes les dispositions 
en vigueur sur les chemins de fer sont réunies d’une manière 
commode. Ce n’est pas un traité mais une collection des lois, 
décrets, règlements et circulaires. Le commentaire des lois et 
décrets se trouve dans les instructions pour la plupart des 
difficultés, et lorsque les documents officiels sont silencieux, 
M. Lamé-Flèury y supplée par des notes substantielles où la 
raison décisive est mise en lumière. Au bas des dispositions 
exceptionnelles l'auteur met le texte des articles des lois géné- 
rales auxquelles elles dérogent. Il emploie le même procédé 
pour montrer le rapport qui existe entre la loi spéciale et les 
Codes, lorsque au lieu d’une exception il peut montrer une 
application des principes. 

Le plan du recueil est indiqué en tête de l’ouvrage. Une 


4 Un vol. in-8°, 1125 pages. Chez Guillaumin. 


942 BIBLIOGRAPHIR, 


première division est consacrée aux dispositions organiques. 
Viennent ensuite des titres correspondant aux différents mi- 
nistères qui ont des répports avec les compagnies de chemins 
de fer. La plus large place appartient naturellement au minis- 
tère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, 
L'auteur s'occupe, sous ce titre, successivement du matériel, 
de l'exploitation technique, de la police et du personnel. Au 
titre du ministère de l’intérieur 86 rattachent la télégraphie 
électrique, la police générale et les transports divers. La divi- 
sion du ministère de la justice comprend les rapports de l’au- 
torité judiciaire avec les compagnies. Le ministère de la guerre 
a aussi des relations à entretenir avec les chemins de fer à 
l'occasion du transport des poudres et des transports des mi- 
litaires à prix réduits. Enfin le ministère des finances forme 
une division importante dans laquelle prennent place les lois 
at règlements sur le payement des gontributions auxquelles 
les compagnies sont astreintes, 

La aonnaïissance d’un plan aussi simple suffirait pour se 
conduire dans l’ouvrages mais l’auteur a augmenté les facilités 
pour consulter son livre en le terminant par un résumé alphae 
hétique où l’on trouve des explications brèves et clairés avec 
pan renvoi au numéro de la page. Ce résumé est plus qu’une 
table puisqu'il donne en substance les notions essentielles ; 
s'est en même temps une table puisque chaque article se ter 
mine par un renvoi à la page correspondante. 

Par cette publication M. Lamé-Fleury a rendu un grand ser- 
vice à la pratique. Ce n’est pas un livre scientifique, et comme 
Ja doctrine n’y occupe pas de place, il échappa à l’apprécia- 
tion critique de notre ÆRevue. Mais c’est un livre tellement 
commode que nous le signalons comme indispensable à tous 
ceux qui ont à faire l’application des lois et règlements sur les 
chemins de fer. À. BATBIE,. 


ARCHIVIOQ GIURIDIQOs 343 


ARCHIVIO GIURIBICO 
| di Pietro Ezero, Bologne, 1868 1. 


Comptes rendu pat M, Ernest Dupots, professeur à là Faculté dé droit 
de Nanoy. 


L'atténtion des lecteurs de la Revue a déjà été appelée sur 
l’Italie et particulièrement sur le nouveau code civil Italien * 
Jls nous sauront peut-être gré de leur dire un mot d’une riou- 
velle revue de droit fondée cette année (avril 1868) à Bologne, 
sotis le titre d'#rchivio giuridico. 

Cette revuë n’est pas fondée par une association de juris- 
consultes : elle a un fondateur unique, M. Pietro Ellero, pro- 
fesseur de droit criminel à l’Univérsité de Bologne, qûi s’est 
déjà fait un nom par ses écrits sur le droit pénal et notam- 
ent par son Journal pour l'abolition de la peine de mort. 
M. Fllero fait connaître l’esprit dans lequel est créé l’4rchivio 
gturidico, le but qu’il se propose et les moyens qui lui semblent 
propres & l’atteindre, dans un manifeste qui se trouve en 
tété de la première livraison. 1! nous suffira, pour donner üne 
idée de la nouvelle revte, d’analyser rapidement ce manifeste 
et d'indiquer les principaux articles qui composent le premier 
volume. 

M. Ellero, malgré son amour pour l’indépendance et l’unité 
de l'Italie, he cherche pas à flatter son pays. « Les faits, dit 
Âl, ne fépondent pas aux espérances conçues à l’aurore de 
fotrerégénération. — Nons sommes déconsidérésetimpuissants 
au dehors, mécontents au dedans, mal goiüvernés et dévorés 
de déttes: nous n’avons ni les lois qui conviennent à nos 
Mœtrs, ni une administration prévoyante ; les études sont né- 
gligées, les écoles désertes, les campagnes incultes, l’industrie 
est muette ; les ports sont abandonnés. » Maïs il ajoute aussi 
tôt : « Si l’état est grave, il n’est pas désespéré... La reven- 


E Archivio giuridico di Pietro Ellero, Bologna, tipi Fava 6 Garagnani. — 
L’Archivio giuridico paraît une fois chaque mois par livraison d’environ 
100 pages. L'abonnement se fait par semestre : il est de 10 fr., soit 20 fr- 
par at. 

2 Y. lartiéle de notre collègue et ami M. Boissonade, Revue critique’ 
1866, t. XXIX, p. 172ets. 


J44 BIBLIOGRAPHIE. 


dication que font les peuples de leur liberté ne saurait avoir 
lieu sans quelque perturbation ; et en vérité notre rachat ne 
pouvait pas s’accomplir plus doucement et avec moins d’er- 
reurs, » 

Le remède au mal peut, selon lui, sortir d’un grand mouve- 
ment de la pensée appliqué aux institntions politiques et lé- 
gales. Pour que ce mouvement se produise il faut relever les 
études et spécialement les études juridiques. C’est dans ce but 
_ qu'est fondé l’Archivio giuridico. ù 

Cette revue ne doit être ni exclusivement théorique, ni ex- 
clusivement pratique. Elle est destinée à renfermer des écrits 
originaux et inédits de deux sortes : 1° Ceux: qui traitent de 
droit public ou privé, naturel ou positif, d’histoire du droit, 
de législation comparée, etc. 2 ceux qui ont pour objet des 
théories philosophiques, politiques, économiques, financières 
ou administratives ainsi que des connaissances spéciales de 
philologie, de statistique et de médecine légale, dans la me- 
sure où ces théories et ces connaissances spéciales se lient à 
l'étude du droit et la complètent. 

L’Archivio giuridico aura soin, dit son fondateur, de rester 
étranger « à la politique militante et sublime, comme on l’ap- 
pelle et de la manière dont on l’entend aujourd’hui. » 
Quant à l’activité législative qui règne en Italie, M. Ellero la 

trouve excessive. Il déplore qu’on remplace par des lois nou- 
velles des lois vieilles seulement de trois ou quatre ans, avant 
qu’on ait eu le temps de les juger, avant que l'expérience ait 
pu montrer si elles étaient bonnes ou mauvaises. Avec une 
pareille précipitation, dit-il non sans quelque apparence de 
raison, on ne peut que copier plus ou moins bien ce qui vient de 
l'étranger ; une œuvre originale, réfléchie et conforme au génie 
de la nation est impossible. L’A4rchivio se propose de lutter 
contre cette tendance : il essayera de bannir des lois italiennes 
les éléments étrangers qui les rendent antipathiques ou impra-. 
ticables et de les remplacer par des éléments nationaux afin 
d’avoir des lois qui puissent être efficaces et qu’on puisse 
accueillir volontiers. 

M. Eilero voudrait aussi donner l’exemple de l’urbanité et 
de la bienveillance pour tous, exemple particulièrement né- 
cessaire dans un pays et dans un temps où il semble ÉD la 
partialité dénature tout. | | 


ARCHIVIO GIURIDICO. “345 


Tel est le programme de l’Archivio giuridico. Nous croyons 
cette nouvelle revue plus sérieuse, plus digne d’attirer notre 
attention que les nombreuses publications périodiques qui 
apparaissent si souvent en Îtalie pour ne vivre que quelques 
jours. Nous souhaitons à l’Ærchivio giuridico une plus longue 
durée, et, d’après ce que nous en connaissons déjà, nous 
pouvons dire qu’il la mérite. Son fondateur se félicite de 
l’heureuse coïncidence qui le fait naître à Bologne, dans cette 
ville, mère des études, qui ranima et répandit autrefois dans 
tout le monde la pensée des jurisconsultes romains, Une pu- 
blication qui tend à relever l’étude du droit en Italie ne sau- 
rait assurément paraître sous des auspices plus favorables, Le 
meilleur souhait que nous puissions lui adresser est celui que 
lui envoyait de Turin M. Frédéric Sclopis, c’est-à-dire qu’elle 
obtienne à l’extérieur cette réputation qui s’attachait jadis à 
ce qui venait de Bologne quand on disait le Bononicum 
idioma pour dire la forme par excellence de la discussion et 
de la doctrine. 

Signalons, pour finir, les principaux articles publiés dans 
le premier volume de l’Archivio giuridico : 

Droit ROMAIN : Conciliation de la loi 36 Dig. De acquirendo 
rerum dominio (XLI, 1), avec la loi 18 Dig. De rebus creditis 
(XI, 1}, par Filippo Serafini, professeur à l'Université de 
Pavie. 

Les Magistrats sous les rois et sous la république de Rome 
dans la justice civile, par Giacinto Calgarini. 

Les caractères de la Magistrature romaine, par le même. 

Histoire pu DROIT : La Famille chez les Lombards, par 
Schupfer, professeur à l’Université de Padoue. 


DROIT 1NTERNATIONAL : D’un projet de Code international (en 
français), lettre écrite par M. Frédéric Sclopis à M. Jean 
Westlake. 


Daorr civis 1rauien : De la Force probante du testament olo- 
graphe selon le Code civil italien, par M. Buniva, professeur 
à l’Université de Turin. 

De l’Exécution du testament olograpbe, par M. Franchetti. 

Daoir cowmerciaL : Étude critique et comparative de législa- 
tion en matière de change, par M. Vidari, professeur à l’Uni- 
versité de Pavie. | 


846 BIBLIOGRAPHIE. 


Daorr entrez à Théorie de là récidive dans le notiveau 
projet de Code pénal pour le royaume d'Italie, par M. Am- 
brosoli, 

De Ja Statistique en général et de la Statistique pénale du 
royaume d'Italie én particulier, par Scarabelli, 

Biiocrarmie : Chaque numéro contient des comptes rendus 
plus ou moins développés sur les ouvrages de droit qui pa- 
raissent en Italie et à l’étranger. Nous signalerons notamment 
une revus mensuelle du mouvement juridique en Allemagne 
par le professeur Serafini. 

| Enwisr DUBOIS. 


LES CONSTITUTIONS. | 347 


LES CONSTITUTIONS D'EUROPE ET D'AMÉRIQUE , 
Recueillies par M. E. LAFERRIÈRE, avocat à la Cour impériale de Paris, 
Rovues par M, Batair, professeur à la Faculté de droit de Paris, 


Onvrage contenant en outre, les Constitutions de \a France de 1789 à 1852: 
des notes sur la législation en vigueur éans les principaux États; des 
notes sur les institutions provinciales et communales; les traités relatifs 
à l'organisation de l’Allemagne et à la constitution du Zollverein; des 
renvois au Traité de droit publis et administratif de M. Bathie, at suivi 
d’une table de concordance. 


Gompté rendu par M. G. Drsaco, 
docteur en droit, avocat à la Cour impériale de Paris. 


Nous lisions ces jours derniers dans un journal espagnol 
les lignes suivantes : | | 

« Les Cortès qui viennent d’être élues sont chargées de 
doter l'Espagne d’une constitution. Nous voudrions qu’elles 
ne tombassent point dans l’ornière où versent habituellement 
tous les constituants, et qu’au lieu de chercher à formuler quel- 
ques règles en accord parfait avec les vérités primordiales 
(comme on dit au delà des monts), qui forment le patrimoine 
commun de l'humanité, elles se bornassent à prendre conseil 
de l'expérience ; à emprunter, par exemple, aux Constitutions 
diverses des États d'Europe ou d'Amérique les dispositions 
qui peuvent utilement s’acclimater chez nous. Mais pour en 
arriver là, il faudrait que MM. nos députés étudiassent ces 
Constitutions, ce qui n’est pas toujours facile, et qui est impos- 
sible quelquefois... De l’accord commun de tous les politiques, 
c’est à l'Angleterre que tout pays qui veut fonder solidement 
la liberté doit emprunter les principales de ses règles consti- 
tutionnelles. Mais où est la Constitution anglaise ? où l’étudier?» 

Une publication nouvelle due à la collaboration de MM. Bat- 
bié, professeur à la Faculté de droit, et Laferrière, avocat à 
la Cour impériale de Paris, vient de combler la lacune que 
signalait le publiciste éminent auquel nous avons emprunté 
les observations qui précèdent. MM. Batbie et Laferrière 
ont réuni en un volume les Constitutions des divers États 
d'Europé et d'Amérique. I suffit d’indiquer seulement les 


1 Un très-ort volume in-8°, Chez Cotillon. 


348 BIBLIOGRAPHIE. 


matières qui composent ce recueil pour faire comprendre 
au lecteur l'importance et la grandeur des services qu’il est 
appelé à rendre à tous ceux qui s'occupent d'organisation 
politique et de droit constitutionnel. 

Le livre de MM. Laferriére et Batbie débute par la déclara- 
tion des droits de l’homme et la Constitution de septembre 
1791. Viennent ensuite les Constitutions du 24 juin 1793, du 
5 fructidor an 3, et du 22 frimaire an VIII; le sénatus-con- 
sulte du 22 fluréal an 19; la Charte du 4 juin 1814; l’acte addi- 
tionnel aux Constitutions de l’empire ; la Charte de 1830; la 
loi sur la Régence du 30 août 1842; la Constitution du 9 novem- 
bre 1848 ; enfin la Constitution de 1859, et les sénatus-con- 
sultes qui l’ont interprétée ou modifiée : (7 novembre 1862, 
du 25 décembre 1852, du 27 mai 1857, du 2 février 1861, 
18 juillet 1866, 16 mai 1867); les décrets organiques ou 
réglementaires en matière électorale; les règlements du 
sénat et du corps législatif ; le décret organique da 25 janvier 
1852, et le décret du 5 février 1867 relatif à la composition et 
au règlement du Conseil d’État, c’est-à-dire tous les éléments 
d’une histoire constitutionnelle de la France depuis 1789 jus- 
qu’à nos jours. , 

Suivent les Constitutions de Belgique, fédérale Suisse, du 
canton de Genève, de l’Allemagne du Nord (24 juin 1867), de 
la Prusse, du grand-duché de Bade, les lois fondamentales 
d'Autriche du 21 décembre 1867, la Constitution du royaume 
de Wurtemberg, de la Bavière. Sous la rubrique Allemagne 
sont réunis les traités établissant les rapports généraux des 
États allemands entre eux, les conventions, protocoles ettraités 
qui ont créé ou modifié l’association du Zollverein. Puis vien- 
nent les Constitutions des Pays-Bas, de Suède, de Norwége, 
de Danemark; l’exposé des principes générauxde la Consti- 
tution d'Angleterre; les lois constitutionnelles d’Espagne, 
d'Italie, de Grèce, des principautésunies, d'Égypte, de Turquie; 
la Constitution des États-Unis d'Amérique, celle de l’État de 
New-York, celle de l'empire du Brésil. 

Tels”sont les éléments divers qui constituent le livre dont 
* nous signalons l’apparition aux lecteurs de la Revue. Pareille 
collection ne pouvait venir plus à propos. Depuis 1826 aucune 
publication de ce genre n’avait été entreprise, et depuis cette 
époque que de changements sont survenus dans la Constitution 


LES CONSTITUTIONS. 349 


politique des divers États de l’Europe, La Constitution fran- 
çaise seule a été modifiée trois fois; la Constitution des États 
de l'Allemagne a été houleversée jusque dans ses fondements; 
les lois fondamentales d’Autriche datent d’hiers la Constitution 
danoise a été l’objet d’une refonte complète en 1866; la Con- 
stitution fédérale des États-Unis d'Amérique a subi en 1867 
d'importantes modifications. Sous l'influence irrésistible de 
l'opinion publique les Anglais eux-mêmes ont porté la main 
sur le vieil édifice de leurs lois politiques. Les Cortès consti- 
tuantes sont à l’œuvre en Espagne. En France, où il est dé- 
fendu de discuter la Constitution, mais où il est permis de la 
changeï, les questions de gouvernement n’ont jamais été 
agitées avec plus d’ardeur; elles sont à l’ordre du jour. Mais, 
d’une part, il n’est plus en notre pays de chaire de droit con- 
stitutionnel et, d’autre part, la législation qui nous régit rend 
fort difficile, sinon impossible une étude critique de cette pare 
tie de la législation générale Un recueil intelligent et complet 
des Constitutions des divers États d'Europe et d'Amérique, sans 
observations ni commentaires est, peut-être, en l’état des 
choses, le meilleur des traités de droit constitutionnel. A l’aide 
d'une semblable publication le lecteur peut beaucoup appren- 
dre, Nous n’en sommes plus au temps de Lycurgue et de 
Solon ou même du contrat social. S'il est vrai qu’à une épo- 
que encore assez rapprochée de la nôtre des nations aient 
reçu, toutes faites, et sans discussion des Constitutions poli- 
tiques, à la rédaction desquelles elles n’avaient pris aucune 
part, c’étaient là des exceptions. Le temps des spéculations est 
passé; les peuples commencent à comprendre que la politique 
est avant tout une science expérimentale, qu’il ne faut plus 
juger les lois fondamentales d’un pays d’après les principes 
plus ou moins philosophiques qu’elles accusent, les doctrines 
plus ou moins humanitaires et généreuses qu’elles formulent, 
mais par les résultats qu’elles ont produits. Ce qu’il faut au pu- 
blic aujourd’hui, ce-n’est pas de la polémique, ce ne sont pas 
des dissertations plus ou moins savantes, ce sont des documents. 
Il n’est pas besoin, lorsqu'on a remis aux mains d’un homme 
intelligent les Constitutions de Belgique, de France, d’Au- 
triche, d'Angleterre, de formuler sur chacune d'elles une opi- 
nion plus ou moins judicieuse. La lecture attentive de ces 
Constitutions diverses mises en regard les unes des autres, 


350 BIBLIOGRAPHIE. 


vaut autant, vaut mieux que la discussion la plus brillante. 
Expoter en pareille matière, c’est prouver. Nous pensons dono, 
que MM. Batbie et Laferrière ont eu grand'raison de se borner 
à publier des textes sans ajouter à ces textes des observations 
personnelles où des remarques doctrinales. Du reste, M. Batbie, 
dans la préface qui précède le recueil des Constitutions d’Eu« 
rope et d'Amérique, a donné les raisons qui l'ont déterminé, 
Jui et son collaborateur M, Laferrière, à borner leur œuvre à un 
_ simple travail de dompilation. « De même qua l'écrivain im: 
partial doit écrire pour raconter plutôt que pour prouver, dit 
l'éminant professeur, nous avons travaillé pour l’utilité de 
tous et non dans l’intérêt d’un système. » 

Mais aussi jamais programme n’a été rempli avec plus de 
conscience. 8i les deux auteurs de la publication nouvelle n’ont 
pas voulu faire un traité de droit constitutionnel comparé, il 
. ont tenu du moins à mettre le lecteur en mesure de travailler 
rapidement et utilement, Le défaut habituel des collections de 
textes ou de documents, c’est que les recherches n’y sont pas 
toujours faciles, Pour parer à cet inconvénient fort gravé 
MM, Batbie et Laferrière ont joint au texte des Constitutions 
qu’ils publiaient une table de concordance, qui double, nous 
n’hésitons pas à le dire, la valeur du livre, Sous quelques rus 
briques claires, nettes, précises : élections, par exemple, ou 
drou de pétition, régune de la presse ou liberté individuelle, 
sont réunis une série de renvois qui permettent au lecteur de 
se reporter en un instant aux dispositions particulières de chan 
que Constitution sur ces points spéciaux, et lui fournissent les 
éléments de véritables monographies constitutionnelles, Cette 
table de concordance soigneusement composée constitue à elle 
seule le rudiment d’une étude de législation politique eompas 
rée. L’exceptionnelle utilité de cette annexe du livre dd 
MM, Batbie et Laferrière n’échappera à personne, La rédaction 
de cette table de concordance ferait à elle seule sortir le re- 
cueil des Constitutions d'Europe et d'Amérique du rang des 
compilations pour le classer parmi les œuvres scientifiques 
proprement dites. Le livre dont nous signalons l'apparition, a 
d’ailleurs d’autres titres, et plus sérieux encore, à cette dernière 
qualification. Et en effet, 1l ne contient pas seulement le texte 
de toutes les constitutions politiques actuellement existantes 
qu’il est intéressant de connaître, mais il contient aussi, comme 


LES CONSTITUTIONS. 351 


le disait spirituellement M. Laboulaye à la première réunion 
de la Soaiété de législation, « le texte d’une Constitution qui 
n’exiale pas, » C'est-à-dire l’exposé clair, précis, et fort bref 
en même temps des principes sur lesquels repose l’organi- 
sation politique de l'Angleterre. Jamais jusqu’à ce jour, pareil 
travail n’avail été abordé en France; jamais du moins pareille 
étude sur l’ensemble de la Consutution anglaise n’avait été 
entrepris. Le travail de Delolme, fort remarquable d’silleurs, 
auquel la rédacteur de la partie anglaise du livre de MM. Las 
ferrière et Batbie aurait pu toutefois, ce nous sétuble, én core 
tains ças, renvoyer avec fruit le lecteur, est incomplet, M. de 
Freuqueville, dans son traité des institutions poluiques, judis 
ciaires et administratives de l’Angieterre, n’a envisagé que 
certains côtés de la Constitution britannique, Toute la partie 
de la publication nouvelle qui a trait à la Grande-Bretagne est 
. dopc une œuvre essentiellement origiuale, et poini du tout 
impersonnelle, comme la préface du livre, pourrait le laisser 
croire, 11 a fallu pour formuler en 72 pages les principes gé“ 
néraux de la Çonatitution d'Angleterre 8e livrer à des recher+ 
ches et lutter contre des difficultés, dont ceux-là seuls, qui 
ont été appelés quelquefois à aborder l’iaextrigable dédale de 
la législation britannique, peuvent bien comprendre l’étendue, 
S'il est vrai qu’en Angleterre et en Allemagne des traités con- 
sidérables sient été consacrés à l'examen des règles constitu- 
tionnelles de l’Angleterre, ces traités le plus souvent son 
restés aussi obscurs que la matière qu’ils essayaient d’expli- 
quer. C’est un véritable tour de force qu'ont accompli MM.La- 
ferrière et Batbie en condensaat et classant en quelques tres, 
et conformément aux données d’une logique rigoureuse, 
les principes du droit public anglais, 

Voici commeat est divisée la portion du recueil relative à la 
Grande-Bretagne : Titre 1°", Du territoire. Des sujets anglais et 
des étrangers. — Titre 11. Des droits généraux des citoyens an- 
glais; égalité devant la loi; liberté de conscience; liberté indi- 
duelle; inviolabilité du domicile; liberté du travail; droit de 
propriété; liberté de la presse; droit de réunion et d’associa- 
‘tion; garantie des droits. — Titre Il. De la couronne. Du roi, 
de la famille royale et de la prérogative royale; des couseils de 
Ja couronne; conseil privé; cabinet. — Titre 1V. Du parlement, 
Des sessions; des priviléges et des attributions législatives et 


392 BIBLIOGRAPHIE. 


judiciaires du parlement; de la composition et du règlement 
des chambres qui le composent. — Titre V. De l’Église éta- 
blie. — Titre VI, De l’administration provinciale et commu- 
nale. Finances ; milice; paroisses s bourgs. — Titre VII. Des 
Colonies. Suiveut des extraits de la graude charte; le texte 
de la pétition des droits; des extraits de l’acte d’habeas corpus. 

Nous croyons devoir signaler tout spécialement à l'attention 
publique cette partie du recueil que viennent de publier 
MM. Batbie et Laferrière. En réunissant les Constitutions des 
divers États d'Europe et d'Amérique, ces messieurs ont fait une 
œuvre utile : ils ont, en formulant un exposé des principes 
fondamentaux de la Constitution anglaise, rendu à tous ceux 
qui s'intéressent aux progrès du droit constitutionnel et à la 
science elle-même, le plus éminent de tous les services. 

Tel est le livre. 

Lorsqu'on a parcouru successivement les parties diverses 
dont il se compose, qu'on a lu et relu toutes ces constitutions, 
toutes ces lois fondamentales des divers États d'Europe et 
d'Amérique, une réflexion s'impose à l'esprit. Peu importent 
les principes ou les droits consacrés par les chartes ou les 
“statuts qui règlent la Constitution politique des peuples. La 
grandeur d’une nation ne dépend pas de quelques phrases 
plus ou moins claires, plus ou moins pompeuses inscrites en 
tête des lois du pays, elle dépend de la raison et de l’énergie 
des citoyens. Telle nation a vécu libre et puissante avec une 
« Constitution » étroite et mal digérée ; telle autre avec une 
Constitution plus large et plus hbérale en apparence, s'endort 
et s’étiole. Les Constilutions ne sont pas par elles-mêmes 
bonnes ou mauvaises, elles sont bonnes ou mauvaises par la 
manière dont on les applique, GaBri£z DEBACQ. 


JURISPRUDENCE ADMINISTRATIVE. | 9353 


EXAMEN DOCTRINAL 


Par M. Albert CHRISTOPHLE, 
docteur en droit, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. 


Jurisprudence administrative. 


UN DERNIER MOT SUR LA DÉLIMITATION DES COURS D'EAU NAVIGABLES 
ET FLOTTABLES. RÉPONSE À M, LÉON AUCOC. 


Je crois nécessaire de faire un nouvel appel à la bienveil… 
lance des lecteurs de la Revue et de leur soumettre de nouvelles 
observations au sujet de la Délimitation des cours d’eau navi- 
gables. L'article que j'avais publié en mai 1868 a inspiré à 
M. Léon Aucoc, maître des requêtes, commissaire du gouver- 
nement près la section du conteutieux au Conseil d’Éiat, des 
critiques ! auxquelles je demande la permission de répondre 
aussi brièvement que possible. L'importance de la question et 
la légitime autorité qui s’attache aux Opinions de mon savant 
Contradicteur expliquent et justifient moa insistance. 

. Les lecteurs de la Revue qui voudront bien se reporter à mon 
précédent article, verront que la discussion porte sur la valeur 
juridique de la jurisprudence du Conseil d’État touchant les 
effets de l’acte de délimitation. 

Aux arrêts du Conseil d’État j’ai opposé, en lui donnant la 
préférence, la doctrine de la Cour de cassation et des autres 
tribunaux de l’ordre judiciaire. Le Conseil d’État et la Cour de 
cassation sont d'accord pour reconnaître qu’il appartient à l’ad« 
ministration seule de fixer les limites des Cours d’eau na 
vigables et flottables. Mais cet accord cesse quand il s’agit de 
déterminer le caractère et les effets de la délimitation. 

D’après le Conseil d’État, l’acte de délimitation, devenu 
définitif, constate souverainement la hauteur vraie des eaux 
normales : il fixe d’une manière absolument exacte la largeur du 
lit; la limite reconnue par l’administration n’est ét ne peut être 
que la limite naturelle, Suivant nous, cette doctrine du Conseil 
d’État sur le caractère de la délimitation administrative em 
porte nécessairement, non pas seulement la solution > Mais la 


1 Voy. la livraison de la Revue critique de février 1869. 
X 


XXIV, 28 


354 | EXAMEN DOCTRINAL. 


suppression de toute question de propriété à agiter par les 
riverains après l’acte de délimitation, Puisque le droit civil 
déclare appartenir au lit des fleuves navigables tout ce qui se 
trouve au-dessous des plus hautés eaux havigables, il est clair 
que 8i lu limité administrative se confond, en vertu d’une pré- 
somption absolue, juris et de jure, avec la limite naturelle, si ces 
deux limites n’en font qu’une seule, tout recours des riverains à 
l'autorité judiciaire, soit pour obtenir la restitution des terrains 
englobés dans le domaine publie, soit même pour obtenir une 
indemnité représentative de la valeur de ces terrains, est pu- 
rement et simplement impossible. 

Cependant le Conseil d’État, après avoir proclamé lé prine 
cipe, après avoir proclamé l’identité légale des deux limites, 
recule devant les conséquences ei h’entend pas que la dés 
hmitation administrative ait pour effet nécessaire, dans toutè 
hypothèse, de priver le riverain, placé par cette délimitation 
au-dessous des plus hautes eaux normales, de tout recours 
à l'autorité judiciaire. Tout au contraire, ses arrêts prèn= 
nent soin de réserver ce recours ét d’indiquet lés cas dans 
lesquels il subsiste et peut encore être utilement exercé après 
Ja délimitation. (Consult. C. d’État. 8 mars 1866, Jallain.) 

_ À ce système que nous avons critiqué comme impliquant 
. contradiction, nous avons opposé le systèmé admis par les tri- 

bunaux judiciaires. Pour les tribunanx, l’arrêté de délirnita= 
tion n’est pas la déclaration irréfragable, infailliblé de l’étendue 
naturelle du domaine public à c’est la constalation de ses bes 
soins, faite par l'autorité compétente pour dire quelle est, eu 
égard au débit normal des eaux, la largeur du cours d’eau. 
Mais cette déclaration, faite au point de vuë de l’intérêt publie, 
laisse entière les questions d’indemnité à réglet au profit des 
riverains admis à prouver devant l'autorité judiciaire qu’en 
fait la délimitation admimistrative a fixé à la hauteur des eaux 
un point plus élevé que la limite naturelle. 

C'est ici qu’intervient M. Aucoc. Il reproche aux tribunaux 
d’avoir pris pour point de départ un principe erroné. La dé- 
limitation s'effectue pat un arrêté préfectoral. Comment ens 
traînerait-elle la dépossession des riverains ? Ne serait-ce pas là 
une sorte d’cxpropriation en dehors des conditions établies par 
la loi de 1841? « Où est, dit-il, la loi qui donne à l’arrêté du 
« préfet la valeur d’un décret déclaratif d'utilité publique et 


JURISPRUDENCE ADMINISTRATIVE. 355 


« entraînant l’expropriation? M. Christophle reproche au 
« Conseil d’État de ne pas s’appuyer sur la loi : il approuve 
« la jurisprudence de la Cour de cassation, comme seule con- 
« forme à la loi: mais il n’a pas cité le texte qui servirait de 
« fondement à la jurisprudence qu’il approuve. » 
Partant de là, M. Aucoc s’efforce d'établir : 1° que le Conseil 
d’État est dans «le vrai quand il refuse à l’administration le 
+ droit d’incorporer des propriétés privées au domaine public 
« par voie de délimitation, c’est-à-dire quand il lui refuse le 
e« droit d'exproprier sans se conformer à aucune des condi- 
« tions établies par la loi du 3 mai 1841...» 

2° Que cette jurisprudence, qui donne aux droits privés une 
protection plus efficace que la jurisprudence de la Cour de 
cassation, n’enlève à l’administration aucun des droits que la 
loi lui attribue, aucune des facultés qu’elle pourrait désirer 
pour l’accomplissement de la mission qui lui est confiée; 

3° Que la jurisprudence de la Cour de cassation s’explique 
par les précédents du Conseil d’État, alors que le Conseil n’ad- 
mettait pas le recours pour excès de pouvoirs contre les actes 
de délimitation ; mais que cette jurisprudence n’a plus d’inté- 
rêt aujourd'hui, puisque l’acte du préfet qui, par « une délimi- 
« tation inexacte, empiéterait sur la propriété privee peut être 
« annulé par le Conseil d’État au contentieux et qu’ainsi une 
« expropriation déguisée n’est plus à craindre. » 


. Nous allons examiner ces diverses objections. 


Mais avant de rechercher si les critiques adressées par 
l'honorable M. Aucoc à la doctrine des tribunaux civils sont 
fondées, une première observation nous paraît nécessaire. 

. M. Aucoc a-t-il montré que la jurisprudenes du Conseil d'État 
ne méritait pas le reproche de contradiction que nous lui avons: 
adressé? —— Nullement, M. Aucoc ne l’a même pas tentés il 
reconnaît que non-seulement en matière de conflit, mais en- 
core sur des recours formés pour excès de pouvoirs contre. 
des actes de délimitation, le Conseil d’État a réservé au profit 
des riverains le droit à une indemnité. C’est un point hors de 
Jeu controverse. | 

Ajoutons que, dans la pensée du Conseil d'État, cette ré- 
serve n’est pas illusoire, Le Conseil d’État apporte à la 
rédaction de ses arrêts une attention trop scrupuleuse poar 


° 


396 EXAMEN DOCTRINAL. 


avoir, sans nécessité, sans utilité, donné aux riverains une 
espérance qu’il n’aurait pas partagée. 

. Les observations de M. Aucoc laissent donc subsister toute 
entière notre critique fondamentale, la seule, à vrai dire, que 
nous ayons adressée à la doctrine du Conseil d’État. 

Le Conseil d'État a proclamé en principe absolu l'identité 
de la limite administrative et de la limite naturelle. Puis il a 
réservé les droits des tiers, comme si au-dessous de la limite 
naturelle il pouvait être question de droits pour les tiers! 
M. Aucoc en convient : il reconnaît donc la contradiction. 
Voilà un premier point. 

M. Aucoc prétend, en ce qui le concerne, échapper à cette 
contradiction. 11 y échappe en effet, mais c’est en abandon- 
nant le système du Conseil d’État, en le scindant, en acceptant 
le principe, en rejetant les réserves, en proposant, en réalité, 
un quatrième système qui n’est autre chose que le système 
administratif* mitigé par le droit de recours au Conseil d’État 
pour excès de pouvoirs. 

Ce? système est-il préférable à la doctrine de la Cour de cas- 
sation? Répond-1l à toutes les objections ? Justifie-t-il la pré- 
tention avouée de donner aux droits privés une garantie plus 
efficace que la jurisprudence judiciaire ? 

C'est ce qu’il faut examiner. 

Il] y a dans les observations de M. Aucoc un reproche à 
notre adresse qui est assez nettement formulé, mais qui se lit 
encore mieux, pour ainsi dire, entre chaque ligne. Nous ne 
serions pas assez pénétré de ce qu’il y a de libéral, d’utile et 
de précieux pour les intérêts privés dans l’extension nouvelle 
de la doctrine du Conseil d’État en matière de recours pour 
excès de pouvoirs et dans |l’application qu’il en a faite aux 
actes de délimitation. 

Suivant notre savant contradicteur, cette jurisprudence 


1 Nous tenons à rappeler ici que nous n’avons critiqué cette contradic- 
tion, qu'au point de vue purement doctrinal et que, bien loin d’en regretter 
les résultats pratiques, nous avons déclaré nous-mêmes que l’inconséquence 
juridique du Conseil d’État était plus favorable, dans certaines hypothèses 
à la propriété privée, que le système judiciaire. (Voy. notre premier article, 
Revue critique, t. XXXII, p. 400.) Nous ajouterons que nous préférons 
aussi, à ce point de vue, la doctrine du Conseil au système que M. Aucoc 
propose aujourd’hui et dont l'adoption par le Conseil DURE nous semble- 
rajt funeste pour les intérêts privés. 

2 Voy. notre premier article, Revue critique, t. XXXI, r. 394 et se 


JURISPRUDENCE ADMINISTRATIVE. 307 


nouvelle rend superflu tout recours à l’autorité judiciaire. Le 
Conseil d’État consentant aujourd’hui à reviser les apprécia- 
tions de l’administration touchant la hauteur des eaux, à quoi 
bon réserver aux tribunaux le soin de faire eux-mêmes 
cette recherche? À quoi bon réserver aux riverains le droit 
de les saisir de questions d’indemnité? Le recours pour excès 
de pouvoirs est un remède souverain, topique, suffisant à lui 
seul pour corriger toutes les mauvaises applications du droit 
de délimitation. Du moment que le Conseil d’État admet les 
parties à discuter ces actes devant lui, sans distinguer les déli- 
mitations faites pour le présent et celles faites pour le passé; 
du moment que le Conseil d’État annule toute fixation de li- 
mites dont l’inexactitude lui est démontrée, pourquoi l’autorité 
judiciaire interviendrait-elle à son tour pour rechercher les 
limites naturelles et s’arrogerait-elle le droit d'accorder une in- 
demaïté au riverain dans le cas où les limites administratives 
ne seraient pas conformes aux limites naturelles? 

Pourquoi? Mais la raison nous en paraît évidente. C’est parce 
que le Conseil d’État n’est pas juge des questions de propriété, 
c’est parce que ces questions sont du ressort exclusif des tri- 
banaux civils. 

Nous comprenons aisément que M. Aucoc qui assiste aux 
délibérations du Conseil d’État, qui voit de près avec quel 
soin scupuleux ses décisions sont préparées, qui preud à 
leur élaboration une part active et considérable, soit natu- 
rellement porté a les considérer comme la plus! haute ex- 
pression de la vérité judiciaire. C'est aussi notre avis. Meis 
l'infaillibilité est un privilége par trop exceptionnel pour que 
le Conseil d’État songe à le réclamer. Il faut admettre qu'il 
peut parfois se tromper sur le caractère de la délimitation 
qui lui est soumise. Il est possible que l'instruction de l’affaire 
ne lui fournisse que des documents insuffisants ou erronés 
et l’amène à consacrer une solution contraire à la vérité des 
faits. 11 peut croire que l’arrêté préfectoral n’a pas dépassé la 
limite naturelle, tandis qu’en réalité il a englobé dans le do- 
maine public des propriétés dont le caractère privé est sus- 
ceptible d’être démontré par une instruction nouvelle. Il peut 
à tort rejeter un recours parfaitement fondé. 

Quel sera le remède, si vous n’accordez pas à la partie lésée 
le droit de se pourvoir devant l’autorité judiciaire, pour obtenir, 


4338 EXAMEN DOCTRINAL. 


sinon le renvoi en possession, aumoins une indemnité pour 
celle expropriation déguisée ? 

Autre hypothèse. Un recours contre l’acte de délimitation 
8 été formé devant le ministre. Le ministre l’a rejeté. La dé- 
cision ministérielle a été notifiée, Trois mois se sont écoulés. 
Le droit de recours au Conseil d’État est tomhé en déchéance. 
Tout est-il fini pour le riverain dépossédé? Faudra-t-il qu’il 
perde et sa propriété et le prix de cette propriété ? 

Nous croyons qu’en y réfléchissant, notre savant contra- 
dicteur reconnaîtra que, dans son système, la doctrine de la 
Cour de cassation trouvera encore l’occasion de s’appliquer, 
et qu’il serait impossible de dénier aux parties le droit de 
saisir les tribunaux, même après que le Conseil d’État a pro- 
noncé, sans constituer l’administralion, contrairement à toutes 
les règles, jnge souveraine de questions qui échappent par 
lenr nature même à sa compétence, 

Qu'il appartienne au Conseil d’État de réprimer par la voie 
de l'annulation, sur les recours pour excès de pouvoirs, les 
actes délimitatifs qui constituent des empiétements certains 
sur le domaine privé; que le Conseil d’État fasse de ce pouvoir 
un usage excellent, d’une utilité et d’une légalité incontes- 
table, c’est fort bien. Mais de quoi s’agit-il au fond et quel est 
l'intérêt en jeu? Il s’agit d’une question de propriété, Il 
s’agit de savoir si, sous prétexte de délimitation, l’autorité ad- 
ministrative a, oui ou non, compris dans le lit du fleuve des 
terrains revendiqués par des particuliers. Est-il possible que ce 
débat, par suite de l'extension, si libérale qu’elle soit, donnée 
par le Conseil à sa doctrine en matière d’excès de pouvoir, 
échappe désormais d’une manière compiète et absolue au do- 
maine judiciaire? Le Conseil d'État va-t-il, peut-il se substi- 
tuer à l’action des tribunaux? Non, cela n’est ni désirable ni 
possible. 

Ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui ea c'est qu’il 
frappe et qu’il annule les décisions administratives entachées 
d'arbitraire et d’excès de pouvoir. Puisant à cet égard, dans 
son organisation propre, des pouvoirs, qui n’appartiennent 
pas aux tribunaux, forcés, dans l’état actuel de nos institu- 
. tions, de respecter de pareils actes, il a le droit et le devoir 
de les réduire à néant! Mais il ne les frappe pas tous, il ne 
peut pas tous les atteindre. Il peut errer lui-même et refuser 


JURISPRUDENCR ADMINISTRATIVE. 3H9 


d’anéantir des actes qui constituent cependant des empiéte- 
ments sur la domaine privé ! Il faut donc que la justice vivile 
puisse encors être saisie ; il faut qu’elle puisse, tout en lais- 
sant subsister des actes qu’elle ne peut annuler, donner à la 
propriété privée les satisfactions que le droit eommun lui 
assure. C'est de cette façon seule que Ja consiliation des 
droits respectifs des deux autorités s’est effectuée dans le 

passé ; c’est de celte façon encora qu’elle doit cantinuer à 
s'effectuer dans l’avenir, 

Jl ne faut donc pas dire, comme le fait M, Aucoc, que le 
aystème qu’il recommande donne aux droits privés une pro- 
tection plus efficace que la jurisprudencee de la Cour de cas- 
sation. 

. L'assertion n’est pas justifiée, Ce qui est vrai, c’est que les 
daux jurisprudences, dans des sphères distinctes, viennent 
l’une et l’autre au sacaurs du droit de propriété étrangement 
compromis par la rigueur ou par l'insuffisance des disposi- 
tions législatives qui régissent la matière, 

Ge qui est vrai, cast que ces deux jurisprudences 88 com- 
plètent et se prêtent, dans un but véritablement libéral, un 
mutuel appui, et que da leur accord seu] peut résulter la au- 
prêma garantie à laquelle a droit la propriété privée. 

Ce qui est vrai, enfin, c’est que si le système nouveau pré- 
senté par M. Aucoc devait prévaloir, la prapriélé privée n’au- 
rait, dans telle circonstance donnée, d’autre garantie que le 
recours à l’autorite administrative, et qu’elle perdait, contrai- 
rement à toutes les règles, la faculté de demander à l’autorité 
judiciaire, la protection qui ne doit jamais lui manquer. 

Le débat ainsi dégagé des questions accessoires, il reste à 
voir si les tribunaux civils, en considérant l'acte délimitatif 
comme une sorte de déclaration d'utilité publique, ont réelle- 
ment commis une erreur juridique. 

Suivant M. Aucoc, « c'est à titre de gardiens du domaine 
« public que les préfets ant été reconnus compétents pour 
« fixer les limites des cours d’eau navigables et flottables. Mais 
a du droit de garder, de conserver le damaine public, peut-on 
a tirer le droit de l’étendre, de l’accroitre, surtout quand il 
« existe une législation qui a organisé très-soigneusement 
«a toutes les garanties dues aux particuliers, dans le cas où 
4 l’administration a besoin de leurs propriétés pour étendre 


360 EXAMEN DOCTRINAL. 


« le domaine public? Est-ce que le sens des mots délimitation, 
« fixation de limites, ne résiste pas énergiquement à l’inter- 
« prétation qu’on veut leur donner dans le système approuvé 
« par mon honorable contradicteur ? Délimiter, c’est conserver 
« et non pas acquérir. » 

Nous sommes heureux de recueillir de la bouche même de 
M. Aucoc une définition aussi nette et aussi précise du droit 
de délimitation. Délimiter, c’est conserver et non pas ac- 
quérir. C’est parfait. Mais comment concilier avec une décla- 
ration aussi péremptoire Ja jurisprudence du Conseil d’État 
et les citations empruntées aux conclusions de notre habile. 
adversaire que nous avons citées in extenso dans notre premier 
article ? | 

Si délimiter, c’est conserver et non pas acquérir, comment 
se fait-il que, d’après le Conseil d'État, il appartienne à l’ad- 
ministration de fixer la largeur du lit des fleuves aussi bien 
dans leur état ancien que dans leur état actuel ? Délimiter dans 
le passé, n'est-ce donc pas, d’après M. Aucoc lui-même, d’a- 
près la jurisprudence cerlaine, incontestable du Conseil 
d’État, supprimer la question même de propriété, sauf le cas 
exceptionnel de droits constitués avant ou après 1566 par des 
ventes nationales? Délimiter dans le passé, n’est-ce donc pas, 
d'après une doctrine que M. Aucoc ne peut pas répudier, 
puisqu'elle est la sienne propre, juger, trancher définitive- 
ment, sans recours possible devant la justice ordinaire, les 
débats les plus graves et les plus difficiles? Et juger ces dé- 
Jats, les juger souverainement, est-ce donc simplement faire 
acte de conservation alors qu’on a Je droit de dire : « Ceci 
était à moi, il y a vingt ans, il y a trente ans, je le reprends; 
et quelles que soient les prétentions rivales, je ne reconnais 
pas au juge civil le droit de m’en dessaisir. Je déclare que 
cela est mon bien, que cela m’a toujonrs appartenu; cela suffit, 
l’autorité judiciaire n’a rien à y voir, et je le lui montrerai s’il 
est nécessaire par la voie du conflit. » 

Nous l’avouons, ce procédé de conservation nous paraît 
ressembler fort à une expropriation véritable : car, enfin, si 
l'administration et après elle le Conseil d’État se sont trompés 
sur les limites dans le passé, le riverain n’en sera pas moins 
dépossédé; le droit de conservation aboutira directement à la 
spoliation. (Voy. M. Merville, Revue pralique, t. 19, p. 235.) 


JURISPRUDENCE ADMINISTRATIVE. 361 


Si délimiter, c’est conserver et non pas acquérir, comment 
se fait-il que dans le cas même où la délimitation n’est faite 
que pour le présent et l'avenir, cette délimitation ne laisse 
subsister au profit des riverains qu'un recours à fin d’indemnité 
devant l’autorité judiciaire? N’est-il pas évident que la seule 
réserve de ce recours implique, non pas sans doute la sup- 

Pression du droit de propriété, mais sa résolation en un droit 
sur le prix? Or, n’est-ce pas là l’effet même de la déclaration 
d'utilité publique en général, qui, elle, n’entraîne pas non 
plus l’anéantissement de la propriété, mais ne laisse plus au 
détenteur que le droit de faire fixer par le jury Pindemuité 
représentative de la valeur de l’immeuble atteint par la décia- 
ration ? | | 

J'ai dit que les conclusions antérieures de M. Aucoc étaient 
en opposition avec la doctrine qu’il professe aujourd’hui. 
Qu'on en juge par ce court extrait que j'ai déjà cité et qu’il 
faut bien reproduire. « Quand l’administration, disait M. Aucoc 
dans ses conclusions du 15 décembre 1866, fixe pour le pré- 
sent les limites d’un fleuve, les limites de la mer, elle se borne 
à constater un fait qui de son essence est variable... Il est 
possible que des droits se soient constitués sur un terrain ac- 
tuellement compris dans les limites du domaine public : la 
délimitation ne doit pas faire obstacle à ce que ces droits soient 
reconnus ; ils le seront par l’autorité judiciaire. Seulement cette 
reconnaissance des droits ne donnera pas lieu à un maintien 
en possession : elle ne pourra aboutir qu’à la liquidation d’une 
indemnité... » 

Est-il possible, nous le demandons, d’être plus clair et plus 
formel ? Est-il possible de reconnaître d’une manière plus ex- 
plicite que, dans certains cas, l’acte de délimitation agit à 
la façon de la déclaration d’utilité publique, puisque, en en- 
globant à tout jamais la propriété privée dans le domaine pu- 
blic, elle respecte et laisse entier le droit à indemnité? Mais 
alors comment concilier une pareille déclaration, un aveu 
aussi formel avec la formule plus récente de M. Léon Aucoc : 
« Délimiter, c’est conserver et non pas acquérir? » Quant à 
nous, cette conciliation nous paraît impossible. Si, après la 
délimitation, il reste à faire juger par les tribunaux une ques- 
tion d’indemnité, c’est que la délimitation a opéré un trans- 
port de droits, une mütalion véritable, c’est que le domaine 


362 EXAMEN DOCTRINAL. 


public s’est accru aux dépens de la propriété privée, sous la 
réserve unique de la réparation du préjudice souffert, c’est-à- 
dire du payement du prix de la chose incorporée. Si délimiter 
était simplement conserver, le domaine n’aurait pas d'in- 
demnité à payer au détenteur illégitime qu'une déposses- 
sion vient atteindre. Si la délimitation n'était qu’un simple 
bornage, si elle n’était qu’une rectification de limites, les 
anticipations réprimées ne donneraient pas lieu à des come 
pensations pécuniaires. Les droits respectifs seraient rétablis 
au profit ou au détriment des deux domaines en contact, sans 
réserve et sans condition d’aucune sorte. 

D’après la doctrine du Conseil d’État, d'après M. Aucoc 
lui-même, la délimitation est donc un bornage d’une nature 
toute spéciale. L'acte de délimitation confère au domaine pu- 
blic des droits certains : il participe évidemment à la nature 
et aux effets de Ja déclaration d'utilité publique. 

Cette affirmation révolte le sens juridique de notre savant 
contradicteur. Une déclaration d’utilité publique émanée 
d’un préfet, ayant pour résultat d’incorporer des propriétés 
privées au domaine public, en dehors des formalités prescrites 
par la loi du 3 mai 1841, lui semble quelque chose d’anormal 
ei de monstrueux, 

Le sentiment est honorable et la susceptibilité légitime. Mais 
le principe posé par les lois sur l’expropriation comporte 
malheureusement des exceptions qu’il est impossible de 
ne pas constater, quelque désir qu’on ait de les voir dispa- 
raître dans une réforme législative. J'ai déjà rappelé à ce sujet 
les dispositions spéciales à la voirie. M. Aucoc reconnait l’a- 
nalogie : mais il repousse l’application des principes de la 
voirie en vertu de la maxime odia restringenda. Soit. Mais il 
faudra bien qu’il nous accorde (et il le fait effectivement) que 
la loi de 1790 ! donne à l’administration le droit de prendre des 
mesures tendant à conserver le domaine public. 1l faudra bien 
qu’il reconnaisse (et il le fait encore) que du droit de conserver 
dérive indubitablement le droit de délimiter. Il faudra enfin 
qu’il admette que la délimitation est un acte administratif 
qui, n’est soumis qu’au recours au Conseil d’État dans des 
cas exceptionnels, et'qui échappe forcément au contrôle et 


4 Loi des 22 décembre 1789-janvier 1790, sect. 3, art. 2. 


JURISPRUDENCE ADMINISTRATIVE. 303 


à la révision des tribunaux judiciaires. La loi sur la sépa- 
ration des pouvoirs les oblige à respecter de pareils actes, de 
sorte que, lorsque l'administration se présente armée d’un 
titre de cette nature, il n’y a plus pour eux qu’à s’incliner et 
qu'à obéir. Les limites de la propriété publique sont recon- 
nues, irrévocablement fixées, et la justice civile ne peut, sans 
excès de pouvoirs, sans violation des principes les plus essen- 
tiels de notre droit public, en méconnaître la valeur et Ja 
porlée légales! Il reste peut-être encore à juger entre le ri- 
verain et l’État des questions d’indemnité mettant en jeu la 
vature de Îa propriété antérieurement à la délimitation. Ce qui 
est certain, ce dont notre honorable adversaire ne peut man- 
quer de convenir, c’est que la délimitation, en tant qu’elle 
opère la séparation du domaine privé et du domaine public, 
s'impose aux tribunaux de la manière la plus absolue. Le juge 
eivil qui se permettrait de refaire l’acte de délimitation, qui 
prétendrait, avec ou sans expertise préalable, abaisser le ni- 
veau des eaux coulant à pleins bords au-dessous du point fixé 
par l'acte de délimitation, verrait sa décision annulée par la 
voie du conflit. Le Conseil d'État lui rappellerait avec raison 
qu'il ne lui appartient pas de censurer les actes du pouvoir 
_ administratif, et qu’il doit en respecter même les erreurs qui 
lui paraissent évidentes, 

Le droit de conserver le domaine public emportant le droit 
de délimiter, est donc, dans la main des préfets, une arme 
puissante et dont l’effet, par suite de la combinaison des prin- 
cipes de notre droit public, est exactement le même que celui 
du décret déclaratif d'utilité. On peut le regretter. On peut dé- 
sirer que le législateur transporte au chef de l’État l'exercice . 
de ce droit dont il a été fait tant d’abüus. Mais tant que subsis- 
teront les lois qui régissent actuellement la matière, si excep- 
tionnelles et si anormales que puissent paraître leurs disposi- 
tions, il nous paraît impossible d’en contester la portée véritable 
et les conséquences légilimes. 

En face de ce droit souverain, la mission des tribunaux était 
donc toute tracée, et il nous paraît qu’ils ont fait des pouvoirs 
qui leur restaient l’usage le plus sage et le plus juridique. 

Respectant, comme ils le devaient faire, le bornage qu’ils 
n'avaient pas le droit de rétablir d’après les données de l’in- 
struction nonvelle, laissant au domaine public ce que l’admi- 


364 EXAMEN DOCTRINAL.— JURISPR. ADMINISTR, 


nistration, auteur de ce bornage, a déclaré faire partie du do- 
maine public, ils ont dû cependant, à moins d’abdiquer toute 
compétence sur une question de propriété, examiner les titres 
antérieurs, la possession acquise, et consacrer au profit du 
détenteur dont la propriété dépassait, en fait, la ligne des plus 
hautes eaux navigables, le droit à l'indemnité que l’envahisse- 
ment, du domaine public ne peut supprimer. 

Certes, il y a là une situation exceptionnelle et anormale, 
Des propriétés privées changent de nature, passent au do- 
maine public. C’est un préfet qui opère cette transformation! 

L’expropriation est consommée sans indemnité préalable! Le 
jury, enfin, soit le jury de la loi du 3 mai 1841, soit même le 
_ jury restreint de la loi du 21 mai 1836, n’est pas appelé à fixer 

l'indemnité que les tribunaux déterminent par la voie de l’ex- 
pertise! Tout cela est étrange, bizarre, au point de vue de 
l’idée que nous nous faisons à juste titre des garanties néces- 
saires établies par la loi en faveur de la propriété privée ! 

Mais ces conséquences, si étranges qu’elles puissent pa- 
raître, le sont encore moins que le résultat du système que 
propose notre savant adversaire. En réduisant tout à la ga-' 
rantie du recours au Conseil d’État pour excès de pouvoirs, 

M. Aucoc soustrait la propriété privée à la protection néces- 
saire, indispensable de l'autorité judiciaire, à cette constante 
sauvegarde sans laquelle il n’y aurait point de sécurité pour 
les droifs privés! Nous apprécions autant que personne la 
science et la sagacité dont le Conseil d’État au conten- 
tieux fait preuve dans son œuvre de chaque jour. Il n’y 
a pas de tribunal, si élevé qu’il soit dans la hiérarchie 
judiciaire, qui témoigne pour les droits privés d’üne solli- 
citude plus vigilante et plus éclairée, d’une plus constante 
passion pour la justice. Maisil faut respecter avant tout la règle 
de la séparation des pouvoirs; il faut laisser aux juges du 
droit commun le soin de décider, en dernier ressort, des ques- 
tions judiciaires et ne pas substituer à leur action normale et 
régulière, la compétence de la justice administrative. 

: Un dernier mot. Quand on creuse le sujet qui nous occupe, 
on voit que la cause, l’unique cause de tous ces débats épi- 
neux est dans attribution du droit de délimitation à l’autorité 
administrative, Il ne suffirait pas d’enlever ce droit aux pré- 
fets ; on l’a attribué au chef de l’État en ce qui concerne le do- 


PHILOSOPHIE DU DROIT. — DOMAT. 365 


maine maritime. A-t-on pour cela résolu les difficultés qui 
s’élèvent sur les conséquences de l’acte de délimitation? Non. 
Les mêmes débats s’agitent et s’agiteront longtemps encore. 
On a donné à la propriété privée la garantie d’un décret impé- 
tial. C’est quelque chose, mais ce n’est pas suffisant. L'arrêt 
du 15 avril 1868 (étang de Caronte), cité par M. Aucoc, nous 
en fournit la preuve. Il faut que le législateur intervienne, 
qu’il fixe désormais les règles à suivre. Pour cela, deux voies 
lui sont ouvertes. Il peut considérer la délimitation du domaine 
public comme une œuvre essentiellement judiciaire et retirer 
aux préfets et même au chef de l'État le soin de fixer les li- 
mites, sauf l’application, dans l’intérêt général, du droit d’ex- 
propriation ; il peut, au contraire, laisser à l’administration 
l'exercice du droit de délimitation. Mais s’il se décide pour ce 
dernier parti et s’il veut tarir la source des difficultés qui mettent 
aux prises tant d'intérêts et suscitent tant de conflits, il devra 
consacrer à la fois et le droit de recours au Conseil d'État et, 
après l’épuisement de ce recours, l’appel à la juridiction du 
droit commun pour faire reconnaître, s’il y a lieu, le droit à 
l’indemnité. Ii devra enfin renvoyer au jury la fixation du chiffre 
de cette indemnité. Sans cette triple garantie, le droit de 
délimitation restera considéré comme une faculté d’expro- 
priation sans indemnité, c’est-à-dire comme une sorte de phé- 
nomène, de monstruosité juridique dont la sagesse du Conseil 
d’État ne suffira pas à justifier le maintien dans notre législa- 
tion administrative. ALBERT CHRISTOPHLE. 


DOMAT ET SA CONCEPTION PHILOSOPRIQUE DU DROIT. 


Par M. Émile Ferru, 
docteur en droit, substitut du procureur impérial à Saint-Brieuc. 


(Suite :.) 


Domat a pris pour base le droit romain, il a toujours Îles 
yeux fixés sur les lois de Rome, c’est sur ces lois qu'il tra- 
vaille, il est imbu de leur admirable esprit. 

Mais cette législation ne lui suffit pas, et il entreprend autre 


? V. Revue, t, XXXIV, p, 48 et 263. 


‘ 


366 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


chose qu'une compilation et une mise en PM si savante 
qu’on la suppose, 

Entre l’époque des grands jurisconsultes de Rome et le siècle 
de Louis XIV, trois révolutions considérables ont été accom- 
plies, à des points de vue divers, par le christianisme, par les 
légistes et par Descartes. Il y a là trois éléments qu’il est né- 
cessaire d'indiquer à grands traits, pour faire voir comment 
ils sont venus 80 combiner et se fondre dans l’œuvre du j juris+ 
consulte de Clermont. 

C’est d’abord le christianisme, fait immense et qui a eu sur 
la jurisprudence une portée dont il n’y a plus à douter. Cette ins 
fluence, mise dans un jour éclatant par les travaux de M. Trop: 
long, a été résumée et caractérisée en quelques ligues précises 
par M, de Savigny : «Le but général du droit sort de la loi 
morale de l’homme sous le point de vue chrétien. Car lé 
christianisme ne se pose pas seulement comme règle de nos 
actions : en fait, il a modifié l'humanité, et il se retrouve au 
fond de toutes nos idées, de celles mêmes qui semblent lui 
être les plus étrangères et les plus hostiles. Reconnaître ce but 
général au droit n’est pas le transporter dans un Sysième plus 
vaste et le dépouiller de son indépendance; le droit est un élé- 
ment spécial qui concourt à la fin commuue et règne sans par- 
tage dans l'étendue de son domaine; le rattacher ainsi à l'uni- 
versalité des choses, c'est seulement lui donnet une vérité plus 
haute. Ce but suffit au droit...‘ » 

Ce passage est remarquable : M. de Savigny, tout en affir« 
mant l’indépendance du droit, reconnait qu’il se ratlache à 
l’'universalité des choses; comment dès lors le christianisme 
n’aurait-il pas agi sur lui par l’effet même de son action géné- 
rale sur l'humanité? L’idée de charité n’était pas inconnue 
dans le mondé païen, mais elle n’avait pu recevoir d’applica- 
tion au sein de cette société divisée êt corrotnpue; Cicéron, 
dans des paroles presque divines, selon l’expression de Lac- 
tance, l’avait pressentie ; elle avail régné dans de belles âmes; 
elle avait inspiré plus d’une fois les Paul, les Ulpien et les Pa- 
pinien, qui d’ailleurs vivaient dans l'amosphere chrétienue, 
mais elle n’avait pas été prêchée, elle n’avait pas eu d’apôtres, 
et la semence jetée par quelques grands esprits n’avait pu ger- 


Traité du droit romain, (trad. Guehoux) t. I, p. 351, 


; DOMAT. 367 


mer dans un sol mal préparé. C’est le christianisme qui a in- 
culqué la charité dans les masses, et qui a accompli, en la pro- 
pageant, la transformation sociale. 

On a dit, avec raison, que «les plus belles idées morales sont 
comme non avenues dans le monde, tant qu’elles ne se sont 
poiat incarnées dans un homme qui les comprend d’instinct et 
qui retrouve dans cet idéal sa propre nature !. » Cela est vrai, 
mais cela ne suffit pas. Îl faut que cet homme aït en lui assez 
de puissance pour les incarner dans le monde. Voilà comment 
l’idée de charité, que le christianisme n’a l'ait que continuer et 
développer, est cependant l’idée chrétienne par excellence ; 
c’est qu’elle s'est comme incarnée en Jésus-Christ, qui l’a 
élevée à la hauteur d’uu dogme moral et l’a vraiment incarnée 
dans l’humanité. « Jésus-Ührist, dit lapôtre, a rompu la mu- 
raille de séparation et d’inimitié. Tous les hommes sont soli- 
daires les uns des autres; tous les hommes sont frères. Il y a 
plusieurs membres, mais tous ne font qu’un seul corps. Il n’y 
a plus ni gentil, ni juif, ni barbare, ni scythe; tout le genre 
humain est ordonné dans l’unité. Vous êtes tous les enfants 
d’un mème père; aimez-vous les uns les autres comme votre 
père céleste vous aime. » Voilà les idées qui s’emparent peu 
à peu du monde pour le transformer, et on comprend tout ce 
que devait gagner la législation au contact de cette doctrine 
de fraternité et d'amour. Qu’on étudie l’œuvre de Justinien, 
la science a déchu, mais quelle amélioration dans les lois ! Quel 
progrès dans tout ce qui touche à l’organisation de la famille, 
à la condition des femmes, au régime des successions! Toute 
une révolution s’est déjà accomplie, et l’empereur la constate 
lorsqu'il écrit en tête de ses Institutes : Innomine domini nostri 
Jesus-Christi. | 
* L'action du christianisme ne s'arrêtera pas là. L'Église pé- 
nètrera dans le monde barbare. Elle sera, suivant l’expression 
d’un historien, un immense asile, pour les vainqueurs comme 
pour les vaincus; elle s’emparera de la société du moyen âge; 
elle sera la gardienne de la civilisation, et elle règnera par son 
droit à une époque de violence et d’anarchie. 

Mais le droit canonique perdra lui-même son autorité ; l’in- 
fluence immédiate de l’Église déclinera; ce qu’il importe alors 


1 M. Martha, les Moralistes dans l'empire romain, p. 193. 


368 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


de constater, c’est l’influence permanente et toujours croissante 
du christianisme sur la notion même du droit. Sans toucher à 
cette notion, car il déclare qu’autres sont les sentences de Pa- 
pinien et autres les préceptes de l’apôtre Paul, le christianisme 
l’a développée, mise en pleine lumière, ou plutôt il est appelé 
à la développer encore, à mesure qu’il modifiera l’humanité 
et prendra plus d’empire sur les âmes en se rapprochant du 
divin idéal du Maître. Si le droit est préexistant et immuable, 
combien cette notion ne doit-elle pas se fortifier sous l'empire 
de l’idée chrétienne, qui élève sans cesse l’homme à Dieu, qui 
tend à le rapprocher sans cesse de ce modèle parfait, et qui 
Jui rappelle, par le beau langage de l’apôtre , que la loi natu- 
relle écrite dans son cœur, a sa source dans l’esprit du Dieu 
vivant. (Scriptam non attramento, sed spiritu Dei vivi, non in 
tabulis lapideis, sed in tabulis cordis carnalibus.) 

Si le droit est universel, Comment cette notion ne s’éten- 
drait-elle pas, comment ne serait-elle pas mieux comprise et 
mieux appliquée au contact d’une doctrine qui, en rapprochant 
les hommes de Dieu, les rapproche les uns des autres, et, leur 
montrant un idéal plus parfait que l’égalité, les convie à l’har- 
monie universelle par la sainte harmonie des âmes? 

Enfin, si le droit est d’une pure et spirituelle essence, s’il 
n’est pas plus contenu tout entier dans la loi écrite qu’il ne l’est 
dans l’enceinte d’une cité, comment le christianisme, en dé- 
veloppant les sentiments d'humanité et de bienveillance et en 
les élevant à leur plus haute puissance sous la formule de la 
charité, ne vivifierait-il pas encore cette notion du droit et ne 
lui communiquerait-1l pas une séve nouvelle? 

Ainsi, sous l'inspiration chrétienne, le droit étend son ap— 
plication et son champ d’action, il se fortifie dans les cœurs, 
C’est comme une lumière dont la flamme répand plus de cha- 
leur, dont les rayons sont plus brillants et plus purs. 

Plaçons-nous maintenant dans un autre ordre d’idées et 
dans une sphère plus étroite (on verra bientôt qu'ici encore je 
ne m'éloigne pas de Domat), et considérons la révolution ac- 
complie par les légistes. 

La législation de l'Eglise, qui protégeait les serfs et qui, au 

‘milieu de la diversité des juridictions, offrait une juridiction 
réglée et douce, ne pouvait être qu'hostile au régime féodal s 
mais ce régime, qui reposait sur le division et l'oppression, 


DOMAT. 369 


trouva un ennemi plus acharné et plus puissant dans les lé 
gistes; et lorsqu’au XII° siècle se produisit la révolution des 
communes, qui par leurs chartes préparèrentle grand mouve- 
ment coutumier et national, nous trouvons les légistes sur la 
brèche, secondant ce mouvement de tous leurs efforts et luttant 
contre la tyrannie de la féodalité. 

Ramener à l’unité la France morcelée et démembrée, secon- 
der et fortifier ainsi la puissance royale, telle fut leur mission, 
Ils ne furent d'abord que les champions de la royauté. Leur 
tâche fut de miner pièce à pièce l’édifice féodal, comme celle 
du préteur avait été de détruire l’action du vieux droit quiri- 
taire. Seulement, tandis que le préteur travaillait à former un 
droit meilleur, plus équitable, plus humain, eux, les légistes, 
ne se préoccupèrent point d’abord de l’idée du droit, et n’en- 
tendirent travailler qu’au profit du roi. Ils se proposaient un 
but politique, et nullement philosophique. Mais il se trouva 
qu’en ne croyant travailler que pour le roi, ils travaillèrent 
aussi pour le droit. Où allèrent-ils chercher, en effet, les élé- 
ments de leur œuvre? Dans la législation romaine, dans cette 
législation que la conquête n’avait pu détruire, et à laquelle 
l’enseignement des universités était venu donner une nouvelle 
vie, | | 

Là seulement se trouvait l’unité que les légistes poursui- 
valent; mais là se trouvait aussi le droit dans toute sa puis 3 
sance. En se servant des lois romaines comme d’un instru- 
ment au profit de leurs idées, en ne cherchant dans ces lois 
que des matériaux pour fonder la centralisation monarchique . 
et nationale, ils finirent par y découvrir cette autre unité, le 
droit, source précieuse d’où ces décisions découlent. 

Et alors, ce qui n’était d’abord qu’une œuvre politique de- 
vient aussi une œuvre scientifique ; alors se produit au XVI° siè- 
cle toute une révolution dans la science sous l’influence des 
légistes jurisconsultes. 

Alors la législation de Rome, reconstruite par Cujas, se 
présente sous un aspect nouveau, dans une imposante ma- 
jesté. Ce n’est plus la scolastique aride et ardue des glossa- 
teurss on cherche sous la lettre l’esprit qui la vivifie ; ce n’est 
plus seulement un instrument politique dont on se servira pour 
assurer l’empires c’est le droit qui se dégage sous les efforts 
et les progrès de la science; c'est une législation équitable, 

XXXIV. 24 


370 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


humaine, qui gouvernera non plus ratione imperii mais impe- 
rio rationis. 

Mais cette législation ne doit pas faire oublier le droit na- 
tional; aussi Dumoulin, tout en admirant les lois romaines, 
réclame la prédominance et la concordance des coutumes, 
Ennemi de la féodalité, la combattant à outrance, il voudrait 
élever sur ses débris une législation française, homogène et 
forte. 11 tente une œuvre alors impossible; il est arrêté à 
chaque pas et par la diversité et la contradiction des textes 
‘ coutumiers, et par l’iniquité de plusieurs d’entre eux. De 
toutes ces coutumes, encore empreintes d’un caractère étroit 
et local, il n’arrive pas à composer cette bonne et équitable con- 
sonnance (bonam et æquam consonantiam), ce résumé net, 
simpleet définitif (brevissimus, candidissimus, expeditissimus et 
absolutissimus libellus) qui ferait disparaître toutes les con- 
tradictions et assurerait l’uniformilé. Il ne peut que léguer à 
l’avenir cette grande idée de l’unité législative, après avoir 
vainement tenté de la réaliser. 

Qu’a-t-il donc manqué au plus grand des légistes du 
XVI° siècle? Qu’a-t-il manqué à ce siècle lui-même? Nous 
croyons pouvoir le dire : une saine direction philosophique. 
Le XVI° siècle est une époque de renaissance, de travail, de 
lutte ; on étudie tout, on explore tout; la pensée se promène 
dans tous les sens; il y a un élan scientifique et national vrai- 
ment prodigieux. La raison s’émancipe et s’affirme par le 
libre examen; mais elle n’a pas encore la virilité et la mesure. 
Considérons maintenant Dumoulin, qui fut peut-être la plys 
haute intelligence de son siècle. II possède à fond les lois ro- 
maines ; il est pénétré de ces règles de droit naturel qui do- 
minent dans les Pandectes ; interprète des textes, il puise ses 
interprétations, si subtiles qu’elles soient trop souvent, aux 
sources vives de l’équilé ; c’est cette équité qu’il voudrait voir 
briller dans nos coutumes; c’est à l'équité, c’est à la raison 
qu’il fait appel pour détruire la féodalité avec ses droits odieux, 
pour combattre les ennemis du roi. | 

Mais il ne se préoccupe pas assez de l’unité morale da la loi, 
c’est tout un horizon qui lui échappe, ou du moins qu’il né- 
glige, parce que toutes ses pensées et {ous ses regards sont 
ailleurs. En un mot, c’est l'esprit légiste qui domine en lui. 
Pour Dumoulin, comme on l’a si justement remarqué, la filia- 


DOMAT. 374 


tion de la loi se réunit dens ces trois mots : le roi, la nation, 
la loi. L'unité législative n’est qu'une partie de la grande unité 
qu'il rêve de concentrer en la personne du roi. La loi n'est 
que l'expression de la volonté royale !. 

Quel est l’homme de génie qui a imprimé aux esprits cette 
saine et forte direction philosophique qui manquait aux es- 
pris du XV[° siècle? Personne ne l’ignore ; c'est Descartes. 
Son œuvre est aussi une révolution: elle consiste dans la créa- 
tion d’une méthode. Rien de plus simple, mais rien cependant 
de plus imposant, et aussi de plus inébranlable (inconcussum) 
que cetle méthode. C’est l’affirmation de la pensée. C’est 
l’homme qui se proclame être pensant. C'est l’esprit qui s’at… 
teste comme séparé de la matière ; c'est la raison qui, se ren- 
dant témoignage en quelque sorte et se trouvant impuissante 
à se nier elle-même, reprend pour jamais ses droits. C’est 
l’évidence, enfin, posée comme criterium de la certitude. Et 
cette méthode n’a rien d’individuel ; elle saisit au contraire 
par son Caractère d’universalité et d’unité; elle féconde toutes 
les directions de la pensée ; c’est un instrument parfait pour 
l'esprit humain. 

Aussi cette philosophie précise et sévère, conduisant & 
l'ordre, devait-elle triompher dans un siècle d’ordre et de 
discipline. Au XVII‘ siècle, les plus grands esprits sont carté- 
siens, toutes les grandes œuvres sont marquées à l'empreinte 
du Discours de la méthode. C’est une admirable discipline 
des intelligences sous la main de Descartes et sous la main de 
Louis XIV. . 

Ainsi Domat, venu à cette époque privilégiée, s'est trouvé 
amené à appliquer au droit, science essentiellement morale et 
rationnelle, la méthode cartésienne, et nous pouvons mainte- 
nent apprécier avec fruit le caractère général de son œuvre. 

M. Thézard *? a parfaitement indiqué la question qui se po- 
sait à l’époque où fut composé le livre des Lots civiles. Il s’a- 
gissait de savoir quel était le droit commun de la France. 
Après de vives controverses, on avait fini par admettre que Île 
droit dominant devait être le droit national, le droit coutu- 


1 M. Aubépin, avocat général à la Coùr impériale de Paris, dans ses sa- 
vantes Études sur Dumoulin (V. Revue critique, t, III, IV, V et: VII). 
” # Op. oit. V. Rouue hist., 1866, p. 10 ets. 


312 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


mier. Mais il fallait bien dans la pratique recourir à la légis- 
lation romaine ; si on ne l’employait plus comme législation 
impérative, on la consultait toujours comme raison écrite. 
C’est ce qu'avait enseigné Dumoulin, lorsqu'il recommandait, 
en cas de difficulté sur une coutume, de s’adresser d’abord aux 
coutumes voisines, puis à l’usage commun de la France et 
enfin au droit romain, pourvu que sa décision fût conforme à 
l'équité (æquitati consonum). Et c’est ce qui résulte encore 
d’un curieux passage de Ferrière, dans son Commentaire sur 
la coutume de Paris: « On n’a égard au droit romain qu’en 
tant qu’il est conforme à la raison et à l'équité, et les juges 
s’en écartent quand ils le jugent à propos. Les coutumes de 
France sont le droit général de la France, non pas qu’une 
coutume ait autorité de loi dans une autre province..., d’où 
il s'ensuit qu’on ne doit se servir d’une coutume voisine pour 
la décision d’une question, au défaut de la coutume des lieux, 
qu’en tant que sa décision se trouve très-juste et très-rai- 
sonnable, et plus conforme à l’inclination et aux mœurs des 
habitants de la province; en sorte que si la disposition du 
droit romain se trouve plus juste, elle doit être préférée, sans 
obligation néanmoins. » 

Le droit romain subsiste donc toujours comme œuvre ration- 
nelle, et c’est à ce titre que Domat l’étudie. Son autcrité, dit-il, 
consiste «en ce qu'on observe partout les lois de la justice et 
de l’équité qu’on appelle le droit écrit, » Il a, dit-il encore, «la 
même autorité qu'ont la justice et la vérité sur notre raison. » 

En définitive, malgré l’autorité effective des coutumes, on 
peut dire que le beau rôle reste au droit romain ; et, puisqu'il 
conserve l’autorité morale de la raison, la meilleure manière 
de préparer l’unité c’est de dégager de cette législation ce qui 
est étranger à os mœurs, pour arriver à la rapprocher du 
droit coutumier. Rien ne sera plus facile que la fusion, lorsque 
l'alliage aura disparu. 11 faut donc rechercher dans les Pan- 
dectes ce qui n’a pas d'application et en débarrasser le sys- 
tème; élaguer les dispositions qui nous répugnent par leur 
formalisme et leur subtilité, introduire l’ordre dans ce mé- 
lange de textes et en faire sortir un droit actuel et vivant. 
C’est ce travail que Domat entreprend et dans lequel il réus- 
sit, grâce à l'excellence de sa méthode. Avec lui toutes les 
matières s’enchaînent dans leur ordre naturel, toutes Jes déci- 


DOMAT. 313 


sions sont ramenées à leur principe; c’est le triomphe de 
Péquité. 

Mais un esprit nouveau circule dans son œuvre, le droit 
romain nous apparaît sous un nouvel aspect, il est devenu 
chrétien. Faire disparaître du Digeste toutes les lois suran- 
nées, représentant le côté étroit et national de la vieille Rome; 
à la place de ces dispositions jalouses, mettre les préceptes 
et l'esprit de l'Évangile, laisser subsister le système savant 
des jurisconsultes ou mieux le faire revivre et lui donner un 
nouveau relief et pourtant le transformer; garder en un mot du 
droit romain tout ce qu’il y a d’universel, et cependant l’uni- 
versaliser encore, en le pénétrant de l’idée chrétienne, voilà 
le programme de Domat, voilà l’entreprise qu’il a ea la gloire 
de mener à fin. Cela fortifle, je l’avoue, mon admiration pour 
le droit romain. Quel respect ne devons-nous pas avoir pour 
ces jurisconsultes dont la doctrine était si parfaite qu’elle a pu 
survivre à la chute des institutions, si pure qu’elle a pu, sui- 
vant une heureuse expression, se plier à la morale de J’Évan- 
gile! Mais il faut admirer aussi Domat d’avoir su opérer cette 
conciliation; il l’a fait, il est vrai, d’une manière si simple, 
tout:se tient et se lie si naturellement dans son œuvre, qu’il 
semble que lui-même s’efface. Mais c’est précisément cet en- 
. Chaînement qu’on ne saurait assez remarquer; sa simplicité 


même, qui saisit si fortement l’esprit, prouve qu'il ne repose . 


pas sur des combinaisons factices; il suppose, au contraire, 
une étendue de conception, une connaissance profonde des 
rapports, une puissance de généralisation qui n’appartiennent 
qu’aux esprits supérieurs et tellement maîtres de la science 
qu’ils la dominent . Personne n’a mieux signalé que Fénelon 
la beauté et la puissance de l'ordre, et j’appliquerais volontiers 
au livre de Domat ce qu’il dit de l’ordre dans le discours et 
dans la composition historique. « Cette unité de dessein fait 
qu’on voit d’un seul coup d’œil l'ouvrage entier, comme on 


1 Domat disait à un de ses amis « .….Que, par oubli, lui étant arrivé de 
faire deux fois les mêmes titres et les mêmes sections, il les avait trouvés 
si parfaitement conformes qu’il n’y avait pas eu un mot de différence. Sou- 
vent, après avoir médité pendant la nuit la section ou le titre sur lequel il 
devait travailler en se levant, il l'écrivait couramment et le donnait en 
même temps au copiste pour le distribuer aux personnes à qui il le com- 
muniquait. » (Mémoire publié par M. Cousin.) 


# 


374. PHILOSOPHIE DO DROIT. 


voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes 
les portes, quand toutes les rues sont droites, égales et en sy- 
métrie, » Pour arriver à un si bel ordre (lucidus ordo), il faut 
autre chose qu’un travail purement artificiel de l’esprit, et, 
comme dit encore Fénelon, un demi-génte. Il faut vraiment 
aavoif tout vu, tout pénétré et tout embrassé *. » 

Le livre des Lois civiles est digne de figurer parmi Îles 
grandes œuvres qui illustrèrent le siècle dé Louis XIV. Domat 
croit nécessaire de rendre raison de ce qu’il écrit en français. 
« Toutes les lois, dit-il, et surtout telles qui ne sont que les 
règles naturelles de l’équité, sont pour toutes les nations et 
pour tous les hommes, et elles sont par conséquent de toutes 
les langues... Et comme la langue frantaise est aujourd’hü} 
dans une perfection qui égale et surpasse mêmé en beaucotip 
de choses les langues anciennes; que par cetté raison elle est 
devenue commune à toutes les nations et qu’ellé a sirigulière- 
ment la clarté, la justesse, l’exactitude et la dignité, qui sont 
les caractères essentiels aux expressions des lois, il n’y 4 
point de langue qui leur soit plus propre, et les défauts d’ex- 
pression qu'on pourra trouver dans ce livre sont de l’auteur 
et non de la langue. » On sait qu’au XVI° siècle, Montaigne se 
plaignait vivement de l’abus de la langue latine. « Quelle 
chose peut être plus étrange que de voir un peuplé attaché èn 
. toutes ses affaires domestiques, mariages, donations, testa- 
ments, ventes et achats, à des tègles qu’il ne peut savoir, 
n’étant écrites ni publiées en sa langue, et desquelles par né- 
cessité il lui faille acheter l’interprétation et l’usagé,» Et quelle 
interprétation! Il faut entendre Montaigne railler, avec sa 
verve et son parfait bon sens, le jargon des hommes de loi, 
triant des mots solepnels, forrnant des clauses artistes, de telle 
sorte que notre langage commun, si aisé À tout autre usage, 
devient non intelligible. Cette réforme que désirait Montaigne 
et qui cependant n’était pas mûre de son temps (car la langue 
de Montaigne se fût mal prêtée à l’expression de la loi), Do- 
mat l’a réalisée ; le premier, il a formulé en français un corps 
entier de lois civiles; et le droit, exprimé en un style précis et 


clair, a pris désormais sa place dans la grande nationalité 
française. 


1 Lettre à l'Académie, IV. 


DOMAT. | 375 


Mais ce n’est pas seulement par la langue, c’est par tous les 
côtés de son œuvre qu’il se rattache à son siècle, Cette belle 
et sévère ordonnance, cette sobriété et cette ampleur à la 
fois, cette exactitude, cette justesse, cette dignité, non-seule- 
ment dans la forme, mais dans la pensée, voilà bien la glo- 
rieuse unité du siècle de Louis XIV. Je dirais volontiers que 
ce qui caractérise cette grande époque, c’est la splendeur de 
l’ordre, splendor ordinis. Tel aussi le droit nous apparaît sous 
la plume de Domat, dans la splendeur de l’ordre! Son carac- 
tère universel frappe les esprits, et Boilean remercie son ami, 
qu’il appelle le restaurateur de la raison dans la jurisprudence, 
de lui avoir fait découvrir une sagesse cachée dans le plan des 
Lois ‘. | 

Cette œuvre est donc bien une création: jurisconsulie et 
philosophe, chrétien et légiste, recueillant le fruit de la sa- 
gesse des siècles passés et s’inspirant de son siècle, Domat 
formule sa conception philosophique dans une synthèse qui 
#’appartient qu'à lui. La doctrine savante du droit romain, 
vivifiée et épurée par le spiritualisme chrétien, perfectionnée 
par une sévère méthode philosophique, réduite à une rigou» 
reuse et imposante unité par l'esprit du légiste, ou plutôt, pour- 
rait-On dire en considérant l’avenir, du législateur ; édifiée 
ebfin avee cette harmonieuse ordonnance qui earactérise le 
grand siècle; ainsi peut-on définir l’œuvre de Domai; et, dé 
eette heureuse alliance d’éléments divers, il a élevé à l’idée 
impérissable du droit un véritable monument, 

Il serait intéressant, pour compléter cé travail, d'étudier 
l’homme après avoir étudié l’œuvre. Mais la biographie de 
Domat n’est plus à faire ; les documents publiés par M. Cousin 
ont mis dans tout son jour l’unité morale de cette belle exis- 
tence, si simple et cependant si bien remplie. Domat fut dans 
la vie privée le plus vertueux des hontimes, et dans la vie pu- 
blique le plus modeste, mais aussi le plus intègre et le plus 
indépendant des magistrats. Son biographe, après nous avoir 
dit qu’il était ferme dans l’exercice de ses fonctions, ajoute 


1 Boileau, Lettre à Brossette. — Arnauld écrivait à M. du Vaucel (le 
25 novembre 1689) : « Je lis présentement le livre de M. Domat ; il y a à la 
tête un traité des lois que j'ai presque achevé; j’en suis extrêmement sa- 
tisfait, car il y a beaucoup de piété et beaucoup de lumière, » (Cité par 
Sainte-Beuve, Port-Royal, t. V, p. 359.) 


316 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


cette phrase bien caractéristique : « Nulle considération hu- 
maine ne l’affaiblissait !. » 

Il s’est d’ailleurs peint lui-même dans ses écrits, et en par- 
ticulier dans les discours qu’il prononce comme avocat du roi 
au siége présidial de Clermont. Aucun magistrat ne lira, sans 
grand profit pour lui-même, ces harangues dans lesquelles 
sont exposés avec une élévation peu commune les devoirs de 

‘la profession; et je pense qu’on me saura gré d’en détacher 
" quelques pensées. 

Dans sa première harangue, Domat parle des vérités im- 
muables en un langage digne de Bossuet. « Pour que ces rè- 
gles, dit-il, soient immuables et demeurent toujours les mêmes, 
soit qu’on s’en approche ou qu’on s’en éloigne, il faut qu'elles 
soient quelque chose de plus relevé que l’esprit de l’homme, 
qui est si changeant; ainsi, elles ne peuvent être que Dieu 
même. Aussi est-il certain qu’il n’y a que Dieu seul qui soit 
toute vérité et toute justice, parce que la vérité est une règle 
et un modèle qui ne peut changer, et il n’y a que Dieu qui 
ne change point. » Et il ajoute cette pensée profonde : « La 
fin de l’homme, c’est la vérité ou Dieu même qui la règle et qui 

la dispose de telle sorte qu’il est au-dessous d’elle parce qu’elle 
est au-dessus de tout*... » (Harangue prononcée en 1657.) 

Il recommande aux avocats, en des termes remarquables, la 
bonne foi dans leurs raisonnements (discours de 1679). « Dans 
les causes que l’équité et la loi décident, les avocats n’ont pas 
d’autre parti à prendre que celui de l’équité et de la justice, et 
ils ne peuvent jamais assujettir à la liberté des raisonnements les 
causes de cette nature; et dans celles qui sont véritablement 
douteuses et difficiles, et sur lesquelles il y a nécessité de rai- 


* Et Domat le montra bien, non-seulement à l’époque des grands jours 
(1665), mais dans l’affaire du collége de Clermont et dans l’affaire du Père 
Duhamel. — M. Cousin a donné un récit détaillé de ces affaires «pour mon- 
trer l'esprit généreux de l’ancienne magistrature et l’intrépidité de Domat. 
Quand tout pliait sous l'autorité des jésuites, lui seul, après la mort de 
Pascal, Juttait, dans un coin du royaume, contre leur astucieuse tyrannie, 
et il leur tint tête jusqu’à sa mort. » (Jacqueline Pascal, p. 443 et 8.) 

2 « La nature humaine connaît l'éternité et des vérités éternelles, et elle 
ne césse de les chercher au milieu de tout ce qui change... Ces vérités éter- 
nelles que tout entendement aperçoit toujours les mêmes, par lesquelles 
tout entendement est réglé, sont quelque chose de Dieu, ou plutôt sont Dieu 
même. » (Bossuet, Traité de la connaïssance de Dieu et de soi-même.) 


DOMAT. | 311 


sonner, ils ne doivent raisonner que sur les bons principes et 
de bonne foi; et ne détourner jamais les lois niles règles 
contre leur sens, pour faire servir, par une espèce de sacrilége, 
la sainteté et l’autorité de la loi à l’usage de l’iniquité !. » 

Domat s’attache à donner aux juges une haute idée de leurs 
fonctions. « Comme toutes les lois particulières que les hom- 
mes ont faites ne sont que des productions de la lumière di- 
vine, toute l'autorité des juges n’est aussi qu’une dépendance 
et une participation de l’autorité et de Ja puissance de Dieu, » 
(Discours de 1670.) Ainsi parle Bossuet lui-même (oraison 
funèbre de Michel Letellier). — Si les juges ont une mission 
divine, combien ne doivent-ils pas être sévères pour eux- 
mêmes! Aussi l’avocat du roi ne leur demande pas seulement 
le bon sens « qui est la première qualité nécessaire aux juges » 
(discours de 1672), et la science, c’est-à-dire, « la conniais- 
sance des matières de la profession » (discours de 1673); il 
leur demande surtout l’amour de la vérité et l’intégrité. 

« La vérité, dit-il dans son premier discours {et j’y reviens, 
car j'avoue que cette composition me paraît d’une grande 
beauté), la vérité peut être appelée, selon que nous la conce- 
vons, une lumière qui éclaire l’entendement et le persuade par 
elle-même avec une clarté si pure, si manifeste, et toujours si 
égale et si invariable, qu’aussitôt qu’elle lui paraît, il l’em- 
brasse comme son objet sans aucun mélange d’erreur ni de 
doute, et sans aucun embarras de raisonnement. » Cette vé- 
rité, il faut la connaître et l’aimer. « La première nécessité 
qu’il y a d’aimer ia vérité sur toutes choses est la même né- 
cessité qu’il y a de la bien connaître. Il est important de la 
bien connaître afin de la discerner de l’injustice, pour ne 
prendre jamais le change et ne se pas imaginer qu’on la suit 
lorsqu'on ne suit que Sa passion; mais pour la connaître de 
cette manière, il est plus nécessaire encore de l’aimer qu’il 
n’est nécessaire de connaître les autres choses avant qu'on les 
aime. Il faut donc aimer la vérité plus que tout, pour la bien 
connaître, parce que si on ne l’aime pas de cette sorte, il faut 
de nécessité qu’on aime quelque erreur au-dessus d’elle, par 
un autre amour, qui ne pourra être qu’un amour aveugle, puis- 


1 Ji ne faut pas, disait le jurisconsulte Pau}, calomnier le droit civil : 
Non oportet jus civile calumniari ! | 


378 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


qu’il s’éloigne de la lumière, et par conséquent, il sera impos- 
sible qu’on la connaisse... Que si on aime la vérité plus que 
l'intérêt, on s’élèvera jusqu’à elle, et on la discernera telle- 
ment dans sa lumière qu’on ne saura être touché ni ébloui d’au- 
eun autre objet, »— « Il estdit divinement dans l'Évangile 
qu’il n’y a que la vérité seule qui délivre et qui rend libre, 
parce qu’elle seule est au-dessus de toutes choses, et qu’on ne 
peut s’y attacher sans entrer dans la participation de son in- 
dépendance et de son repos, et comme la liberté civile est de 
demeurer dans sa patrie sous la domination de son souverain, 
et que c’est une servitude d’en être banni, de même la liberté 
naturelle est proprement dans la vérité, qui est comme la 
patrie de l’ême, et hors de laquelle elle tombe dans l’escla- 
vage... » — « C’est cet amour de la vérité et de la justice qui 
élève le cœur du juge à s’unir et à s'attacher à cet objet par 
. tne union si ferme qu’elle le rend participant de l’immutabi- 
lité et de l'indépendance qui sont le propre de la vérité et de 
la justice, » (Discours de 1680.) 

Enfin, je veux citer une dernière page, dans laquelle Domat 
s’attache à faire ressortir en quoi consiste la probité ou l’inté- 
grité des officiers de justice. « Ce n’est pas sans raison qu’on 
a distingué la probité des officiers de justice de celle des au- 
- tres sortes d'officiers par le nom propre d’intégrité, puisque, en 
effet, ils ont besoin d’un caractère de probité si pure, si déli- 
cate et si entière qu’elle doit être de beaucoup au-dessus du 
caractère de probité que toutes les autres sortes de charges 
peuvent demander... Pour toutes les autres charges, il suffit 
que l'officier soit homme de bien; il n’en est pas de même des 
officiers de justice ; car ils sont non-seulement obligés à ne 
point faire de concussions ni de violences et à se contenter de 
leurs gages et des émoluments qui peuvent leur être accordés; 
mais ils doivent de plus avoir au moins les qualités que de- 
- vaient avoir ceux que Moïse choisit pour juger les moindres 


4 « Ainsi l’âme étant faite à l’image de Dieu, et recevant en elle-même, 
par la connaissance de la vérité, une impression divine qui la rend con- 
forme à Dieu, doit se tourner vers son original qui est Dieu, achever elle- 
même cette image de Dieu en se perfectionnant sans cesse par une volonté 
droite ; car le vrai et le bien sont la même chose, le souverain bien est la 
vérité entendue et aimée parfaitement. » (Bossuet, Traité de la connais. 
sance de Dieu et de soi-même.) 


DOMAT. 319 


différends du peuple; c’est-à-dire qu’ils doivent avoir la force 
et le courage nécessaires pour leurs fonctions, la crainte de 
Dieu, la connaissance et l’amour de la vérité, et un éloigne 
ment de l’avarice qui aille jusqu’à la haïr. Puisque c’est une 
fonction divine qu’exercent les juges, et que ce sont les juge 
ments mêmes de Dieu qu’ils doivent rendre, ce leur est un 
premier devoir de craindre qu'il nô manque à leurs jugements 
quelqu'un des caractères essentiels qui doivent les rendre di- 
gnes de ce nom... La seconde des qualités que les juges doi- 
vent avoir est la force et le courage, qui suivent naturellement 
de cette première, qui est la crainte de Dieu; car le fruit na- 
turel de cette crainte est la fermeté et l’intrépidité à l’égard 
de tout ce qui peut venir de la part des hommes, ét l’usage de 
eette force est de résister à toutes sollicitations, recomman- 
dations et aux autres impressions de la part des personnes 
puissantes, ou qui pourraient nuire, et de soutenir et protéger 
la justice et la vérité au péril de tout, el surtout dans les oc+ 
casions où il faut la rendre à ceux qui n’ont pour toute recom- 
mandation que leur faiblesse ou leur pauvreté. La troisième 
qualité dont Dieu commande l’usage aux juges est d’avoir en 
eux-mêmes la vérité, c'est-à-dire de l’avoir dans l’esprit et 
dans le cœut, de la connaître et de l’aimer... La quatrième 
qualité est l’éloignement de l’avarice, et cette qualité comme 
‘les autres suit le crainte de Dieu, qui juge que rien n’est plus 
méchant qu'un avare, et que tien ne lui ést par conséquent 
plus opposé... Pour rendre la justice de la manière dont Dieu 
veut qu’elle soit rendue, il faut avoir un amour ardent de la 
vérité et de la justice; .une délicatesse de discernement pour 
la reconnaître, une opposition à toute injustice, à toute mau- 
vaise voie, à toute mauvaise foi; une force et une fermeté à 
soutenir et protéger uniformément en toutes sortes d'occasions 
la justice gt la vérité contre les obstacles de toute nature; un 
désintéressement qui mette toute considération au-dessous de 
celle du devoir de rendre justice, une application exacte et 
fidèle à n’en pas différer l’administration; et toutes ces qualités 
supposent l’empire de la raison sur les intérêts, sur les pas- 
sions, sur la froideur, sur la négligence, et sur tous les autres 
défauts qui peuvent porter ou à quelque injustice, ou à manquer 
à quelque devoir que Dieu demande de ceux qui rendent la 
justice, » (Trasté de droit public.) 


380 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


En voilà assez, je pense, pour mettre Domat en un jour 
complet ; nous pouvons achever de juger l’écrivain et l’homme. 
L'écrivain, dont le style serait diffus et embarrassé, d’après 
M. Berriat Saint-Prix, était digne en tous points d’être l’ami 
de Pascal. Je les ai opposés l’un à l’autre, mais je saisis cette 
occasion de les rapprocher pour ne plus les séparer. Tous les 
deux sont des maîtres en l’art d'écrire; Pascal est supérieur, 
qui pourrait le contester ? J'aime au contraire à penser avec 
M. Cauchy que, dans le commerce de l’intimité, quelque chose 
a passé de son âme et peut-être de sa plume dans les pages 
de son ami. Quant à l’homme, les discours de Domat nous le 
révèlent tout entier; par la grandeur morale, il est décidément 
si près de Pascal qu'il n’y a point à marquer entre eux de 
supériorité. On sent qu’un idéal divin a été le trait-d'union de 
ces deux belles âmes, si pures et si chastes. Le magistrat en- 
fin, qui à un si haut degré nous intéresse, nous apparaît comme 
le modèle des magistrats. | 

La gloire de Domat n’est pas concentrée en lui seul; elle a 
été perpétuée et rehaussée par ses disciples, et nul plus que 
lui n’était digne d’en avoir. Il a formé une école que je défi- 
nirais volontiers «l’école de la science et de la vertu,» et dont 
les deux plus illustres représentants sont d’Aguesseau et 
Pothier. 

D’Aguesseau est le véritable élève - de Domat. C’est dans 
ses entretiens et dans ceux d’un père dont il s’est complu à 
nous faire connaître les lumières et les vertus qu’il fut initié 
à la science du droit, qu’il apprit « à remonter jusqu'aux 
premiers principes pour en descendre pàr degrés jusqu'aux 
dernières conséquences »: à être tonjours plus attentif e à la 
raison de la loi qu’à la loi elle-même; » à chercher dans les 
lois ces règles primordiales tirées de la nature de l’homme 
et du bien général de la société « qui rendent la science du 
droit aussi noble qu’utile », à dégager cette science des sub- 
tilités « pour la ramener à la pureté de sa source », à considérer 
Ja justice suprême et immuable « dans le sein de Dieu même, » 

Telles furent les leçons que d’Aguesseau reçut de son père 
et de Domat; il ne les oublia jamais, etilles mit à profit 
lorsque lui-même entreprit pour ses fils la grande tâche de 
l'éducation intellectuelle, En même temps qu'il rendait à son 
père le plus pieux et le plus touchant hommage en écrivant 


DOMAT. | 381. 


cette vie que l’on a comparée à l’une des plus belles œuvres 
de Tacite, il consacra le souvenir de Domat en des lignes qui 
témoignent de son respect filial et de sa constante admiration 
pour lui : « Personne n'a mieux approfondi que cet auteur le 
véritable principe des lois et ne l’a expliqué d’une manière 
plus digne d’un philosophe, d’un jurisconsulte et d’un chré- 
tien. Après avoir remonté jusqu'aux premiers principes 
des lois, il descend jusqu'aux dernières conséquences. Il les 
développe dans un ordre presque géométrique; toutes les 
différentes espèces de lois y sont détaillées avec les caractères 
qui les distinguent. C’est le plan général de la société civile le 
mieux fait et le pius achevé qui ait jamais paru, et je l'ai tou- 
jours regardé comme un ouvrage précieux que j’ai vu croître 
et presque naitre entre mes mains. Vous devez vous estimer 
heureux, mon cher fils, de trouver cet ouvrage tout fait avant 
que vous entriez dans l’étude de la jurisprudence. Vous y ap- 
porterez un esprit non-seulement de JUrIRCOneUNS, mais de lé- 
gislateur ‘, » 

On le voit, d’Aguesseau a trouvé en Domat un vivant mo- 
dèle ; il ne l’a jamais oublié ; il s’est nourri de ses principes; 
il lui a demandé ses meilleures inspirations. 

Lorsqu'il poursuit l’unité législative, c’est à Domat qu’il 
songe, et il voudrait exécuter cette unité sur le plan des Lots 
civiles dans leur ordre naturel. « Si l’on voulait, écrit-il 
(en 1725), se former un plan général pour l’exécuter ensuite 
par parties, il faudrait prendre en principe celui de M. Domat 
dans ses Lois civiles et distinguer les engagements entre-vifs 
et les successions ab intestat et testamentaires. Cela pourrait 
faire la matière de trois ordonnances très-utiles. » Cette idée 
de composer un code unique, de réduire toutes les cuutumes 
« en une seule qui serait la loi générale, » avait séduit 
d’Aguesseau ; mais il reconnaît bientôt la difficulté ou plutôt 
l'impossibilité de réaliser un tel projet, à l’idée duquel Do- 
mat, lorsqu'il composait son grand ouvrage, n’avait pas 086 
s'arrêter *. Du moins, en présence de la diversité des cou- 


1 Instructions sur les études propres à former un magistrat, 

2 À propos des divergences des coutumes en matière de successions, 
voici comment Domat s’exprimait : « L.a multitude des coutumes que nous 
avons en France si différentes les unes des autres, non-seulement dans la 
matière des successions, mals en plusieurs autres, fait naître naturellement 


382 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


tumes, de leur antagonisme avec le droit écrit, et surtout des 
divisions de la jurisprudence, divisions « aussi peu hono- 
rables à la justice qu’onéreuses et souvent nuisibles à ceux 
qui sont obligés de la réclamer, » il entreprend une réforme 
partielle, et il compose des Ordonnances sur les matières les 
plus importantes, en 1731 sur les Donations, en 1735 sur les 
Testaments, en 1747 sur les Substitutions. 

Je n'ai point à analyser cette œuvre législetive ; cette ana- 
lyse a été faite par M. Thézard et, avant lui, dans un travail 
plus étendu, par M. Monnier. Mais ce que je recherche et cé 
que je veux constater, c’est la parenté, ou suivant l'expression 
de M. Monnier, la filiation morale qui existe entre d’Aguesseau 
et Domat. Cette filiation n’est pas douteuse. Quand le chan- 
cellier se met à l’œuvre, il est en possession de principes 
assurés, et il réussit là où Lamoignon avait échoué?, 

« Il n’est point de loi, dit-il dans le préambule d’une de ses 
ordonnances, qui ne renferme le vœu de perpétuité et d’unité.» 
C’est ce vœu dont il essaye lui-même la réalisation; mais il 

sait par quelle méthode et à l’aide de quels principes il est 


la question de savoir ce qui serait plus utile, ou cette diversité de règles 
bornées chacune en son lieu, ou une seule règle commune partout. Mais on 
ñe doit pas s’arrêter à toucher ici inutilement une question de cette im= 
portance. » 

3 « Malgré la force de son intelligence, dit M. Monnier, Lamoignen gubis- 
sait, comme les autres et à son insu l'influence du long règne de Louis XIV. 
Après une douzaine d'années de réforines, où l’esprit national avait créé 
d'immortelles Ordonnances, Louis XIV était peu à peu resté seul, avec ce 
qu’il était lui-même, c’est-à-dire l’autorité absolue et même théocratique; 
on ne vit plus alors que la fait... » 11 y eut cependant sous Louis XIV une 
seconde tentative de codification. Le roi, à l'inspiration du contrôleur gé- 
néral Claude Pelletier, chargea, en 1680, Domat et Henri d’Aguesseau de 
ce travail. Domat était devenu célèbre et il recevait de la munificence royale 
une pension de 6,000 écus. Il composa avec son collaborateur plusieurs 
mémoires qui furènt soumis à une commission spéciale choisie au sein du 
grand consail, Mais survint la révocation de l’édit de Nantes, et lea réformes 
législatives furent laissées de côté, « D'Aguesseau, dit M. Monnier, reçut 
donc l’idée de ces réformes législatives d’une double tradition, celle du 
premier président de Lamoignon, dont les arrêtés faisaient grand bruit vers 
1676, et celles de Jean Domat et Henri d'Aguesseau. » Et surtout, ajouterai- 
je, il trouva dans les Lois civiles des principes qui lui permirent de réaliser 
ces réformes. C’est à ce point de vue qu’on a pu dire à l’Institut: Il n’y au- 
rait pas eu de d’Aguesseau sans Domat (Recueil Vergé, t. XLVII, 1° trim. 
de 1859, p.14.) 


DOMAT. | 383 


possible d’y parvenir. S’il croit à l’unité de la loi positive, c’est 
qu’il croit à une autre unité plus vaste et plus complète dont 
les lois positives doivent dériver, Il est convaincu « que ces 
lois ne peuvent tenir lieu de cette justice primitive et éternelle 
qui en est l’exemplaire et le fondement. » Il pense que « ce 
sont les lois naturelles qui forment la substance et font la force 
réelle et essentielle des lois civiles. » Mais c’est surtout dans 
ce traité écrit en 1725, et si heureusement mis en relief par 
M. Monnier, qu’il faut chercher ses idées. « Oui, dit-il, la per- 
fection des lois est d’être les plus simples et les plus générales 
possibles; la loi ne doit être que l’expression d’un principe, » 
On a remarqué'que cette maxime ne serait pas déplacée dans 
Cicéron, à la fin du premier livre des Lois, lorsqu'il vient de ge 
proclamer citoyen du monde; j'ajoute qu’elle serait digne de 
servir d’épigraphe au livre de Domat. Toute la science du lé- 
gislateur se trouve condensée là , en cette formule d’une sim 
plicité saisissante. Mais , ajoute d’Aguesseau, « il est à propos 
toutefois de n’amener les meilleures lois que peu à peu, par 
degrés et à l’aide des conjonctures. Tout changement est dap- 
gereux, et c’est aussi une grande présomption que celle de ceux 
qui ne craignent jamais d'innover. » Voilà encore ue règle 
excellente, Le législateur doit compter avec le temps, avec : 
les circonstances; mais surtout, s’il ne veut pas bâtir sur le 
sable, qu'il n’oublie pas que la loi doit êtra l’expressian d’un 
principe. Ainsi d'A guesseau n’a accompli ‘que des réformes 
partielles; mais il a réussi dans la mesure de ce qu'il se pro- 
posait, et il a apporté dans son entreprise les vues d’un vrai 
Jégislateur. 

Ce législateur a été encore, comme on le sait, un philosophe, 
un littérateur et surtout un grand magistrat. En philosophie et 
en littérature, il n’a point d'originalité; il s’est borné à être 
un parfait disciple; quant au magistrat, il est complet comme 
Domat. Il estimait que le juge ne peut avoir ni assez de 
science ni assez de vertu, Nous pouvons profiter aujourd’hui 
des instructions qu'il donnait à son fils pour devenir avocat 
du roi; il lui demande un bagage de science qui n’est pas 
mince assurément; mais les grandes fonctions doivent être di- 
gnement portées. Nous pouvons profiter aussi des préceptes 
qu’il donne dans ses Mercuriales. Le style a un peu vieilli, mais 
n’y voyons qu’une parure, et allons jusqu'aux pensées; il y a là 


384 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


une élévation constante qui nous captive et nous tient sous le 
charme. Nous savons enfin que dans la disgrâce, comme dans 
les plus hautes positions, d’Aguesseau fut toujours égal à lui- 
même ; et devant cet illustre magistrat qui fut toujours e humble 
chrétien et citoyen modeste, » nous nous inclinons volon- 
tiers. Mais j'étudie d’Aguesseau dans ses rapports avec Domat, 
et je m’arrête ; car c’est dans son noble cœur qu'il a puisé les 
trésors de son « exquise probité ; » et c’est là une originalité 
qui lui appartient tout à fait, et qu’il ne doit qu’à lui-même. 
Aussi bien, il est permis de s’oublier dans la compagnie du 
chancelier, mais il faut renoncer à le peindre, car il a trouvé des 
historiens digne de lui ?. 

Pothier est encore un disciple direct de Domat. L'étude que 
M. Thézard lui a consacrée est excellente; elle est reuve: 
on n’avait pas encore donné une analyse aussi complète et 
“aussi solide de ses ouvrages. Pothier possédait une érudition 
immense; il a tout embrassé: le droit romain, les coutumes, 
la jurisprudence parlementaire, les ordonnances, la législa- 
tion canonique ; toutes ces matières prennent leur place dans 
‘ses ‘traités qui forment uu vaste corps du droit français. 
Domat ne s'était pas occupé des coutumes: leurs divergences 
l'avaient effrayé et l’idée de leur codification lui avait paru 
‘dangereuse ét prématurée. Mais il fallait y chercher du moins 
‘ce qu’elles contenaient de national , d’approprié à nos usages 
et à nos mœurs. Un peuple ne répudie pas $on passé, il ne se 
décide pas facilement à détruire ce qu’il a créé avec lessiècles. 


? Ai-je besoin de citer en première ligne M. Oscar de Vallée qui se rat- 
tache si étroitement à d’Aguesseau, non-seulement par le culte tout parti- 
culier qu’il lui a voué, mais surtout parce qu’il a continué, en les rajeunis- 
sant au souflle de l’inspiratiun moderne, les grandes traditions de l’admirable 
avocat général.— J'ai déjà mentionné les travaux de M. Monnier ; c’est sur- 
tout le législateur qui est étudié avec le plus grand soin sur des documents 

inédits; mais l’homme lui-même est apprécié en termes excellents : « D’A- 
guesseau, dit M. Monnier, aimait le bien pour lui-même, et en lui l’homme 
moral dominait toujours l'écrivain et même l’homme d’État. » — Je veux 
citer encore une notice de M. Falconnet, conseiller à la Cour de Paris; un 
intéressant rapport de M. le procureur général Galles à l’Académie de légis- 
lation (Recueil, t. XIII, p. 396), enfin, deux études magistrales de M. le pro- 
cureur général Connelly sur les mercuriales et les plaidoyers (discours de 

rentrée à Rennes et à Rouen). D’Aguesseau, en philosophie, procède de Des- 
cartes et de Malebranche; il a été, à ce point de vue, l’objet d’un remar- 
quable travail de M. Francisque Bouiller. 


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DOMAT.. 385 


C’est ce qu’a compris Pothier, et dans son Introduction géné- 
rale il a systématisé le droit coutumier. Domat, en débarras- 
sant le droit romain des éléments étrangers qui gênaient son 
action, avait préparé son rapprochement avec les coutumes. 
Le jurisconsulte d'Orléans, en s'inspirant des traditions de 
Dumoulin et en mettant en relief l’élément national du droit 
coutumier, a contribué, à son tour, à faciliter cette fusion que 
le Code Napoléon devait accomplir. 

Mais, conime Domai, il est pénétré de la supériorité des lois 
romaines et de l’esprit d’équité-générale qui les anime, S'il 
n’a pas au même degré la puissance de généralisation et de 
synthèse, il a du moins les mêmes vues et les mêmes prin- 
cipes. Lisez son Traité des obligations. Quelle science et 
quelle candeur en même temps ! Quel seus juridique parfait, et 
æn même temps pour employer ses propres expressions « quelle 
sincérité exacte et scrupuleuse! » Comme on sent bien que 
la science ne suffit pas au jurisconsulte, et qu’elle doit être 
relevée par une conscience droite et pure! Un pareil livre fait 
mieux connaitre son auteur que toutes les biographies. Rien 
de plus simple au reste que la vie de Pothier; elle s’écoula 
tout entière dans la pratique de Ja justice, l’enseignement du 
droit et la composition de ses ouvrages. Magistrat au présidial 
d'Orléans, il professail en même temps le droit; ainsi l'avait 
voulu J’Aguesseau; a et bientôt, dit uu biographe, s’éleva au- 
tour de Pothier une géuéralion de jurisconsultes qu’il avait 
formés ; et dans les dernières années de sa vie, assis sur le 
fauteuil du magistrat, il s’y voyait entouré de ses élèves, de- 
venus ses collègues. » D'Aguesseau n’avait pas cru qu’il y eût 
incompatibilité entre les fonctions du professeur et celles du 
juge; il estimait que le magistrat, après s'être élevé par l’en- 
seignement dans les régions du droit pur, redescendrait mieux 
préparé sur le terrain de la pratique; que, dans ce commerce 
journalier avec la science, il ne pourrait être que plus savant 
pour décider les espèces, plus dégagé de toute passion pour 
juger les hommes et les choses; il pensait qu’ün aussi noble 
cumul ne pouvait être que désiutéressé en même temps que 
profitable au bien public. Notre époque en a jugé autrement. 

D'Aguesseau et Pothier appartienuent sans restriction à l’é- 
cole de Domat; ils se rattachent immédiatement à lui. Il serait 
injuste d’oublier Montesquieu, L'auteur de l'Esprit des Lois re- 
lève sans doute principalement de lui-même; il a un génie 


XXXIV, 26 


J86 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


propre; mais par son esprit philosophique, par sa conception 
rationnglle du droit, il se rapproche de l’auteurdes Lois civiles. 
Montesquieu n'est pas seule ment un historien, c'est un juris- 
consulte spiritualiste *. 

Eofiu, Domat a eu un autre disciple plus inattendu, c’est 
celui qui a donné son nom à notre Code civil et l’a marqué de 
l'empreinte profonde de son génie. 

C’est dans les Lois civiles que le premier consul avait étudié 
Ja science des lais; c’est là qu'il avait recueilli sur le droit ces 
notions générales, dont il s’inspirait dans les discussions, et 
qu’il mettait en œuvre avec un bon sens parfait et une éton- 
nante sagacité. « Le Code civil, disait-il, doit être le résultat 
le plus exact de la justice civiles s’il repose sur cette base, il 
sera éternel. » « Il y a, disait-il encore, une justice civile qui 
domine le législateur lui-même; elle se compose des principeÿ 
que le législateur a constamnient avoués pendant une longue 
suite de siècles. » Le premier consul ne séparait pas la loi 
de la justice; ce que d’Aguesseau admirait dans le livre de 
Domat, il l’y avait bien vite trouvé avec l'intuition de sa 
haute raison : l'esprit du législateur, 


IV. 


En étudiant la théorie philosophique de Domat et de son 
école, je n’ai peut-être pas suffisamment indiqué les objections 
que comporte cette théorie. Il y aurait à signaler plus d’un 
côté défectueux, à rectifier plus d’une idée dont ne s’accom- 
moderait point l’esprit moderne, 

Mais il y a surlout une critique que je ne puis me dispenser 
d’élever ici, parce qu'elle est grave. Si belle que soit la synthèse 
philosophique de Nomat, elle est incomplète; il y manque 
une idée trop absente des œuvres du XVII siècle, je veux 
parler du sentiment de la liberté. 

Cette idée eutre sans nul doute comme élément nécessaire 
dans la conception du droits sans la liberté, le droit n’aurait 
aucune signification. Domat l’a parfaitement compris; il croit 
à la liberté, il l’affirme à diverses reprises, mais en définitive 
il n’ose pas s’y arrêter. Qu'est-ce d’ailleurs que « cette liberté 


1 Comme l’a remarqué M. l'avocat général de Raynal, dans son discours 
sur le président de Montesquieu et l'Esprit des lois (rentrée de la Cour de 
cassation, 1866). 


DOMAT. 387 


civile qui consiste à demeurer dans sa patrie sous la domi- 
nation de son souverain? » Quelle vue étroite et incomplète 
Domat ajoute il est vrai, « que la liberté naturelle est propre- 
ment daas la vérité, qui est comme la patrie de l’âme. » Îci la 
pensée est belle, mais bien stoïcienne. La hiberté est autre 
chose qu’un refuge et un boulevard pour l’âme humaine. Il 

faut approfondir davantage. L'homme porte le droit en lui- 
même, mais qu'est-ce que sa personne, si ce n’est sa liberté? 
Quel est l’objet du droit, si ce n’est, en assurant le respect de 
toutes les personnes, de maintenir le règne de la liberté? Et 
c’est cette liberté-là qui donne l’essor et la vie à la société, et 
Ja dirige dans les voies du progrès. Or, c’est là ce qui manque 
chez Domat. La notion abstraite de la liberté n’apparaît pas 
assez dans sa conception métaphysique du droit, et son souffle 
généreux ne circule point au sein de celte société dont il trace 
le plan idéal. 

Il ne suffit pas, pour expliquer cette omission, de dire que 
Domat a subi en politique les idées ou plutôt le joug de son 
siècle. Cela est vrai; il écrit sous un monarque absolu, et sa 
théorie gouvernementale n’est autre que celle du droit divin, 
Son livre du Droit public contraste d’une façon singulière aveq 
ses Lots civiles. C’est, comme on l’a dit, l’oraison funèbre du 
passé à côté du programme de l’avenir. Sauf quelques pages 
remarquables sur la justice et ses officiers, il se traîne pénible- 
ment au milieu des institutions de son temps. Ainsi, il élève 
dans les lois civiles, un édifice durable; mais, pour asseoir 
et consolider cet édifice, il faudra un jour déblayer un terrain 
encombré de ronces et de ruines; et cependant, sur ce terrain 
il marche à son aise! 

Encore une fois, le contraste est étrange, mais il est réel; 
et c’est, à ce qu’il me semble, pourne l’avoir pas aperçu, que 
M. Franck oppose Domat à Bossuet!, Bossuet a fait [a politique 
tirée de l'écriture sainte, comme Domat a fait le Droit public; 
mais comme lui, et je dirais volontiers au même degré que lui, 
il ale sentiment du droit. N’est-ce pas Bossuel qui a écrit 
cette phrase immortelle : il n°y a pas de droit contre le droit? 
N’est-ce pas lui encore qui a écrit ce beau panégyrique des 
lois romaines : « Si ces lois ont paru si saintes que leur ma- 
jesté subsiste encore malgré la ruine de l’Empire, c’est que 


4 M. Franck, les Publicistes du XVIIe siècle, 


388 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


le bon sens qui est le maître de la vie humaine, y règne par- 
tout et qu’on ne voit nulle part une plus belle application des 
principes de l'équité naturelle. » Certes, pour dire ces choses, 
il fallait comprendre le droit et l’aimer. 

Mais on lui reproche de n’avoir pas compris le développe- 
ment d’une liberté légitime au sein des sociétés modernes, et 
même d’y avoir résisté sans s'en rendre compte. Domat tombe 
sous le coup du même reproche, ou du moins, s'il a servi la 
cause de cette liberté légitime, c’est aussi sans s’en rendre 
compte. 

Il y a là autre chose qu'une raison politique; et au lieu d’op- 
poser Domat à Bosauet, il faut bien plutôt les rapprocher, en 
reconnaissant que c’est leur foi religieuse, jointe il est vrai à 
leur foi politique, qui les empêche d'avoir une vue exacte du 
mouvement social. Pour le janséniste comme pour l’évêque, il 
n’y a qu’un objectif, et l’idée de liberté se trouve naturellement 
absorbée par l’idée de Dieu. Bossuet, comme on le sait, dé- 
clare qu'il faut tout rapporter à une Providence, et que Dieu 
seul réduit tout à sa volonté. Domat ne pense pas autrement. 
Dans cette théorie excessive, qne devient l’activité humaine? 
On a beau ne pas la nier, l’affirmer même ; à aller au fond des 
choses, elle est anéantie. Quant au progrès, il n’est pas ici- 
bas, sur cette terre d’épreuve; il est là-haut : grave erreur, 
qui consomme le sacrifice de la liberté. Il n’y a plus qu’à 
accepter l’état de fait et à se courber sous le joug. Non, cela 
n’est pas vrai : le progrès social est ici-bas, si la destinée de 
l’homme est ailleurs. | 

Mais si ce point de vue exclusif est le défaut de l’école de 
Domat et de Bossuet, et, on peut le dire, de leur siècle, c’est 
aussi leur honneur. L’excès est noble, et il a été fécond. Bos- 
suet, dans une page éloquente, a célébré la belle harmonie de 
Ja vérité; et cette vérité, disait-il, c’est Dieu même, Cette 


_idée élait toujours présente; surtout elle n’a jamais été défi- 


gurée. Au sein de cet harmonieux idéal, il ÿy avait comme une 
grande harmonie des esprits; la pensée de Dieu attirait les 
cœurs, loin de les troubler; elle fécondait les intelligences, 


4 « Voilà ce que c’est que la vérité; et mes frères, cette vérité, si nous 
l’entendons, c’est Dieu même. Vivons chrétiennement, et la vérité nous sera 
un jour découverte; jamuis nous n’aurons respiré un air plus doux: jamais 
notre faim n’aura été rassasiée par une manne plus délicieuse, ni notre soif 
étanchée par un plus salutaire rafraîchissement. Ric” de plus harmonieux 


DOMAT. 389 


etil semble qu’il y ait dans les grandes œuvres de cette 
époque mémorable comme un rayon de la perfection suprême, 
ou, pour parler encore avec Bossuet, de lu beauté parfaite et 
saisissan£e, 

Aujourd’hui nous tombons dans un autre excès ; l’homme 
apparaît sur le premier plan, tandis qu’on relègue Jane le do- 
maine des chimères et des spéculations vagues le souverain 
auteur des choses. Déjà Grotius, après avoir affirmé l'exis- 
tence du droit naturel, avait dit que ce droit n’existerait pas 
moins quand même on admettrait qu’il n’y a point de Dieu : il 
ajoutait, il est vrai, que cela ne se pouvait admettre sans un 
sacrilége horrible; mais il faisait lui-même une supposition 
impie. L’idée a fait son chemin, et de nos jours il s’est formé 
une école qui prétend isoler de Dieu la morale et le droit; 
tentative insensée, si l’on croit à Dieu, comme s'il était pos- 
sible d'isoler le fleuve de la source où il s’alimente et de 
l'Océan où il va se perdre ; tentative dangereuse et fatale, si 
l’on ne préconise la séparation que pour aboutir à la néga- 
tion ou à l’indifféreuce*. 

À ce point de vue, il y a grand intérêt à remettre en hon- 
neur Domat et son école, Lorsque les rédacteurs du Code Na- 
poléon se mirent à l’œuvre, c’est dans les lois civiles qu’ils 
puisèrent leurs meilleures inspirations. Cet ouvrage n’avait pas 
vieilli. Par quel miracle Domat avait-il ainsi devancé l’avenir? 
C’est qu’en rattachant l’idée de la loi à l’idée de Dieu, il n’ar- 
rivait à rien moins qu’à saper dans sa base le pouvoir absolas 
c’est qu’en faisant de la loi une œuvre divine, supérieure aux 
hommes, il ruinait la doctrine du mouarque qui voulait bien 
que son autorité dérivât d’en haut, mais pour que la loi dérivêt 
de lui seul; c’est qu’ainsi, à y regarder de près, ce livre des 
Lois civiles, écrit sous le règne de Louis XIV, était comme 
une protestation, bien qu'elle fût inaperçue et que son auteur 
lui-même ne s’en rendît aucun compte. Voilà le secret de sa 
force et de sa durée. En face de Louis XIV qui disait : L'État, 


que la vérité; nulle mélodie plus douce, nul concert mieux entendu, nulle 
beauté plus parfaite et plus saisissante. » (Bossuet, Sermon pour la fête de 
tous les saints.) 

1 J’ajouterai cependant — car je n’entends point dissimuler ma pensée — 
tentative qui serait utile, si l’on voulait se horner à séparer nettement la 
morale de toute croyance à un dogme, quel qu’il soit. Mais alors, pourquoi 
- ne pas le dire nettement et sans ambuges ? 


LS 


9390 PHILOSOPHIE DU DROIT. 


c’est moi, Domat élevait la loi plus haut que Louis XIV. Il la 


plaçait dans la conscience, où le despotisme n’a point de prise 
et où elle descend directement de Dieu, 

Par là, sans s’en douter, tant cette vérité lui paraissait 
simple, Domat 2 servi la cause du progrès, et, en dépit de 
toutes les objections, son livre subsiste; il a survécu aux 


transformations sociales. Qu’y manquait-il en effet? Au-des- 


sous de cette magnifique déclaration des droits de Dieu, il fal- 
Jait inscrire la déclaration des droits de l’homme. L'œuvre est 
faite ; il faut s’y tenir. | 

Ainsi comprise, la science du droit conserve sa noblesse et 
sa grandeur ; entendue autrement, elle n’existerait plus. Si le 
droit estune créature delaloi,comme le voulait Bentham,silaloi 
est une œuvre purement humaine, c’est le règne du fait, de la 
force, de l’arbitraire, du matérialisme en législation; il n’y a 
rien au delà du texte; la mission du juge est dégradée". 

Comprise, au contraire, comme la comprenaient Domat, 
d’Aguesseau, Pothier et les rédacteurs de nos codes, la loi est 
« moins un acte de pure puissance qu’un acte de sagesse, 
de justice et de raison. » Dana la loi, il y a autre chose que la 
loi; sous ce corps, il y a une âme, ou pour mieux dire, ily a 
un cœur. « Les lois n'ont pas seulement un texte, elles ont un 
esprit; elles n’ont pas seulement un corps, elles ont un cœur, 
une âme qui les vivifient, une intention, uhe pensée qu’en 
certaines circonstances il faut savoir écouter et comprendre, » 
Voilà bien la justice plus abondante que réclamait Domat ; 
voilà du même coup la mission du juge qui s'élève ; et Domat, 
après avoir assigné au droit une source divine, déclare que 
le juge exerce une mission divine. 

Ici pourtant je rrarrêle et j’entends une objection. Cette 
théorie ne doit-elle pas être envisagée comme se rapprochant 


1 Les lecteurs de la Revue critique n’ont point oublié, j’en suis con- 
vaincu, la belle étude sur la loi, le droit et la justice, dans laquelle M. le 
éônseiller Derome proteste « contre ces doctrines énervantes et délétères.» 
« Remontons, ajoute-t-il, jusqu’à Dieu qui tient le premier anneau de Ja 
chaine mystérieuse des droits et des devoirs dont le dernier est fixé dans 
la conscience des hommes. Là sera toujours le secret de la puissance de la 
loi, de la puissance du droit. » Mais il faut relire toute cette introduction 
qui fait si vivement désirer le commentaire qu’elle prépare (Rev, crit., 1865, 
p- 121); le magistrat qui l’a signée, par l'étendue de la science eomme 
par l’élevation du caractère, est bien de l’école de Domat. | 

? M. le procureur général Dupin, réquisitoirs du 20 décembre 1845. 


DOMAT. 391 


elle-même de la théorie politique du droit divin? S’il en est 
ainsi elle a fait son temps; mais il n’en est rien. Insistons donc 
pour bien comprendre la pensée de Domat qui a une autre 
portée, et qui est profonde et toujüurs vraie. 

La fonction du jisë est pént:êtré li sétile qui sôit toujouts 
uu idéal. Ailleurs, homme peut être supérieur à la fonction; 
ici, la fonction domine toujours l’homme, tant.elle est grande 
et sainte! Et voici la conséquence : c’est Rossuet qui l’ex- 
prime. « Non, non, ne le croyez pas, que la justice habite ja- 
uis dans les âmes où l'ambition domine. » L’ambition n’est 
légitimé qu’à la condition de ne jamais dominer. 

Le juge a bien autre chose à faire qu’à se livrer aux em- 
pressements de l'ambition; il faut qu’il songe à élever son 
ésprit ét son âme : Excelsior. Loin qu’il y ait là pour lui un 
motif d'orgueil, il y a simplement une limite et une règle à 
ses désirs. Les rangs ñe dispardissent pas, mais ils n’ont plus 
qu’un rôle secondaire devant la grandeur de l'idéal poursuivi. 

À ce point de vue, quel exemple que ce groupe de magis- 
trats qui s'appellent Domat, d’Aguesseau et Pothier ! Domat, 
simple avoéat du roi, Pothier, modeste juge d’un siége 
obscur, ne sont pas moins grands que d’Aguesseau, procu- 
reur général au parlement de Paris; et d’Aguesseau lui-même 
« conduit aux premières charges du royaume, sans en avoir 
demandé ni désiré aucuné, » n’ést pas plus grand que d’A- 
guesseau disgracié, tombant comme un sage, et pratiquant 
dans sa retraite toutes les vertus d’une âme indépendante et 
fière. 

Voilà la vraie mesure dé l’ambition pout le magistrat : avant 
de songer à la gloire, qui n’a trop souvent que des premiers 
régards, il faut toujours regarder plus loin et plus haut. 

Qu'on se livre donc avéc confiance à Domat et à ses deux il- 
lustres disciples; j’affirme qu’un pareil commerce sera fécond, 
et qu’on i’en sortira point sans avoir plus de sérénité d’es- 
prit. Éuize FEITU. 


392 LÉGISLATION. — ENQUÊTE AGRICOLE. 


ENQUÊTE AGRIOOLE, 


SITUATION GÉNÉRALE DE LA PROPRIÉTÉ TERRITORIALE, INFLUENCE 
DE LA LÉGISLATION DES PARTAGES D'ASCENDANTS SUR SON ÉTAT, 


Par M. Édouard PERIER, procureur impérial à Villeneuve-sur-Lot. 


L 


Les résultats généraux de l’enquête agricole ont été récem- 
ment publiés; ils réunissent tous les témoignages et tous les 
documents qui pouvaient éclairer le gouvernement sur la situa- 
tion et les besoins de l’agriculture. Le problème, traité par 
celte grande information, est des plus vastes et des plus com- 
pliqués ; il ne touche pas seulement aux améliorations à intro- 
daire dans la culture des terres, et à tout ce qui peut augmenter 
la production du sol, il embrasse encore divers points de lé- 
gislation et d'économie politique du plus baut intérêt, relatifs 
à l’état de la propriété foncière; car il ne faut pas perdre de 
vue que la propriété de l’agriculture d’un pays est toujours 
en raison de l'intérêt personnel et direct, c’est-à-dire de l’es- 
prit de propriété. | 

Le droit de posséder à l’exclusion de tous autres les por- 
tions de terrain que nous cultivons, est le principe de la 
propriété ; il est de tous les droits celui qui se révèle le plus 
vivement par le seul instinct de la conscience; il a son fonde- 
ment dans la loi naturelle, et ce sont les lois positives qui 
l’organisent, qui le gouvernent et qui peuvent en favoriser 
plus où moins l’extension et le développèment ; il est le lien 
de toute société civile; en effet, la prospérité d'un État dépend 
surtout de la sécurité avec laquelle il y est exercé; la certitude 
de posséder avec continuité les biens qu’ils ont acquis, en- 
courage les propriétaires à faire des travaux qui augmentent 
la production de leurs fonds ; c’est ainsi que de vastes landes 
sont défrichées et transformées en riantes campagnes. « C’est 
” par la propriété que Dieu a civilisé le monde et mené 
« l’homme du 'déseri à la cité, de la cruauté à la douceur, de 
* l'ignorance au savoir, de la barbarie à la civilisation! » 
(Thiers, De la propriété, p. 31). | 

Toutes choses susceptibles d'occupation privée peuvent 


4 


sans doute donner lieu à une appropriation exclusive; mais 


PARTAGES D'ASCENDANTS. 393 


c'est la propriété foncière qui, dans l’ordre civil comme dans 
l’ordre politique, l’emporte sur tous les autres genres de ri- 
chesses. L'histoire de ses développements et de ses progrès 
n’est autre chose que l’histoire même de la civilisation des dif- 
férentes sociétés humaines, de ses développements et de ses 
progrès. La propriété est donc l’élément essentiel de la pro- 
duction agricole, et il convenait naturellement de chercher, 
tout d’abord, dans l’enquête, à en fixer la véritable situation. 


IL. 


Le fait capital qui s’est dégagé de la manifestation de toutes 
les opinions recueillies, est celui de la division toujours crois- 
sante de la propriété territoriale : telle est, si l’on veut sérieuse- 
ment y réfléchir, la cause du mal dont se plaignent les proprié- 
taires des campagnes. Je sais bien qu’ils accusent de Jeur 
malaise l’émigration rurale et par suite l’élévation des salai- 
res, mais ils se trompent, les embarras qu’ils signalent sont 
l'effet de la transformation qui s’accomplit depuis vingt ans 
dans l'assiette de la propriété, et quand on considère l'in- 
fluence de cette révolution sur notre état social, elle mérite 
que l’on voie en elle autre chose qu’un: stérile et improductif 
déplacement d’hommes et de capitaux, car elle est sans aucun 
doute, le résultat d’un progrès réel qui se traduit partout par 
une augmentation du bien-être général des masses. Jamais, 
en effet, il faut en convenir, les populations des campagnes 
n’ont aussi bien vécu qu'aujourd'hui, jamais elles n'ont parti- 
cipé d’une maaière aussi large aux avantages de l’aisance 
matérielle. 

Le chiffre de la population rurale n’est pas toujours la me- 
sure exacte de la prospérité agricole, tout dépend des circon- 
stances. La perfection de l’art consiste, en cffet, à obtenir le 
plus grand produit avec le moins de travail, c’est donc à tort 
que l’on se plaint de la dépopulation des campagnes, puisque 
les statistiques accusent une augmentation très-sensible dans le 
rendement de terres; les défrichements des forêts et des landes 
ont porté leurs fruits, et grâce aux grandes améliorations qui 
ont été accomplies depuis cinquante ans, la production du blé 
a doublé; elle est passée d’une moyenne annuelle de cin- 
quante inillions d’hectolitres, à une moyenne de cent millions. 
Les ouvriers agricoles, qui vont chercher ailleurs une aug- 
mentation de salaire par un nouveau développement de tra- 


994 LÉGISLATION. — ENQUÊTE AGRICOLE. 


vail, consomment à leur tour, au bénéfice des agriculteurs, des 
produits qu’ils n’ont pas créés, et ils ‘contribuent par là à la 
formation d’autres valeurs, qui profitent au pays tout entier. 

L'élévation des salaires n’est pas davantage une calamité 
dont il faille s’affliger, car elle est le signe irréc usable du déve- 
loppement et de la prospérité de l’industrie agricole. Partout, 
en effet, où la terre est peu productive, la demande de travail 
est faible et le travail peu rémunérateur. Une agriculture à 
bon marché est, on peut l’affirmer, une agriculture pauvre et 
arriérée, de laquelle on n’exige que des produits strictement 
bornés aux besoins de ses habitants. À mesure que l'équilibre 
s'établit entre les salaires, nous tendons à nous dégager de 
” eette condition primitive, qui est le signe le plus certain d’un 
état d’imperfection. 

Le mal dont on 8e plaint n’est donc pas, comme on le voit, 
sans compensation, puisque en échange de l’augmentation de 
salaire qu’il reçoit, l’ouvrier agricole applique ses facultés à 
un travail plus vigoureux, plus animé et plus productif. Ceux 
qui jadis louaient leurs services, et recevaient une modique 
rémunération, ont insensiblement modifié leur condition; ils 
se sont associés d’une manière plus intime aux bénéfices de 
la culture par le métayage, puis avec les profits qu’ils ont 
réalisés, ils ont acquis pour leur compte des parcelles qu'ils 
cultivaient jadis pour autrui. Le sentiment de la possession 
est instinctif chez l’homme, il le porte à se préférer aux autres 
dans ses jouissances et il se développe surtout chez celui qui 
est le plus directement en contact avec l’objet de son ambi 
tion. Il est donc naturel, que l’ouvrier des champs cherche à 
réaliser des économies qui lui permettent, en devenant pro- 
priétaire, d’assurer son bien-être et son indépendance, 

Toutefois il est aisé de comprendre que cette situatioti est 
de nature à créer de véritables embarras aux propriétaires qui 
ne cultivent pas eux-mêmes leurs terres ; la main d'œuvre de- 
vient en effet plus rare tous les jours ét par suite plus chère, 
car l’oùvrier agricole à louer ses services préfère améliorer 
la parcelle qu’il a acquise. Devenu propriétaire, il se con- 
sacre entiérement à l’entretien de son fonds et il m’a plus 
dès lors besoin de travailler pour autrui. Que l’on s’en afflige, 
ou qué l’on s’en réjouisse, ce phénomène est le développement 
continu d’une transformation sociale qui tend a faire passer de 
plus en plus la propriété entre les mains de ceux qui la éulti- 


PARTAGES D’'ASCENDANTS. 395 


Vent. Nous subissons, pour le moment, les effets inévitables 
de cette révolution d’autant plus lente à s’accomplir que les 
conditions au sein desquelles elle se développé ne Sont pas 
-d’une réalisation facile. En effet, tandis que l’ouvrier des 
champs améliore sa condition, en perfertionnant son intelli- 
gence, le propriétaire ne fait pas les mêmes efforts, il reste 
stationnaire, et perd ainsi par son inertie ce que gagne le cul- 
tivateur, il s’appauvrit tous les jours davantage, et il ne remé- 
diera à cette situation qu’en appliquant ses facultés à l’ac- 
croissement de la force productive du sol, ou en donnant à 
son activité une direction plus en rapport avet les aptitudes 
de son intelligence. | 

NY. 

On ne saurait le nier, la prospérité publique progressè en 
raison de la division de la propriété territoriale; en épargnant à 
l’homme ces luttes de chaque jour contre les besoins, elle lui 
donne un sentiment de sécurité qui lui permet de développer 
librement ses forces et d'augmenter ainsi par les produits qu’il 
crée la richesse générale de l’État. Mais ce progrès doit être 
toutefois réglé et maîtrisé, car si l’ensemble des témoignages 
recueillis dans l’enquête agricole a donné liéu de reconnaitre, 
sans le regretter, que les grandes propriétés trouvent difficile- 
ment des acquéreurs, et que, pour les vendre plus avanta- 
geusement, on ést obligé de les morceler en parcelles de peu 
d’étendue, il à été néamoins constaté qu’une trop grande divi- 
sion du sol peut devenir une cause de ruine, et à ce sujet, un 
grand nombre d'hommes d’affaires et de magistrats ont si- 
gnalé comme l’une des principales causes de ce morcellement 
désastreux, la stricte application des articles 832 et suiv. du 
Code Napoléon, faile par la jurisprudence de la Cour de cas- 
sation aux partages d’ascendants; ils ont fait remarquer, avec 
raison, que le système d'égalité que le législateur a justement 
édicté dans le Code, doit cesser de recevoir sa rigoureuse appli- 
cation lorsque le père de famille vient lui-même remplir cette 
augusie magistrature, qui est le dernier et l’un des actes les 
plus importants de sa puissance et, ils demandent avec instance 
que la jurisprudence soit réformée, ou que la législation soit 
modifiée. | | 

Si l’on veut bien y réfléchir, tout le mal dont on se plaintest 
dans la fausse interprétation donnée par la doctriné aux dis- 
positions qui régissent les partages d’ascendants ; la faute 


396 LÉGISLATION. — ENQUÊTE AGRICOLE. 


n’en est pas à la loi, elle est simple sur ce point, elle n’a rien 
innové, après avoir énoncé quelques règles particulières à ce 
mode spécial de disposition, elle s’en est référée aux prin- 
cipes généraux qui régissent les donations entre-vifs et les 
testaments, car quelle que soit la forme usitée, ces actes ont 
avant tout le caractère d’une libéralité. Il est, par conséquent, 
rationnel de recourir au titre des Donations et des testaments 
pour déterminer tout ce qui est relatif à la capacité des par- 
ties et aux eflets que l'acte doit produire comme disposition 
à Litre gratuit, sans qu’il soit nécessaire d'emprunter à la loi 
des successions le secours de règles d'égalité qui doivent na- 
turellement recevoir leur application, en l’absence de toute 
volonté exprimée par celui dont les biens doivent être partagés 
uptre ses héritiers, 

Ea laissant aux ascendants la faculté de faire la distribution 
de leurs biens entre leurs descendants, le législateur n’a en- 
tendu apporter aucune modification au droit qu’ils tiennent de 
la loi. Propriétaires et maîtres des choses qu’ils distribuent, ils 
-en disposent, sous cette forme, sans en faire un usage prohibé. 
Le droit de propriété, tel qu’il est formulé par les articles 537 
et 544 du Code Napoléon, comprend le droit d’user, de jouir et 
de disposer : tel est le principe, il ne peut être modifié que par 
une disposition précise de la lois or enrestreignant dans de justes 
limites le pouvoir des ascendants, les articles 913 et 914 du 
Code Napoléon consacrent de la manière la plus formelle le droit 
qu’ils ont de disposer par donation entre-vifs ou par testament. 
Cette faculté leur est encore donnée par les articles 1075 et 
suivants du Code Napoléon; le législateur, dans le chapitre 7, ne 
fait que confirmer un droit préexislant et il soumet ce mode 
de disposition à des formalités, conditions et règles qui don- 
uent à ces actes des caractères qui leur sont propres et qui leur 
font produire des effets particuliers. Mais si ces actes parti- 
cipant tout à la fois des libéralités entre-vifs et des testaments, 
suivant leur forme, et des partages, on ne saurait leur appliquer 
les règles qui veuleut que daus la division d’une succession ab 
intestat, les lots soient composés des mêmes valeurs. Ce prin- 
cipe d'égalité, édicté par les articles 826 et 832, est établi en 
vue du tirage au sort, formalité dont l’ascendant est dispensé, 
puisqu'il répartit lui-même sa fortune entre ses enfants, suivant 
des convenances dont il est le meilleur juge. Si le père de fa- 
mille était obligé de diviser ses meubles et ses immeubles par 


PARTAGES D'ASCENDANTS. : 397 


égale portion entre tous les copartagés, la faculté qui lui est 
donnée, et qui tient à l’essence du droit de propriété, serait illu- 
soire, puisqu'il serait obligé de se conformer à des exigences 
rigoureuses qui paralyseraient entièrement sa liberté, Le père 
de famille qui divise sa fortune entre ses enfants, affirme ainsi 
sa qualité de propriétaire ; la distribution qu’il en fait n’est pas 
un simple partage, elle constitue en même temps de sa part un 
acte de disposition par lequel il transmet à ses descendants une 
propriété dont il est le maître absolu. Pourquoi dès lors le con- 
traindre à la stricte observation de règles dont l’observation 
est rigoureusement prescrite, lorsque par l'effet de l’ouverture 
d’une succession, tous les appelés sont devenus copropriétaires 
des biens à partager ? 

Le pouvoir qu’ont les ascendants de distribuer leurs biens 
entre leurs descendants, avec une entière liberté, ne tient pas 
seulement à l’esseuce du droit de propriété, il est encore la con- 
séquence naturelle de leur intervention dans cet acte; les par- 
tages, en effet, ne peuvent avoir d’uuilité sérieuse que tout autant 
que le père de famille, guidé par un sentiment d’équité, pourra 
combiner la distribution de sa fortune avec la prévoyance et le 
soin que garantit son affection pour ses enfants. 4 qui donc 
(voir Locré, Exposé des motifs) pourrait-on confier avec plus 
d'assurance cette répartition qu’à des pères et meres qui mieux 
que tous autres connaissent la valeur des biens, les avantages et 
lesinconvénients, à des péres et mères qua rempliront cette magis- 
trature, non-seulement avec l’impartalité du juge, mais encore 
avec ce soin, cet intérêt, celle prévoyance que l'affection pater- 
nelle seule peut inspirer ? Et Bigot de Préameneu disait encore : 
C'est ainsi que le père de famille peut éviter des démembrements, 
conserver à l’un de ses enfants l’habitation qui pourra continuer 
d'être l’asile commun, réparer les inégalutés naturelles ou acci- 
dentelles, en un mot, c’est dans l'acte de partage qu'il pourra le 
mieux combiner et en même temps réaliser la répartition la plus 
équitable et la plus propre à rendre heureux chacun deses enfants. 

Les ascendants ne peuvent s’affranchir toutefois des règles 
qui tiennent essentiellement à la nature des partages, dont par- 
ticipent les dispositions comprises dans le chapitre 7 du titre 
* des Donations. C’est ainsi qu’ils doivent lotir chacun de lears 
enfants en corps héréditaires, toutes les fois du inoins que les 
biens peuvent être commodément divisés; mais nous pensons 

que les règles posées dans les articles 826 et 832 du Code Na- 


398 LÉGISLATION. — BÆNQUÊTE AGRICOLE. 


poléon ont trait exclusivement aux partages de succession ab 
intestat, et s’il résultait des vérifications faites que l’un des 
enfants a reçu par ce moyen des avantages plus grands que 
ceux que permet la loi, l’acte pourrait être attaqué ou rescindé 
suivant les cas. 


IV. 


La doctrine que nous combattons exagère bien plus encore 
les conséquences du principe d'égalité qu’elle consacre; elle 
décide en effet, sans distinction, que la vérification de la lésion 
doit être faite en prenant pour base de l’estimation des biens 
donnés la valeur qu’ils avaient à l’époque du décès du dona- 
teur. Suivant cetle théorie, le père de famille ne doit plus 
seulement se conformer rigoureusement à ces règles au moment 
où il se démet de ses biens, il doit encore prévoir la valeur 
qu’ils auront au moment de son décès et Lenir compte de la 
plus-value que le temps ou toute autre circonstance pourront 
leur donner. Or il est aisé de comprendre que ce mode d’éva- 
luation, en subordonnant ces actes aux incercitudes de l’avenir, 
laisse un libre champ à d’iniques attaques; aussi voit-on lous 
les jours des enfants profiter de la hausse considérable dont la 
propriété territoriale est depuis quelque temps l’objet, et deman- 
der, sans respect pour la mémoire de leurs auteurs, la nullité de 
partages qu'ils avaient d’abord acceptés avec reconnaissance. 

Les partages d'ascendanis étant soumis, suivant la forme 
qu'ils affectent, à toutes les règles des donations entre-vifs et 
des testaments, il en résulte qu’ils sont nuls toutes les fois qu’ils 
manquent aux conditions essentielles à la validité de ces actes; 
il en serait de même s’ils étaient infectés de l’un des vices qui 
entraineraient la nullité de tout contrat. C’estainsi qu'aux termes 
des articles 1109 et suivants, ils pourraient être attaqués pour 
cause de simulation, de violence, de dol et de fraude; la pré» 
térition d’un descendant appelé, au moment de l’ouverture de 
la succession, à recueillir sa part, entraînerait encore les mêmes 
conséquences, la masse commune ne pouvant pas être distri- 
buée entre tous les intéressés, le but de la loi ne serait pas 
atteint, l’acte serait dès lors entièrement vicié dans son essence; 
aussi l’article 1078 en prononce-t-il expressément la nullité. 

L'article 1079 prévoit, en outre, un troisième cas dan lequel 
le partage peut être attaqué, mais cette action diffère des deux 


PARTAGES D'ASCENDANTS. 399 


autres par sa naiure et par ses effets. Le législateur se sert d’un 
mot nouveau pour la caractériser, il ne dit plus que le partage 
est nul comme pour le cas de prétérition de l’un des descen- 
dents ayant droit, il dit simplement qu'il peut être attaqué, et 
catie expression comprend à. la fois la demande en rescision 
pour lésion de plus du quart et la demande en réduction pour 
atteinte portée à la réserve. Ce sont là deux actions distinctes 
entre lesquelles il y a une différence importante à faire, mais 
_elles ont cela de commun qu’elles ne peuvent entraîner la nul- 
lité du partage. En effet, duns ces deux hypothèses, l'acte ne 
manque d’aucune des conditions essentielles à son existence; 
le père de famille a pu se tromper sur l’évaluation de sa fortune, 
mais sa volonté doit être respectée, sauf aux tribunaux à ré- 
parer son erreur. 

L'action accordée aux copartagés pour lésion de plus du quart 
est évidemment la même que celle dont la nature et les effets 
sont précisés au titre des Partages de succession; le législateur 
n’a fait que reproduire ici les dispositions de l’article 889 du 
Code Napoléon; l’assimilation est complète, et dans le cas où ily 
a lieu à vérification des biens donnés, l'estimation doit être faite 
suivant leur valeur à l'époque de la donation, L’ascendant a voulu 
faire un acte sérieux et définitif, il a investi chacun de ses en- 
fants de la portion qui devait leur revenir dans sa succession, et 
suivant toutes les prévisions, leschoses données ne devaient pas 
être rapportées fictivement, puisque au moment du partage la 
division s’opérait sans préférence pour personne. L’opération 8 
eu un caractère tellement définitif que chaque lot a été immé- 
diatement acquis aux risques de celui à qui il est échu; c’est 
pour lui seul dès lors qu’il a péri, qu’il s’est détérioré ou amé- 
lioré. Le père de famille a voulu faire un véritable partage et 
anticiper le moment de l’ouverture desa succession ; il faut donc, 
dans le silence de la loi, faire application des principes posés 
dans l’article 890 du Code Napoléon et décider que les biens 
doivent être estimés suivant leur valeur à l’époque du partage. 
La règle doit être en effet la même, car dans cette hypothèse les 
choses ne font plus partie de la fortune de l’ascendant; l’inéga- 
lité de lotissement sera considérée comme le résultat d’une 
erreur qui doit être réparée, en prenant pour base la valeur qu’a- 
valent les biens au moment de l’attribution qui en a été faite à 
chacun des enfants. 

Le second alinéa de l’article 1079 règle l'hypothèse dans la- 


400 LÉGISLATION. —— ENQUÊTE AGRIGOLE. 


quelle l’ascendant favorise, par le partage, au détriment de ses 
autres enfants, celui d’entre eux qu’il aurait gratifié de la quo- 
tité disponible, et il permet aux enfants, qui ont été reduits à 
leur réserve légale, d'attaquer le partage toutes les fois que l’at- 
tribution faite au préciputaire porterait une atteinte quelconque 
à cette réserve, | 

Quoique la donation de la quotité disponible puisse se com- 
biner dans ce cas avec les dispositions du partage, il faut re 
connaître toutefois que ces actes manquent de cette condition 
essentielle d'égalité qui les caractérisent; le père de famille qui 
dispose, sous celte forme, a surtout voulu avantager l’enfant qui 
était l’objet de ses préférences et c'est pour mieux assurer 
l’exécution de ses volontés qu’il les manifeste par un acte dans 
lequel tous les enfants sont intéressés, sans que leur purticipa- 
tion puisse en rien en modifier le caractère dominant. Par con- 
séquent, lorsque la quotité disponible sera dépassée, ce n’est pas 
le partage qui sera attaqué, mais bien la disposition précipu- 
taire et la réduction devra se déterminer, comme le dit l’article 
922 du Code Napoléon, d’après l’état des biens à l’époque dela 
donation et leur valeur à l’époque du décès. Ainsi, s’il convient 
de procéder d’une manière différente dans les deux cas spéci- 
fiés par l’article 1079, c’est que dans le premier c’est le partage 
lui-même qui est attaqué, c’est-à-dire la succeësion dont l’ou- 
verlure est anticipée ; dans le second, au contraire, c’est la dis- 
position préciputaire que l’on veut faire réduire, sans que l’on 
ait à se préoccuper de la forme de l’acte par lequel il en a été 
disposé. Tel est le véritable sens du deuxième alinéa de l’arti- 
cle 1079; l'interprétation que nous en donnons résulte du texte 
même de la loi ; elle est couforme à l'intention de ses auteurs. 
Ea effet, le père de famille qui dispose, de son vivant, d’une quo- 
tité quelconque hors part, ne peut jamais se prowettre de faire 
une donation irrévocable, puisque ce dernier caractère dépend 
d'événements ultérieurs qu’il ne lui est pas permis de prévoir. 
Sans doute, l'action ne pourra être intentée qu’après le décès 
de l’ascendant donateur, mais cela ne change rien au droit en 
lui-même, dont le principe et le fondement prennent vie exclu- 
sivement dans l’acte de partage. Gette distinction entre le mode 
d'exercice des Jeux activns nous paraît ressortir de la différence 
essentielle qui sépare les hypothèses auxquelles s’appiiquent 
les dispositions de l’article 1079. Lorsque le partage est attaqué 
pour lésion de plus du quart, le père de famille « voulu faire 


PARTAGES D ASCENDANTS, ‘401 


une égale distribution de sa fo. iune entre tous ses cohéritiers; 
or pour savoir s’il a violé la règle de l’égalité, il faut reconsti- 
tuer la masse des biens partagés et rechercher la valeur qu’ils 
avaient au moment où les lots ont été composés; chaque co- 
partagé en est devenu alors incommutable propriétaire, il a pu 
Je faire fructifier, le vendre ou l’échanger, sans avoir souci de 
l'avenir. Les changements survenus dans la fortune du père de 
famille ne peuvent avoir aucune influence sur la validité d’un 
partage dans lequel les règles de l’égalité ont été respectées, 
car les biens advenus depuis restent entièrement étrangers à la 
répartition qu'il s’agit de vérifier. 

Mais si le partage est allaqué comme contenant un avantage 
excessif au profit du préciputaire, il ne s’agit plus que de re- 
chercher si la libéralité faite dépasse la quotité disponible, 
laquelle ne peut être déterminée qu’au moment même du décès, 
car elle doit être calculée sur la valeur de la succession tout 
entière. L'enfant qui reçoit un préciput est averti qu’il devra 
attendre le décès de son auteur pour savoir si la quotité dispo- 
-nible n’a pas été dépassée, il n’a été saisi que sous la condition 
de souffrir un retranchement, si à l'ouverture de la succession 
le père de famille a excédé les limites de son droit de disposi- 
tion, et l’article 922, qui détermine de quelle manière doit 
s'opérer la réduction, est dès lors applicable. 


V- 


Les deux questions que nous venons de traiter intéressent 
l'institution tout entière des partages d’ascendants, et nous’ 
croyons avoir suffisamment démontré que la solution que 
nous proposons, en donnant satisfaction aux nombreuses ré- 
clamations qui s’élèvent de toutes parts, répondrait encore à 
la pensée de la loi. Le législateur, disait le premier consul, en 
disposant sur celte matière, doit avoir essentiellement en vue 
les fortunes modiques, la trop grande subdivision de celles-ci 
met nécessairement un terme à leur existence, surlout quand 
elle entraine l'aliénation de la maison paternelle qui est, pour 
ainsi dire, le point central. La division égale des biens, ajoutait 
M, Bigot de Préameneu, détruit les petites fortunes, un petit 
héritage coupé en parcelles n'existe plus pour personne; si l’hé- 
rüage demeure entier, il reste un centre commun à la famille, 

La stricte obligation imposée aux ascendauts de composer 
chacun des lots d'une ésale part de meubles et d'immeubles, 

XXXIV. 26 | 


402 RÉPONSE À M. BATBIE, 


réduit à l'impuissance l’auguste magistrature qui leur est conr 
fée ; or celte insticution destinée, à favoriser les progrès de 
l’agriculture et toutes les branches de la prospérité publique, est 
une cause de discorde dans la famille et la source de procès 
iniques que la cupidité fait entreprendre et dont le suocès eat 
favorisé par le mode d'estimation adopté par la Cour suprême. 
Nous avons déjà exprimé nos convictions sur €b point", et 
nous pensions que les efforts tentés par les hommes pratiques 
et par les jurisconsultes les plus compétents amèneraient une 
salutaire modification dans la jurisprudence ; le président Ré- 
quier a récemment présenté, dans son savant Trailé des parr 
tages d'ascendants, de puissanles considérations qui ont fait 
une vive sensation dans le monde juridique, mais par un arrêt 
à la date du 22 juin 1868, la Cour de cassation a persisté dans 
l'opinion qu'elle avait précédemment émise; une réforme légis- 


lative est donc dès lors devenue nécessaire ; l'intérêt de la 


société, autant que celui de l'agriculture, la commande. En 
laissant au père de famille la faculté de diviser sa fortune 
suivant sa volonté et son appréciation, on éviterait ce morcel- 
lement désastreux qui est la cause de Îa destruction de la 
grande propriété; la liberté qui serait ainsi donnée aux as- 
cendants ne serait que la consécration du droit laissé à tout 
propriétaire de disposer exclusivement de sa chose de la mar 
nière la plus absolue. Ce principe tutélaire, écrit dans no8 
lois, ne souffre d’autres exceptions que celles qui y sont for- 


mellement exprimées, car, ainsi que l'a dit le célèbre auteur de 


l'Esprit des lois, la meilleure loi civile sera celle qui laissera 


le propriétaire le plus libre de son bien. 
| Évouaro PERIER. 


\ 


| ENCORE L'INTÉRÉT ET L'ACTION. 
Réponse à M. Batbie, 


Par M. Ch. BEUDANT . 


Monsieur et cher directeur, | 
Je ne puis qu'être très-flatté que vous fassiez à mes idées 
- l'honneur de les contredire; je le suis moins des critiques que 
1 V, la Revue critique, t. XXII, livraisons d'avril et de mai 1863. 


© 4 Voir l’article qui a motivé les observations de M. Batbie, ci-dessus, 
p. 136 et suiv., et ces observations elles-mêmes, ci-dessus p. 328. 


L'ACTION ET L'’INTÉRÊT. 1 


vous leur adressez : me serais-je à ce point mal exprimé qne 
vous m’ayez compris si imparfailement? Le passage de mon 
travail que vous détachez, pour en faire l’objectif de vos dé- 
ductions, laisse prise, je le reconnais sans peine, si on l’isole 
de ce qui le précède et le suit (ce qui est d’un procédé in 
correct), aux observations quelque peu malicieuses qu’il vous 
suggère; mais il n’a pas, à moins qu’on n6 la lui donne béné- 
volement, l'importance que vous lui attribuez : il ne renferme 
pas mes conclusions, il ne fait que relever en passant un aperçu 
secondaire qui me parait encore, quoi que vous en disiez, 
fort exact. 

Précisons d’abord, si vous le voulez bien, les termes da 
débat. Il se pourrait qu’il y eût quelque équivoque dans les 
observations que vous avez présentées aux lecteurs de la Revue 
à propos de mon précédent travail; d'autre part, je ne re- 
connais pas du tout mes idées dans la distinction que vous crie 
tiquez, en me l’imputant, entre la cessibilité naturelle et la 
cessibilité contractuelle. 

Ce que j'ai dit, ce que du moins j'ai voulu dire, Île voici : 
l'intérêt, c’est le droit de l’associé quand la considération de 
la personne a été, de Îa part des contractants, l’élément déter- 
minant de leur accord; lPaction, c’est le droit de l’associé 
quand la considération de la personne est restée étrangère à 
la formation du contrat. 

Vous rejetez ces formules comme vagues et insuffisantes : «il 
serait véritablement extraordinaire, dites-vous, qu’en matière 
commerciale, là où le sens pratique doit occuper une place pré- 
dominante, le législateur eût fait dépendre l'application de ses 
rigueurs de distinctions appartenant à la métaphysique juridi- 
que ;» vous voudriez, en conséquence, entre l'intérêt et l’action, 
une démarcation géométrique, qui s’imposât en quelque sorte à 
l'œil. et rendit superflue toute appréciation. Est-ce là un souhait 
bien réfléchi et surtout réalisable? Nous tenons tous deux le droit 
en trop haute estime, mon cher directeur, pour admettre, fûl-ce 
par hypothèse, que son application soit jamais œuvre maté- 
rielle, dans laquelle les yeux puissent suffire. Consme toutes les 
sciences morales, il se compose de notions abstraites ; le juris- 
consulte agite ces notions dont les termes du langage juridique 
sont la forme :il ne fait et ne peut faire que de la métaphysique. 
Je vous défie bien d'appliquer les textes qui emploient les mots 
d’action et d'intérêt sans que votre esprit songe, quand vos yeux 


404 RÉPONSE A M. BATBIE. 


les rencontrent, à l’idée qu’ils expriment : cela revient à dire 
qu’il faut comprendre une langue quand on la parle. Or, pour 
comprendre les mots intérêt et action, il estet sera toujours in- 
dispensable de remonter aux deux notions abstraites que ces 
mots rappellent, et elles se rattachent au caractère tanlôt pér- 
sonnel tantôt impersonnel du contrat; vous allez voir que ces 
formules ne sont pas aussi vagues que vous paraissez le croire. 

Le caractère personnel du contrat est manifeste dans Îles s0- 
ciétés en nom collectif, qui sont par intérêts : la considération 
de la personne est prédominante, qu’il s’agisse des rapports 
des associés entre eux, qu’il s'agisse de leurs rapports avec les 
tiers. C’est pour cela que, dans ces sociétés, les parts ne sont 
ni cessibles, ni transmissibles que du consentement des coas- 
sociés : il serait contraire au caractère personnel du contrat 
qu’un associé fût contraint d’être en société avec une personne 
autre que celle qu’il a choisie (G. Nap., art. 1861, 1865); 
c’est pour cela encore que, dans ces mêmes sociétés, le nom 
des associés, et aussi tout changement ou retraite d’associé 
au cours de la société, doivent être portés à Ja connaissance 
des tiers : ce sont les qualités de l’associé, sa capacité, sa for- 
tune, qui .font le crédit de la société (C. com., art. 42, 43, 
46; L. du 24 juillet 1867, art. 56, 57 et 61). Au contraire, 
le contrat n’a plus aucun caractère. personnel s’il s’agit de 
sociétés anonymes, qui sont par actions; la considération 
de la personne est étrangère à leur formation : elles sont 
des agrégations de capitaux érigées en personne morale. C’est 
pour cela que les parts d’associé, ici les actions, sont ces- 
sibles et transmissibles au gré de ceux à qui elles appartien- 
nent, sauf à observer les formalités prescrites aux statuts, sans 
que la société soit atteinte dans son existence, sans qu'il en 
résulte pour elle aucune modification (C. com., art. 35, 36, 37); 
c’est pour cela encore que l'extrait des statuts destiné à être 
publié doit contenir, non plus le nom des associés, ici des 
actionnaires, mais seulement le montant des valeurs fournies 
où à fournir (L. 24 juillet 1867, art. 55, 57, 61) : ce sont les 


mises qui sont en société plutôt que les personnes. Ce qui ca- 


ractérise les sociétés en nom collectif, c’est le delectus personæ; 
ce qui caractérise les sociétés anonymes, c'est la substitution 
de rapports simplement pécuniaires aux rapports de personnes ; 
les premières sont formées intuitu personæ, les secondes 1in- 
tuitu pecuniæ : la division du capital en actions a pour but et 


L'ACTION ET L'INTÉRÊT. 405 


pour effet de déroger aux articles 1861 et 1865 du Code Na- 
poléon. 
Dans la société en commandite, les deux caractères, qui con- 
stituent séparément chacune des sociétés précédentes, se com- 
binent: la situation est complexe, et doit être envisagée sous un 
double aspect. La commandite est-elle simple, auquel cas elle 
est par intérêts, le caractère personneldu contrat subsiste, mais 
il est restreint : il se manifeste encore complet dans les rap- 
ports des associés entre eux, il n’existe plus à l’égard des tiers 
qu’en ce qui concerne les associés en nom. C’estpour cela que, 
dans ces sociétés, les parts d’associés, qu’ils soient en nom ou 
commanditaires, ne sonf encore cessibles ou transmissibles que 
du consentement des coassociés : il en est ici exactement de 
même que dans les sociétés en nom collectif; c’est encore pour 
cela que le nom des associés responsables figute seul dans l’ex- 
trait des statuls destiné à être publié, non celui des commandi- 
taires, et que les changements ou retraites d’associés réali- 
s6s au cours de la société, du consentement des coassociés, ne 
sont rendus publics que sous la même distinction : il importe 
effectivement aux tiers de connaître le nom des associés res- 
ponsables vis-à-vis d’eux, mais des commanditaires ils n’ont 
besoin de connaître que le chiffre des apports fournis et à 
foùrnir (GC. com., art. 42, 43, 46 ; L. du 24 juillet 1867, art. 
56, 57 et 61). La commandite est-elle par actions, elle n’est 
alors qu’une société anonyme se combinant avec une gérance 
responsable : le caractère personnel n’existe qu’en ce quicon-. 
cerne les associés « autorisés à gérer, administrer et signer 
pour la société, » dit l’article 57 de la loi-du 24 juillet, 
en d’autres termes, les gérants. Les parts d’associé, ou ac- 
tions, sont cessibles et transmissibles au gré de ceux à qui 
elles appartiennent (C. com., art. 38); l'extrait destiné à la 
publicité ne doit pas contenir les noms des associés ou ac- 
tionnäires, mais seulement le montant des valeurs fournies ou 
à fournir (L. 24 juillet 1867, art 57); les changements d’ac- 
tionnaires qui se produisent au cours de la société n’ont pas 
besoiu d’être rendus publics (id., art. 61) : il en est ici exac- 
tement de même que dans les sociétés anonymes, parce que la 
considération de la personne a été étrangère à la formation du 
contrat. Seul le nom du gérant doit être porté, soit au début, 
soit au cours de la société, en cas de changement, à la con- 
naissance du public (td., art. 57, 61, 62) ; et cela, non pas, 


406 RÉPONSE A M. BATBIE. 


comme vous l’affirmez !, parce que les parts des associés en 
nom, dans les commandites, sont nécessairement des intérêts, 
opinion que je repousse absolument et que vous abandonnerez 
tout à l’heure, je n’er doute pas, mais simplement parce que 
les gérants sont responsables à l’égard des tiers d'après la théo- 
rie générale des sociélés en commandite (C. com., art. 93). 

Tout ceci est certain; mais à quels signes reconnaître si la 
société en commandite est simple ou par actions? La réponse 
s'impose : la commandite est simple ou par actions selon que 
le capital social est divisé en parts d'intérêts ou en actions; 
seulemént , sous peine de n’être qu’un cercle vicieux, cette 
réponse implique la solution préalable d’une autre question : 
quels sont les caractères distinctifs de l'intérêt et de l’action? 
LA est le problème. 

Vous me concédez que le caractère distinctif de l’action 
n’est pas dans la limitation de la responsabilité au montant de 
l'apport : cet aperçu n’a pu être émis que par inadvertance; 
vous me concédez également, quoiqu’il paraisse vous en coû- 
ter un peu plus, qu’il n’est pas dans la division du capital so- 
cial en fractions indivisibles et de valeur égale ; vous me con- 
cédez encore, et jetiens à satisfaction grande de vous avoir 
sur ce point détaché de l'opinion générale, qu'il n’est pas dans 
la négociabilité des titres : vous allez même jusqu’à admettre 
que les associés pourraient, par clause des statuts, appliquer 
à la transmission des parts d’intérêt la forme de l'inscription 
sur les registres®; vous me concédez enfin, je l’induis au 
moins de votre silence, qu'il n’est pas dans le fait que le capi- 
tal social est obtenu par voie de souscription publique: il im- 
porte peu, en effet, que le capital soit obtenu par souscription 
ou fourni par un certain nombre de personnes se recrutant, se 
choisissant directement. L'égalité de coupure, la négociabilité 


des titres, l’appel au public, ne sont pas constitutifs de l’action : : 


ce sont seulement des signes pouvant contribuer à révéler que 
les parts d’associés, dans l'intention qui a présidé à la formation 
du contrat, sont destinées à être lancées dans le public, à passer 
de mains en mains, sans que la société soit atteinte dans son 
existence, sans qu’il en résulte pour elle aucune modification; 
ce sont, en d’autres termes, des indices qui rendent probable, 


4 Suprà, p. 332. 
? Page 323. 


L'ACTION ET L’INTÉRÊT. | 407 


parfois même certaiti, que la considération de Îa personne est 
restée étrangère à la formation du contrat, que dans les asso- 
cids il faut voir la mise, non l'individu. Or là est le caractère 
constitutif de l’action. Si les parts d’associé sont de valeur 
égale et uniforme, si elles sont représentées par des titres 
négociables, s’il à été fait appel au public pour réunir les 
sétscriptions, ori peut äffriier que la commandite est par 86° 
tiôns. Ce n’est pas à diré que ces trois cifconstances soient 
nécessaires, hi toutes ensemblé fi chaënre isolément; elles 
fie sont pas Île caractère cofstitutif, elles doivent être corisidé- 
rées séulement commë les indices les plus habitnels auxquels 
én peut reconnaître, éni pratique, l’existence de ce caractèfe. 
Né loublions pas : les mots n’ont ici de valeur que s’il soit 
ptis dans leur sens éxact et technique. La jurisprudence # Ré 
: connt avec raison, dans plusieurs hypothèses, qué les dési- 
gnations plus ou moins exactes employées par les parfiés” 
n’ont aucune importance, qu'il faut examiner |ë fond dés 
choses : non sermoni fes, sed rei sermo subjicitur, Cornme 
voüs lé rappelez très biens et il en fésulte que les régles «pé- 
ciales aux sociétés par actions ont pü être appliquées très- 
légitimement à des sociétés qualifiées par lés partiès dé sotié- 
tés par intérêts, et réciproquement®. En cas de douté , êi les 
indices habituellement probants, ou n'existent pés on riè süf: 
| fiseñt pas, ce qui séra bien rare en fait, alors les juges 4ppré- 
cieront, d’après les circonstances qui auront actompagné la 
formation de la sociétés ils auront à fechercher si la éonsidé- 
ration dé la personne a déterminé la formation de éé contrat 
où y est restée étrangère : et me voilà révenu à la définition 
donnée au début. Le point essentiel à considérer, c’est Pin- 
tention qui a présidé au fractionnement da capital s. c’est ce 
qui m'a fait dire : «les parts d'associés sont des actions quand 
le capital social a été fractionné danñs la prévision ét en vue 
des cessions que les associés-feront de leur droit, quañd là 
cession a été envisagée, lors de la fondation de la société, 
comme une éventualité normale, pouvant et devant $ë réa- 
liser d’une façon constante et réitérée. » 

Vous contestez que là soit la vérité, c'est votre droit ; exa- 
minons cependant vos objections. | 

1 V. civ. cass., 8 février 1837 (Dalloz, Rép., v° Enregistrement, n° 1783); 


Rennes, jugement du 3 février 1847 (D. P., 47, 4,226); Paris, jugement 


405 RÉPONSE À M. BATBIE, 


À vous en croire, mon système « tourne dans. un cercle 
vicieux’, » Je laisse au lecteur d’en juger; mais vous excu- : 
serez ma résistance à admettre que j'aie à ce point péché 
contre les règles de la logique. J’indique quel est, selon 
moi, le caractère constitutif et théorique de l’action ; je relève 
les signes pratiques auxquels on peut habituellement recon- 
naître ce caractère; j'ajoute que, en cas d'absence ou d’insuf- 
fisance des indices habituels, les juges doivent consulter l’in- 
tention des parties : où voyez-vous là un cercle vicieux ? 

Je vous suis bien volontiers dans vos déductions, car elles 
vous ont conduit, sans que vous y prissiez garde, à un résultat 
qui suffit à les condamner. A la page 332, vous occupant des 
associés responsables dans la commandite, associés en nom 
dans la commandite simple, gérants dans la commandite par 
actions, vous dites : «les associés en nom étant tenus solidai- 
rement, leurs parts sont des intérêts en tout sémblables à 
ceux que nous avons trouvés dans la société en nom collec- 
tif, quant aux commanditaires, leur position est mixte...» 
et vous distinguez alors les commanditaires simples et les ac- 
tionnaires. Vous revenez donc à l’idée, émise inconsidéré- 
ment par M. Demolombe, qu’il y a intérêt ou action selon 
l'étendue de la responsabilité que la société fait encourir aux 
associés ? Prenez garde, mon cher directeur : ce point de vue 
est absolument inadmissible. La limitation de la responsabi- 
lité au montant de l’apport se rencontre dans les sociétés par 
intérêts comme dans les sociétés par actions : les commandi- 
taires, dans la commandite simple, qui est par intérêts, ne sont 
tenus que jusqu’à concurrence des fonds qu’ils ont mis ou 
dû mettre dans la société (C. com., art. 26); d’autre part, la 
responsabilité illimitée n’est pas incompatible avec la qua- 
lité d’actionnaire : le gérant d’une commandite par actions 
n'est-il pas responsable sur sa propre fortune des dettes s0- 
ciales? Il est vrai que vous semblez admettre, vous le dites 
au moins, que le droit des gérants est un intérêt; mais n’avez- 
vous pas en cela cédé à une illusion de l'esprit? Dans la 
commandite, quelle qu’elle soit, les associés responsables ne 
peuvent avoir un droit qui soit d’autre nature que celui des 
commanditaires ; si la commanditeest simple, c’est un intérêt, 
si la commandite est par actions, c’est une action : quand le 


. 1 Page 329. 


L'ACTION ET L INTÉRÊT. 409 


capital social est divisé en actions, il l’est pour tous. On a 
contesté qu’il soit permis aux gérants, associés dont l’apport, 
le plus souvent, ne consiste qu’en industrie, de souscrire une 
partie du capital de la compagnie, même d’acheter des ac- 
tions * ; mais si on les admet à en avoir, seule solution qui me 
paraisse conforme au droit, ets’ils en ont, je ne sache pas qu’on 
ait jamais songé à regarder leur droit comme incessible, à 
moins que les statuts, par suite de considérations se rattachant 
à un tout autre ordre d'idées, n'exigent d’eux qu ils soient 
propriétaires d’un certain nombre d’actions qui pourraient 
alors être déclarées inaliénables, à titre de garantie de gestion, 
dans les termes de l’article 26 de la loi du 24 juillet 1867. 

Ce n’est là, de votre part, qu’une inadvertance sans gravité; 
si je la relève, c’est qu’elle vous a été infligée par le système 
que vous adoptez. Ce qui caractérise d’après vous l’intérêt et 
le distingue de l’action, c’est l’incessibilité : cette incessibilité, 
vous l’avez constatée dans la société en nom collectif, où vous 
l'avez rattachée à la responsabilité illimitée des associés : vous 
avez tout naturellement été conduit à qualifier d'intérêt le 
droit appartenant aux gérants responsables. La vérité se 
donne quelquefois le malin pm de AON® ainsi qui la 
méconnait. 

Ceci m’amène enfin à la formule que vous ondes substi- 
tuer à la mienne pour distinguer l'intérêt et l’action. « La ces- 
sibilité, dites-vous, est la ligne divisoire entre l’action et 
l'intérêt, et je me raillie au système qu'enseignait M. Bravard 
Veyrières. C’est, selon nous, le moyen leplus sûr de déterminer 
dans quel cas seront applicables les lois failes pour organiser 
les précautions en matière de société par actions *?. » Il y aurait 
donc action dès que les associés ont le droit de se substituer 
d’autres associés ; vous admettez la formnle donnée par M. Bra- 
vard : « partout où la cessibilité existera, se rencontrera, il y 
aura une action; partout où elle n’existera pas, il n’y aura 
qu’un intérêt ?. » 

Ces idées étant vôtres, je comprends que vous vous soyez 
indigné en rencontrant, dans mon mémoire, le passage où 
je me suis permis d'affirmer que les parts d'intérêt peuvent 


* Molinier, Traité de droit commercial, n° 5824. Cpr. Vavasseur, Traité 
des sociétés par actions, n° 41. 

3 Page 333. 

3 Traité de droit commercial, t. I, p. 261. 


410 RÉPONSE A M. BATBIE. 


être stipulées cessibles, sans pour cela perdre leur caractère, 
sans pour cela devenir actions : « nous n’ignorons pas, dites- 
vous à ce propos, qu’on peut tout brouiller et facilement 
_Confondre les termes les plus distincts. Les praticiens le font 
souvent, et le législateur n’en peut mais. Nous n’empêche- 
rons personne d'appeler intérêt ce qui est une action, et ré- 
ciproquements mais la question est de savoir si ces abus de 
langage doivent être tolérés !. » 

Erreurs de langage, méprises de praticiens ! j’en appelle à 
vous-même, mon cher directeur, de ce jugement sévère. Ne 
posez-vous pas en principe, ailleurs, que, dans une société 
par intérêts, les statuts pourraient déclarer les parts d’asso- 
ciés cessibles* ? N’admettez-vous même pas qu’elles pour- 
raient être déclarées cessibles par inscription sur uu registre 
À ce destiné, aux termes de l’article 36 du Code de com- 
merce * ? Que vaut alors votre formule? Je ne parlé pas de 
cerclé vicieux, ne voulant pas user de représailles; seule- 
ment, de bonne foi, je cherche votre pensée, et ne la 
trouve pas. Que vous supposiez que les parts d'intérêt peu- 
vent être déclarées cessibles par les statuts, sans pour cela se 
transformer en actions, je ne m'en étonne ni ne m’en plains ; 
oui, l'intérêt peut être stipulé cessible, tantôt purement et 
simplement, tantôt sous certaines conditions , tantôt au profit 
d’une ou plusieurs personnes déterminées, tantôt au profit de 
qui que ce soit, sauf alors, le plus souvent, droit pour les coas- 
sociés d'être prévenus du projet de cession, afln qu’ils puis- 
sent prendre la part pour eux par une sorte de droit de préemp- 
tion. Je l’ai démontré dans le mémoire. qui a provoqué vos 
observations : cela résulte d’une pratique constante, cela ré- 
sulte d’ailleurs formellement des articles 1861 et 1865 du Code 
Napoléon, des articles 42 et 47 du Code de commerce, enfin 
des articles 57 et 61 de la loi du 24 juillet 1867. Et en effet, 
est-ce que le caractère personnel du contrat ne peut pas sub- 
sister malgré la cessibilité ? Est-ce que la confiance que l’on a 
dans l'associé que l’on choisit ne peut pas aller jusqu’à lui 
permettre de choisir un remplaçant qui apporte à la socité les 
garanties qu’il lui avait lui-même apportées? Si vous admettez 


4 Page 834. 
? Pages 330, 331. 
$ Page 333. 


L'ACTION ET L'INTÉRÈT. ail 


ces propositions, et vous les admettez, comment alors persis- 
tez-vous à voir dans la cessibilité le caractère distinctif del’ac- 
tion ? N'avais-je pas raison de dire que la cessibilité est un 
attribut qui peut, sous des conditions diverses, appartenir éga- 
lement à l’action et à l'intérêt, qu'il n’est dès lors pas possible 
de voir en lui le caractère constitutif et distinctif de l’action, 
attendu qu'un attribut commun à deux termes , ne saurait 
être le signe distinctif ni de l’un ni de l’autre? 

Il est vrai que vous ne faites ces concessions, qui vous 
mettent en contradiction avec votre principe, qu’en vous oc- 
cupant de la société en nom collectif; je les ai vainement cher- 
chées, je le reconnais, dans les pages que vous consacrez à la 
commandite. Toutefois, je ne pense pas que vous admettiez 
que l'intérêt, dans la société en nom collectif, soit d'autre na- 
ture que dans la commandite simple, que ce qui , dans celle- 
ci, le transformerait en action, n’ait pas le même effet dans 
celle-là : ce serait créer À côté de l'intérêt et de l’action un 
troisième terme jusqu'ici inconnu, Il n’y a pas de milieu : ou 
la cessibilité transforme l'intérêt en action, ou elle n’a pas 
cette vertu; si vous persistez à dire qu'elle le transforme en 
action, il va vous falloir admettre des sociétés en nom collectif 
par actions: vous voilà dans le domaine de l’idéal ! 

Un instant j'ai cru saisir votre pensée, et que vous n’autori- 
siez la cession des parts d'intérêt que du consentement actuel 
des coassociés, que du consentement donné au moment de la 
cession. Autre chose serait alors la cessibilité résultant du 
consentement actuel des associés, autre chose la cessibilité 
stipulée comme droit, et par anticipation, dans l’acte de 80- 
ciété : celle-ci seule serait caractéristique de l’action. Cette 
distinction serait toute nouvelle, elle serait contraire aux ha- 
bitudes anciennes et constantes de la pratique ; mais vous n6 
la faites pas, Car vous admettez formellement ! que la faculté 
de céder des parts d'intérêt peut être réservée dans les statuts, 

qu’elle peut constituer ainsi un droit assuré, pour l’exerciee 
duquel le consentement actuel des cosssociés n’est pas néces- 
saire. Toul fondement stable manque donc à votre doctrine. 

Une fois entré dans une voie mal définie, voyez où vous êtes 
conduit, et à quelles distinctions subtiles vous êtes condamné. 
De même que l’intérêt, saus cesser d'être tel, peut être rendu 


1 Pages 330 et 331. 


412 | RÉPONSE À M. BATBIE. 


plus ou moins cessible , de même l’action, sans cesser d’être 


* telle, peut être plus ou moins incessible. Rien ne s’oppose à ce 
* que le transfert des actions soit subordonné à l’agrément des 


actionnaires, d’un comité de surveillance ou de censure. 
Force vous est bien d’en convenir : sans parler des joint stock 
limited companies dans lesquelles les actions, tant qu’elles ne 
sont pas libérées, ne peuvent être cédées qu'avec l’agrément 
des directeurs (L. de 1857, art. 5 et 7), il suffit derappeler que : 

l'article 50, n° 3, de la loi du 24 juillet 1867, dans les sociétés 
à capital variable par actions, permet de réserver ou aux. ac- 
lionnaires ou à un conseil choisi le droit de s'opposer au 
transfert. Quelle différence appréciable y a-t-il, en fait, entre 
un droit incessible de sa nature, maïs qui peut être cédé du : 
consentement des coassociés, et un droit cessible de sa na- 
ture, mais qui ne peut être cédé que sous le contrôle des 
coassociés ? C’est ici que les deux notions de l’intérêt et de 
Paction se rapprochent, se confondent même, si l’on persiste 
à ne les distinguer qu’au point de vue de la cessibilité. 
J’admire vos efforts pour vous tirer de cette difficulté : « si les 
administrateurs peuvent s’opposer à la cession, dites-vous , 
leur intervention se borne à un droit d’opposition, et sauf les 
cas rares où ils useront de cette faculté, la cessibilité sera 
entière. Pour la cession de l'intérêt, il faut que les autres 
associés consentent positivement *. » Je conviens qu'il y a là 
une nuance; mais la distinction qu’elle autorise n’appartient- 
elle pas, au moins autant que ma formule, à la métaphysique 
juridique ? Ne pas consentir dansun cas, pouvoir s'opposer 
dans l’autre : au point de vue pratique, je ne vois pas trop où 
est la différence! Et cependant vous y rattachez des consé- 
quences bien graves : vous allez jusqu’à soutenir que letitre 1° 
de la loi du 24 juillet 1867 cesse d’être applicable dès que 
le droit de céder les actions est subordonné à l’approbation 
soit des associés, soit d’un comité de censure, parce qu’a- 
lors « la cession étant limitée, la société fera elle-même sa 
police. » Si votre opinion devait être suivie, la loi de 1867 ne 
serait qu’une tentative sans résultat faite par le législateur, 
‘elum imbelle sine ictu; toute société aurait un moyen facile 
J'en esquiver l'application et les gênes : elle n'aurait qu’à su- 
hordonner l'efficacité des transferts à la formalité, plus appa- 


1 Page 335. 


L'ACTION ET L’INTÉRÊT. 413 


rente que réelle, d’une approbation à obtenir d’un comité 
. de censure, lors de la déclaration sur les registres. 

Au surplus, au point où en est la discussion, peut-être 
sommes-nous bien près de nous entendre. Oui, la cessibilité 
est assurément un des caractères de l’action, mais elle n’en 
est pas, à elle seule, le caractère constitutif; il faut de plus, 
mais alors il suffit, qu’elle soit assez large pour que les parts 
_d’associés, ou les titres qui les représentent, soient lancés 
dans le public, et puissent y devenir l’objet de transactions 
se faisant en dehorgs de la société. C’est là le point de vue 
auquel se sont successivement placés les rédacteurs des lois 
du 17 juillet 1856, du 23 mai 1863, et eufin du 24 juillet 1867; 
c'est contre les dangers inhérents à la circulation des titres 
qu’ils ont voulu, à tort ou à raison, prendre des précautions. 
C’est ainsi que les parts d'intérêt peuvent être stipulées ces- 
sibles, sans être pour cela transformées en actions. La seule 
divergence entre nous est donc celle-ci : vous persistez à vou- 
loir qu'il y ait, entre l'intérêt et l’action, une différence géomé- 
trique, en quelque sorte visible à l'œil nu : vous la placez dans 
la cessibilité ; je persiste à croire qu’il n’y a qu’une différence 
résultant de l’intention qui a présidé à la formation du con- 
trat : habituellement cette intention est suffisamment revélée 
par des indices regardés avec raison par la pratique comme 
probants ; à leur défaut, dans les cas extrêmes, s’il s’en pré- 
sente, les juges apprécieront d’après les circonstances qui 
auront accompagné la formation du contrat. 

Il me reste, monsieur et cher directeur, à vous remercier 
de m'avoir fourni l’occasion de croiser le fer avec vous, et de 
revenir sur des conclusions que je n’avais pas, je le reconnais, 
suffisamment précisées. 

Veuillez agréer l’expression de ines sentiments affectueux. 

Cu. BEUDANT. 


Note de M. Batbie. 


Le lecteur aurait droit de crier que j’abuse de sa patience 
si je faisais une réplique. Je demande seulement la permis- 
sion de faire quelques recuifications que la réponse de M, Beu- 
dant rend nécessaires. Mon honorable collègue s’est plaint de 
n'avoir été qu’imparfaitement compris. Avec combien plus 


» 


414 OBSERVATION DE M. BATBIE. 


de raison je pourrais tenir ce langage! A ses yeux j'aurais ea 
le tort de ne pas voir tout ce que son article renfermait. N’a-t 
il pas eu le tort plus grave de voir dans mes observations ce 
qu'elles ne contenaient pas?—-Je reprends mes principales 
propositions. 

1° Dans les sociétés en nom collectif, la part d’associé est 
uu inéérét incessible, L’incessibilité n’est cependant pas ab 
solue, et les parties pourraient convenir que chacune d'elles 
pourra se substituer un cessionnaire. Ce qui est essentiel et 
obligatoire, ce qui est au-dessus des conventions, c’est que, 
dans les cas où la cessibilité a été stipulée, aucun changement 
d’associé ne peut avoir lieu régulièrement sans qu’il soit pus 
blié par extrait (art. 42 C. Comm.). Si les parties ont gardé le 
silence, l’incessibililé est de droit; même quand elles ont 
stipulé la cessibilité, les changements doivent être publiés; 

2* Dans la suciété anonyme, la part d’associé est une action 
cessible de plein droit et pour laquelle la loi n’exige pas que 
les changements soient portées à la connaissance du publie. 
11 est vrai que la cessibilité peut être restreinte par le pacte 
social ; mais tant que la cessibilité existe à un degré quel. 
conque, le caractère de l’action subsiste. La cessibilité natu. 
relle de l’action diffèrera toujours de la cessibilité convention- 
pelle de l'intérêt en ce que la cession de celui-ci est soumise 
à des conditions de publicité qui ne sont pas exigées pour 
celle-là ; 

3° J'admets que dans une société en nom collectif l'apport 
des associés pourrait être représenté par des titres cessibles 

ou négociables; mais cette transmission ne produiruit d'effets 
qu'entre les associés et les cessionnaires, non envers la s0- 
ciété. Les porteurs d’actions auraient droit aux bénéfices mais 


ne seraient pas des associés substitués aux premiers asso- 


ciés qui demeureraient tenus envers les coassociés et les tiers. 
La forme de l’action donnée, en ce cas, aux intérêts ne chan- 
gerait pas la natnre de l'intérêt; elle permettrait seulement de 
céder non la qualité d'associé mais le droit aux bénéfices ; 

4 De même, dans une société en commandite par actions, 
l’apport des associés en nom pourrait être représenté par des 
titres cessibles ou négociables semblables aux actions des 
commanditaires. Mais celte cessibilité ne porterait que sur le 
droit aux bénéfices et non sur la qualité d’associé. M. Beudant 
sacrifie tout à la forme, lorsqu'il considère les parts des asso 


a ———_—_——_—_—_—_—_— 


LÉGISL. COMPARÉE, - ORGANIS. JUDIC. DE BADE. 418 


ciéa an nom comme des actions véritables parce qu'elles ap 
paraissent sous une forme négociable. Il n’a pas vu qu’au fond 
l'associé en nom, en cédant san titre, ne cède que son droit 
aux bénéfices, tandis que le véritable actionnaire cède sa 
place dans la société activement ei passivement; 

ÿ° La part du commanditaire est cessible ou incessible sui. 
vent que la commandite est simple ou par actions. Cela revient : 
à dira que si les parties ont dit que la commandite sera par 
actions, la part sera cessible et que si elles ont dit que les 
parts seraient cessiblea il y aura commandite par actions, En 
d’autres termes ces deux formules sont adéquates : la com= 
maudite par actions entraîna la oessihilité et la cessibilité en. 
traine la commandite par actions ; 

6° Le système de M. Beudant donne aux juges l'appréeia- 
tion, suivant les circonstances de la cause, du point de savoir 
ai la part d’asaacié est un intérêt ou une action, Cette inter 
prélation en matièra pénale (car il peut y avoir lieu à applica- 
tion de dispositions pénales) étonnera beaucoup ceux qui 
pensent que la meilleure loi est celle quæ judiei miniraum re- 
hnquit. À. BATBIE, 


DE LA NOUVELLE ORGANISATION JUDICIAIRE DANS LE GRAND-DUCHE 
DE BADE, 


Par M. KruG-Basse, doteur en droit, procureur impérial à Colmar. 


4. Des changements notables et de grandes améliorations 
ont été introduits, depuis quelques années, dans l'organisation 
_ judiciaire du grand-duché de Bade. e | 
Les justices scigneuriales ont disparu, le jury a été introduit 
en matière criminelle et l'administration complétement sépa- 
rée de la justice. 

: Avant la loi du 19 juillet 1864 sur la réorganisation destri- 
bunaux, la justice était administrée par la Cour supérieure 
(Oberhofgericht)de Mannheim, les quatre Cours de justice (Hof- 
gericht)de Constance, Fribourg, Bruchsal et Mannheim, et, en 


1 Les princes de Furstenberg et de Linange ont renoncé à leur droit de 
justice depuis-le 94 février 1849. Leur exemple a été suivi par tous les 
seigneurs qui jouissaient encore de ce privilége. ! 


#16 LÉGISLATION COMPARÉE. 


première instance, par les baillis et les magistrats munici- 
paux. 

Les baillis étaient tout à la fois juges et administrateurs; il 
en était de même, avant la Révolution, dans notre ancienne 
province d'Alsace où les baillis étaient chargés de la justice et 
de l’administration ; comme baillis de juridiction, ils relevaient 
du conseil souverain de Colmar, et comme baillis de départe- 
ment, de l’intendant de la province et de ses subdélégués. 

Aujourd’hui la justice et l’administration sont complétement 
séparées dans le pays de Bade et confiées à des fouctionnaires 
distincts. Les circonscriptions administratives et judiciaires 
- sont, à peu d’exceptlions près, les mêmes. Le grand-duché est 
divisé en soixante-six amtsgericht (bailliages de justice) et 
cinquante-neuf amtsbezirk (bailliages administratifs). 

2. La justice est rendue dans chaque amtsgericht par un 
amtsrichter (bailli-juge). Le fonctionnaire qui administre la 
circonscription a seul conservé l’ancien titre d’amtmaon ou 
oberamimann (bailli). 

L’amtsgericht forme le dernier échelon de la hiérarchie 
judiciaire. Le bailli-juge (amtsrichter) a une compétence plus 
étendue que nos juges de paix. Il juge au civil, sans assesseurs, 
toutes les contestations dent l’objet ne dépasse pas la valeur 
de 200 florins (à peu près 430 fr.) ; sa compétence peut être pro- 
rogée par les parties. 

En matière pénale, il juge seul, ou avec l'assistance d’éche- 
vins, les délits dont la répression ne peut entrainer plus de 
huit semaines d'emprisonnement ei 300 florins d'amende. 

L’amtsrichter est également officier de police judiciaire. Il 
commence les informations en flagrant délit, sauf à en rendre 
immédiatement compte aux magistrats du ministère public. 

En matière de juridiction yracieuse, ses attributions sont 
très-étendues. 

11 préside les conseils de famille, reçoit, tous les cinq ans, 
les comptes de tutelle au nom des mineurs, homologue les par- 
tages faits entre majeurs et mineurs, surveille la tenue des actes 
de l’état civil, la conservation des hypothèques, et requiert d’of- 


fice inscription sur les biens des tuteurs au protit de leurs : 


pupilles. 
Le grand-duché a, comme on sait, adopté, en 1810, notre 


Code Napoléon comme droit commun, en y introduisant toute- 
fois quelques modifications. 


» 


ORGANISATION JUDICIAIRE DE BALE, 417 


Dans presque tous les cas où ce Code accorde au tribunal 
civil le droit d’ordonner üne mesure d’administration, c’est 
l'amtsgericht qui est compétent pour l’ordonner. Ainsi, l’amts- 
richter autcrise la femme à ester en justice, à faire le commerce, 
lorsque le mari refuse son autorisation. C’est encore ce magis- 
trat qui est compétent dans les cas prévus aux articles 796 et 
842 du Code Napoléon. 

L’amtsrichter juge, sans assesseurs, les affaires de police où 
la peine à prononcer est de moins de huit jours de prison. Il 
juge également seul dans les poursuites pour délits fiscaux et 
délits forestiers; enfin, dans toutes les affaires où le délit est 
avoué, comme aussi lorsqu'il y a urgence et que le prévenu 
renonce à être jugé avec adjonction d’échevins. 

Dans toutes les autres poursuites en matière pénale, l’amts- 
gericht est composé du juge-bailli et de deux échevins. Les 
échevins sont des citoyens notables, sans caractère officiel, 
choisis par le conseil du cercle sur les listes de notables dres- 
sées par les bourgmestres. Ces listes comprennent, comme nos 
listes de jurés avant 1848, les citoyens les plus imposés et ceux 
qui ont reçu une éducation libérale. | 

Le bailli-juge préside, les échevins sont assesseurs ; ils ont 
voix délibérative sur la question de droit et sur la question de 
fait. 1ls prêtent, avant d’entrer en fonctions, le serment suivauL: 
« Je jure solennellement devant Dieu de remplir fidèlement 
mes fonctions d’échevin, de suivre avec la plus grande atten- 
tion les débats, de rendre mon jugement sans haine, ni faveur, 
ni prévention, d’après ma constiencieuse conviction; je le jure 
aussi vrai que Dieu m'assiste. » 

Le jugement par échevins est un retour aux anciennes tra- 
ditions judiciaires. Tout le monde conuait, eu effet, le rôle im- 

_ portant que jouait l'élément populaire dans l'administration de 
la justice au moyen âge. Les prud'hommi, scabini ou échevins 
occupaient une place considérable dans les justices des pre- 
miers siècles de notre ère, et ce n’est qu’assez lard que la ma- 
gistrature permanente a remplacé la justice populaire. Cette 
transformation a été plus lente en Allemagne que chez nous. 
Au moment où l’Alsace a été réunie à la France, les crimes et 
les délits y étaient encore jugés, dans chaque village, par douze 
bourgeois présidés par le schultheis. Ce dernier dirigeait les 

‘ débats, mais n’avait pas voix délibérative, Ges juridictions 
populaires ont persisté longtemps encore, même après la réu- 

NXXIVY, 21 


418 LÉGISLATION COMPARÉE. 


nion, et ce n’est que peudant le dernier siècle qu’elles ont 
complétement disparu. 

L'institution des échevins est donc moins une innovation 
qu’une restauration. Elle a été, daus ces derniers lemps, intro- 
duile dans plusieurs pays allemands, notamment à Brême, en 
Hanovre, daus la Hesse électorale, etc. | 

En matière pénale, l’amtsgericht est saisi par le ministère 
public ou la partie plaignante. Les fonctions du ministère public 
sont remplies par un rélérendaire délégué à cet effet ou un fonc- 
tionnaire de la police. : | 

8. Les bourymestres connaissent des voies de fait légères et 
- peuvent iufiger au maximum vingt-quatre heures de prison et 
5 florins d'amende. Ils jugent aussi les affaires de diffamation 
et d'injures, mais doivent, avant de prononcer leur jugement, 
tenter de concilier les parties. Îls nesontpas compétents lorsque 
les prévenus appartiennent à l’ordre de la noblesse, au clergé,au 
corps universitaire ou bien occupent certaines forctions pu- 
. bliques. 

4, Immédiatement au-dessus des amtsgericht, il y a le kreis- 
gericht (tribunal du cercle). Ces tribunaux sont au nombre de 
onze; cinq d'entre eux ont un Sénat d’appel et portent le titre 
de kreis-und-hofigericht (Cour de justice et tribunal de 
cercle). 

Les tribunaux de cercle sont composés d’un dirécteur et de 
conseillers ou assesseurs; les cours d'appel, d’un président, 
d'un directeur, de conseillers ou assesseurs, d’un procureur 
général et de substituts. | | 

Les tribunaux de cercle jugent au civil toutes les affaires qui 
ne sont pas de la compétence des juges-baillis; les parties 
peuvent aussi de plano les saisir d’affaires qui sont de la com- 
pétence des juges-baillis. Trois juges sont nécessaires pour 
prononcer un jugement civil. 

lls-jugent, au norubre de cinq juges, toutes les affaires en 
matière pénale, qui ne sont pas de la compétence de l’amisge- 
richt ou de la Cour d'assises et prononcent jusqu’à six ans 
d'emprisonnement. | 

Les Sénats d’appel jugent les appels des jugemerts rendus 
en première instance par les amisgericht, les tribunaux de 
cercle et les tribunaux de commerce. Ils jugent, au nombre de 
cinq juges, les appels des tribunaux de cercle et de commerce 
et, au nombre de trois juges, ceux des amtsgericht, 


ORGANISATION JUDICIAIRE DA BADE. 419 


À chaque kreisgericht est attaché un juge d'instruction. 

Le ministère public n’a aucun‘ office à remplir dans les af- 
faires civiles qui se plaident devant les-tribunaux de cercle et: 
les Sénuts d'appel. ]] n'y a d'exception à cet égard que dans 
les procès en séparation de Corps, en divorce et en nullité dé 
mariage. Le ministère public est encore appelé 4 donner son 
avis lorsque le tuteur se propose de transiger au nom du mi- 
peur. 

5. Les affaires de commerce sont jugées par des tribunaux 
spéciaux de commerce, Ces tribunaux ne sont pas, comme en 
France, exclusivement com posés de commerçants: le président 
eel toujours un magistrat permanent et gradué en droit. Le 
tribunal est composé du président, non commerçant, de deux 
juges ou assesseurs et de quatre suppléants commerçants. C'est 
d'ordinaire un juge du tribunal du cercle où un amisrichter qui 
remplit les fonctions de président ; les juges et suppléants sont 
choisis par le gouvernement sur une liste de candidats pré: 
sentés en nombre triple par les chambres de commerce. 

6. Le jury en matière criminelle n’a été introduit que par la 
loi du 17 février 18493 il était réclamé par les États du grand- 
duché depuis 1819. A partir de 1830, la seconde chambre le 
demandait tous les ans, dans son adresse, 

L'adoption du jury a profondement changé le système de la 
procédure criminelle. Avant 1848, il n’y avait ni publicité ni 
oralité dans les débats criminels; on jugeait sur pièces comme 
dans notre ancienne procédure criminelle. L'institution du mi- 
nistère public était entièrement inconnue; les cours de justice 
informaient d'office; l’ancienne maxime : « Tout juge est pro- 
eureur général, » était en pleine vigueur, 

Différentes lois, notamment celle du 5 février 1850, ont ré- 
glementé la justice par jurés. Le principe accusatorial a été 
introduit en même temps que Île jury, mais pendant les pre- 
mières années, le ministère public n’a été organisé que sur. 
des bases très-restreintes. 1] n’y avait pas de magistrat spécial 
chargé de ces importantes fonctions; un des conseillers de la 
Cour d'appel était chargé, dans Chaque affaire, de la poursuite 
et de l'accusation, La nouvelle loi du 19 juillet 1864 sur l’or- 
ganisation judiciaire a créé des magistrats spéciaux dans cha- 
que kreis et hoffgericht chargés de mettre l’action publique en 
mouvement et de soutenir l’accusation devant les Cours d'as- 
sises et les tribunaux de répression, 


— 


490 LÉGISLATION COMPARÉE. 


La Cour d'assises est formée de cinq juges pris parmi les 
magistrats du Sénat d’appel ou du tribunal de cercle, ou même 
parmi les amisrichter. 

_ Lejury se compose de douze citoyens choisis sur une liste 
qui comprend les plus forts imposés et les personnes qui ont 
reçu une éducation libérale. Les listes sont dressées par les 
bourgmestres et les conseils de cercle; les jurés sont tirés au 
sort par la Cour d’appel. L’accusé a droit à un défenseur, même 
dans le cours de l’information. 

Le magistrat du ministère public n’expose pas, au début de 
l'audience, les faits sur lesquels se fonde l'accusation. Le pré- 
sident peut permettre au défenseur de questionner directement 
les témoins ; il possède un pouvoir discrétionnaire et fait le 
résumé des débats. 

On voit qu’à quelques détails près, la loi badoise a suivi 
notre Code d'instruction criminelle. Le célèbre criminaliste 
Mittermaier, qui, dans son admiration exclusive pour Île sys- 
tème auglais, était souvent injuste envers notre procédure cri- 
minelle, regrettait vivement que les lois de son pays ne se fus- 
sent pas modelées sur la pratique anglaise. | 

7. Au sommet de la hiérarchie judiciaire se trouve la 
Cour suprême de Mannheim qui porte le nom de oberhoff- 
gericht. 

Cette Cour est composée d’un président, d’un chancelier, 
d’un vice-chancelier et de conseillers. Le procureur général de 
cette Cour a sous son autorité tous les magistrats du ministère 
public attachés aux différents tribunaux. 

La Cour suprême juge les appels formés contre les jugements 
civils et de police rendus en seconde instance, les pourvois 
pour violation de la loi formés contre les verdicts du jury et 
les jugements rendus par les tribunaux de cercle, et les oppo- 
gitions contre les décisions des chambres du conseil et des 
chambres des mises en accusation. 

Ses arrêts sont rendus par sept juges au moins. 

8. Les juges de la Cour suprême, des Cours d’appel et des 
tribunaux de cercle sont inamovibles. Les magistrats du minis- 
tère public et ceux des amtsgericht ne peuvent ètre révoqués 
après cinq ans’de fonctions, sans jugement, 

9. Les actes les plus importants de la juridiction volontaire, 
ils que les ventes, les échanges, les constitutions d’hypothèque, 
sont passés devant le amtsgericht. Ici encore nous retrouvons 


ORGANISATION JUDICIAIRE DE BADE. 491 


de l’autre côté du Rhin les usages de nos anciennes justices de 
la province d’Alsace ; en effet, avant laRévolution, les fonctions 
de notaire étaient inconnues dans la plupart des villes et des 
bailliages ruraux ; les actes de la juridiction volontaire étaient 
passés au greffe du bailliage. | 

Il ÿ a cependant des notaires, mais leurs attributions sont 
plus restreintes que celles des notaires français : ils rédigent les 
donations et les testaments, apposent les scellés, délivrent des 
certificats de propriété et font les actes de partage. 

Ils ne gardent pas les minutes de leurs actes, mais les dé- 
posent au greffe de l’amtsgericht. La loi leur impose le devoir 
de ne certifier dans leurs actes que ce qui s’est passé en leur 
présence. Ils doivent rechercher la véritable intention des 
parties, les éclairer sur la portée de leurs déclarations et sur 
les conséquences des actes qu’elles font dresser. 

Ces officiers ministériels sont sous la surveillance de l’amts- 
richter, du ministère public et des tribunaux supérieurs. 

Ils sont nommés à vie, forment, par ressort de Cour d’appel, 
une corporation et ont une chambre de discipline, 

10. La profession de anwalt {avocat-avoué) est libre en ce 
sens que le nombre des anwalt est illimité dans les villes où 
siége un tribunal collégial. Leur nombre est, au contraire, li- 
mité dans les siéges de amtsgericht. 

Pour être anwalt, il faut avoir passé les examens de droit 
déterminés par les règlements, fait un stage de deux ans et être 
agréé par le ministre de la justice, après avis de la Cour d’ap- 
pel et de la chambre des anwalt. 

Les anwalt prêtent serment et forment une corporation, 
avec chambre de discipline, par ressort de Cour d’appel. Ils 
peuvent plaider devant toutes les juridictions du grand-duché, 
excepté devant la Cour suprême de Mannheim. 

11. Telle est, à grands traits, l’organisation judiciaire dans 
le grand-duché de Bade. On voit qu’elle réunit toutes les con- 
ditions nécessaires pour assurer au pays une bonne justice : 
indépendance des magistrats à tous les degrés de juridiction, 
séparation complète de Ja justice et de l'administration, insli- 
tution du ministère public, intervention des citoyens dans la 
justice criminelle par les jurés et les échevins, enfin oralité et 
publicité des débats judiciaires. 
| | KRUG-BASSE. 


422 È DROIT CIVIL. 


ÉTUDE SUR LES DONATIONS A CAUSE DE MORT. 
Par M. Ernest GLASSON, agrégé à la Faculté de droit de Paris. 
(Suite :.) 


17. C’est une question assez délicate, selon nous, que celle 
de savoir si la donation à cause de mort, au lieu de dépendre 
du prédécès du donateur, peut être subordonnée à celui d’un 
tiers ? 

Les anciens auteurs * paraissent avoir admis l’affirmative 
sur ce point, et cette salution est encore aujourd’hui proposée 
par M. Ortolan?, On invoqué à l’appui de cette opinion trois 
textes : 

Ulpien, L. 11,b.t.: « Mortis causa filii sui pater reote denare poterit, 
« etiam constante matrimonio filii. » | 

Jatien, L. 18, pr., h. t. : «Mortis causa capimus non tunc solum, quum 
« quis su&# martis causa nobis donat, sed et si propter altérius mortem id 
« faciat, veluti si quis, filio vel fratre suo moriente, donet Mætvio ea condi- 
« tione, ut si convaluerit alteruter eorum, reddatur sibires, si decesseris, 
« maneat apud Mæviuin. » 

Const. 3, De mortis causa donationibus, 8, 57 : « Nec fratris sui mortis 
« câusa recté factam dorationern sorori rescindere licet. » 


. Malgré ces trois textes, Savigny (T'raité de droit romain, 
$ 170, t. IV, p. 246, texte et note. ! de la trad. Guenoux) pré- 
tend qu’une donation à cause de mort véritable ne peut être 
subordonnée au prédécès d’un tiers ; il en donne pour unique 
raison qu’on ne pourrait, en pareille circonstance, appliquer la 
Falcidie ou les règles concernant la capacité; aussi dans $on 
Opinion, les textes que nous venons de citer, parlent simple- 
ment de donations entre-vifs ordinaires, faites sous une con 
dition spéciale. 

Cependant cette opinion est, selon nous, tout à fait contraire 
aux textes que l’on vient de voir ; quand on les lit sans pré- 
vention, il faut bien reconnaître a priori que le jurisconsulte 
semble parler de donations à cause de mort : il paraît même 
difficile d'être plus formel que Julien dans la loi 18 citée. D’un 


1 V. Revue, t. XXXIV, p. 312. 
* Cpr. Duaren, ad tit. De moôrtis causa donationibus, cap. 1.— Pothier, 
Pand. Just. h.t., n° 9. 


3 Explication historique des Enstitutes, 11, n° 552. — Cpr. Cramer, 
Dispunct., p. 72. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 493 


autre côté, comment expliquer, avec le système de Savigny, 
l'insertion de ces textes anx titres du Digesté et du Code con- 
sacrés aux donations à cause de mort. | 

Ce sont là les premières objections qni se présentent natu- 
rellement à l'esprit. Si l’on va ensuite plus loin, on sr de- 
mande comment dans son système Savigny interprète la loi 12. 
Dans ce texte, un peu trop bref à la vérité. il s’agit d’une 
donation faite par un beau-nère à sa bru en vrié de Ta mort 
de son fils alieni juris, marié à cette bru; ce qui le prouve 
bien, c’est qne le jurisconsulte relève avec soin cette circon- 
Stänce de l'existence du mariage an moment où la libéralité 
éstfaite. Or, cetie circonstance serait tout à fait indifférente si 
la donation s’adressait à toute autre personne. Maïs on sait que 
lés donations entre le beat-père et la bru, quand le mari était 
resté sous la puissance de son père, étaient prahibées comme 
les donations entre époux. Il avait bien fallu, en effet, pour 
émpêcher les donations indirectes entre époux, défendre aussi 
toute libéralité entre l’un des époux d’une part, et, d’antre part, 
lé paterfamilias de l’antre époux on les personnes placées sous 
li puicsance de ce même paterfamilias (T.. 3, S2 et suiv., De 
donationibus inter-virum et uxorem, 24,1). Mais, au contraire, 
comme Îles donations à cause de mort étaient permises entre 
époux, rien ne s’opposait à ce qu’un beau-père fît une libéra- 
lité de ce genre au profit de sa bru, mariée à son fils resté en 
puissance. Telle est précisément l'hypothèse de la loi IE, et le 
jurisconsulte ne pouvait avoir en vue une donation ordinaire, 
puisque ces lihéralités étaient prohihées, comme on viert de 
le voir, entre les personnes dont nous nons orcnpons. 

M. de Savigny n’a pas prévu la difficulté réelle que présente 
ce texte dans son système; mais il a songé à une difficulté 
qui, dans notre opinion, n’est qu’apparente. Îl s’est demandé 
comment on appliquerait à des libéralités faites en vue de la 
mort d’un tierales principes ordinaires des donations à cause 
de mort. Mais c’est là une question qui n’a pas préoccupé les 
jurisconsultes romains; et, en effet, on ne voit pas sons quel 
rapport ces principes seraient inconciliables avec une pareille 
combinaison. Ainsi, pour quelle raison ne pourrait-on pas 
soumettre ces donations au calcul de la Falcidie? Rien ne s’y 
oppose. De deux choses l’une : ou an moment de la mort du 
donateur, le donataire a survécu au Liérs prédécédé, ou bien, 
à ce même moment, le donataire et le tizrs vivent encore, de 


494 DROIT CIVIL. 


sorte qu’on ignore si la résolution s’accompliras danis le pre- 
mier cas, on procédera pour le calcul de la quarte Falcidie 
comme s’il s'agissait d’un legs pur et simple ; dans le second 
cas, on appliquera les principes relatifs au legs conditionnel 
(cpr. L. 73,82, 4d legem Falcidiam, 35, 2). 

Lorsqu'une donation a été faite en vue de la mort d’un tiers, 
elle devient donc irrévocable par la mort de ce tiers, et non : 
par celle du donateur (L. 18, pr. h. t. — Const. 3, hb. 1.). 
Aussi, après la mort de ce tiers avant le donataire, le donateur 
ne peut plus demander la révocation de sa libéralité (const. 
8cit.). On comprend, au surplus, que les textes ne renfer- 
ment pas beaucoup de renseignements sur cette donation faite 
en vue de la mort d’un tiers : elle devait être assez rare. 

18. Nous arrivons maintenant à la seconde hypothèse : le 
donateur a fait sa libéralité à cause de mort en vue d’un dan- 
ger plus ou moins imminent. C’est surtout pour ce cas, le plus 
fréquent, qu’il est exact de dire que dans la donation à cause 
de mort le donateur se préfère au donataire, mais préfère le 
donataire à ses héritiers : s’il échappe au danger, il retire au 
lonataire le bénéfice de la libéralité (L.1, pr., L.35, Ç 2 et 3, 
De mortis causa donationibus, 39, 6)!. Cette cause de caducité, 
spéciale à notre hypothèse, ne doit pas être confondue avec ta 
cause plus générale résultant de la survie du donateur au do- 
nataire. Toutes deux se rencontrent dans nos hypothèses, 
mais elles sont parfaitement distinctes l’une de l’antre. Il est 
facile de l’établir au moyen d’un exemple : une personne a 
fait une donation à cause de mort en vue d’un danger auquel 
elle est sur le point de se tronver exposée; le donataire meurt 
avant que le donateur ait couru ce danger;. la libéralité tombe 
en vertu de cette cause de caducité générale résultant du pré- 
décès du donataire. 

19. Il importe d’autant Slie de ne pas confondre ces deux 
causes de révocation, qu’elles sont soumises à des règles dis- 
tinctes. Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, on ne peut pas 
convenir que la donation à cause de mort ne sera pas révoquée 
par le prédécès du donataire. Au contraire, on peut très-bien 
décider que la donation à cause de mort ne sera pas révoquée 


! Lauterbach va jusqu’à dire que dans ce cas le mot donation est im- 
proprement employé, parce qu’en réalité le donateur ne s’appauvrit pas lui- 
même (Collegium theoretico-practicum, ad h. t. n°. 4). 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 495 


si le donateur échappe au danger qu’il va courir (L. 13, 1, 
De donationibus mortis causa, 39, 6); et dans ce cas, la libé- 
ralité ne deviendra pas une donation entre-vifs, comme le 
disent à tort cerlains auteurs, mais elle restera donation à 
cause de mort, car il existe toujours une autre cause de révo- 
cation, la survie du donateur au donataire. Toute autre solu- 
tion est contraire à la volonté certaine du donateur, et il est 
d'autant plus grave de ne pas tenir compte de cette volonté 
que la libéralité peut valoir comme donation à cause de mort 
dans les termes où elle est faite. Cela est très-important : ainsi, 
comme selon nous il y a donation à cause de mort, le dona- 
teur pourra révoquer. 

20. De tout ce qui précède il résulte que la donation à cause 
de mort peut être soumise à plusieurs chances de révocation 
ou de cadncité; que toutes ces chances peuvent être réunies ; 
qu'on peut aussi les exclure toutes, à l'exception d'une seule 
qui existe toéjours, la caducité par prédécès du donataire. 
C’est précisément ce que nous apprend le jurisconsulte Julien 
dans un texte dont les interprétations données jusqu’à ce jour 
n’ont pas toujours été parfaitement exactes. Julien suppose une 
personne qui fait une donation à cause de mort à raison d’une 
maladie dont elle est atteinte : il indique les différentes ma- 
nières suivant lesquelles on peut faire cette libéralilé en écer- 
tant plus ou moins de chances de caducité; toutefois, dans 
aucun cas, il n’arrive à une libéralité absolue. 


Julien, L. 18, $ 1, De mortis causa donationibus, 39, 6 : «Marcellus notat: 
« in mortis causa donationibus etiam facti quæstiones sunt ; nam et sic 
« potest donari, ut omnimodo ex ea valetudine, doratore mortuo, res non 
« reddatur; et ut reddatur, etiamsi prior ex ea valetudine donator deces- 
« serit, si jam mutata voluntate restitui sibi voluerit. Sed et sic donari po- 
« test ut non aliter reddatur, quam si prior ille qui acceperit, decesserit. 
« Sic quoque potest donari mortis causa, ut nullo casu sit ejus repetitio, 
« id est, nec si convaluerit quidem donator. » 


1) Le jurisconsulte suppose d’abord que le malade a donné, 
ut omnimodo ex ea valetudine donatore mortuo res non redda- 
tur; il a été établi que, dans aucun cas, la libéralité ne pourra 
être révoquée, pourvu que le donateur prédécède. Autrement 
dit, le donateur a renoncé à la faculté de révoquer ex pœnt- 
tentia; mais la caducité résultant, soit du prédécès du dona- 
taire, soit de la guérison du donateur, subsiste toujours. Cela 
est tellement vrai, que le texte suppose, pour l’irrévocabilité 


4926 DROIT CIVIL, 


absolue de la donation, le prédécès du donateur par suite de 


sa maladie. | 

2) On peut aussi donnet avec la clause uf reddatur, eti amsi 
prior ex ea valetudine donator decesserit, si jam mutata volun- 
tate, réstitui sibt voluerit. — Julien prend maintenant l’hypo- 
thèse où le jurisconsulte s’est réservé le droit de révoquer: il 
soffirait, pour cela, que rien n’ait été dit à cet égard, puisque 
le droit dé révacation est de la nature de la donation à cause de 
mort. Eh bien ! dans ce cas, la donation tombe dès qne le dona- 
ter use de son droit de révocation, lors même qu’il viendrait 
à mourir ensuite de la maladie en voue de laquelle il avait fait 
sa libéralité. Cette seconde hypothèse, comme on le voit, 
réunit toutes les causes de révocation ou de caducité dont sont 
susceptibles les donations à cause dé mort. 

8) Le malade peut avoir fait une donation à causé de mort 
en disant Seulement que cette libéralité ne tombera que par le 
prédéeès du donataire. ei, la donation n’eét pas révocable au 
gré du donateur qui a renoncé à son jus pænitendi; elle né 
serait pas non plus cadtique dans le cas où lé donateur se 
rétablirait dé la maladie. On a voulu que la libéralité ne fût 
révoquée qua par le prédécès du donataires of a anssi écarté 
les causes de caducité qui peuvent l’être et celle qui est dé 
Vessenice de la donation à câtse de mort à seule été mainte- 
hne. C’est bien cétte hypothèse qtie le jurisconsulte à en vué, 
quand il nous dit : sed et sit dotiari potest, ut non aliter redda- 
tur quam st prior tille qui acceperit, decesserit. 

4) Reste enfin la dernière hypothèse, celle qui donne lieu 
à de graves discussions entre les antours, sic quoque potest do- 
nari morlis causa, ut nullo casu sil ejus repetitio, id est, nec si 
convaluerit quidem donator. 

On a dit souvent que toutes les chances de révocation ayant 
été écartées dans ce cas, 1l s’agit forcément d’üne donation 
entre-vifs, bien qu'elle ait été qualifiée de libéralité à cause de 
mort. Cette explication ne nous satisfait pas. Comment ad- 
mettre, en éffet, que le jurisconsulie Julien se soit mal expli- 
qhé et ait à tort qualifié de donation à cause de mort une 
libéralité entre-vifs ? 11 est toujours grave d’accuser les juris- 
consultes romains d’inexactitudes de langage, car ils avaient, 
au contraire, une précision et une pureté qui sont devenues 
rares. Mais il y a plus, et, pour le cas particulier, il est impos- 
$ible que Julien ail fait une pareille ‘confusion, car il nous 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 497 


donne lui-même, dans un antre texte, une notion très-nette de 
la donation à cause de mort qu’il opposé à la donation éntre- 
vifs. 


Julien, L. 1, De donationibus, 39, 5 : « Donationes complures sunt, Dat 
« allquis ed mente, ut statim velit accipientis fleri, nec ullo casu ad se 
« reverti, et profiter nullam alfam catisamm facit quan üt Îtheralitatem et 
« munificentiam exerceat; hæc proprie donatio appellatur. Pat aliquis, ut 
« tance demum accipientis fiat, quum aliquid seeutum fuerit; non proprie 
« donatio appellabitur, sed totum hoc donatio sub conditione est, Item 
« quim quis ea mente dat, ut statim aliquid faciat accipientis, si tamen 
« allquid factum fuerit, aut non fuerit, velit ad se reverti, non proprie do- 
« natie dicitur, sed totum hoc donatio est, quæ sub conditiéne PR 
« qualis est mortis causa donatio, » | 


Le juriscorisulte nous montre dans ce toxte que toute dona- 
tion à cause de mort est soumise à une condition; il n’a pas pu 
dès lors dire le contraire dans le texte qui nous océupe. C'est 
qu’en effet Julien a seulement voulu établir dans la loi 13 que le 
donateur malade peut renoncer à la cause de caducité résultant 
de son rétablissément : uf nullo casu ejus sit repetitio, id est, nec 
si convaluerit, Mais toute chance de eaduoité ne disparaît pas : 
celle qui résulterait du prédécès da doônataire subsiste toujours 
@trion ne nous autorise même à supposer que le donateur ait 
renoncé à san droit de révocation ad nutum. Sans doute, l’ex- 
pression nullo casu est fort large et paraît exclure toutes les 
causes dé caducité on de révocation: mais il faut remarquer 
qu'elle est immédiatement restreinte et qe sa portée est ex- 
pliquée par Les mots : sd est neo si convaluerit: on réalité, on à 
seulement exclu la cause de caducité résaltant du rétablisse- 
ment du danateur. 

On objectera peut-être qu'avec cette interprétation on con- 
fond les deux dernières hypothèses da texte, alors que Julien 
les distingue soigneusement. 1! n’en est rion. Julien supposé 
d’abord un malade qui fait une donstion à éause de mort avec 
le clause que cette libéralité sera révoquée seulement par le 
prédécès du donataire : on exelnt ainsi le droit de révocation 
ad nutum et la cause de caducité résultant du rétablissement 
du donateur. Dans la seconde hypothèses le donateur s’est au- 
trement exprimé s il a dit que la donstion à cause de mort ne 
sérait en aucun cas (nullo casu) révoquée par son rétablisse- 
Ment: mais les autres causes de révocation sont maintenues. 

21. En un mot, dans ce texte, Julien se propose unique- 


A9R DROIT CIVIL. 


ment d'indiquer les différentes formules que pouvaient em- 
ployer ceux qui faisaient des donations à cause de mort et les 
interprétations dont ces formules étaient susceptibles; et c’est 
bien avec le sens que nous venons de lui donner que le texte 
de Julien a été compris par le scholiaste des Basiliques (lib. 47, 
tit. 3, L. 13, sch. 1. — Ed. Heimbacb, IV, p. 691). 

Toutefois, arrivé à ce point de nos explications, nous re- 
connaissons qu'il existait une controverse entre les juriscon- 
sultes romains sur la question de savoir en quel sens il fallait 
entendre la clause par laquelle le donateur déclarait que sa li- 
béralité à cause de mort ne serait révoquée nullo casu, en 
aucun cas, Marcien décidait qu’il y avait donation entre-vifs : 
ubi ita donatur, dit-il, mortis causa, ut nullo casu revocetur, 
causa donandi magis est, quam mortis causa donatio ([.. 27, 
h. t.). Mais Julien entendait cette clause en ce sens qu’en au- 
cun cas la donation ne serait révoquée par le rétablissement 
du donateur, ce qui laissait à la libéralité son caractère de do- 
nation à cause de mort. En réalité, cette interprétation restric- 
tive de Julien est beaucoup plus conforme à la volonté présu- 
-mée du donateur. Ce qui est certain, c'est qu’elle a triomphé. 
On sait, en effet, que Julien, dans notre texle, copie en réa- 
lité une observation de Marcellus ; et, nous voyons dans un 
texte de Paul que ce jurisconsulte s’est borné, lui aussi, à 
copier Marcellus! (cpr. L. 35, $ 4, h. t. et EL. 13, $ 1, cit.). 
D'ailleurs, on comprend qüe notre question ait été discutée 
entre les jurisconsultes romains. Lorsqu'un donateur a dit qu'il 
faisait une donatio mortis causa quæ nullo casu revocaretur, 
en l’absence de toute circonstance de fait de nature à faire 
connaître sa volonté d’une manière certaine, la question peut 
paraître assez délicate, de savoir si l’on se trouve en face d’une 
donation entre-vifs ou en présence d’une donation à cause de 
mort; la solution variera selon que l’on s’attachera à cette 
. idée que le donateur a manifesté l’intention de faire une do- 
nation à cause de mort ou à celte autre idée que la donation 
ne doit pas être révoquée. Dans le premier cas, on dira que les 


1 On pourrait ajouter que Justinien nous apprend dans sa Nov. 87, qu’il 
a adopté sur les donations à cause de mort les doctrines de Julien; mais, 
il faut admettre alors, comme le font d’ailleurs tous les romanistes, que 
ce Julien dont parle Justinien est l’auteur du texte qui nous occupe. Or 
telle n’est pas notre opinion : on verra à Ja fin de ce travail que Justinien 
entendait parler d’un autre Julien. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 4129 


L 3 


mots : ut nullo casu revocaretur doivent être entendus secun- 
dum subjectam maleriam; que, le donateur ayant sur tout 
manifesté l’intention de faire une donation à cause de mort, il 
a voulu supprimer toutes les causes de révocation qui peuvent 
être écartées, mais non celle qui résulte du-prédécès du dona- 
taire. Au contraire, si l’on s’appuie avant tout sur les mots : 
nullo casu revocaretur, on dira qu’en excluant toutes les causes 
de caducité, sans aucune exception, le donateur a entendu faire 
une donation entre-vifs; qu’en parlant de morlis causa donatio, 
il s’est exprimé d’une manière inexacte et a seulement voulu 
montrer que le nfotif de fait de cette libéralité était sa mort 
plus ou moins prochaine. Marcien se plaçait à ce dernier point 
de vue; Julien, d’après Marcellus, préférait le premier; et il 
avait raison. Îl nous paraît, en effet, fort grave de dire que le 
donateur a employé un terme impropre, d'autant plus que 
- cet adage : nemo legem ignorare censetur, n’était pas à Rome, 
comme chez nous, une fiction contraire à la réalité *. | 

22. La difficulté que nous venons d'examiner, ous amène à 
nous demander d’une manière plus générale, si, dans le doute, 
une donation doit être présumée entre-vifs ou à cause de mort, 
Cette question est très-importante, car il existait des différences 
considérables entre ces deux espèces de libéralités. Les anciens 
romanistes ne paraissent pas avoir été d'accord sur ce point. 
La plupart pensent que, dans le doute, on doit présumer que le 
donateur a voulu faire une libéralité entre-vifs, car la donation 
à cause de mort est une exception *; cependant quelques- 
uns avaient une doctrine moins absolue et pensaient que toute 
donation faite par un mourant devait être présumée à cause de 
mort *. Cette dernière opinion est contredite par la loi 42, $1, 
h. t. : il résulte nettement de cette loi que la seule cireonstance 
que la donation a été faite au moment de la mort ne suffit pas 
pour lui donner le caractère d’une libéralité à cause de mort. 
Bien que notre question ne soil pas résolue directement par les 
textes, on peut pourtant en dégager la doctrine suivante qui 
paraît avoir été celle des jurisconsultés romains. Quand une 
personne a fait une libéralité sans mentionner aucune restric- 


i Voy. le titre : De juris et facti ignorantia. 

4 Ant. Faber. ad Cod., lib. 8, tit. 39, def. 3.— Menochius, De præsump- 
_tonibus, lib. 3, præsumpt. 35 et 36. — Voët, ad Pandrctas, h. t., nr. 2. 

3 Voy. les auteurs indiqués par Voët. 


+ 


430 | DROIT CIVIL. 


on, la douation est entre-vifs, quelles que soient les oircon- 
stances de fait; si la libéralité est soumise à des restrictions, à 
des chances de révocalion plus ou moins mal indiquées, les 
circonstances de fait peuvent autoriser à reconnaitre l’exis- 
tepce d’une donation à çause de mort (arg. L. 42, $ 1, h: L.). 

. 23, Nous çonnaissons maintenant Îles caraetères propres à 
la donation à cause de mort, et il nous sera toujours facile de la 
distinguer de la donation entre.vifs, Ainsi, nous ne nous arré- 
terons pas seulement à celle idée que la donation est faite en 
vue de la mort; çar on peut aussi en vue de cet événement 
faire une donation entre-vifs. Dira-t-on que là donation à cause 
de mort est en principe révogable et la donation ordinaire ire 
révoçable? Cela est vrai, mais cette différence ne suffirait pas 
pour çaraclériser la donation à cause de mort, car le done 
teur peut renvncer au droit de révocation. Ajouterons-nous 
que la donation à cause de mort devra Loujours dépendre d’une 
condition ? Cela est exact, mais iusuffisaut, car on peut aussi 
faire une donation entre-vifs sous condition. Toutes les diffé- 
rences que nous venons de signaler existent donc entre les 
deux sortes de donations, mais peuvent disparaître. Une seule 
se présentera toujours nécessairement : la caducité résultant 
du prédécès du donataire. Une donation qualifiée à cause de 
mort, mais qui ne serait pas soumise à celte cause de révo- 
cation, constituerait en réalité une donation entre-vifs. Mais 
est-ce à dire qu'une donation faite sous la condition du pré- 
décès du donateur constituera toujours une donation à cause 
de mori? Ce serait une erreur de le croire, car on peut faire 
des donations entre-vifs sous telles conditions qu’il plaît 
aux parties d'y insérer, et rien ne s'oppose à ce qu’une 
donation erdinaire soit faite sous la condition de prédécès du 
donateur *. Nous approchons toutefois du but, Il serait, en 


1 Nous trouvons dans le $ 259 des Fragmenta Vaticang une hypothèse 
où le jurisconsulte (Paul, d'après les uns. Papinien, suivant MM. Ruchholtz 
et Vangerow) dit précisément qu’une donation peut être entre-vifs bien 
qu’elle devienne parfaite seulement par la mort du donateur : « Mulier sine 
« tutoris auctoritate prædium stipendiarium instructum non mortis causa 
« Latino donaverat. Perfectam in prædio cæterisque rebus nec mancipii 
« donationem esse apparuit ; servos autem et pecora, quæ collo vel dorso 
domarentur, usu non capta Si tamen voluntatem mulier non mutasset, 
Latino quoque doli profuturam duplicationem respondi ; non enim 
mortis causa capitur quod aliter donatum est, quoniam morte Cincla 
removetur. » Sous l'empire de la loi Cineia une femme avait fait, sans 


RAR RAR nn 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 434 


effet, daugereux et inème inexact de dire qu’une semblable 
libéralité sera toujours entre-vifs ; pour déterminer le carae= 


le consentement de son tuteur, une donation portant sur des fonds provine 
ciaux, sur d’autres choses nec mancipi,sur des esclaves et sur d’autresehoseg 
mancipt; mais elle s'était bornée à faire tradition de toutes cus choses, 
On demande au jurisconsuite si les heritiers de la dongtrice pourrait:nt 
faire tomber cette libéralité, en totalité ou en partie? C'est à cette ques- 
tion qu’il est répondu dans notre texte. Quant aux fonds provinciaux, choses 
mec muncipé, la femme elle-même n’aurait pas pu critiquer la douation : 
car Ja loi Gançia ne lui fournissait aucun moyen de revenir sur sa libéralité, 
Pour ce qui est des choses mobilières nec mancipi, la femme aurait pu rene 
trer en possession de ces choses par l’interdit utrubi, tant que sa posses- 
sion aurait été la plus longue daus l’année, mais ii parait que dans l’hypo- 
thèse, il eu était autrement, var le juriseonsuite constate que la donation 
est devenue à l'égard de toutes les res nec mancipi, irrévocable du vivant. 
de la douatrice. On sait, ep elfet, que l'absence de consentement du tuteur 
est indifférente et que la femme peut aliéner seule ses res nec MANIP 
Mais la question change à l'égard des res mancipi : dans l'hypothèse, la 
femme en avait fait simple tradition, et sans le consentement de son tuteur. 
11 n'est pas douteux que la propriété n'avait pas été acquise au donataire; 
celui-ci avait eté seulement nus in causa usucapiend:, car il était de 
principe que la femiue pouvait, sans le consentement de son tuteur, trans- 
jérer la possession ad usucapionem de ses res mancipi, à moins qu'elle ne 
fût sous ia tuteile d’un agnat(Frag. Vat., $ 1; Gaius, 11, 47); restriction dis- 
parue depuis La loi Claudia qui avait supprimé cette tutelle (Gaius, 1, 171), 
Malgré cela, la femme aurait pu, à l'égard de ces biens, revenir sur la do- 
nation, tant que l’usucapivn n'avait pas été accomplie ay profit du dona- 
taire : elle aurait intenté l'action en revendication, et si on lui avait opposé 
l’exceptio rei donatæ et traditæ, elle aurait répondu par la réplique de la 
Joi Cincia. 11 paraît que l’usucapion, dans l'hypothèse soumise au juriscon- 
sulte, n’était pas encore accomplie au moment de la mort de la donatrice; 
mais si ses héritiers avaient intenté l’action en revendication, le donataire 
leur aurait victorieusement opposé une exception, car ils n'auraient pu le 
repousser par la réplique de la loi Cincia : morte Cineia removetur, dit |® 
jurisconsulte, c’est-à-dire que la loi Cincia ne peut jamais être invoquée 
par les héritiers du donateur. Il résulte de là, que, sous l’empire de cette loi, 
la mort du donateur rend irrévotables les donations, ce donateur aurait pu 
attaquer de son vivant. Faut-il en conclure que ces donations constituent 
de véritables donations à cause de mort? il paraît que telle était la pré- 
tention des héritiers, et ce point était capital dans la question : en effet, ia 
donation avait été faite à un Latin Junien. Or, les Latins Juniens pouvaient 
recevoir des donations entre-vifs, mais non des donations à cause de mort; 
nous verrons plus tard que l’on exigeait de tout donataire mortis causa, le 
jus capiendi, et les Latins Jjuviens ne satisfaisaient pas à celte condition. 
Ausai les héritiers de la donatrice avaient engagé le procès de la manière 
suivaute : ils avaient intenté l’action eu revendication des res mançipi; À 
l'exception ret donatæ et tradilæ qui leur aväit été opposée, ils avaient 
répondu, non par la réplique de la loi Cineia, mais par une réplique de dsl, 


432 DROIT CIVIL, 


tère d’une donation faite sous la condition de prédécès du do- 
najeur, il faudra se demander si cette libéralité a eu lieu en 
vue de la mort? En cas d’affirmative, il est hors de doute 
qu’on se trouve en face d’une donation à cause de mort, quels 
que soient les termes employés par le donateur ; l’inexactitude 
de langage ne saurait modifier son intention réelle. Ea un 
mot, il ne suffii pas qu’une donation soit faite en vue de la 
mort; il ne suffit pas non plus qu’elle soit subordonnée au 
prédécès du donateur; car l’un ou l’autre de ces caractères 
peut se rencontrer seul dans une donation entre-vifs; mais il 
faut la réunion de ces deux conditions pour que la libéralité 
soit une donation à cause de mort. 

Ces libéralités à cause de mort paraissent avoir été assez 
fréquentes chez les Romains. Elles convenaient au caractère 
égoïste, économe et en même temps vamieux des citoyens de 
: Rome. De plus, on pouvait faire à titre de donations à cause 
de mort un grand nombre de libéralités qui étaient défendues 
sous forme de legs. La validité des fidéicommis, reconnue à 
une certaine époque du droit romain, ne fit disparaître, même 
sous ce point de vue, qu’en partie l'utilité des donations à 
cause de mort. On en était arrivé à éluder, au moyen des 
donations à cause de mort, un si grand nombre de règles con- 
cernant les legs, que des dispositions législatives étendirent 
ces règles aux donations à cause de mort pour empêcher les 
fraudes. Enfin, nous verrons que, même sous Justimieu, les do- 
nations à cause de mort ont encore conservé leur ulilité propre, 


fondée sur ce que la libéralité était uue donation à cause de mort faite à 
une personne n'ayant pas le jus capiendi et par conséquent incapable de 
recevoir mortis causa. Les choses en étant à ce point, le jurisconsuite 
‘ donna au donateur le conseil d’opposer à sou tour la duplique de dol, par 
la raison que, dans l’hypothèse, il n’y avait pas donation à cause de mort, 
mais donation entre-vifs. Que dit le jurisconsulte à l'appui de sa solution P 
« Non enim mortis causa capitur, quod alteri donatum est, quoniam morte 
__« Cincia removetur ; » de ce qu’une donation devient irrévocable seulement 
par le décès du donateur, qui écarte définitivement la loi Cincia, on ne sau- 
rait conclure que cette libéralité soit une donation à cause de mort. Nous 
revenons ainsi à notre point de départ : il est permis de faire des donations 
entre-vifs sous une véritable condition suspensive de la résolution, et cette 
condition peut porter précisément sur le prédécès du donateur; sous l’em- 
pire de la loi Cincia, on peut même dire que toute: les donations entre-vifs 
sur lesquelles le donateur a le moyen de revenir, présentent ce caractère. 


ERNEST GLASSON, 
, (La suite à la prochaine livraison.) 


JURISPR, ADMIN. — DÉLIMITATION DES RIVIÈKES. 433 


À Monsieur Batbie, directeur de la Revue de législation. 


Monsieur et cher directeur, - 


Je viens de lire avec beaucoup d'attention la réplique de 
M. Christophle sur la question des effets des actes administra- 
tifs qui délimitent le domaine public (numéro d’avril 1869). 

Je ne commettrai pas l’indiscrétion de vous demander une 
place dans la Revue de législation pour une seconde réponse. 
Je ne veux pas me faire opposer la maxime non bis in idem. 
Mais pour justifier l’hospitalité que vous avez bien voulu ac- 
corder à mon article, je tiens à vous dire, en deux mots, les 
raisons pour lesquelles je ne suis pas convaincu par les nou- 
veaux arguments de M. Christophle. Vous apprécierez s’il 
convient de mettre cette lettre sous les yeux des lecteurs de 
la Revue. 

Deux points nous divisaient : 1° La jurisprudence du Conseil 
d’État est-elle inconséquente? 2° La jurisprudence de la Cour 
de cassation, ou plutôt la jurisprudence antérieure à l’arrêt 
du 18 juin 1866, est-elle fondée sur un texte de loi ? 

Sur le premier point, j'avais expliqué que la jurisprudence 
du Conseil avait varié; que, sous l'influence de plusieurs dé- 
cisions du tribunal des conflits, elle avait admis un système 
illogique; mais j’ajoutais que plusieurs décisions nouvelles 
avaient établi un système conséquent avec lui-même, et qui 
donnait de grandes garanties aux propriétaires riverains des 
cours d’eau navigables et de la mer, en admettant un recours 
devant le Conseil contre toute délimitation inexacte du domaine 
public; je citais les arrêts du 13 décembre 1866 (Coicaud), du 
9 janvier 1868 ( 4rchambault), et surtout celui du 15 avril 1868 
rendu dans l'affaire de l’étang salé de Caronte. 

M. Christophle constate que j’ai reconnu ce qu’il y avait d'il- 
logique dans la jurisprudence du Conseil, et il en conclut que 
j'ai laissé subsister tout entière la critique fondamentale qu’il 
avait dirigée contre celte jurisprudence. | 

Mais il oublie que, si j'ai fait cet aveu, c’est pour la jurispru- 
dence ancienne, et que la jurisprudence nouvelle est toute 


différente. Il ne veut pas voir ni même citer celte nouvelle ju- 
XXXIV. | 28 


434 JURISPR. ADMIN. — DÉLIMITATION DES RIVIÈRES. 


risprudence, et il m’impute l'invention d’un quatrième sys- 
tème sur cette question tant controversée. Vos lecteurs auront 
bien aperçu que je n’ai rien inventé ; que j'ai signalé une im- 
portante modification de la jurisprudence du Conseil, qui 
m’a paru désintéresser l'autorité judiciaire en metlant obstacle 
aux expropriations déguisées sous le prétexte de délimitation 
du domaine public. 

Sur le second point, j'avais demandé à mon habile contra- 
dicteur quel était le texte de loi sur lequel on pouvait se fonder 
pour attribuer aux arrêtés de préfet portant délimitation du 
lit des cours d’eau cet effet d'entraîner l’expropriation pour 
cause d'utilité publique, et cela sans aucune formalité, au- 
cune garantie. 

M. Christophle n’a pas pu trouver de texte de loi pour éta- 
blir ce système ; toutefois il le justifie en invoquant le principe 
de la séparation de l’autorité judiciaire et de l'autorité admi- 
nistrative. Mais quand un riverain attaquera devant le Conseil 
d’État, pour excès de pouvoirs, un arrêté de préfet qui, en 
délimitant le lit d’un fleuve, aura incorporé au domaine public 
uné partie de sa propriété, le préfet pourra-t-il défendre son 
arrêté en invoquant le principe de la séparation des pouvoirs? 
Non, évidemment. Et comment donc le même acte pourra-t-il 
avoir un caractère absolument différent, selon qu’il sera dis- 
cuté devant le Conseil d’État ou devant l’autorité judiciaire, 
être pour le Conseil d’État un simple bornage, une simple re- 
connaissance du domaine public, entachée d’excès dé pouvoirs 
si elle empiète sur la propriété privée, — être pour l’autorité 
judiciaire un acte emportant l’expropriation ? 

Ill ya entre ces deux thèses une incompatibilité absolue. 
Elles ne peuvent pas se compléter l’une l’autre, comme le vou- 
drait M. Christophle; elles s’excluent ; et la seconde n’est pas 
fondée sur la législation actuelle, Maïntenant faut-il modifier 
la législation ? Je ne veux pas le discuter. J’ai voulu seulement 
vous montrer que le dernier mot de M. Christophle n’est pas, 
à mon sens, le dernier mot de la doctrine sur la matière de la 
délimitation du domaine public. 


Agréez, elc. Léon AUCOC. 


DROIT INTERNATIONAL: — CONVENTION MONÉTAIRE. 435 


OBSERVATIONS ORITIQUES SUR LA CONVENTION MONÉTAIRE 
du 23 décembre 1865, 


ENTRE LA FRANCE, LA BELGIQUE, L'ITALIE ET LA SUISSE. 


Par M.SsrRiGny, doyen de la Faculté de droit de Dijon. 


On sait qu’une convention est intervenue, le 23 décembre 
1865, entre la France, la Belgique, l'Italie et la Suisse, à l’effet 
d'établir une plus complète harmonie entre leurs législations 
monétaires, de remédier aux inconvénients qui résultent, pour 
les communications et les transactions entre les habitants de 
leurs États respectifs, de la diversité du titre de leurs monnaies 
d'appoint en argent, et de contribuer aux progrès de l’uniformité 
des poids, mesures et monnaies. Par l’article 19, le droit d’ac- 
cession à cettu conveution est réservé à tout État qui en ac- 
cepterailt les obligations et qui adopterait le système de l'union, 
en ce qui concerne les espèces d’or et d’argent. 

Cette convention, approuvée par la loi du 14 juillet 1866, a 
obtenu force légale en France. Depuis cette époque, la Grèce et 
le pape ont manifesté l'intention d’accéder à ce traité et d’être 
admis au nombre des parties contractantes, D’autres États 
peuvent exprimer la même résolution. C’est un pas fait vers 
l’uniformité des monnaies : il importe donc grandement de 
se rendre un compte exact du nouveau système admis et des 
conséquences économiques qui en résulteront pour la France 
en particulier, et pour chacun de nous qui en faisons partie, 

Pour cela, il faut se rappeler qu'avant la convention dont il 
s’agit nous n’avions que deux types de monnaie, sans compter 
le billon, savoir : l’or et l'argent au titre de 900 millièmes de 
fin dont la pièce d’argent de 1 franc était l'unité, et l’or valant 
quinze fois et demi son poids en argent. Aujourd’hui les nou- 
velles pièces d’argent de 2 francs, 1 franc, 50 centimes et 
20 centimes ue sont plus qu’au titre de 835 millièmes, v’est-à- 
dire qu’elles.perdent 65 millièmes par comparaison avec lesan- 
Ciennes pièces de monnaie semblable. Les pièces de 5 francs 
d'argent conservent, au contraire, leur ancien titre de 900 mil- 
lièmes de fin. Il y a donc aujourd’hui une différente de 65 mi- 
lièmes d’ergent pur entre nos gros écus de 6 francs et nos piè- 


436 DROIT INTERNATIONAL, 


ces de 2 francs, de 1 franc, de 50 centimes et de 20 centimes. 
C'est là, à mon avis, un fait extrêmement fâcheux, qui désor- 
ganise complétement notre système monétaire et qui pro- 
duira des conséquences déplorables que je signalerai tout à 
l’heure, 

D'abord, la pièce de 1 franc n’est plus le type du système; 
il n’est plus vrai de dire que cinq pièces d’argent de 1 franc 
chacune valent une pièce de 5 francs d’argent, puisque, prises 
ensemble, elles contiennent en moins 65 millièmes d’argent 
fin; il n’est plus vrai également que quinze pièces de 1 franc 
et une pièce de 50 centimes en argent valent le quinzième de 
leur poids en or. 

_ La conséquence de la convention internationale sanctionnée 
par la loi de 1866 est que nous avons aujourd’hui trois types 
de monnaie : 1° j’or au titre de 900 millièmes de fins 2° les 
pièces de-5 francs en argent également au titre de 900 mil- 
lièmes de fin, et 3° les pièces d'argent de 2 francs, 1 franc, 
50 centimes et 20 centimes, au titre seulement de 835 millièmes 
de métal pur. L'accord ancien qui existait entre les pièces de 
5 francs en argent et les fractions de 2 francs, 1 franc, 50 cen- 
times et 20 centimes de même métal n’existe plus. C’est là un 
vice énorme qui gâtera tout le nouveau système. 

Eu effet, il est un principe fondamental en matière de mon- 
naies, c’est qu’elles tirent leur valeur de la matière intrinsèque 
qu'elles contiennent, et non pas de la marque qui leur est at- 
tribuée par lesgouvernements qui lesfont frapper. Les gouver- 
nements, quelle que soit leur puissance, n’ont pas le pouvoir, 
par les empreintes et les qualifications qu’ils donnent à leurs 
monnaies, de rien ajouter à leur valeur. S’il en était autrement, 
il serait trop facile à ces gouvernements d’augmenter leurs 
richesses. L'opinion contraire a été mise en pratique pas un 
très-grand nombre des anciens rois de France; mais l’histoire 
inexorable prouve que la force des choses a été plus puissante 
qu'eux. Il n’est pas rare encore aujourd’hui de rencontrer dans 
le monde une multitude de personnes qui partagent cette fausse 
opinion de nos anciens rois. Si elles tiennent à se détromper 
de leur erreur, elles n’ont qu’à lire l'ouvrage magistral de Le- 
blanc intitulé : Traité historique des monnaies de France, où il 
explique si bien les effets de l’affaiblissement des monnaies, et 
où il démontre clairement, par avance, l’iniquité de l’article 


\ 


CONVENTION MONÉTAIRE. 437 


1895 du Code Napoléon, suivant lequel « l'obligation qui ré- 
« sulte du prêt en argent n’est toujours que de la somme nu- 
« mérique énoncée au contrat. S'il y a augmentation ou dimi- 
« nution d'espèces avaut l’époque du payement, ledébiteur doit 
« rendre la somme numérique prêtée et ne doit rendre que cette 
« somme dans les espèces ayant cours au moment du paye- 
« ment. » | 

Voici comment Leblanc a réfuté d'avance cette absurde dis- 
position qui n'est pas nouvelle dans les lois, bien qu’elle soit 
loin d’y avoir toujours eu lieu : « Il se trouve, dit-il, des gens 
qui prétendent que quiconque doit une livre ou vingt sols, s’ac- 
quite en donnant vingt sols, commesi une personne qui auroit 
emprunté vingt muids de vin contenant cent pintes chacun, si 
le muids ‘venoit à n’être plus composé que de quatre-vingts 
pintes, s’acquilteroit en donnant vingt de ces nouveaux muids? 
Le créancier auroit à la vérité le même nombre de muids, mais, 
il s’en faudroit, la même quantité de vin. Il en est de même dela 
monnoye; ce n’est pas assez d’avoir le même nombre de sols 
et de livres, qui ne sont que des cours imaginaires, il faut avoir 
la même quantité d’or et d’argent qu’on a prêtée, ou autrement 
on est moins riche; c'est lamatière, et non pas le nom de l'espèce, 
qui fait la richesse. Quand on échange une chose contre de 
l'argent, on n’a nul égard à ces noms de livre et de sol, mais 
à la quantité d’or ou d’argent fin qu’ils contiennent. Cela est si 
vrai, que lorsque les monnaies étoient affoiblies par quelques- 
uns dessuccesseurs desaint Louis, toutes chosesnemanquoient 
point d’être enchéries. On verra plusieurs preuves de ceci dans 
la suite. » (Op. cit., p. xxvir.) 

Leblanc dit ailleurs : « Il doit toujours yavoir une proportion 
certaine entre les choses qu’on achète et le prix qu’on en donne, 
ou la quantité d’or et d'argent qu’on fournit en échange. La 
monnoye dans son origine n’éloit autre chose qu’un poids, c’est- 
à-dire une portion d’or, d'argent ou de cuivre, sur laquelle on 
avoit marqué son poids. Ainsi chez les Hébreux le sicle étoit 
un poids etune monnoie ; chez les Grecs la dragme et le stater 
étoient également un poids et une monnoye; et chez les Fran- 
çois anciennement la livre de poids et la livre de monnoye 
étoient d’égale valeur, puisqu’elles pesoient autant l’une que 
l’autre. Par ce moyen on savoit la quantité d’or ou d’argent 
qu’on donnoit en payement. En France même depuis le com- 


438 DROIT INTERNATIONAL, 


mencement de la troisième race jusqu’à Philippe le Bel, et en- 
core plus avant, dans la plupart des actes et des marchés qu’ou 
: fesoit, on‘slipuloit à maroc d’argent, » (Op. cif., p, xxnr.) 


En parlant de l’affaiblissement des monnaies, le même au- 


teur dit: « D'un autre côté, toutes choses étoient enchéries à 
cause de la foible monnoye, car les marchands, ét particuliè- 
rement les étrangers, qui nous fournissoient alors beaucoup de 
choses, ne considéruient point le nom de la monnoie, mais ce 
qu’elle contenoit d’or et d’argent, qui est ce qui duit toujours 
faire la véritable valeur. Ainsi lorsque la monnoye étoit foiblie 
de deux tiers, ce que les marchands avoient accoutumé de 
vendre 20 sols, ils le vendoient 60, parce que ces 60 sols ne 
contenoient pas plus d’argent fin que les vingt de la forte mon- 
noye. » (Op. cit., p. xx.) 

Ceux qui n’ont ni les moyens ni le temps de se procurer et 
de lire le grand ouvrage de Leblanc peuvent se corriger de 
leurs préjugés et arriver au même résultat en lisant un excel- 
lent petit volume intitulé : Théorie des changes étrangers, par 
G. J. Goschen, traduit par M. Léon Say. Quoique cet ouvrage 
soit étranger à l’affaiblissement des monnaies, il conduit au 
même résultat si bien exposé par Leblanc, en exposant la théo- 
rie des changes, et le mérite de ce petit livre n’a pas été, je le 
suppose, étranger à l’avénement de son auteur, qui occupe 
aujourd’hui un ministère en Angleterre. 


Ce sont là les vraies principes conformes à l’essence même 
des choses, et il n’est pas plus au pouvoir des législateurs de 
les changer qu’ils ne pourraient changer les lois physiques qui 
gouvernent le monde. 


Il est un autre principe fondamental en matière de monnaie, 
lequel n’est qu'un corollaire de celui qui vient d’être exposé: 
c’est que, toutes les fois que dans un même pays il existe 
deux espèces de monnaie ayant cours légal, la monnaie faible 
chasse Ja forte, La raison de cette maxime est bien simple: 
chaque détenteur de pièces de la monnaie faible, sachant que 
sa valeur-comparalive est inférieure à celle de la monnaie forte, 
se hâte de s’en défaire; d’où il arrive que cette espèce de mon- 
naie circule ayec une extrême rapidité, A l'inverse, chaque 
detenteur de la monnaie forte la conserve autant que sasmoyens 
le lui permettent; et l’on peut être assuré que ceux qui ont 


CONVENTION MONÉTAIRE. 439 


l'habitude de thésauriser ne gardent jamais, autant qu’ils peu- 
vent se la procurer, qué la monnaie forte. 

C’est pour cela que partout où le papier-monnaie est établi 
avec cours forcé, il chasse ie numéraire. Nous l'avons vu en 
France, pendant notre première révolution, sous le régime des 
assignats, après 1848 lorsque les billets de la banque de France 
avaient cours forcé. On peut voir le même phénomène en Italie, 
en Autriche et en Russie. Avant la découverte de l’or en Cali- 
fornie et en Australie, l’or faisait prime en France sur l’argent 
et le chassait. Dépuis ces découvertes, le rapport légal de l’or 
avec l’argent étant rompu en fait, l'or devenu relativement 
plus faible que sa proportion légale avec l’argent, a chassé 
celui-ci de la ciroulation, et les pièces de 5 francs en argent 
ont disparu. Il en était de même, avant la loi du 14 juillet 1866, 
des pièces de 2 francs, 1 frane, 50 centimes et 20 centimes, 
au type de 900 millièmes de fin, à tel point qu'on se plaïgnait 
partout de la disparition de cette petite monnaie, disparition 
qui entravait les appoints dans les payements, les achats de 
menues denrées et marchandises et l’acquittement des salaires 
d'ouvriers et de travailleurs en tous genres. 

Nous pouvons maintenant apprécier les conséquences de la 
convention internationale monétaire, sanctionnée par la loi 
de 1866. Nous avons dit qu'elle a créé un troisième type de 
monnaie légale, en affaiblissant de 65 millièmes les petites 
pièces d’argent de 2 francs, 1 franc, 50 centimes et 20 cen- 
times, c’est-à-dire en les réduisant à 835 millièmes de fin, au 
lieu de 900 millièmes que conservent les pièces de 5 francs 
en argent. Cetle petite monnaie argent étant plus faible de 
titre que la grosse monnaie du même métal, chassera celle-ci. 
C'est ce que nous voyons en ce moment : depuis deux ans 
nous sommes inondés de cette faible monnaie d'argent qui à 
contribué à faire disparaître les grosses pièces de 5 francs. 
Celles-ei n’existent plus guère que dans les caves de la Ban- 
que de France, laquelle en connaissant la mieux-value et pou- 
vant avoir un dépôt en numéraire, préfère naturellement Îles 
pièces qui ont le plus de valeur relative, c’est-à-dire les pièces 
de 5 francs en argent. 

Ceux qui ont fait la convention internationale monétaire et 
les législateurs qui l’ont sanctionnée n’ont pas prévu ce résul 
tat, qui élait cependant bien simple et bien facile à prévoir, 


* 


440 DROIT INTERNATIONAL. 


puisqu'il n’est que l’application d’une loi économique de tous 
les temps et de tous les pays. S’ils avaient eu cette prévision, 
ou bien ils n’auaient pas fait la convention du 23 décembre 
1865, ou ils l’auraient étendue aux pièces de 5 francs argent, 
en évitant cette disparate choquante et si dommageable de 
deux types de monnaie d’argent, l’un fort et l’autre faible, 
celui-ci devant inévitablement chasser celui-là. C’est là le vice 
radical dela convention monétaire, vice qu’ilétait facile d’éviter. 

Cette expression des pièces de 5 francs en argent s’est opé- 
rée à l’image du drainage qui soulire l’eau des terrains hu- 
mides, au moyen des tuyaux souterrains qui l’attirent et lui 
fournissent des débouchés commodes. C’est pour cela que les 
monétaires désignent sous le nom de drainage le genre d’opé- 
ration qui consiste à trier, pour les fondre ou les exporter, les 
monnaies fortes en laissant les faibles dans les anciens canaux 
de la circulation. Ce triage produit ce double phénomène de 
faire circuler plus vite les monnaies faibles qui restent et d’a- 
mener la fabrication d’une autre monnaie. 

Ainsi, étant donnés actuellement trois types de monnaie en 
France, dont la force absolue est dans l’ordre décroissant qui 
suit : 1° les pièces d’argent de 5 francs; 2° les pièces d’or de 
toutes dimensions ; 3° les pièces de 2 francs, 1 franc, 50 cen- 
times et 20 centimes en argent, voici comment le drainage 


s’est fait etse continuera. Les pièces de ce dernier type reste- 


ront dans la circulation sans que personne s’avise de les fon- 
dre ou de les exporter en dehors des territoires des quatre 
contractanis dans le traité international. Le type n° 1 sera 
exporté ou fondu, parce qu’il a une valeur intrinsèque relative 
supérieure aux deux autres. Cela est manifeste dans la compa- 
raison avec le troisième type, puisque la différence est de 
65 millièmes d’après la joi du 14 juillet 1866. Quant à la dif- 
férence relative avec l’or ou le deuxième type, elle résulte de 
la loi économique de l’offre et de la demande. Cette loi écono- 
mique est susceptible de fréquentes variations, subordonnées 
à une foule d'événements, tels que la production des mines 
d’or et d'argent du monde entier, les besoins du commerce 
et surtout les demandes des pays de l'Orient qui préfèrent l'ar- 


gent à l’or d’après les proportions fixées dans notre législa- 


tion, c’est-à-dire qu’ils n’admettent pas le rapport de 15 et 


demi n° 1, comme nous le faisons. 


ue RE RE SR SE nn 


CONVENTION MONÉTAIRE. AA 


Qu'arrivera-t-il lorsque le drainage des pièces de 5 francs 
en argent sera opéré, ce qui serait bientôt fait si la Banque de 
France mettait en circulation celles qui sont dans ses caves? 
Alors le stock monétaire se composera principalement d’or, 
plus de la petite monnaie d’argent émise en’exécution de la 
convention internationale et de la loi de 1866. Ce stock pris 
en masse, comparé avec l’ancien stock, a déjà baissé de valeur 
depuis la disparition des pièces de 5 francs en argent, puis- 
qu’une partie de la masse d'argent a été exportée avec prime. 
Lorsque nous n’aurons plus que deux types : l'or et sa menue 
monnaie d’argent au titre de 835 millièmes, il est manifeste 
que le stock monétaire de la France ainsi réduit aura moins de 
valeur qu’il n’en avait lorsque toute Ja monnaie d’argent était 
au litre de 900 millièmes et en quantité bien plus considérable 
” qu’aujourd’hui. 

La conséquence à tirer de là est que le stock monétaire 


représentant une valeur moindre qu’autrefais, les créanciers 


qui recevront en payement une portion de ce stock auront une 
‘valeur affaiblie et que, par conséquent, les anciens créanciers 
seront payés avec une valeur inférieure, et que tous les salariés 
recevront moins qu’autrefois, tout en ayant le même nombre 
de francs, chaque franc de la masse monétaire ayant une va- 
leur inférieure à celle qu’il avait précédemment. 

Ce qui prouve que ce résultat prévu est exact, c’est ce qui 
est déjà arrivé quand, après la découverte des mines de la 
Californie et de l’Australie, les proportions et la valeur des 
monnaies d’or et d'argent ont varié et changé de rapport; le 
prix de toutes choses a augmenté; ce qui constate que la 
valeur du numéraire avait baissé. Ces deux résultats sont en 
effet corrélatifs l’un de l’autre, savoir, la baisse du signe mo- 
nétaire et la hausse des meubles et des immeubles ; en d’au- 
tres termes, quand la monnaie baisse et s’affaiblit, il en faut 
un plus grande quantité pour acheter la même quantité de 
marchandises. ; 

Les fonctionnaires publics, les rentiers, les pensionnaires 
de l’État se sont aperçus facilement de ces résultats. Tous ont 
éprouvé, à leur détriment, qu’ils ne pouvaient plus, avec les 
mêmes rocettes, se procurer les mêmes jouissances, et ceux 
qui l’ont pu ont réclamé des augmentations de salaires. Le 

même phénomène s’est présenté pour tous les ouvriers qui ont 


449 DROIT INTERNATIONAL. 


demandé des augmentations de salaires, et qui, au besoin, se 
sont mis en grève pour les obtenir. La convention monétaire 
internationale et la loi de E08 ne feront qu’aggraver ces phé- 
nomènes. 

Pour nier ces résultats, qui sont inévitables, on oppose des 
objections, et l’on dit d’abord : En supposant que tout ce qui 
précède soit exact, ces raisons ne s’appliquent point aux mon- 
naies qui jouent le rôle d'appoint. Il est certain, en effet, que 
les monnaies de billon peuvent être émises avec une taxation 
bien supérieure à leur valeur réelle, sans qu’il en résulte pour 
cela aucun des graves inconvénients signalés plus haut; leur 
émission répond à des besoins forcés, leur cours ne s’étend pas 

hors du pays. S’il en est ainsi pour la monnaie de billon, qui 
sert d’appoint aux payements de pelites sommes, il doit en être 
de même pour les monnaies qui servent d'appoint dans les 
payements des sommes plus élevées. 
Or, si l’on recourt à la convention du 23 décembre 1865 et 
"à la loi du 14 juillet 1866, on voit que les auteurs de ces actes 
ont considéré les petites pièces de monnaies d'argent comme 
des monnaies d'appoint et en ont limité l’émission dans des 
conditions de nature à prévenir les inconvénients signalés plus 
haut. Chacune des parlies contractantes ne pourra en émettre 
que pour une valeur correspondant à six francs par habitant. 
Ce chiffre, en tenant compte des derniers recensements, fixe 
l'émission de cette espèce de monnaie : 


Pour la France, à . . . . . . . 239,000,000 
Pour la Belgique, à. . . . . .  32,000,000 
Pour l’ltalie, à. . . . . . . . . 141,000,000 
Pour la Suisse, à . . . . . . .  17,000,000 


3 


429,000,000 


(art. 9 de ladite convention). — D'une autre part, l'article 5 de 
la loi citée dit expressément que ces pièces n’auront cours 
légal entre les particuliers que comme monnaies d'appoint, 
et seulement jusqu’à concurrence de 50 francs pour chaque 
payement. Mais elles seront reçues dans les caisses publiques 
sans limitation de quotité. 

Je réponds qu’il n’est pas moins vrai que voilà une somme 


de 429 millions qui est admise à circuler dans les quatre 
États, et qui se portera en plus forte proportion là ou elle sera 


CONVENTION MONÉTAIRE, A43 


plus fortement attirée. Elle sortira d’Italie en grande partie, 
parce que là elle rencontre le papier-monnaie qui, lui étant 
inférieur, tend à la chasser. Elle viendra donc en France pour 
une somme supérieure à 239 millions ; elle y viendra encore 
pour une autre raisan, c’est qu’il existe en Buisse des pièces 
de ce genre au titre de 800 millièmes de fin seulement, c’est- 
à-dire qui ont 100 millièmes de méjal fin au-dessous de nos 
pièces de à francs argent, et dont les Suisses, en bons voisins, 
cherchent naturellement à se défaire chez nous. Mais n'y 
eût-1l chez nous que la part proportionnelle à notre population, 
c'est-à-dire celte dernière somme de 239 millions, elle suf- 
firait à ahaisser la valeur des signes monétaires en général, 
d’abord à raison de son importance, et ensuite à raison de la 
rapidité de sa circulation. On a vu plus haut que la monnaie la 
plus faible circule plus vite que la monnaie forte, par la raison 
que chaque détenteur cherche à s’en défaire le plus prompte- 
ment possible. 

Comme les débiteurs ont le droit, pour se libérer, de choi- 
sir entre les monnaies ayant cours légal, celle qui leur paraît 
la plus avantageuse, pourvu qu'ils se renferment dans les li- 
mites tracées par la loi, il en résultera que les débiteurs choi- 
airont naturellement la plus faible mannaie en titre, c’est-à-dire 
les nouvelles pièces de petite mannaie d’argent;. et chaque 
créancier perdra la différence ou supportera la dépréciation de 
45 millièmes sur ses créances. L'État, qui est en même temps 
le plus gros débiteur et le plus fort créancier, gagne comme 
débiteur en payant ses dettes avec cette monnaie affaiblie, tels 
queles arrérages de ses rentes, les salaires de ses fonctionnaires, 
Ja confection des travaux publics, etc.; mais il perd comme 
créancier, lorsqu'il recouvre le produit des impôts en cette 
monnaie affaiblie, 

On a prétendu que cet affaiblissement d’une partie des mon- 
naies d’argent était une cause de gain et non de perte pour le 
pays, en ce que cette faible monnaie reçue en remplacement de 
la monnaie forie, la différence entre les deux espèces de mon- 
naie représente un gain pour la masse des habitants du pays. 

Si cette réponse était fondée, les États endettés auraient un 
moyen bien simple de s'enrichir, ce serait d’affaiblir toutes 
leurs monnaies et de remplacer les monnaies fortes par des 
monnaies faibles, C’est le moyen qu'employaient Philippe le 


444 DROIT INTERNATIONAL, — CONVENTIOD MONÉTAIRE, 


Bel et ses successeurs. On peut voir dans nos historiens, et 
particulièrement dans l’ouvrage spécial de Leblanc, son Traité 
historique des monnoyes de France, les plaintes multipliées, 
incessantes, que suscilaient ces changements fréquents ; il en 
est tout rempli. Je me bornerai à en citer nn passage unique, 
qui suffira à réfuter le singulier moyen de fortune proposé de 
nos jours aux gouvernements appauvris. 

« Toutes les fois, dit-il, que notre noblesse françoise en 
venoit aux mains avec les Anglois, elle avoit toujours du dés- 
avantage, elle qui auparavant éloit estimée par tout le monde 
être la plus brave et la plus courageuse. Mais sans attribuer 
cela à une punition du ciel, je suis persuadé que l'affoiblisse- 
ment des monnoyes en pouvoit étre la cause, parce qu’il appau- 
vrissoit grandement la noblesse. Une bonne partie de leurs re- 
venus consisle ordinairement en rentes foncières, en cens et 
en d’autres droits qui leur sont dus par leurs vassaux, des- 
quels ils éloient payés en cette foible monnoye. De sorte que 
celui qui du temps de la bonne monnoye, avoit donné des 
terres à la charge qu’on lui payeroit cent livres de rente an- 
nuelle, ne recevoit pas le tiers en 1343, quoiqu'il eût reçu le 
même nombre de livres à cause de la diminution intrinsèque 
du sol (solidus, sou)... Rien n’abat tant le courage que la 
pauvreté : un cavalier mal monté et mal armé est à moité 
vaincu. » V. Oper. cit. p. XXII. Voir aussi dans le même sens, 
un passage de Villani, tiré de son Histoire de France, liv. I, 
chap. 16, cité par Leblanc, p. 212. 

Je ne veux pas dire, Dieu m’en garde! que l’affaiblissement 
opéré par la loi du 14 juillet 1866 produira des effets aussi 
désastreux que ceux dont parle Leblanc daus le passage cité; 
mais il est certain pour moi que c’est une mesure de la même 
famille que les autres affaibtissements de monnaie. Seulement, 
comme il est minime, il produira des effets qui seront peu 
sensibles. Je le déplore surtout comme étant un germe semé 
par un principe mauvais, et dont les conséquences seront de 
plus en plus fâcheuses, à mesure qu’elles sortiront du prin- 
cipe; ce qui ne tardera pas à se produire par la réduction, 
aussi certaine que si je la voyais accomplie, de l’extension 
de la mesure, c'est-à-dire de la réduction de 65 millièmes de 
fa sur tous nos écus de 5 francs en argent. On verra alors s’é- 
tendre la tache d’huile que je fais remarquer aujourd’hui. Ce 


DROIT ECCL,— CONCILE DE TRENTE.— POUVOIR CIVIL. 445 


qui me confond d'étonnement, c’est que les gens éclairés qui 
ont pris part au traité international du 23 décembre 1865, ou 
qui ont fait partie du Conseil d’État qui a préparé, du Corps 
législatif et du Sénat qui ont voté la loi du 14!juillet 1866, n’en 
aient eu aucun soupçon. Cela prouve à mes yeux combien, 
dans un siècle où les sciences naturelles ont fait tant de pro- 
grès, la science monétaire, qui intéresse essentiellement les 
nations et les simples particuliers pour la gestion de la for- 
tune publique et des fortunes privées, est ignorée des per- 
sonnes les plus habiles. Les esprits sont moins avancés au- 
jourd’hui sous ce rapport qu’ils ne l’étaient au XIV° siècle, 
puisqu'il se rencontre des hommes assez peu éclairés pour 
glorifier des mesures qui ne trouvaient que des censeurs dans 
le moyen âge. SERRIGNY. 


LE POUVOIR CIVIL AU CONCILE DE TRENTE. 


Par M. Albert DESsARDINS, 
agrégé à la Faculté de droit de Paris, 


(Suite et fin +) 


WIL. 


Le 26 janvier 1564, le pape Pie IV confirma les décrets du 
concile de Trente. Le 13 novembre suivant, il promulgua une 
profession de foi, qui devait être jurée à l’avenir par toute 
personne investie d’une dignité, d’un bénéfice ecclésiastiques. 
On y lit notamment : « Je reçois et j’embrasse toutes les 
choses qui ont été définies et déclarées dans le saint concile 
de Trente, touchant le péché originel et la justification, » et 
plus loin : « Je jure et je promets une véritable obéissance au 
pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, successeur de saint 
Pierre, prince des apôtres. Je confesse et reçois aussi, sans 
aucun doute, toutes les autres choses laissées par tradition, 
définies et déclarées par les saints canons et par les conciles 
œcuméniques, et particulièrement par le saint et sacré concile 
de Trente. » 


1 V. Revue, t. XXXIV, p. 1 et 279. 


446 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 

ll restait à faire accepter les décrets, soit par les protes- 
tants, soit par le pouvoir civil. 

Les protestants devaient les repousser. Ils n'auraient pu s’y 


soumettre sans rédevenir catholiques. Leurs motifs furent ex- 


posés dans leurs nombreux ouvrages de controverse. Un seul 
nous intéresse. Ils se plaignirent de ce quë le pouvoir civil 
n'avait pas eu à Trente la place qui lui appartenait. Ce furent 
eux qui s’efforcèrent de démontrer, soit par le raisonnement, 
soit par l’histoire, qu’aux empereursrevenait, detouleantiquité, 
le droit exclusif de convoquer et de présider les conciles. Cal- 
vin soulenait qu’ils h’avaient même jamais eu à déniander le 
consentément des papes ; Henri VIT ajoutait natureilement à 
l'autorité de empereur celle des rois et princes. Le plus mo- 
déré des protestants, Leibniz, au moment même où il travail- 
lait à la réunion des deux Églises, rappelait que l’indiction 
dépendait autrefois de l’empereur : « Le pape ajoutait-il, s’est 
attribué une partie de ce pouvoir depuis la décadence de l’enm- 
pire romain. Le reste doit être partagé entre les puissances 
souveraines, ou grands États quicomposent l'Église chrétienne, 
en sorte néanmoins que l’empereur y ait quelque préciput, 
comme premier chef séculier de l’Église ‘. » De même, dans 
le concile réuni, ies princes auraient dû avoir une part plus 
considérable el mieux assurée : « Il semble en effet, dit Leib- 
nitz ?, que les seuls évêques ou pasteurs des peuples doivent 
avoir voix délibérative et décisive dans les conciles..., mais... 
il faut des préparatifs avant que de venir à ces délibérations 
décisives, et les puissances séculières en personne ou par leurs 
ambassadeurs y doivent avoir une certaine concurrence à l’é- 
‘gard de la direction. Il est convenable que les prélats soient 
autorisés des nations et même que les prélais se partagent et 
délibèrent par nations, afin que, chaque nation faisant conve- 
nir ceux de son corps el communiquant avec les autres, on 
prépare le chemin à l’accord général de toute l’assemblée. » 
Et un peu plus loin : « Les ambassadeurs, qui représentent 
leurs maîtres dans les couciles, forment un corps ensemble 
dans lequel se trouve le droit des anciens empereurs romains 


1 Réponse au mémoire de l'abbé Pirot, touchant l'autorité du concile de 
Trente, XV. 


2 Id., XIV et XV. 


2 PQ mo 1 — om 


+ RS Rs ES Sr LD 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. . 447 


ou de leurs légats : et le mayen le plus commode de mainte- 
nir le droit de leur influence est celui des nations, puisque 
chaque nation et couronne a un rapport particulier à ses sou- 
verains el à ceux qui les représentent. Cela n’est pas assujettir 
l'Église universelle aux souverains, mais c’est trouver un juste 
tempérament entre la puissance ecclésiastique et séculière et 
employer toutes les voies de la prudence pour disposer les choses 
à une bonne fin. » Ceux qui avaient été condamnés à Trente 
relevaient les prétentions qui n’y avaient pas été admises, pour 
combattre les décisions qu’on y avait rendues. 

Ainsi s'établit une alliance raturelle, quoique étrange, entre 
le pouvoir civil et le protestantisme, Les orateurs du roi très- 
chrétien furent constamment accusés d’hérésie. Ce furent les 
lettres et les mémoires écrits par l’ambassadeur du roi catho- 
lique, Vargas, qu'un protestant, Trum-bull, recuaillit, et 
qu’un autre protestant, Le Vassor, publia pour démontrer la 
nullité du concile. 

La cour de Ronie n'avait jamais cspéré la soumission volon- 
taire des protestants, Quand le pouvoir civil avait réclamé d’elle 
un concile œcuménique, elle lui avait répondu que l’Église as- 
semblée ne les ferait pas céder ; elle lui avait demandé de ga- 
rantir leur obéissance. Le pouvoir civil avait offert sa garantie, 
mais il s’était adressé lui-même aux protcstants el n'avait pas 
réussi, À Worms, en 1545, Gharles-Quint et Ferdinand avaient 
en vain exigé ou sollicité tour à tour leur soumission, L’empe: 
reur prit les armes quelque temps après. On ne saurait imagi- 
ner tout ce qu’il fit de menaces, tout ce qu’il employa d’arti- 
fices pour arracher au landgrave de Hesse, son prisonnier, 
une promesse de soumission. Encore ne put-il empêcher celui- 
ci d’y ajouter des réserves qui en détruisaient à peu près la 
valeur ‘. Une diète s’ouvrit le 1“ septembre à Augsbourg. 
L'empereur avait fait cerner la ville par des soldats espagnols. 
Il voulut que la diète reconnût le concile, auquel, disait-il, 
tous ses soins avaient été consacrés, Les princes protestants, 
effrayés, séduits ou indifférents, acquiescèrent à sa volonté, 
La crainte gagna les villes impériales; elles cédèrent, mais 
firent leurs conditions, que l’empereur supprima par son silence 


2 Robertson, Liv. VIE et lv. IX. Sarpi, Hv. DE, p. 25. 


LA 


448 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


en leur répondant ‘. Quel fut le résultat de ses guerres, de 
ses violences et de ses subterfuges? 1] annonçait avec orgueil 
la soumission des dissidents et s’en prévalait pour exiger que 
le concile transféré à Bologne fût replacé à Trente. Mais cette 
soumission factice, obtenue par des moyens tyranniques et 
frauduleux, n’était même pas complète : les Pères de Bologne 
purent répondre qu’elle ne comprenait pas ce qui avait été 
fait précédemment à Trente, la diète ne parlant que du concile 
qui devait s’y tenir, et qu’elle n’impliquait pas la reconnais- 
sance des règles canoniques sur la composition et les délibé- 
rations de l'assemblée, la diète ajoutant qu’on devrait procéder 
dans le concile selon la doctrine de l’Écriture et des Pères *. 
Ainsi l’empereur n’obtint rien à Rome ni à Bologne, et ce qu’il 
avait obtenu à Augsbourg lui échappa bientôt. La réconcilia- 
tion ne devait pas être accomplie par l’intervention intéressée, 
par la politique immorale du pouvoir civil. 

Le concile, dans sa dernière session, fit encore un appel 
aux princes : il « les avertit dans le Seigneur d'employer tous 
leurs soins pour ne pas laisser corrompre ou violer les décrets 
par les hérétiques, pour les faire dévotement recevoir et fidè- 
lement observer par ceux-ci et par tous. » Il ne pouvait espé- 
rer que son avertissement fût entendu dans toute la chré- 
tienté. 

Près de quarante ans plus tard, la cour de Rome pressait 
Henri IV de publierleconcile, conformément à l’undes articles 
de son absolution. Elle apprit que le chancelier avait fait valoir 
larestriction contenue dans l’article même, en tant quela publi- 
cation ne porterait pas atteinte à la tranquillité du royaume. 
Elle demanda des explications : « M. le chancelier, répondit 
d'Ossat, avoit voulu dire que par la publication du concile Jes 
édits de pacification ne seroient point abolis ni les hérétiques 
contraints d'observer le concile, jusqu’à ce que Dieu les eût 
illuminés et réduits au giron de l’Église catholique, mais qu’au 
reste le concile seroit reçu et observé par les catholiques. Le 
pape répondit que, si le dire du chancelier s’entendoit ainsi, il 
n’y avoit rien de mal, et qu’il se souvenoit bien que nous lui 


1 De Thou, liv. IV, t. 1, p. 261, 282 et 283. 
3 Robertson, liv. IX. — Pall., liv. X, ch. VI, 4. — Sarpi, liv. HE, p. 256. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 449 


avions ainsi expliqué ladite restriction de la tranquillité du 
royaume ‘.:» | 

L'acceptation du concile par le pouvoir civil lui-même et 
pour son propre compte souffrit beaucoup de difficultés. 

Pour lier d’avance les princes, les légats-présidents avaient 
résolu de faire signer les décrets par les ambassadeurs, comme 
par les Pères, après la dernière session. Leur projet connu 
avait servi de prétexte aux ambassadeurs français pour demeu- 
rer à Venise *. A la clôture du concile, les autres envoyés, 
présents à Trente, furent invités à donner leur signature. Le 
comte de Lune seul refusa la sienne 5. 

: Le consentement des puissances n’en était pas moins néces- 
saire ; elles ne paraissaient pas irrévocablement engagées par 
l’acte de leurs représentants. Venise, liée a’intérêts avec le 
pape, consentit la première; puis les décrets furent reçus par 
le Portugal, toujours fidèle au Saint-Siége; par la Pologne, 
quoique les sentiments de sa diète eussent inspiré quelque 
inquiétude et qu’il eût fallu user d’adresse avec elle; par la 
branche cadette de la maison d’Autriche, dans toutes ses pos- 
sessions allemandes ou non allemandes. Pallavicini atteste que 
les décrets furent presque universellement observés par les 
catholiques allemands. Cependant, là où un grand intérêt for- 
çait de ménager les protestants, on se garda de suivre, ou 
tout au moins de recevoir officiellement le concile : + En Alle- 
magne, dit Leibnitz !, à la fin du dix-septième siècle, l’archi- 
diocèse de Mayence, duquel sont les évêques de notre voisi- 
nage, ne l’a pas encore reçu non plus. » Il est porté à croire 
Ja même chose de quelques autres ?, Ainsi la politique empê- 
chait même un prince ecclésiastique d’accepter les décrets. 

L’ambassadeur d’Espagne n'avait pas donné sa signature; 
celle des ambassadeurs français n’avait pas été demandée. 
Philippe II et Charles IX avaient gardé toute leur liberté. Ils 
en firent un usage bien différent. | 

Philippe IT g’attacha au concile comme il tenait à l’ortho- 
doxie, par conscience et par système. Ni l’opposition que le 

comte de Lune avait faite, dans les dernières sessions, aux 


1 Lettres du cardinal d'Ossat, Paris, 1617, in-folio, Lettre au roi du 
25 avril 1600, p. 466 et 461. 
2 Pall., liv. XXII, ch. VI, 10.— Sarpi, liv. VIIE, p. 771, note. 
8 Pall., Liv. XXIV, ch. VIH, 14 et 15. : 
XXXIV. 29 


450 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. - 


légats-présidents, ni la décision que prit le souverain pontife 
de donner la préséance à l’ambassadeur de France sur celui 
d’Espagne dans sa chapelle ne l’empêchèrent de soumettre sans 
retard les décrets à l’examen de son conseil et de les recevoir 
purement et simplement pour ses royaumes espagnols ?. Cette 
soumission sans réserve au concile n’était pas tout à fait sin- 
cère; le roi écrivait à Granvelle : « À l’égard de la réformation, 
comme dans ce qui s’y rapporte, se trouvent cerlains articles 
contraires aux préémirences de notre personne et de la mo- 
narchie ; l'on avertira, par lettres à part, les prélats de ce 
qu’ils ont à faire, après que la chose aura été examinée en 
mon conseil *. » La réception fut étendue à la Sicile, malgré 
quelques objections tirées des priviléges propres à ce royaume. 
La volonté du roi ne rencontra de résislance que dans ces 
Pays-Bas, où son pouvoir devait bientôt rencontrer la rébel- 
lion. La duchesse de Parme, qui en était gouvernante, reçut 
l’ordre de faire examiner les décrets et chargea Granvelle de 
voir comment ceux de la réformation pourraient être appliqués, 
en délaissant les points et articles qui concernaient la doc- 
trine, qui ne devaient être mis en ultérieure discussion ou 
dispute, » Un acte royal du 30 juillet 1564 fit la publication 
pour les Pays-Bas et le comté de Bourgogne, sans distinction 
et sans réserve. Le roi avait l'intention de prévenir secrète- 
ment les prélats flamands, comme les prélals espagnols, de ce 
qui ne devrait pas être observé. L’émotion fut grande : la gou- 
vernante écrivit au roi que le mandement du 30 juillet « n’avoit 
été trouvé bastant pour la suffisante réservation des droits 
et hauteurs du monarque, des vassaux et sujets dans les Pays- 
Bas. » Elle reçut peu après les observations du clergé, des 
conseils provinciaux et des Universités. Les laïques récla- 


4 Dettre à madame de Brinon, juillet 1691. 

Ÿ Réponse au mémoire de l'abbé Pirot, XI, 

$ Pall., liv. XXIV, ch. XII, 2. 

* Op. cit., t. VIN, p. 229. — Lettre du 6 août 1564. — C’est sans doute à 
cause de cette restriction connue, bien qu’elle n’ait pas été officiellement 
exprimée, qu’on a très-souvent dit que Philippe Il, en recevant le concile, 
avait reservé les droits de sa couronne, etc. (V. notamment Héricourt, les 
Lois ecclésiastiques de France, nouv. éd., Paris 1771, E, ch. XIV, t. I, 
p. 231, note ?, contenant cette observation, qui n'avait ste publiée que dans 
les premières éditions.) 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 45! 


maient pour les droits de nomination et de patronage, appar- 
tenant, soit au roi, soit à d’autres, pour le maintien de la juri- 
diction séculière sur les ecclésiastiques, contre le prétendu 
droit attribué au clergé d'établir des amendes et de grèver le 
peuple sans l'autorisation du roi. Toutes les réclamations 
étaient transmises par la gouvernante à Philippe II; pour : 
vaincre la répugnänce de celui-ci à laisser insérer une réserve 
expresse dans la publication, elle lui représentait, de l’avis de 
son conseil, le mécontentement général ; elle lui faisait craindre 
que des troubles ne vinssent à éclater, que les excitations des 
voisins n’entraînassent à l’hérésie des esprits irrités d'être 
contraints sur la discipline; elle se disait assurée que le Saint- 
Père ne ferait aucune difficulté, tout en souhaitant qu’on ne 
perdit pas de temps à le consulter; elle demandait ces seuls 
mots : « Sauf les droits de Votre Majesté et de ses vassaux et 
sujets ‘. » Philippe I voulait être obéi : il maintenait ses 
ordres ; il introduisait en même temps l’inquisition dans les 
Pays-Bas, comme pour multiplier les dangers contre lesquels 
il devait avoir à lutter. Cependant les troubles qui éclataient 
alors, les plaintes des États de Brabant, la modération des 
conciles provinciaux, se bornant à demander la réception du 
… concile « avec des modifications èt conformément aux ordon- 
nances qui avaient été faites à ce sujet et qu’on devait publier,» 
firent donner satisfaction, au moins sur un point, aux Pays- 
Bas. Le 24 mars 1566, la gouvernante publia un.édit portant, 
entre autres dispositions, que « pour le concile de Trente, on 
ne les obligeoit pas de le recevoir autrement qu'avec les modi- 
fications qu’exigeoient leurs priviléges *. » Mais il restait entre 
le roi et ses sujets des dissentiments trop nombreux et trop 
graves : l’inquisition maintenue fit succéder la guerre civile à 
une simple agitations ce ne fut plus le concile, mais la foi 
catholique; ce ne fut plus un ordre du roi, mais son pouvoir 
qu’il fallut défendre. I] ne fut plus question du concile *. Les 


3 Papiers d'État du cardinal de Granvelle, t. VIII, p. 47, 177, 229, 281, 
610. 

? De Thou, liv. XL, t. V, p. 211-218. — Cf. Histoire ecclésiastique pour 
servir de continuation à celle de M. l'abbé Fur Paris, Fos t. XXXIV, 
p. 298 et suiv. 

s Cf. Histoire, d'Espagne, par M. Rosseeuw-Saint-Hilaire, nouv. édit., 
t. IX, p. 10, 19, à3, liv. XXVIIL, ch. I. 


452 DROIT ECCLÉSIASTIQUE 


choses restèrent dans l’état où les avait mises l’édit de 1566. 
Bossuet, écrivant plus d’un siècle après, rapporte que les 
Belges ont, comme les Français, refusé de recevoir les décrets 
relatifs à ja discipline *. 

Les ambassadeurs français avaient tout disposé pour la ré- 
sistance, plutôt encore qu’ils n’avaient réservé la liberté du 
roi leur maître. Non-seulement ils n’avaient pas en son nom 
signé les décrets et juré de les faire observer, ce qui n’eût pas 
été possible, puisqu'ils n'étaient pas à Trente lors de la clô- 
ture, et ce qui n'aurait pas dû être soutenu par un orateur du 
clergé *, mais encore du Férrier avait, sans perdre de temps, 
combattu vivement auprès de sa cour les décrets des deux 
dernières sessions ?. Protestations, absence, opposition, rien 
ne manquait de ce qui devait faire prévoir un refus de la part 
de la royauté. D'un autre côté la part que les évêques français 
avaient prise aux travaux du concile, l’adhésion qu’ils avaient 
donnée à ses décrets les engageaient, soit à solliciter eux- 
mêmes la publication, soit à s'associer aux efforts de la papauté 
pour l'obtenir. 

P'e IV se hâta d'adresser sa demande à la France comme 
aux autres puissances ; elle fut appuyée par le roi d'Espagne 
et le duc de Savoie. Le pouvoir était alors exercé sous le nom 

de Charles IX, encore enfant, par Catherine de Médicis. On sait 
” quelles difficultés l’eutouraient, que d’intérèêts elle avait à mé- 
nager, que d’avis à recevoir. Elle commença par ajourner plu- 
sicurs fois sa réponse sous différents prétextes. L'arrivée du 
cardinal de Lorraine, qu’elle attendait, ne fit peut-être qu’a-” 
jouter à ses embarras, à cause de l’insistance qu’il mit à sou- 
tenir le concile, après avoir paru ou voulu le diriger. Mais lui- 
même fut accueilli par des reproches, dont le signal avait été 
donné par du Ferrier, et qui diminuèrent son autorité. On 
l’accusa d’avoir sacrifié les droits et l'honneur du roi, trahi les 
libertés et les doctrines de l’Églisè gallicane. La reine tint, 
pendant buit jours, à Fontainebleau, un conseil, resté fameux 
dans nos anciennes annales, où elle appela par exception les 


1 Defensio cleri gallicani, lib. XI, c. 15. 

3 Collection des procès-verbaux des assemblées générales du clergé de 
France, depuis l'année 1560 jusqu’à présent. Paris, 1767-1780, in-folio, t. 1, 
p. 241 : assemblée de 1582, Harangue de l’archeréque de Bourges au roi. 

# Pall., Liv. XXIV, ch. X, 1.— Sarpi, liv. VIII, p. 192% 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. AD3 


présidents du parlement de Paris. La discussion y fut vive, 
surtout entre le cardinal de Lorraine d’une part, le chancelier 
de l'Hôpital et le premier président Christophe de Thou, d’autre 
part, et la décision fut remise « à la mi-mai ensnivant, » A la 
suite de ce conseil, la reine répondit au nonce, en alléguant 
la crainte de mésontenter les grands personnages par la sup- 
pression de la commende et surtout les huguenots par l’adhé- 
sion donnée à leur condamnation : elle promit que « Île roi 
feroit exécuter les décrets du concile en particulier, mais 
s’excusa de faire la publication de tout le concile en général, 
parce qu’il y avoit beaucoup de danger à le publier dans la si- 
tuation où étoient les affaires. » Le papè se contenta de cette 
réponse !. 

La royauté cédait à l’influence des protestants, surtout à 
celle des parlementaires, toujours pleins de défiance, pour ne 
pas dire d'antipathie, contre la cour de Rome. Mais elle ne se 
prononçait pas comme autrefois ses représentants, comme ac- 
tuellement ses conseillers, en opposant des objections fonda- 
mentales à la réception du concile. 

La reine et ses ministres auraient désiré sans doute que leur 
refus n’eût aucun retentissement. Une partie du conseil'avait 
le désir contraire, soit qu’elle voulût jouir de son triomphe, 
soit qu’elle crût nécessaire de l’assurer contre un revirement 
du pouvoir. Elle inspira un écrit qui fit beaucoup de bruit, 
même de scandale, le Conseil sur le fait du concile de Trente, 
par Dumoulin *. C'était une consultation qui était demandée 
au grand jurisconsulte. Il y déploya son érudition minutieuse, 
sa subtile logique, son ardeur passionnée, compromettante 
pour lui-même et pour les causes qu’il soutenait. Il commen- 
çait par prétendre que le concile était absolument nul et rele- 
vait douze chefs de nullité, sur lesquels il se mettait d’accord 
avec les protestants. C’étaient ensuite des hérésies qu'il signa- 
lait dans les canons. Enfa il faisait ressortir l’incompatibilité 
des décrets rendus sur la discipline avec les lois, anciennes 


1 Pall., Liv. XXIV, ch. XI, 2-4. — De Thou, liv. XXXVI, t. IV, p. 668, et 
Mémoires sur la vie de J. À. de Thou, liv. VI, t. 1, p. 253 et 254. — Coll. 
des procès-verbaux.., assemblée de Melun, 1519, Réponse du roi, t. I, 
p. 125.— La vie de M. Ch. du Kolin. par M° Julien Brodeau, liv. Il}, ch. HT. 
Dumoulin, OEuvres complètes, Paris, 1681, t. 1. 

3 OEuvres complètes, t. V, p. 351 et suiv. 

} 


454 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


ou récentes, du royaume. Celite partie de la consultation est 
importante, c’est là qu'ont puisé pendant longtemps ceux qui 
ont repoussé le concile au nom des principes gallicans. Indi- 
quons les objections capitales : le concile, d’après Dumoulin, 
abaisse l’âge fixé par les ordonnances pour la collation des 
ordres sacrés, pour celle des cures et dignités ecclésiastiques, 
pour la profession religieuse : il porte atteinte au droit public 
de la France en ce qui touche la nomination des évêques; il 
augmente le pouvoir de ceux-ci au détriment de la royauté, en 
leur attribuant des droits surles fabriques et sur les hôpitaux, 
et le restreint au profit des exempts, qu’il ne leur reconnaît 
pas le droit de visiter et de punir; il les dispense de leurs obli- 
gations, en leur permettant de faire visiter leurs diocèses par 
les vicaires généraux ; il ôte aux tribunaux séculiers leur juri- 
diction sur les gens d'église et investit les juges ecclésiastiques 
d’une juridiction sur les laïques; il prive ceux-ci de leursdroits 
de patronage; il viole les lois civiles en déclarant valables les 
mariages clandestins que celles-ci annulent, en annulant les 
unions des protestants, dont elles reconnaissent la validité, 
les arrêts des parlements en ordonnant les monitions et ex- 
communications pour le recouvrement des choses perdues 
et dérobées; il développe outre mesure les ordres religieux, 
leur nombre, leurs richesses, leur indépendance, et reçoit les 
jésuites : « Lesdits jésuites à présent 1563 et 1564 s’ingèrent 
eux nicher à Paris et de fait y bâtissent en la cour de Langres, 
rue Saint-Jacques, et qui plus est y célèbrent leurs conventi- 
cules illicites, y prêchent expressément toutes les superstitions 
et idôlatries papistiques.. semence de poison présent pour 
abolir tous les édits de pacification et recommencer les sédi- 
tions trop récentes, en brisant l’autorité du roi et de tous ses 
magistrats. » C’est surtout la papauté qui s’accroît démesuré- 
ment, empiétant sur les évêques et sur le clergé national aussi 
bien que sur le roi et sur les tribunaux, se réservant de juger 
les clerce et ne laissant aux ordinaires qu’une juridiction délé- 
guée ; il n’y a pas une de ses usurpations qui ne soit consacrée 
au lieu d’être corrigées elle est l’arbitre de la foi, la maîtresse 
des empires; désormais elle se trouve placée au-dessus des 
. conciles comme des rois, contrairement à tous les précédents. 
Que devient le pouvoir civil, avec sa juridiction diminuée, ses 
lois violées, ses droits de patronage méconnus? L'ordre est 


. mms se 


CONCILE DE _ TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 455 


donné aux rois de faire exécuter le concile : « Ainsi voilà le- 
dit concile papal qui fait du roi notre souverain seigneur son 
valet, soû sergent et exécuteur, et l’asservit d’avouer et tenir 
telle foi que veut le pape, non autrement, sans plus ni autre- 
ment s’en enquérir.» Bien plus, le concile abroge l’ordonnance 
de Philippe le Bel sur les duels, « prive le roi de sa juridiction 
et conséquemment de son royaume et couronne, et si le prive 
de toute seigneurie et supériorité enla ville et lieu, ou il aura, 
suivant les ordonnances de ses prédécessenrs, pour cause né- 
cessaire et inévitable, permis le duel, » Il est donc reconnu 
que le pape est supérieur au roi et peut le détrôner. Après de 
longs développements, Dumoulin déclare que ceux qui con- 
seillent au roi de recevoir le concile se rendent coupables de 
lèse-majesté. 

Le consultant ne se bornait pas à signaler dans le détail 
une contradiction qu’il eût été souvent difficile de nier, entre 
tel décret et tel principe de droit ou tel article d'ordonnance. 
Il tenait à faire une réfutation complète; il fallait qu’il n’y eût 
pas une objection qui lui fit défaut, surtout parmi les plus 
graves. Il n’hésitait pas à compléter la pensée du concile, sauf 
à la changer par une induction forcée; il suppléait à la force 
de la raison et à la vraisemblance par la véhémence du lan- 
gage. Était-il croyable que le concile, sur .qui les princes 
avaient eu tant d’influence, eût subordonné leur pouvoir à 
celui du pape et remis leurs couronnes à sa discrétion? Dumou- 
lin défendait le droit de régale et l’appel comme d’abus, comme 
s’ils avaient été attaqués, sans citer un seul texte qui s’y rap- 
portât dans les actes du concile. 

Il était allé trop loin; il laissait derrière lui, non-seulement 
Ja royauté, mais le iériement lui-même, qui tenait à rester 
et à se montrer catholique. Son ouvrage élait celui d’un pro- 
testants c'était à un protestant qu’il l’avait dédié ; lui-même 
était conseiller et maître des requêtes de la fameuse reine de 
Navarre, Jeanne d’Albret. Il se trouvait dans le même temps’ 
mêlé à deux affaires, l’une avec l’évêque de Nantes, élu 
évêque d’Amiens, l’autre avec les jésuites. D’anciens ressen- 
timents se réveillèrent encore contre lui, s’il faut en croire 
son biographe, Brodeau. Il fut en butte à uue espèce de per- 
sécution parlementaire, arrêté, interrogé, retenu prisonnier 
pendant deux mois. « Jl disoit à sa femme, à ses enfants et à 


456 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


ses amis qui le visitoient en prison, qu’il étoit résolu à la 
mort. » 1] n’en était pas moins fort abattu. Ce grand esprit 
aimait à se mettre au premier rang, mais le courage ne l’y 
soutenait pas après que la passion l’y avait porté; le danger 


qu’il y rencontrait, à côté ou au lieu de l'honneur, l'effarou- 


chait au moins, s’il ne l’intimidait pas. La défense d’ailieurs 
ne lui était pas facile; on lui reprochait d’avoir déclaré le 
concile schismatique, hérétique et nul ; le fait était flagrant ; 
de plus, son livre était imprimé sans privilége, sans nom 
d’imprimeur. Il relusait de nommer ses instigateurs, qui 
étaient aussi ses protecteurs. Leur crédit finit par le tirer de 
cette fâcheuse affaire, mais non sans peine. Il fallut arracher 
au roi un ordre d’élargissement, puis il fallut faire accepter 
cet ordre par le parlement, malgré la vive opposition des 
gens du roi eux-mêmes *. , 
Avons-nous besoin de dire que le Conseil de Dumoulin fut 
condamné à Rome ? « Ses livres, dit Leibniz', sont tellement 
inter prohibilos primæ classis, que j'ai vu que, lorsqu'on 
donne licence à Rome de lire des livres défendus, Machiavel 
et Dumoulin sont ordinairement exceptés. » Une réfutation 
fut faite, mais seulement près de vingt ans après, en 1583, 


® 


par le doyen de l'Université de Pont-à-Mousson, Pierre-Gré- . 


goire Tholosain. 


Il y était « montré que ledit concile ne dérogeoit aucune- 
ment aux priviléges des rois de France et de l’Église gallicane, 
et qu’il n’y avoit été déduit aucune chose qui en dût em- 
pêcher la publication. » La crainte de manquer ou de nuire à 
l’orthodoxie, a fait comprendre dans les œuvres de Dumoulin 
la réponse de son adversaire, soutenue « par de plus forts ar- 
guments et de plus solides raisons » que le Conseil, dit l’é- 
diteur ?. | 

Ainsi il parut nécessaire, en 1683, de publier, cent ans plus 
tard, de rééditer une réfutation de l'écrit contre lequel le 


‘ La vie de M. Ch. du Molin, par M. Julien Brodeau, liv. IX, ch. III-VII. 
— D'après un biographe de l'Hôpital, celui-ci aurait poussé Dumoulin à 
écrire son Conseil, puis aurait fait rendre l’ordre royal qui le remit en li- 
berté. (OEuvres complètes de l'Hôpital, publiées par M. Duley, Paris, 1824. 
Essai sur sa vie el ses ouvrages, t. 1, p. 233.) 

3 Réponse au mémoire de M. l'abbé Pirot, IX. 

# Préface.— Voir la Réponse, t. V, p. 397-444. 


LA 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 457 


parlement s'était si énergiquement prononcé. C’est qu’il avait 
gardé beaucoup d'influence, quoiqu'il ne pât être cité à titre 
d’sutorité. Partisans ou adversaires du concile n’avaient qu’à 
s’y référer. La partie que nous avons analysée contenait 
toutes les objections qu’on pouvait faire à la réception des 
décrets, en restant catholique. 

L'affaire de Dumoulin n’est qu’un épisode de la longue lutte 
qui s'engagea, au sujet du concile, entre la papauté et l'Église 
gallicane, d’une part, la royauté et les parlements, d’autre part!. 

Église gallicane soutint en effet la papauté, mais il lui 
fallut aplanir dans son sein une difficulté qui pouvait devenir 
grave. Nul dissentiment ne s’y élevait sur la doctrine et sur 
les mœurs, mais il n’en était pas de même de la discipline. 
Les chapitres, qui n’avaient pas assisté au concile pour dé- 
fendre leurs droits, en matière de juridiction, et leurs privi- 
léges, ne voulaient pas d’une réception pure et simple qui 
devait y porter atteinte. Après des discussions dont la vivacité 
alla jusqu’au scandale, le clergé inséra dans son vote la ré- 
serve expresse « des priviléges, exemptions et franchises des 
églises cathédrales et collégiales et des monastères ; » on eut 
de la peine à empêcher les doyens de faire ajouter ef non 
alias. Leur concession ne fut pas sincère où du moins 
exempte de regret ; nous n’oserons pas dire qu’ils travaillèrent 


plutôt à empêcher qu’à obtenir la réception du concile, mais 


il est certain que ceux qui s’y opposaient invoquèrent souvent 


. leurs sentiments et prétendirent servir leurs intérêts. 


Le clergé ne demandait même pas, cette réserve mise à 
part, la publication pure et simple. Il reconnaissait que cer- 
tains articles de discipline répugnaient aux libertés de l’Église 
gallicane, et suppliait le roi de recevoir les décrets, sàns y 
préjudicier ?. 


1 L'histoire de cette lutte a été faite bien souvent. V. notamment Preuves 
des libertés de l'Église gallicane, 1651, ch. XIV, t. Il, p. 253. — Héricourt 
des Lois ecclésiastiques de France, nouv. éd., Paris, 1771, E, ch. XIV, n° 19. 
— T. Il, p. 280,— Discussion des raisons qu’allèguent les protestants et les 
jurisconsultes gallicans pour rejeter le concile de Trente, par M. l'abbé 
Prompsault, sect. XI (Pall., t. HI, p. 999 et suiv.). 

1 Coll. des procès-verbaux.— Chambre ecclésiastique aux États de Blois, 
1576-1577, t. 1, p. 88 et 89. — Cf, Assemblée de 1567, t. I, p. 55. 

3 Id., Chambre ecclésiastique aux États de Blois, 1516 et 1511, t. 1, 
p. 89. 


458 - DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


Il maintenait avec énergie la distinction entre la partie re- 
lative à la foi et aux mœurs et la partie relative à la disci- 
pline. | k 

Il y trouvait un double avantage: il réndait plus facile la 
publication, et il pouvait réclamer pour la première partie 
une autorité indépendante des ordonnances. Le concile « a, 
disait l’archevêque de Vienne *, tant de force et d’autorité par 
lui-même, comme représentant le corps de l’Église univer- 
selle, que le roi, ses cours et tous les enfants de l'Église 
grands et petits doivent recevoir avec humilité et soumission 
filiale ce qui est défini en pareille assemblée générale, dirigée 
par le Saint-Esprit; tant s’en faut qu’il ait besoin d’autorisation 


d'aucune puissance séculière, tant grande soit-elle, » Le clergé . 


ne s'en adressait pas moins au roi, pour qu’il reçûlt le concile, 
permit aux prélats de le publier, ordonnât à ses cours de 
parlement et à ses officiers de le faire exécuter. 

Pendant soixante ans, le clergé ne cessa d’insister auprès 
de la royauté dans les mêmes termes et dans la même mesure, 
soit qu'il siégeât aux élats généraux, soit qu’il tint ses as- 
semblées ou même ses conciles provinciaux, ne se laissant 
décourager ni par les ajournements ni par les fins de non-re- 
cevoir, réfutant les objections qui lui étaient faites par les 
rois ou plutôt par leurs conseillers, cherchant à confondre 
ceux-ci dans des conférences. Il prenait la résolution de saisir 
toutes les occasions pour reproduire sa demande. Chaque fois 
qu’un prélat, au nom du clergé, adressait au roi la remontrance 
d'usage, il trouvait le moyen de l’y placer. Richelieu n’y 
manqua pas, en 1614. | 
= Tous ces efforts rencontrèrent une résistance obstinée, moins 
encore chez les rois que chez leurs conseillers et dans la ma- 
gistrature, d’où sortaient ordinairement ceux-ci, dans les 
classes éclairées et moyennes, d’où sortaient les magistrats. 

L'opinion de la magistrature, ou, pour mieux dire, l’opinion 
publique n’avait pas attendu longtemps pour se manifester. Au 
moment même où le conseil du roi répondait au pape par un 
refus déguisé sous un ajournement, où Dumoulin s’exposait 
auxrigueurs de la justice pour avoir poussé la résistance contre 
le concile jusqu’à la rébellion contre l’orthodoxie, paraissaient 


1 Assemblée de 1585, t. ], p. 318. 


CT Dent 


CONCILE DR TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 459 


plusieurs livres portant les grands préjudices que pouvait re- 
cevoir la France par la publication des «décrets, mais « sans 
entrer aux points et termes de la religion. » Cette espèce de 
manifeslion poussait la magistrature à résister, comme elle y 
était déjà disposée’, A partir de ce moment, et chaque fois 
que des instances nouvelles furent faites pour la réception des 
décrets, on vit intervenir, soit le Parlement de Paris lui-même, 
au moins par l'intermédiaire de ses chefs, soit nos plus il- 
lustres jurisconsultes,-anis par leurs convictions comme par 
leurs études à la magistrature, même quand ils n°y exerçaient 
pas des fonctions importantes, Pasquier, Coquille, Loysel. . 
Les écrits de ces derniers montrent bien quelle position en- 
tendait prendre ce grand parti entre le pape et la réforme : 
« Chacun est assez informé quel a été le concile de Trente, dit 
Pasquier?, concile, puis-je dire, qui est accompagné de plu- 
sieurs belles et saintes résolutions : et même en tout ce qui 
regarde la doctrine de notre foi, je puis dire comme chose 
très-véritable que c’est un abrégé et un recueil de tous les 
anciens conciles, qui sont approuvés de l'Église. » Mais quel 
désordre n’apporierait point dans la monarchie la publication 
du concile? « En un trait de plume le pape acquerroit plus 
d’autorité qu’il n’auroit pu faire dès et depuis la fondation de 
notre christianisme. » Coquille, si cher aux modernes galli- 
cans, ne soulève aucune difficulté contre la foi du concile, 
et réclame le droit de faire des réserves sur les décrets de dis- 
cipline, « non pour y contredire expressément, mais pour 
retenir les anciennes traditions, jusqu’à ce que les parties en 
aient autrement décidé®. » Il n’en défend pas avec moins d’é- 
nergie les droits de la couronne et les libertés de l’Église 
gallicane. 

Il semble que l’entente aurait dû être facile entre la magis- 
tralure et le clergé, acceptant l’un et l’autre la distinction -de 
la foi et de la discipline. Mais le clergé tenait à la réception 
en masse, même pour Îles décrets de discipline, sauf les ré- 


1 Mémoires de Michel de Castelnau, liv. V, ch. IX, 1564. 

2 Les Recherches de la France, liv. III, ch. XXXIV. - Les OEuvres d’É- 
tienne Pasquier. Amsterdam, 1723, t, 1, p. 294. 

3 Du concile de Trente et de la réception et publication d'iceluti, dens les 
OEuvres de M. Guy-Coquille, Bordeaux, 1708, t. J, p. 253-257,et passim. 


A60 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


serves qu’on lui reprochait de laisser dans le vague. C'était 
ce mode de réception que la magistrature trouvait dangerenx. 
Elle ne consentait qu’à prendre dans les décrets du concile 
ce qui lui paraissait bon en soi et conforme au droit du 
royaume. Les ordonnances, demandées ou rédigées par elles, 
consacrèrent ainsi un grand nombre de dispositions arrêtées 
à Trente. C’est ce que fit notamment l’ordonnance de Blois, 
rendue en 1579, conformément aux vœux des États'. La 
royauté marcha volontiers dans cette voie, elle aimait à don- 
ner une satisfaction parlielle au clergé, sans mécontenter le 
parlement. Celui-ci avait soin de bien établir que, s’il y avait 
des décrets du concile appliqués en France, c'était parce que 
l'autorité royale se les était appropriés, et il tâchait de re- 
pousser la demande du clergé, én soutenant qu’elle n’offrait 
pas d'intérêt, toutes les règles qui pouvaient être admises à 
titre de décrets étant appliquées en vertu d’ordonnances. 

Tels étaient les partis en présence, l’un inspiré par la cour 
de Rome, l’autre cherchant au contraire à inspirer la royauté, 
dont il soutenait les prérogatives. : 

Le refus, qui avait suivi l’assemblée de Fontainebleau, fut 
renouvelé par Charles IX en 1567, en réponse à l’assemblée 
du clergé sous ce prince; il fallut que les prélats, qui tenaient 
le plus aux décrets du concile, se bornassent à les appliquer 
dans leurs diocèses : encore cette application restreinte était- 
elle fort difficile, même fort mal accueillie?,. 

Sous Henri III, la papauté et le clergé purent se croire 
plus près du succès. Ils trouvèrent un appui nouveau el 
considérable dans la Ligue. Le dessein même qui avait 
présidé à la formation de la Ligue en obligeait les membres à 
soutenir le concile de Trente. Il est étonnant que Îles articles 
rédigés à Péronne en 1576 n’en fassent pas mention : oubli 
fut réparé dans l'instruction et le serment envoyés par les Seize 
aux villes de leurs partis, dans les articles arrêtés par les pre- 
miers ligueurs à Nancy en 1587, dans ceux qui furent Joints, 


1 V. dans les OEuvres de Coquille, t. I, p. 462 et suiv., les annotations 
sur l’ordonnance de Blois. 

2 Coll. des documents, Mémoires de CI. Haton, t. 1, p. 234.— Coll. des 
documents, Procès-verbaux des États de 1593, par M. A. Bernard, Discours 
du cardinal de Pellevé, p. 341. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. A61 


le 21 juillet 1578, à l’édit d'union subi par Henri HI. Mais, 
chose remarquable! la Ligue elle-même, dans cet acte qu’elle 
imposait à la royauté, ne parlait pas d’une publication pure 
et simple. L'article portait : « Sans préjudice des droits et au- 
torités de S. M. et des libertés de l'Église gallicane, lesquels 
seraient dans trois mois amplement spécifiés par aucuns pré- 
lats que S. M. députerait à cet effet avec quelques officiers de 
ses cours souveraines‘. » 

L'ardeur avec laquelle les catholiques ligués et bientôt ré- 
voltés réclamaient la publication des décrets ne pouvait qu’in- 
disposer la royauté et les politiques. Ceux-ci n'étaient pas 
éloignés de voir un prétexte de guerre dans la réclamation 
elle-même. L’orgueil royal détournait Henri III d’une conces- 
sion que sa dévotion lui conseillait peut-être. Tant qu’il fut 
libre, jusqu’en 1588, il éluda la demande, tout en déclarant 
qu'il avait le vif désir d’y satisfaire ; il protestait de sa foi en- 
tière à toutes les vérités enseignées par l’Église catholique et 
même aux définitions du concile, il cherchait les moyens de 
lever les difficultés, relevait lui-même les objections de ses : 
ministres; mais, d’un autre côté, il se retranchâit derrière le 
conseil de Fontainebleau, qui avait jugé quinze ou seize arti- 
cles contraires aux droits de la couronne et aux libertés galli- 
canes ; plus tard, mieux renseigné par son chancelier, il en 
signalait quatre-vingt ou cent : en somme, il n’accorda rien. 
Eût-il vraiment désiré de publier le concile, ses ministres et 
le parlement ne lui en eussent pas laissé la liberté. Pour eux, 
ils s’opposaient ouvertement à la réception. Le clergé sollieitait 
une discussion contradictoire. Des conférences étaient ordon- 
nées entre les députés ecclésiastiques et MM. du conseil, 
Ceux-ci appelaient souvent à leur aide les présidents et les 
avocats généraux du parlement de Paris. Ils n’aimaient pas 
ces réunions; ils craignaient d’y être pris au piége et de suc- 
comber; non contents d’agir avec prudence, ils cherchaient 
tous les moyens d'empêcher ou d’interrompreles délibérations. 
Leur parti: était pris d'avance. Ils étaient intimement con- 
vaincus que la réception devait nuire au pouvoir roÿal; ils 
tremblaient qu’elle n’exaspérât les huguenots; si tout prince 
devait redouter la guerre civile, comment celui que menaçait 


1 Palma Cayet, Chronologie novenaire, Introduction 


462 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. . 


la Ligue n’aurait-il pas été intéressé à ménager ceux qu’elle 
voulait détruire * ? 

Dans les états géuéraux, il fallait compter avec les deux 
ordres laïques. Mais, à la fin du XVI° siècle, les élections se 
faisaient sous l’empire d’une passion exclusive. Une seule opi- 
nion pouvait s'exprimer dans les délibérations. Aussi les États 
de 1588 ne firent-ils aucune difficulté d'opiner pour la récep- 
tion. Ce furent même le tiers et la noblesse qui donnèrent le 
signal. Ils se crurent néanmoins forcés de faire, pour les li- 
bertés de l’Église gallicane, une réserve que la Sorbonne traita 
de schismatique ?. À Ja réunion suivante, aux prélendus États 
de 1593, la partie était plus belle encore pour les partisans du 
concile : ils ne négligèrent rien pour la gagner. Les Seize, qui 
tenaient l’assemblée sous la main, Mayenne, qui cherchait tous 
les moyens de combattre la fortune de Henri IV, le légat, qui 
saisissait une occasion unique, uuirent leurs demandes et leurs 
efforts. Le clergé ne se préoccupa que de la difficulté relative 
aux chapitres, et, entraîné par son ancien et vif désir de voir 
substituer les élections à la nomination royale, il consentit à 
recevoir purement et simplement le concile, sauf à prier le 
saint père de résoudre cette difficulté en maintenant les 
exemptions et priviléges (8 mars). Il fallut plus de temps pour 
obtenir le consentement du tiers et de la noblesse. Après un 
mois de démarches et de communications entre les trois ordres, 
te tiers entendit la lecture d’un travail qu’il avait ordonné, 
contenant et critiquant vingl-trois articles du concile, qui 
semblaient « être contre et au préjudice des droits du roi et 
liberté de l'Église gallicane.» 11 décida que les articles seraient 
enregistrés, qu’une copie en serait délivrée à tout député qui 
la demanderait. La résistance était menée par ce qu’il y avait 
de parlementaires dans les États; elle céda à des influences 
irrésistibles. Le 30 juillet, le tiers, et à son exemple, le 3 août, 
la noblesse votèrent pour la réception pure et simple, en ajou- 
tant un article séparé pour supplier le pape de conserver.les 
droits de la couronne et ceux de l’Église gallicane ; la noblesse, 
accoutumée à ne penser qu’à elle-même dans les États, y 


Coll. des procès-verbaux, Assemblée de Melun, 1519, t. I, p. 124 et 121. 
— Assemblée de 1582, t. 1, p. 243. — Id. de 1585, p. 312 et suiv. 
? Coll. des procès-verbaux, États de Blois, p. 475. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 463 


ajoutait les siens propres. Mayenne ne perdit pas de temps. 
Le 8 août, il reçut purement et simplement le concile, en qua- 
lité de lieutenant général. Non-seulement, dans l’ecte de ré- 
ceplion, il ne dit rien dela supplication qui devait être adressée 
au pape, mais.encore, et comme pour en démontrer l’inutilité, 
il félicita le concile d’avoir « renouvelé si religieusement cette 
première discipline ecclésiastique, jadis célèbre en France, 
que nous ne pouvions altendre autre meilleur moyen, pour l’y 
voir reluire comme elle a fait autrefois, que l'observation 
d’icelui. » 
. Le vote des États et la déclaration du lieutenant général ne 
devaient pas être appliqués. L'heure de la Ligue était sonnée: 
les pouvoirs qui avaient contribué à la réception allaient tom- 
ber sans que leurs actes pussent leur survivre. D'ailleurs les 
uns avaient trop exigé, les autres trop accordé, sans se rendre 
compte de ce qui était possible : un historien fait observer que 
« les contentions de la justice ecclésiastique et séculière 
n’ayant été réglées avant cette publication, » elle ne pouvait 
avoir d'effett, | 

Henri IV était vainqueur. C'était à lui qu’il fallait s’adresser 
désormais. Une double occasion s’offrit au clergé français, qui 
reçul son abjuration, au pape Clément VIII, qui lui donna une 
absolution définitive. | | 

.Chevernÿ rapporte que l’archevêque de Bourges fit faire et 
signer à Henri IV une profession de foi « suivant la forme. : 
prescrite par le concile de Trente?, » Cependant Leibnitz, sou- 
tenant contre Bossuet que le concile n’était pas reçu en France, 
dit que les évêques se servirent du formulaire de Pie IV, mais 
“ après en avoir rayé exprès deux endroits qui font mention 
de l'autorité du concile de Trente, comme je l’ai trouvé, 
ajoute-t-il, dans un livre manuscrit tiré des archives, où le 
procès-verbal tout entier est mis assez au long ?, » Quel est ce 
livre? Sullÿ rapporte qu’on avait rempli la confession de foi 
destinée au roi « de toutes les traditions el inventions humaines 
les plus bigottes » et qu’on finit par retrancher « tout ce qui 


1 V; Procès-verbaux des États de 1595, p. 17-80, 145 et suiv., 325, 344 et 
suiv., 395 et suiv., 645. — Palma Cayet, Chronologie novenaïre, liv. V., etc. 

2 Mémoires, année 1593. . 

* Réponse au mémoire de M. l'abbé Pirot, XXIV, etc. 


464 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


n’était point des points essentiels de la religion et non abso- 
lument nécessaire à salut. » Il donne le texte entier de la pro- 
fession de foi. On y remarque que le nom du concile de Trente 
est supprimé aux deux endroits où Pie IV l’avait placé, qu'il 
est seulement question des conciles en général. La profession 
contient un serment d’obéissance « au saint père de Rome, 
successeur de saint Pierre, chef des apôtres, et vicaire de Jésus- 
Christ » mais d’obéissance spirituelle, le texte de Pie IV por- 
tant seulement : veram obedientiam *. 

Clément VILLE, après avoir longtemps refusé le pardon à l’hé- 
 rétique repentant, voulut du moins le mettre au plus haut prix. 
Deux prêtres de l’esprit le plus fin, d'Ossat et du Perron, étaient 
chargés par Henri IV de l'obtenir et d’en discuter les condi- 
tions. La publication du concile en devait être une, et d’Ossat, 
allant au-devant des réclamations, déclarait que le roi était 
prêt à la faire, quand le pape ne lui eût rien demandé; c'était 
le ministre romain, le cardinal Aldobrandini, qui se défendait 
de pousser trop loin l’exigence *. Enfin les négociateurs fran- 
çais acceptèrent la condition suivante, qui forme le septième 
article de la réconciliation : « Que le roi fera publier et ob- 
server le concile de Trente, excepté aux choses qui ne se 
pourront exécuter sans troubler la tranquillité du royaume, 
s’il s’y en trouve de telles, » En transmettant les articles au 
roi, ils se vantaient de n’avoir pas « dépendu un seul point 
de l’autorité, » qui appartenait à la couronne ou à ses magis- 
trats, « quelque grande presse qui leur eût été faite et art dont 
on eût usé envers eux. » Sur le septième article en particulier, 
ils représentaient que la réception du concile serait en somme 
avantageuse pour le roi, que, si elle avait eu lieu plus tôt, elle 
aurait renfermé les prêtres dans leurs fonctions spirituelles, 
L’exception, « pour laquelle faire recevoir il avait fallu aux- 
dits du Perron et d’Ossat suer sang et eau, » garanlissait qu’on 
ne ferait rien qui pôt troubler la tranquillité du royaume, 
: « soit pour le regard de ceux de la religion prétendue réfor- 
_mée, soit autrement. » Elle comprenait toutes celles que la 


‘ Mémoires des sages et royales économies d’Estat de Henry-le-Grand, 
t. 11, ch. XI. 

* Lettres du cardinal d’Ossat au roi, 23 décembre 1594 et 4 janvier 1595, 
p. 48, 57 et 58. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 165 


cour de Rome avait refusé d’admeitre explicitement. Enfin, 
quand les conditions eurent été arrêtées, les représentants du 
_roi firent en son nom une profession de foi suivant le formu- 
laire de Pie IV *, 

On peut voir, in la correspondance du cardinal d’Ossat, 
avec quelle insistance Clément VII rappela au roi de France 
sa promesse solennelle, se plaignant de ce qu’elle n’était pas 
exécutée, de ce que le roi ne faisait rien, même pour la pré- 
parer, tandis qu’il favorisait les réformés, en publiant l’édit 
de Nantes *. Paul V, après lui, reprit la tâche qui n’avait pas 
élé. terminée, mais sans pouvoir la terminer lui-même. Le 
clergé français, dans ses assemblées, appuya les efforts de 
l’un et de l’autre, réservant toujours les droits du roi et les 
libertés de l’Église gallicane, aussi bien que les exemptions et 
priviléges des chapitres, mais remettant au saint père le soin 
de faire les déclarations et de prendre les mesures nécessaires 
pour maintenir les uns ou les autres ?. 

Le moins religieux de nos rois était probablement disposé 
à faire ce que n’avaient pas osé les plus dévots. Son intérêt et 
quelques-uns de ses actes permettent de croire que ses décla- 
rations étaient sincères, 1l avait vieilli dans l’hérésie, il avait 
été relaps après sa conversion forcée de la Saint-Barthélemy, 
il accordait une tolérance, une liberté légale à ses anciens co- 
religionnaires, il ne tenait dans sa politique étrangère aucun 
compte de l’orthodoxie : aussi ses sujets catholiques se dé- 
flaient-ils toujours de lui, une concession importante était . 
presque nécessaire pour faire cesser les rancunes etles craintes. 
. À Rome, la confiance n'avait pas suivi un pardon lentement 
obtenu et chèrement acheté. Le pape ne traitait même pas ab- 
solument Henri IV comme ses prédécesseurs avaient fait les 
autres rois très-chrétiens. Nul prince cependant n’avait eu un 
plus grand besoin d’être bien vu à Rome pour faire excuser ses 
mesures ou réussir ses desseins.. Il était à peu près en guerre 
ouverte avec les JÉRAIéE, qui furent chassés de France sous 


1 Mémoires de Cove: année 1595.— Palma Cayet, Chronologie nove- 
naïre, liv. VIL. 

? Lettres du cardinal d'Ossat, p. 150, 223, 338, 392, 466, 582, 611. 

8 Coll. des procès-verbaux, Assemblées du clergé de 1596 à 1608. — Cf. 
Palma Cayet, Chronologie novenaire, liv. VIII, et Chronologie septenaire, 
iv. I 
XXXIV. . 30 


466 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


son règne, en partie malgré lui. Lors de Pédit de Nantes, mal 
accueilli, même en France, par le clergé et la magistrature !, 
le cardinal d'Ossat écrivait à Villeroy : « Plût à Dieu que vous 
y pussiez ajouter la publication du concile de Trente, comme 
Le plus bel emplâtre qui s’y pût appliquer?!» L’édit, en effet, 
soulevait une vive indignation à Rome. Peu de temps après, 
Henri IV recourut au saint père pour faire prononcer la nul- 
lité de son mariage avec Marguerite de Valois. Ensuite ou 
plutôt pendant toute la durée de son règne, il prépara ce grand” 
dessein dont la partie essentielle était l’abaissement de la ca- 
tholique maison d'Autriche. S’il ne lui disputait pas ce rôle de 
défenseur de l’orthodoxie, qu’elle savait exploiter contre lui*, 
s’il ne tenail pas à ce que sa propre politique fût catholique, 
il tonait à ce qu’elle ne fût pas protestante, parce qu’il voulait 
réussir, et il désirait mettre le saint-siége dans ses intérêts. 
Faut-il s'étonner qu’à un certain moment il ait formé le projet 
de recevoir le concile nonobstant toute opposition? C’était le 
lendemain de l’édit de Nantes, à la veille des négociations qui 
devaient aboutir à l’annulation de son mariage, en 1599, Il ne 
pensait pas du reste à une réception pure et simple ; il comp- 
tait réserver les droits de la couronne, les libertés de l’Église 
gallicane et les édits de pacification. Ses ministres l’approu- 
vaient, Sully ne faisait pas d’opposition. Mais quoique l’in- 
tention du roi fût arrêlée et même hautement annoncée, 
quoique les ministres eussent tout mis en œuvre pour intimider 
ou surprendre les chefs du parlement, tout échoua encore une 
fois par la résistance de ceux-ci et par celle qu’ils firent 
craindre de la part de leur cour. De Thou raconte avee détail 
et complaisance cet incident où il a joué un grand rôle *. Du 
reste le projet ne fut qu’ajourné ; l’année suivante, d’Ossat tra. 
vaillait et croyait réussir à faire agréer par le pape les trois 
réserves dont nous venons de parler °. 

La bonne volonté de Henri IV n'eut pas d’effet. Ce n’était 


1 Sully, Mémoires, ete., t. 111, ch. XXIV. 

2 Leitres du cardinal d'Ossat, p. 554. 

‘S Id. p. 838. 

4 Mémoires sur la vie de J. À. de Thou, en tête de son Histoire, liv. VI, 
t. 1, p. 248 et suiv. 

5 Lettres du cardinal d'Ossat, 16 mai 1600, p. 479. 


J 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 467 


plus la crainte d’inquiéter et d’irriter les huguenots qui empé- 
chait la réception, il était convenu, même avec le pape ?, que 
Jes décrets neleurseraient pas imposés : « La plupartdes catho- 
liques, disait d’Ossat ?, el ceux qui plus peuvent, comme les 
parlements, les chapitres et les principaux seigneurs, ne veu- 
‘lent pas dudit concile. » L’ambassadeur français blâmait à 
Rome celle résistance, en l’imputant à un vil motif, « pour 
n’avoir point à laisser les bénéfices incompatibles, les confi- 
dences et autres abus que la réformation portée par ledit con- 
cile ôteroit, » Mais il n’en était pas moins difficile de n'en . 
tenir aucun compte. 

Aussi Henri IV passa-t-il tout son règne à faire des pro- 
messes et à s’excuser de ne les pas tenir. Sa finesse ne lui per- 
mettait pas de se compromettre lui-même avec les papes dans 
des négociations dont le succès paraissait si peu probable, 
Aussi ne parlait-i] pas ordinairement du concile quand il leur 
écrivait. Le recueil de ses lettres n’en contient qu’une où 
il en soit question *. Ses ambassadeurs protestaient tou- 
jours de ses excellentes intentions; ils rejetaieut les retards 
sur la guerre civile ou étrangère, sur la mauvaise volonté 
d’un grand nombre de catholiques, sur la nécessité de pré- 
parer un si grand acte, en sorte que, au lieu d’exciter le 
scandale, il rencontrât une adhésion unanime. Le roi recou- 
rait à d’autres moyens pour acquérir la précieuse bienveil- 
lance des personnages influents à Rome *, Quant aux de- 
mandes que le clergé lui présentait périodiquement, il n’y 
répondait pas ; ou il se retranchait derrière l’exemple de ses 
prédécesseurs, ou il représentait que la plus grande partie des 
décrets élait insérée dans les ordonnances, ou il promettait, 


1 Lettres du cardinal d'Oasst, 25 avril 1600, p. 467, et 16 mai 1600, p. 479. 

3 Id., 28 mars 1599, p. 396. 

8 Coll. des documents.…., Lettres missives de Henri IV, par M. Berger de 
Xivrey, t. V, p. 183. Dans uné lettre à Clément VIII (8 novembre 1599), le 
roi dit qu’il partage le désir, exprimé par le pape, de faire publier le con- 
cile et rappeler les jésuites ; il promet de rechercher tous les moyens pour 
satisfaire Sa Sainteté. 

# Eettres missices de Henri 1V, 11 janvier 1605, au cardinal de Joycuse. 
« Mon cousin, plus j’examine les raisons motivées de la résolution que 
j'ai prise d'acquérir des amis et partisans à Rome, plus je les juge prei- 
gnantes, et même nécessaire de l’effectuer le plus tôt qu ‘il sera ne 
(T. VI. p. 342.) | | | 


A68 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


mais d’une manière très-vague : une seule fois, en 1602, il 
prit un engagement assez précis pour que le clergé dans la 
suite ne cessât de le rappeler. 

Si jamais la réception du concile eüût pu être i imposée au 
pouvoir royal, c’eût été sous un roi mineur, au nom duquel 
gouvernaient une reine et un ministre italiens. Dès 1610, Je 
clergé renouvela sa demande, Le règne et la régence étaient 
de date trop récente pour qu’une résolution décisive fût prise. 
La question se représenta aux états généraux de 1614, devant 
les députés, cette fois librement élus, de la nation, Le clergé, 
après de longues délibérations, inséra dans le cahier général 
qu’il devait présenter au roi un article relatif à la publication 
qu’il réclamait en indiquant la promesse du feu roi : il y ré- 
servait, comme d'ordinaire, les droits de la couronne, les li- 
bertés de l’Église, les priviléges des chapitres; maïs, suivant 
l’habitude qu’il avait contractée depuis 1593, et malgré une 
vive discussion, il ajoutait à cette réserve : « Sitôt et après 
qu’il aura plu à S. S. d’agréer que ladite publication soit faite 
sans préjudice des droits, elc. » Sa demande émut Popinion 
publique et souleva de vives controverses : les vingt-trois ar- 
ticles soumis au tiers en 1593 furent réfmprimés et commen- 
tés !; le fameux du Puy publia un écrit contre la réception. 
Le clergé voulut obtenir l’assentiment des deux ordres laïques. 
On sait quelle lutte opiniâtre était engagée entre ceux-ci. La 
noblesse hésita quelque temps; elle craignait de porter atteinte 
aux prérogatives de la couronne et désirait se concilier le 
clergé ; ce dernier sentiment l’emporta; elle forma la même 
demande ?. Le tiers ne céda point. Miron, qui le présidait, 
répondit à l’évêque de Beauvais : « Que, pour le regard de la 
doctrine et de la foi, il n’y avoit bon catholique qui ne tint 
pour article de foi tout ce qui étoit décidé dans ledit concile, 
ainsi que dans les autres; et que par conséquent nous. n’avions 
pas besoin d’autre approbation... Ce n’est pas à nous qui 
sommes laïques d’entrer en conncissance de cause pour ce 
sujet, nous contentant d’en apprendre les résolutions par la 
bouche de nos pasteurs, auxquels nous adhérons très-religieu- 


1 Procès-verbaux des états généraux de 1593, p. 146, note 1. 
3 Recueil des cahiers généraux des trois ordres des eétats-généraux, 
Paris, Barrois, 1789, t. IV, p. 170. 


J 


: CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL, 469 


sement. Mais nous les supplions de considérer qu’il est inouï 
que jamais on ait procédé en ce royaume à aucune promul- . 
galion de concile, bien qu'œcuménique ÿ il n’y en a aucun 
exemple dans les registres du parlement ni ailleurs. Aussi la 
vraie publication des conciles gît en l’observance et exécution 
d'iceux, comme pour exemple il se pratique dans beaucoup 
de choses du concile de Trente parmi nous, sans que pour eela 
il soit nécessaire d'en exprimer le nom. » Miron concluait que 
le tiers n'avait pas à examiner la question, que le temps lui 
manquait pour résoudre les difficultés qui s’opposaient à la ré- 
ception des décrets, le cahier du tiers étant clos et à la veille 
d’être présenté au roi : « MM. du clergé, ajoutait-il, non sans 
ironie, se peuvent mettre d'eux-mêmes dans l'exécution et 
observation de ‘ce concile, pour le prendre règle et modèle 
de leurs mœurs et actions, et enfin en pratiquer les résolutions 
et documents, en retranchant la pluralité des bénéfices et au- 
tres abus, auxquels il a remédié. » Le tiers, à uue grande 
majorité, embrassa l'opinion exprimée par son président, et 
les grandes concessions que le clergé lui fit offrir sur la rédac- 
tion du vœu le trouvèrent inflexible ?, 

Sans doute le tiers arrivait au refus de publication, comme 
le parlement : il n’est pas douteux qu’il ne subit l’influence 
des motifs souvent mis en avant par les ministres et les ma- 
gistrats, qu’il ne crût nécessaire de protéger la couronne et 
l’Église gallicane; le vote motivé des provinces le prouve. 
Maïs le discours de Miron, qui entraîna sa résolution, est 
conçu dans un esprit tout différent. C’est une chose étrange 
que, au commencement du XVII‘ siècle, un oratéur du tiers 
ait proclamé l’incompétence de l’État en matière religieuse. 
Sa doctrine a pu être inspirée par lé désir d'empêcher la ré- 
ception officielle des décrets ; il a pu, en restituant au clergé 
son indépendance, le mettre malicieüsement en demeure d’en 
user et de se réformer lui-même. Il est cependant certain qu'il 
n'a ni voufu ni cru trahir la société laïque et le pouvoir civil 
en leur déniant tout droit, pour les décharger de toute obliga- 
tion, au sujet du concile : il a pensé qu’il restait fidèle aux 
principes anciens de notre droit pute puisqu l'en invoquait 
la constante RO 


1 Recueil des cahiers généraux, ete., p. 58-6Â et 10. 


470 BROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


Le clergé ne demandait pas mieux que de se voir attribuer et 
de prendre au sérieux une compétence exclusive dans une 
affaire où il avait au moins le principal intérêt. Dans ces 
mêmes États, il avait soutenu, comme én 1585, que l’autorité 
royale n’avait pas à se mêler de ce qui concernait le dogme. 
Il avait renouvelé la déclaration précédemment faite qu’il re- 
connaissait dans le concile l’inspiration du Saint-Esprit, pro- 
clamé que « l’Église gallicane, en général et en particulier, 
était obligée d’embrasser avec lui cette sainte doctrine, comme 
aussi elle l’embrassait et l'honoraït, et en faisait publique DReE 
fession ?. » 

Poussé par ses propres désirs, excité peut-être par la dé- 
claration d’incompétence des tiers et par son ironique mise 
en demeure, le clergé prit enfin une grande résolution. L’as- 
semblée de 14615, n'’obtenant pas de réponse malgré ses 
instances réitérées, malgré les conférences ordonnées, malgré 
un appel renouvelé aux promesses du feu roi, rendit à l’una- 
nimité la déclaration suivante : « Les cardinaux, archevêques, 
évêques, prélats et autres ecclésiastiques soussignés, repré - 
sentant le clergé général de France, ont unanimement re- 
connu, reconnaissent et déclarent être obligés, par leur devoir 
et conscience, de recevoir, comme de fait ils ont reçu etre- 
çoivent ledit concile, promettant de l’observer, autant qu’ils 
peuvent, par leurs fonctions et autorité pastorale et spirituelle. » 
De plus, « pour en faire une plus ample, plus solennelle et 
plus particulière réception, » l'assemblée exprimait l’avis que 
les conciles provinciaux ou tout au moins les synodes diocé- 
sains, convoqués à cet effet, la proclamassent dans un court 
délai * 

Les ajournements avaient lassé le clergé ; il se passait de la 
royaulé, comime le tiers lui en avait donné le conseil sans 
penser qu'il dût être suivi. Notre ancienne histoire offre peu 
d’actes aussi hardis. Le clergé avait bien choisi son temps. Il 
n’eût point agi de la sorte sous le règne de Henri IV ou sous le 
ministère de Richelieu. 

La réception fut officiellement annoncée au roi par Fraà- 
çois de Harlay, coadjuteur de Rouen. Le roi ne répondit rien. 


1 Coll. des procès-verbaux, t. Il, p. 114. 
3 Id., t. ll, P. 242. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 471 


L’année suivante seulement, il dit à ceux qui lui demandaient 
de faire remettre les choses dans l’état où elles étaient avant 
une résolution prise sans son autorisation, qu’il n’avait pas 
approuvé cette résolution, qu’elle n’avait aucune suite, qu il 
ne laisserait rien faire sans nicontre son autorité. . 

La magistrature parisienne montra plus de vigueur. Le 
Ghâtelet supprima « le libelle portant le titre de Remontrance 
sous le nom du clergé de France... comme contenant... même 
une prétendue réception du concile de Trente faite sans per- 
mission et autorité du roi. » L’imprimeur fut condamné à 
400 livres d’amende et banni pour trois ans de la prévôté 
et vicomté de Paris, Mais le Châtelet n’avait pas un rang 
assez élevé pour qe sa résistance suppléät à à celle du pouvoir 
royal. 

__ Le clergé laissa passer é années sans parler du concile, 

comme s’il eût vouluse faire pardonner son audace et assurer à 
sa résolution l’autorité que donne une exécution incontestée 
grâce au silence, En 1625 seulement, il résolut de « procurer 
que le concile de Trente fût publié au plus tôt de l’autorité-: 
royale comme il étoit déjà reçu, depuis dix ans, par la spiri- 
tuelle des‘prélats. » En réclamant la publication de tout ce qui 
était en dehors des clauses préjudiciables aux droits du roi et 
aux libertés de l’Église gallicane, il rappelait « pour le salut 
et conduite des âmes... qu’il faut obéir » aux décrets des 
conciles « par obligation de conscience, à cause de l’antorité 
de l’Église plus que par la force des ordonnances ?. » 

La même année, Richelieu préparait, pour le conéeil du 
roi, un règlement où se trouvaient ces mots : « Concile de 
Trente: qu’il soit reçu... sans préjudice toutefois de ce qui peut 
toucher les droits de ñotre couronné, exemption ét libertés de 
l'Église gallicane *. » Son projet n’eut pas plus d’exécution 
_ que la promesse de-Henri 1V. Il n’en est pas fait mention dans 
son Testament politique. 

À vrai dire, le clergé n’avait plus besoin de rien demander 
à la royauté, et il cessa d'exprimer un vœu dont le succès, fo r 


1 Preuves des libertés de l'Églies gallicane, 1651, ch. XIV, t. IL pe 255. 


2 T. IL, p. 482. 
: Col. des documents.., ‘Lettres, instrucfions diplomatiques et papiers 


d'État du cardinal de Hichelieu, publiés per M. Avenel LI pitt 


472 | | ‘DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


mal assuré, lui devenait indifférent. Le concile de Trente re- 
cevait son application, dans la mesure où elle était possible, 
d’une part en vertu des mesures qu'avaient prises depuis le 
règne de Charles IX, et que pouvaient prendre désormais les 
évêques dans leurs diocèses , d'autre part en vertu de la dé- 
claration collective de 4615. Tous les prêtres ayant charge 
d’âmes ou droit d'enseigner devaient signer la profession de 
foi de Pie IV, où le concile était compris. Bossuet écrit, en 
1701 : « Tous tant que nous sommes d’évêques et tout ce 
qu’il y a d’ecclésiastiques dans l’Église Ponte pous 
avons souscrit la foi de ce concile. » 

On a contesté aux évêques le droit d'engager la nation , Soit 
par la signature apposée aux décrets du concile, soit par les 
dispositions qu’arrêtait chacun d’eux, soit par les déclarations 
qu’ils rendirent d’un accord unanime ?. Nul doute que ce droit 
ne leur ait pas appartenu, d’après les habitudes qui, à défaut de 
textes écrits, formaient pour la France une sorte de constitu- 
tiou. Cependant l’exercice qu’ils en firent ne donna lieu à 
aucune difficulté pratique, parce qu’ils surent le restreindre 
aux matières purement spirituelles. Ils ne prétendirent pas 
toucher aux rapports du pouvoir religieux et du pouvoir civil. 
Disons plus : ce fut principalement à la doctrine et aux mœurs 
qu'ils appliquèrent leur déclaration, non à la police et à la 
discipline, au moins dans les premiers temps. 

La distinction du dogme et de la discipline avait été, sous 
“Heori III et à plusieurs reprises, critiquée par les ministres de 
la royauté, heureux de se retrancher derrière l’impossibilité 
de recevoir le concile pour partie, mais les rois eux-mêmes 
Pavaient acceptée et proclamée, la plupart de leurs défenseurs 
s’y étaient attachés pour rester orthodoxes en se montrant 
gallicans. 

Pierre de Marca, dans ce livre * qu’il publia pour concilier 
les deux pouvoirs, pour mettre d’accord le clergé et les ma- 
gistrats sur le sens des libertés gallicanes avec l'agrément de 
la royauté*, parla de la demande qu’avaient faite si souvent les 


1 Lettre à Leibnitz, 12 août 1701. 

? Réponse au mémoire de M. l'abbé Pirot, IX. . 

* De concordia sacerdotis et imperii seu de libertatibus ecclesiæ galli- 
canæ, libri VIIL, Paris, 1663, lib. 11, c. 17, n° 6. 

* V. sur ce point, dans la Bibliothèque de l'École des chartes, 1"° série, 


CONCILE DE TRENTE, — POUVOIR CIVIL. 473 


évêques français et qui avait toujours été refusée. Mais, d’après 
lui, si les princes, dans l’intérêt de l’Église gallicane et de ses 
libertés en péril, avaient cru impossible de recevoir le concile 
pour le tout et préféré le refus de publication au parti incon- 
venant d’une réception partielle, il ne fallait pas conclure de 
leur résistance qu’ils repoussassent la communion du concile, 
« quam in negolio fidei sanclissime colunt. » Ce même Pierre 
de Marca cita un édit rendu en 1579, touchant la réception des 
décisions dogmatiques du concile : une telle autorité assurait 


la décision du clergé français et faisait disparaître son usurpa- 


tion. Mais l’authenticité de l’édit fut contestée, et il ne semble 
pas qu’elle ait été prouvée ou même défendue !, 

Quelques années plus tard, Fleury faisait paraître son In- 
slitulion au droit ecclésiastique * : « Ses décrets de doctrine, 
disait-1l en parlant du concile *, ont été reçus en France sans 
_ difficulté comme venant d’un ‘concile œcuménique. » Il re- 
grettait que la nécessité de ménager les réformés à la fin du 
siècle précédent et les scrupules de plusieurs catholiques, 
entre autres des magistrats, sur certains points regardés comme 
contraires à nos libertés, eussent empêché la réception des 
décrets de discipline. 

Bossuet fut singulièrement étonné quand Leibniz, travaillant 
à la réunion des deux Églises, voulut prouvér que le concile 
de Trente n’était pas reçu en France, pour écarter un obstacle 
à peu près insurmontable : « C’est un fait constant, écrivait-il ?, 
. et qu’on peut proùûver par. une infinité d’actes publics, que 
toutes les protestations que la France a faites contre le con- 
cile, et durant sa célébration, et depuis, ne regardent que les 
préséauces, prérogatives, libertés et coutumes du royaume, 


t. V, p. 585-606, un très-intéressant article de M. Gab. Demante, intitulé : 
Histoire de la publication des livres de Pierre-du Puy sur les libertés de 
l'Église gallicane. 


1 Leibnitz, Réponse, etc., III. — Héricourt, {. c., n° 19, t. I, p. 281, 


note 2.— Durand de Maillane, Dict. de droit canonique et de PrRQUE 
bénéficiale, 3° édit., 17176, v° Trente. 

2 1677 et 1679. 

8 1re partie, ch. I, nouv. édit. par Boucher d'Anters, Paris, 1767, t. I, 
p. 38. 


2° partie, ch. VII, Sur le concile de Trente. 


D] 


+ Réflexions de M. l'évêque de Meaux : sur l'écrit de M. l'abbé Molanus 


+ 


474 ©: DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


sans toueher en aucune manière aux décisions de la foi, aux- 
quelles les évêques de France ont souscrit sans difficulté dans 
le concile. H est même très-véritable que la discipline du con- 
cile de Trente, autorisée dans la plus grande partie par l’or- 
donnance apppelée de Blois..., s’affermit de plus en plus 
dans le royaume et qu'à peu d'articles près elle y est uni- 
verselle. » | 

Una fait d’une sobééG on constante ne pouvait guère être 
nié. On cherchait à en détruire l’autorité en soutenant que le 
consentement tacite de la nation et des rois n’équivalait pas à 


une réception authentique, le sens, en expliquant ce consen- 


tement par une subtilité : «Je demeure d’accord, disait Leibnitz!, 
que les doctrines du concile de Trente sont reçues en France ; 
mais elles ne sont pas reçues comme des doctrines divines ni 
conime de foi, et ce eoncile n’est pas reçu en France pour règle de 
foi, ni par conséquent comme œcuménique. » Ce n’étaitpoint par 
obéissance aux décisions de l'Église universelle que là France 
acceptait les définitions dogmatiques de Trente, c’était parce 
qu’elle les trouvait exactes en elles-mêmes, conformes à celles 
qui avaient toujours été professées par son clergé, à ce que 
toutes les Églises avaient cru longtemps avant le VI° siècle ?. 
Le nombre des décrets sur la discipline appliqués en France, 
tendait sans cesse à s’accroître, l’édit de 1695 sur la juridiction 
ecclésiastique en adopta un grand nombre, mais on faisait re- 
marquer qu’ils devaient leur application soit à l’autorité royale, 
soit à l’usage, qui admettait les décisions du concile, quand 
elles n'étaient pas contraires à notre droit public el aux canons 
reçus parmi nous ?, | | 

L'opposition faite par les parlements et les a 
au concile ne cessa pas ; elle produisait encore de temps en 
temps des ouvrages où les décrets contraires aux droits du 
royaume et aux libertés de l’Église gallicane étaient soigneu- 
serment relevés et critiqués *, elle se manifesta jusqu'à la fin du 
XVIIIe siècle dans les écrits de nos canonistes les plus distin- 
gués, mais c'était une opposition de souvenir, sans intérêt aç- 


1 Lettre à la duchesse de Brunswick, 2 juillet 1694, — Cf. Réponse, I. 

4 Cf. Héricouri, L. c , p. 281, note 1, et la citation de Réal, qui s'y troyye. 

8 Leibnitz, L. c. — Héricourt, L. c. p. 282, art. 20. — Durand de Maillane, 
v° Trente. 

* Notes sur le concile de Trente, par Razsicod. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 4175 


tuel. On se bornaït à constater que les décrets n'avaient pas 
été officiellement publiés; maïs personne ne soutenait qu’ils 
l’eussent été ou même ne demandait qu’ils le fussent ‘; on 
rappelait les principes de notre droit public, qui paraissaient 
en contradiction avec plusieurs de ces décrets, comme poùr 
poser une limite dernière à l’application de plus en plus éten- 
due que recevait le concile; mais cette limite, personne ne 
songeait à la franchir. Du reste, les parlements eux-mêmes 
témoignaient le plus grand respect pour le concile; on rap- 
portait que, au commencement du XVII siècle, le fameux 
avocat général Servin ne parlait que de la convocation de 
Trente, qu’il avait repris un avocat pour avoir invoqué un de 
ses décrets; mais on ajoutait que ce scrupule n’était plus suivi, 
que les cours laissaient désormais citer tout ce qui n’était pas 
contraire aux ordonnances. 

En résumé, dans la pratique, le pape et le clergé n’auraient 
rien obtenu de plus, si la royauté avait consenti à publier le 
concile, en réservant ses droits et les libertés de l’Église gal- 
‘licane. En apparence, la victoire resta au pouvoir royal et à 
ses magistrats. En effet, ce fut au pouvoir religieux qu’elle 
appartint. Peut-être même l’eut-il plus complète, la devant à : 
sa propre persévérance et à un long usage, que s’il n'avait pu 
se passer d’une concession formelle. Ce ne fut pas seulement 
toute la doctrine définie et la plus grande partie de la disci- 
pline établie par le concile qu’il fl admettre : ce fut encore son 
indépendance. Il ne put fléchir le pouvoir civil, mais il put se 
passer de lui, 


N: 


La manière dont la convocation d’un concile œcuménique a 
été faite de nos jours marque assez la différence des temps : 
« On se souvenait, a dit, il y a quelques mois, Mgr l’é- 
vêque d'Orléans, des difficultés politiques qui entravèrent si 
tristement le concile de Trente, et les temps nouveaux parais- 


- 


À Cependant Fénelon, dans ies Plans de gouvernement, destinés au duc 
de Bourgogne, faisait entrer le conseil suivant : « Recevoir le concile de 
Trente, dont les principaux points sont reçus dans les ordonnances, avec 
des modifications pour les points purement temporels. » (Ar& J1, 164.) 


476 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


saient plus défavorables encore. On croyait les pouvoirs mo- 
dernes plus défiants et plus hostiles, et la liberté de l’Église 
plus entravée, son action plus amoindrie que jamais... Et voici 
que la tenue d’un concile œcuménique est, politiquement, plus 
facile aujourd’hui qu’elle ne l’eût été aux temps de Philippell, 
de Louis XIV ou de Joseph IT, » Le pape n’a pas eu besoin de 
consulter, même de prévenir les puissances, catholiques ou 
autres, pour appeler an premier concile du Vatican les évêques 
du monde entier, Îl a pu fixer librement le temps de la réunion, 
, dans un pur et inattendu mouvement de foi, que n’ont altéré 
ou gêne ni la crainte de la révolution intérieure et de l’agres- 
sion étrangère, ni le désir de ménager, soit Lel prince, soit les 
chefs de la société civile en général. Il a choisi la capitale de” 
ses États diminués, pour y faire acte de pontife, au moment 
même où le droit de gégner en cette qualité lui est le plus vi- 
vement contesté, el sans craindre que les Pères ne parussent 
manquer de liberté parce qu’ils siégeraient là où lui-même. 
serait encore, au moins pour quelque temps, le maître. Il n’a 
pas plus sollicité la faveur et le secours des princes qu’il n’a 
demandé ou obtenu leur consentement : il s’est adressé direc- 
tement aux évêques, sans croire, soit qu’ils eussent besoin 
d’être poussés ou protégés, soit qu’ils pussent être empêchés 
d'aller vers lui et retenus par un pouvoir humain dans l'accom- 
plissement d’un devoir. Les chefs d’État enfin, n’ont pas été 
convoqués en même temps que les prélats ; leur influence ne 
doit pas venir en aide à l’inspiration du Saint-Esprit ; il semble 
qu’ils n'aient pas, pour eux-mêmes et pour les peuples qui 
leur sont soumis ou confiés, d'intérêts temporels à défen- 
dre au sein d'une assemblée toute religieuse ; quant aux 
intérêts spirituels, on ne croit plus qu’ils en aient, même en 
partie, la garde. | 

Le pouvoir civil, d'accord avec l’opinion publique, a trouvé 
tout naturel l’acte du souverain pontife, cet acte qui l’eût jadis 
blessé comme une révolte el une usurpalion. 1l n’a protesté 
ni en se fondant sur ce que la convocation était faite sans son 
assentiment, pour un temps peu opportun, dans un lieu sans 
liberté, ni en se plaignant de ce que ses sujets recevaient di- 
rectement une injonction d’un pouvoir étranger, de ce que lui- 
même était mis à l'écart d’une réunion, où il avait toujours été 
appelé, où il avait joué quelquefois un rôle prépondérant. 


CONCILE DE :TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 477 


Sa conduite s'explique sans peine: on peut en indiquer 
deux grandes raisons. 

En premier lieu, le monde ne demande et n’attend plus avec 
celte impAUeNCe qu'il eut jadis la convocation d’un concile, 
parce qu’il n’a plus la foi vive et générale des temps anciens. 
Le nombre est trop grand des esprits gagnés à l'indifférence 
ou même passés à l'hostilité. Une affaire qui intéresse, fût-ce : 
au plus haut point, la religion catholique, ne paraît pas inté- 
resser l’humanité tout entière. Même en Europe, qu'importe 
aux protestants et aux orthodoxes grecs, que le concile ne ral- 
liera pas, aux incrédules, plus bruyants, quoique moins nom- 
breux, qu’il ne convaincra pas? La vie religieuse était autre- 
fois toute la vie des peuples, grâce, en partie, à l’unité 
L'unité n'existe plus depuis longtemps : qui en espère le 
prompt rétablissement? La vice civile, sous toutes tes formes, 
s’est développée avec une puissance extraordinaire : elle attire 
les préoccupations à peu près exclusives des nations et de 
leurs chefs. Ceux-ci sont, pour la plupart, indifférents; ils ont 
perdu cette foi d’origine, qui, du reste, servait trop rarement 
jadis à régler leur conduite. Quels que soient d’ailleurs leurs 
sentiments personnels, ils n’ont pas à se préoccuper de l’in- 
fluence que pourrait exercer un concile sur les relations inter- 
nationales, de la prépondérance qu’il donnerail au souverain 
dont les évêques y seraient en majorité; il n’est pas question 
de maintenir ou de rétablir la paix dans les États, en récon- 
ciliant les catholiques et les PRO AAOS à la veille d’en venir 
aux mains, 

En second lieu, nous sommes ne du temps et du régime 
où rien ne paraissait plus beau que « le sacerdoce étroitement 
uni avec la D D EN tout en paix par le concours de ces 
deux puissances *. 

On a remarqué na et non sans raison que la 
cour de Rome elle-même, qui s’est prononcée contre la sépa- 
ration de l’Église et de l’État, l’a reconnue en fait, quand elle 
a rédigé sa bulle d’indiction de manière à ne laisser aucune 

part à l’État dans la convocation et dans les travaux du con- 
cile. Nous n’en sommes pas à la séparation, mais cette union 
des deux pouvoirs si étroite, qu’elle ressemblait à une confu- 


1 Bossuet, Sermon sur l'unilé de l'Église. 


478 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


sion, à cessé ; elle a fait place à une alliance, dont toutes lés 
conditions peuvent ne paraître pas satisfaisantes aux deux 
parties, surtout après un certain temps, mais qui, en somme, 
suppose, et dans une certaine mesure consacre leur indépen- 
dance respective, L'Église revendique énergiquement la sienne; 
il est à souhaiter que personne, dans son sein, ne conteste 
celle de l’État. L'une est la condition de l’autre. 

Mais le régime ancien est plutôt encore miné par l'opinion 
publique, par le progrès ou le changement des esprits et des 
mœurs, qu’il n’est détruit par les lois et officiellement rem- 
placé par un régime tout différent. 

Beaucoup de personnes en voient un débris dans toute al. 
liance, si équitable qu’on la suppose. En France, le premier 
consul, qui restaura plus qu’il ne créa, voulut se substituer 
purement et simplement aux anciens rois. La substitution fut 
plus complète encore, quand il fut devenu empererr et qu'il 
eut été sacré. Elle fit revivre tout l’ancien droit non écrit sur 
les rapports de la France avec Rome. Pour la première fois, 
des dispositions formelles consacrèrent les prérogatives les 
plus importantes du pouvoir civil. Citons-en deux seulement, 
parce qu’elles se rapportent à notre sujet: le troisième des 
articles organiques, ainsi conçu : « Les décrets de synodes 
étrangers, même ceux des conciles généraux, ne pourront 
être publiés en France avant que le gouvernement en ait exa- 
miné la forme, leur conformité avec les lois, droits et fran- 
chises de la République française, et tout ce qui, dans leur 
publication, pourrait altérer ou intéresser la tranquillité pu- 
blique ; » l’art. 20, ainsi conçu: « Ils (les évêques) seront 
tenus de résider dans leurs diocèses ; ils ne pourront en sortir 
qu’avec la permission du premier consul, » 

On pourrait reprocher au pouvoir civil un défaut d’habileté, 
mais non une usurpation, si, venant à sortir de sa réserve, il 
voulait se faire représenter au concile, ÿ exercer une sérieuse 
influence; il se prévaudrait d’un droit dont l’exercice pourrait 
être plus opportun, mais qui ne saurait lui être contesté. Nos 
articles organiques lui permettraient de retenir ou de rappeler 
les évêques pour enlever à l’assemblée le caractère de concile 
œcuméuique, pour dispenser la France d’obéir aux décrets. 
Ces décrets, en tout cas, ne seront officiellement publiés en 
France qu'avec son consentement; il sera libre de le refuser. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. 479 


Cette dernière faculté est probablement-la seule dont il sera 
tenié d’user ‘. Encore ne pourra-t-il empêcher que la publica- 
tion, non la publicité, et les décrets une fois portés, n’im- 
porte comment, à la connaissance de tous, ce n’est pas l’ opi- 
nion du Conseil d’État, ce n’est pas l’ordre du souverain qui 
leur donneront ou leur enlèveront leur autorité sur les con- 
sciences, Il est très-vraisemblable que le pouvoir civil ne 
songera même pas à faire entrer des représentants au concile : 
une intervention directe et ostensible des gouvernements dans 
les assemblées religieuses, dans le règlement des questions 
religieuses, les exposerait au ridicule, aujourd’hui que leur 
incompétence est reconnue, et compromettrait gravement leur 
politique, avjourd’hui que la société civile est si jalouse de 
son indépendance, de sonexistence séparée. Il ne serait ni plus 
conforme à l’esprit des lemps modernes ni plus habile de 
donner des ordres ou d’intimer des défenses aux futurs Pères 
des conciles; pas un évêque, peut-être, en France du moins, 
n'obéirait, s’il lui était prescrit de rester ou de retourner dans. 
son diocèse, ne se laisserait ouvertement dicter un vote par 
le pouvoir, civil, ne servirait d’organe à ses prétentions, d’a- 
gent à ses desseins. 

Le pouvoir civil, renonçant à des droits surannés, serait-il 
plutôt disposé à ne s’occuper nullement du concile, comme 
si la séparation de l'Église et de l’État était déjà consommée? 
Dans les pays où il ne veut pas proclamer le principe de cette 
séparation, même pour l’avenir, il l’accepte et l’applique bien 
souvent, même pour le présent. Le silence et l’inaction qu’il 
s’est imposés, au moment de la convocation, peuvent se pro- 
longer pendant la tenue, après la clôture du concile. Il sem- 
blerait alors regarder ce qui doit se passer à Rvme comme 
étranger à la société dont il a la direction, comme exclusive- 
ment propre à une autre sociélé dirigée par un autre pouvoir. 
Il ne se donnerait pas l’embarras d'examiner des décrets pour 
les condamner ou les approuver; il continuerait à se conduire 
sans en tenir comple, comme s'ils n’avaient pas été rendus. 
Ainsi serait supprimée une cause de difficultés pour les gou- 


1 V. les séances du Corps législatifs, 10 juillet 1868 (Moniteur universel, 
11 juillet 1868) et 10 avril 1869 (Journal officiel du 11 avril 1869), les deux 
discours, si mesurés, de M. Baroche, garde des SCEAUX. 


480 | DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


vernements, peut-être de conflit entre les deux pouvoirs, civil 
et religieux. L'usage que l'Église catholique ferait de son 
indépendance pour prendre des décisions, sans consulter 
l'État, n’affectrait pas HIFACDENRAANCEs non moins nécessaire, 
de celui-ci. 

Mais d’abord il ést douteux que le pouvoir civil, au moins 
en tout pays, s’abstienne de faire acte d'autorité, après comme 
durant le concile. Les gouvernements ont pu n’exercer pas 
quelques-uns de leurs droits; mais n’en exercer aucun, ce serait 
renoncer à tous. Il en coûte toujours d’abdiquer, fût-ce un 
titre illusoire, füt-ce un pouvoir incommode. L'opinion pu- 
blique imputerait peut-être une telle abdicalion à la négligence 
ou à la connivence; elle se plaindrait qu'une protection fût 
retirée à la société civile par ses propres chefs. Que l’idée de 
la séparation ait fait et fasse chaque jour des progrès, qu’elle 
, S'impôse souvent en pratique à ceux mêmes qui la repoussent 
en théorie, rien de plus vrai; mais qu’on puisse à cette heure 
et dans notre vieux monde l’appliquer avec toute son étendue, 
la pousser jusqu’à ses dernières conséquences, rien de moins 
vraisemblable : « Nous n’avons pas en notre pouvoir, dit 
Bossuet !, ni le commencement de l’inclination ni la fin de 
l'habitude.» Il est possible que la manière dont sont réglés les 
rapports de l’Église et de l’État ne tienne pas à l’inclination de 
chaque peuple, mais elle fait partie de ses plus fortes habi- 
tudes. id 

D'ailleurs la nature des questions qui seront soumises au 
premier concile du Vatican ne peut trouver le pouvoir civil 
indifférent. Le Bien public?, après avoir donné la liste et la 
composition des commissions auxquelles sont confiés les 
travaux préparatoires, disait : « La commission la plus im- 
portante est celle de Théologie dogmatique. Mais une de celles 
qui excitent l'intérêt le plus général est la commission pré- 
sidée par S. Ém. le cardinal de Reisach, laquelle s’occupe des 
relations de l’Église catholique avec les gouvernements et avec 
la société civile. », La société s’est émue à la nouvelle que les 
chefs de la société religieuse allaient délibérer sur un tel sujet ; 
elle en est préoccupée, inquiète. Que cette inquiétude soit bien 


1 Sermon de la vénilence. 
_ ? Cité par le Français du 29 novembre 1868. 


CONCILE DE TRENTE. — POUVOIR CIVIL. A8 


o umal fondée, nous n’avons pas à le rechercher; il est im- 
possible de la nier, puisque les prélats eux-mêmes cherchent 
à la calmer. D'où vient-elle? De la pensée que des principes con- 
traires aux principes admis et appliqués par la société civile, en 
politique, en droit publicou privé, pourraient être admis par le 
concile, que l’Église catholique chercherait à les faire appliquer 
après les avoir posés. Qu'importe? dira-t-on. Si l’Église seborne 
à.des déclarations, l’État n’a pas à s’en occuper; si elle passe 
à des actes, l’État, qui a la force, saura venir à bout de la résis- 
tance et même de la révolte. Mais, quelle que soit l'issue de Ja 
lutte, ne sera-t-il pas fâcheux, déplorable qu'il faille en sou- 
tenir une, et la sagesse ne prescril-t-elle pas aux chefs des 
deux sociétés de faire tous leurs efforts pour l’éviter ? Ces deux 
sociétés ne sont pas distinctes comme deux nations, même 
voisines : elles se trouvent, au moins en Europe, chez ces 
peuples qui ne sont pas d’hier, qui gardent des habitudes 
indestructibles alors même qu'ils croient avoir brisé pour 
jamais avec leurs antiques traditions, intimement et constam- 
ment mêlées l’une à l’autre : la pensée les sépare, la réalité les 
réunit, et Dieu veuille que ce ne soit pas pour les mettre aux 
prises l’une avec l’autre! Un conflit ne peut s'engager sans 
exposer à bien des périls même la plus forte, sans faire com 
mettre bien des injustices même à celle qui aurait commencé 
par avoir le bon droit. La victoire coûterait trop cher. La paix 
serait trop difficile à rétablir. 

Comment les chefs des deux sociétés ne chercheraient-ils 
pas à prévenir un tel péril? Mais suffirait-il au pouvoir civil 
d’attendre que les décrets fussent rendus et promulgués à 
Rome, pour en arrêter dans chaque État la publication offi- 
cielle? Opposition tardive et inutile qui ne servirait qu’à faire 
éclater sa mauvaise humeur et qui procurerait peut-être aux 
décrets du concile une obéissance plus exacte en la rendant, 
en apparence au moins, plus méritoire! Le pouvoir civil n’au- 
rait même pas le mérite d’être conséquent avec lui-même : 
s’il commence à s'abstenir, qu’il s’abstienne jusqu’au bout. 
A quoi bon se présenter, quand tout sera fini ? Le pouvoir re- 
ligieux, lié par tant de précédents, ne peut lui contester le 
droit d'exercer une certaine action dans le concile; qu'il en 
use, s’il y trouve son avantage, mais qu’il en use de la manière 


la plus avantageuse, ou qu il ne choque pas les idées mo- 
XXXIV.  . 31 


‘ 


482 DROIT ECCLÉSIASTIQUE. 


dernes en prétendant les servir. S'il n’y a plus, au moins dans 
le monde catholique, de chef d'État qui se dise assauié au 
pouvoir du saint père, qui se croie chargé de veiller sur les 
âmes des sujets ou des citoyens, s’il n’y a plus d’évêques dis- 
posés à se rendre au concile ou à s’eu éloigner, à y parler, à 
y voter, suivant Jes ordres reçus de leurs princes, les gou- 
vernements sont en relations avec le pape, qui présidera le 
concile ; ils peuvent lui représenter avec plug ou moins de 
force les nécessités auxquelles il faut qua le concile ait égard, 
s’il veut faire accueillir ses décisions et ne pas troubler la paix 
du monde ; ces nécessités sont à peu près les mêmes partout, 
les représentations des divers gouvernements se rencontreront 
sur beaucoup de points, le pouvoir civil, si divisé au goncile 
de Trente, n’a aujourd’hui que des motifs pour être uni, at gatie 
union, si elle s’établit, lui assure une influence aussi considé- 
rable que salutaire. L'indépendance des évêques doit âtre res- 
pectée ; mais, dans chaque pays, ils ont contracté l'habitude de 
compter avec le pouvoir civil, l'expérience leur 8 appris, en 
les mettant tous les jours en contact avec Jes autorités can. 
stituées, avec l’opinion publique, jusqu'où le pouvoir religieux 
peut aller, sans se compromeltra dens un déplorable el vain 
antagonisme : pourquoi les mêmes représentations ue leur ge- 
raient-elles pas faites? Ne gseraient-ils pas souvent disposés à , 
les appuyer de leur autorité personnelle? Voilà, si nous ne 
nous trompons, sous quelle forme et dans quelle mesure le 
pouvoir civil peut intervenir aujourd’hui à un concile, et nous 
croyons qu'une telle intervention, si elle était à la fois ferme 
et habile, ne serait pas dépourvue d’ulilité, aussi bien pour 
l'Église que pour l'État. 

Ce serait la France qui interviendrait de la manière la plus 
efficace. D'un côté la société civile, chez elle, « est certaine- 
ment la plus complète expression de l’esprit moderne {, de 
l’autre, il n’est pas, en Europe, de grand pays où l’appliçation 


des principes nouveaux souffre moins de difficultés de la pert 
de l’Église catholique. Il y a près de soixante-dix ans que 


celle-ci a été surprise et heureuse de reprendre une existgnée 
légale, sûre, honorée chez le peuple qui avait proclamé ges 


: M. Albert de Broglie, le Christianisme et la société française. — Roue 


des Deux- “Mondes, {st février 1869. 


DROIT ROMAIN. — INTRODUCTION GÉNÉRALE. 483 


principes. Une longue expérience a montré qu’elle n'avait pas 
besoin de les combattre et de les renverser pour se maintenir, 
pour s'étendre. Sans doute une partie trop nombreuse de ses 
membres les subit par nécessité plutôt qu’elle ne les accepte 
avec empressement ou même avec bonne grâce. Mais qu'im- 
porte si tous reconnaissent la nécessité, s’ils sont forcés de 
convenir qu’un régime fondé sur de tels principes n'empêche 
pas la religion d’être libre et prospère? La France trouve donc 
en elle-même un grand et décisif exemple à invoquer. C’est de 
plus, en ce moment, parmi les nations catholiques, celle qui 
a le plus d'autorité, qui inspire le plus de conflance. Les autres 
sont trop peu importantes, ont des relations difficiles, ou 
même sont en état d’hostilité avec le saint-siége. Si une action 
quelconque pouvait être exercée par le pouvoir civil sur les 
décisions du conclle, c’est la France qui devrait représenter 
ce pouvoir. ALBERT DESJARDINS. 


mt es cr ne 


PRÉGIS DE DROIT ROMAIN’, 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. 


Le mot droif s’emploie dans deux aoceplions distinetes, Dans 
la première, il a pour corrélatif le mot dsvoir. En ce sens, la 
droit consiste à pouvoir exiger d’une on da plusieurs person- 
nes, quelquefois de teut ls monde, un acte ou une abslention, 
et il a son fondement dans le fait même de notre existence in- 
dividuelle: nous sommes, donc nous avons le drail d’être, 
c'est-à-dire d'exercer libremeuL et de dévelapper dans toute 
leur plénitude les faenltés physiques 81 morales dont nous 
naissons doués. Mais l’abservation nous montrant dans nos 
semblables les mêmes facultés qu’en nous-mêmns, nous en 
eonoluons bien vite, par instinot autant que par raisonnemeni, 
qu'ils ont comme nous ledrait de les exercer. Notre dreit nous 
apparaît donc limité par le droit d'autrui, aussi respectable 
que la nôlres et ainsi so trouve engendrée la nation du 
dovoir qui, comme on l’a dit aveo autant do justesse que d’ear 


? M. Accarijas, agrégé à la Faeulté do droit de Parls, publie actuctlement, 
à Ja librairie Gotillon, un Préois de droit romain, dont il nou: autorise à 
communiquer l’Introduction aux lecteurs de la Revue. (Nof’e de larédaction.). 


AS4 DROIT ROMAIN. 


piit, u'est autre chose que la conscieuce de notre propre droit 
dans autrui. Ainsi conçu, le droit n’a qu'une autorité morale : 
la conscience le proclame, mais aucune force humaine n’en 
assure l’observation. 

Dans un second sens, celui auquel nous allons particulière- 
ment nous attacher, on appelle droit une collection de règles 
qui, sous des noms divers (lois, ordonnances, plébiscites, sé- 
natus-consultes, etc.), tendent à déterminer nos droits tels qu’ils 
on! eté précédemment définis et à en protéger l’exercice, Ces 
règles présentent en général, les deux caractères suivants: 
1° Elles émanent du peuple, soit directement, soit, et c’est le 
cas de beaucoup le plus ordinaire, par l’intermédiaire d’une 
autorité qu’il a constituée, acceptée ou subie. L'observation 
en est garantie par une sanction consistant invariablement ou 
en des voies de contrainte, ou en des déchéances, ou en des 
peines. 

Ce qu’il importe avant tout de bien comprendre, car là est le 
fondement philosophique et la raison d’être du droit, c’est que 
l’émission de ces règles constitue un fait supérieur à toute 
convention sociale et à tout caprice de l'autorité; c’est qu’elle 
correspond à une série de faits permanents et indestructibles 
qui forment la loi et la vie même des sociétés. Ces faits peuvent 
se ramener à quatre catégories dont chacune engendre une 
branche spéciale du droit: 1° Les particuliers ont entre eux des 
relations se raltachant toutes à deux faits aussi anciens et 
aussi nécessaires que l'humanité elle-même, savoir la famille 
et la propriété, De là le droit privé ou droit civil !. 2° Partout, 
pour assurer la sécurité des individus et pour leur procurer 
certains services qu’ils ne peuvent pas se rendre eux-mêmes, 
on a créé un ensemble de pouvoirs définis et organisés qui 
forment ce qu’on appelle l’État. De là le droit public et le 
droit administratif, le premier réglant la constitution et les 
attributions de l'État, le second ses rapports avec les particu- 
liers. 3° Tantôt des accidents naturels, tels que la situation 
géographique ou des différences de langue ou de race, tantôt 
aussi des causes artificielles, comme la conquête, ont séparé 
les hommes en plusieurs groupes ou sociétés distinctes vivant 


4 Dans le droit civil je comprends et le droit commercial qui n’en est 
qu’une branche spéciale, et la procédure civile qui ne fait qu’en assurer 
l'exécution. 


Ld 


INTRODUCTION GÉNÉRALE, 485 


dans une plus étroite communauté de destinées et que l’on ap- 
pelle des nations. Or, à défaut de sympathie, la nécessité ou 
l'intérêt déterminent des rapports entre les nations même les 
plus dissemblables : de là, pour les régler, le droit des gens 
ou droit international‘. Enfin l’expérience nous prouve que 
trop souvent des hommes, poussés par la misère, par des pas- 
sions mal gouvernées ou par je ne sais quelle perversité natu- 
relle, se laissent aller ou se livrent à des actes directement 
attentatoires à la personne ou aux biens de leurs semblables : 
de là, sous le nom de droit criminel ou droit pénal, toute une 
série de règles destinées, les unes à prévenir ou à réprimer de 
tels actes, les autres à garantir les honnêtes gens contre une 
application indiscrète de ces mesures préventives ou répres- 
sives. 

L'existence des législations se justifie donc par leur nécessité, 
et l’on peut affirmer qu’une société sans un droit quelconque 
est aussi inconcevable qu’une société où personne ne travail- 
lerait. ” 

Mais les règles promulguées par le législateur n’ont pas à ce 
titre d’autre valeur que celle d’un fait. Simple manifestation de 
l'autorité, c’est-à-dire de la force, elles s’imposent évidemment 
à la volonté de tout homme prudent, elles ne commaudent 
pas nécessairement le respect de l’homme éclairé. En d’autres 
termes, nul ne les méconnaît qu’à ses risques et périls; mais 
pour obtenir une adhésion réfléchie platôt qu’une soumission 
forcée, 1l est essentiel qu’elles présentent un caractère scien- 
tifique. Or c’est à deux conditions seulement, c’est par la mé- 
thode dans la construction et par la vérité des principes que 
le droit s’élève à la hauteur d’une science. Il sera méthodique 
si toutes ses dispositions, partant de conceptions nelles et 
bien concordantes, forment un enchaînement logique et une 
coordination régulière ; car qui dit science implique une série 
continue d’idées dont les unes engendrent les autres et dont 
l’ensemble aboutit à une construction complète. Mais cette pre- 


1 Le droit des gens se distingue jusqu’à présent par deux particularités 
tenant à ce qu’il n’y a pas d’autorité organisée qui puisse imposer sa vo- 
lonté aux diverses nations : 1° Il se forme par les traités et les usages seu- 
lement; sur certains points même, il demeure à l’état de pure conception 
philosophique. 2 Ii n’a pas de sanction régulière et pacifique. Il ne con: 
pait d'autre procédure et d’autres voies d'exécution que la guerre. 


_486 | DROIT ROMAIN. 


mière condition, relative à la forme plutôt qu’au fond, ne nous 
donnerait à elle seule que l’extérieur et l'appareil de la science; 
nous n’obtiendrions qu'une construction régulièrement faite, 
mais artificielle, partant sans solidité. Il faut donc, et c'est là 
la seconde condition, la plus essentielle des deux, que le droit 
parle de principes vrais, propres à réaliser son but qui est 
d'assurer l'application de la justice dans les rapports réci- 
proques des hommes ét de leur procurer la plus grande 
somme possible d'utilité matérielle et morale. Ces principes, 
pour échapper à la discussion, doivent être empruntés aux 
données de l’expérience, Or les sciences qui les fournissent, 
les sciences que l’on doit considérer comme les régulatrices 
du droit, celles en dehors desquelles il tombe dans la conven- 
tion et dans l'arbitraire, sont la morale et l'économie politique: 
la morale en tant qu’il a pour objet le juste, l'économie politique 
en tant qu'il a pour objet l’uuile. Ge sont ces deux sciencus 
qui engeudrent le drois naturel, que l'on peut définir la con- 
ception idéale du juste et de l’utile. À ce droit naturel on op- 
pose, sous le nom de droit positif, les règles émises et imposées 
par le législateur; non sans doule qu'on veuille par un tel lan- 
gage consiaier un anlagonisme fatal et absolu entre ces deux 
droits: on veut simplement exprimer que le droit positif ne 
réfléchit pas nécessairement le droit naturel, mais que c'est sa 
conformité plus ou moins pérfaite à cet idéal qui donne la me- 
sure de sa valeur scientifique. 

Il faut préciser brièvement le rôle de la morale et de l’éce- 
nomie politique dans la formation du droit positif, 

Je résume la morale dans les trois principes suivants : 1° Se 
respecter soi-même, et par là j'entends soil le gouvernement 
des passions par la raison, soit l'exercice régulier de toutes 
nos facultés, principalement de celles qui nous séparent de 
Paninral, Là se bornerait la morale, si l’homme vivait isolé. 
2° Respecter la personne de nos semblables, ou, selon la for- 
mule vulgairé, ne pas faire à autrui ce que nous n6 voudrions 
pas que l’on nous fit à nous-mêmes. Ce second précepte est 
üné déduction du premier. Il constitué la justice proprement 
dite, et il est la condition de l'existence des sociétés. 3° Mettre, 
quaud none le pouvons, notre activité au service de nos sem- 
blubles, où, selon la formule reçue, faire pour autrui ce que 
nous voudrions que lor fit pour nous-mêrnes. Ge précepte, 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. 487 . 


cohséquence également du premier, mais conséquence plus 
éintaine, engendre la bienveillance et toutes les vertus qui s’y 
rattachent. Îl est la condition du progrès des sociétés. 
_ Maintenant, le droit est dominé d’une manière absolue par 
ces trois préceptes en ce sens qu’il doit s'interdire rigoureu- 
rensement toute prescription qui de loin ou de près conduirait 
à les violer. Mais faut-il que les faisant tous les trois sortir du 
‘domaine de la conscience individuelle, il les traduise et les dé- 
taille en des formules extérieurement obligatoires? Faut-il 
qu’il se fasse l’exécuteur strict de Ja morale entière? Le bon 
sens de tous les peuples et de tous les siècles a répondu non. 
La mission du législateur est uniquement de garantir à chacun 
son droit d’être, par conséquent d’assurer à tous une égale 
liberté par une limitation égale et aussi étroitement mesurée 
qu'il est possible de la liberté de chacun. Donc le législateur 
sanctionners absolument le second précepte, et les devoirs de 
justice, une fois consacrés par le droit positif, prendront le nom 
significatif d'obligations. Mais il ne sanctionnera ni le premier 
précepte, celui qui contient la morale purement individuelle, 
ni le troisième, celui qui contient la morale sociale positive. 
À Ja sanction du premier, il est suffisamment pourvu par les 
conséquences naturelles que sa violation entraîne, savoir le 
mécontentement de soi-même, le mépris public, quelquefois 
des infirmités, toujours un certain abaissement de l’intelli- 
&ence et du cœur. A l’observation du troisième, nous sommes 
puissamment excités et par la sympathie et par un autre mo- 
bile encore plus écouté, par l'intérêt personnel, qui bien com- 
pris ne trouve pas son compte dans un étroit égoïsme. 
Quant à l’économie politique, science qui étudie les lois 
naturelles du travail et de la richesse, elle éprouve la valeur 
des institutions juridiques et en contrôle la légitimité par leurs 
résultats. Démontrant que partout où l'injustice a reçu une 
organisation légale, il en est résulté tôt ou tard des dom- 
mages même matériels, elle aboutit à cette large et féconde 
conclusion que le juste et l’utile marchent associés dans une 
constante et intime harmonie. C’est ainsi que l’esclavage, la 
plus monstrueuse violation de la notion du juste, fut aussi la 
plus grande entrave au développement de la richesse chez les 
peuples anciens et les perdit dans la misère. Donc, quand 
mème Île droit n’aurait d'autre objet que la détermination du 


488 DROIT ROMAIN. 


juste, l’économie politique lui serait encore un précieux auxi- 
liaire, en signalant par leurs conséquences pratiques les injus- 
tices inaperçues que recèlent souvent des institutions univer- 
sellement approuvées. Que si maintenant nous envisageons 
une catégorie de lois fort nombreuses qui se meuvent plus 
particulièrement dans la sphère de l’utile, et qui, indifférentes 
dans leur essence à la morale, peuvent être ou ne pas être 
sans que la justice en souffre, il est évident que la science 
économique ne jouera plus ici le simple rôle d’auxiliaire : c’est 
elle. qui fournira les principes. Parmi ces lois figurent toutes 
les lois interprétatives de volonté : j'entends par là celles 
qui, dans la prévision de notre ignorance des affaires ou de 
notre légèreté trop fréquente, règlent les conséquences de nos 
actes juridiques pour le cas où nous ne les aurions pas réglées 
nous-mêmes. Ainsi deux personnes se marient : rien ne lesem- 
‘pêche d’ordonner, comme elles l’entendent, leurs intérêts 
pécuniaires respectifs ; mais sielles ne l’ont pas fait, laloile fait 
pour elles. Or, bien évidemment, la morale n’a pas d’intérêt 
direct à ce que les époux vivent sous tel régime plutôt que 
sous tel autre. La mission du législateur est donc de faire le 
choix le plus conforme à la pensée probable des parties et à 
l'intérêt général de la société. Dans cette même catégorie de 
lois, rentrent encore celles qui déterminent la forme des actes 
et celles qui organisent des institutions de crédit. Par exemple, 
qu'importe à la morale que le testament exige ou n'exige pas 
une date, que la lettre de change puisse ou ne puisse pas être 
tirée d’an lieu sur le même lieu? Donc ici encore, quel est l’of- 
fice du législateur, sinon de poser les règles les plus riches en 
résultats utiles et les moins fécondes en procès? Dans toutes 
ces matières et autres pareilles, c’est de la soience économique 
que le droit relève directement ; et si quelque lien se rattache 
encore à la morale, c’est en ce sens que la morale baute- 
ment comprise ne saurait s’accommoder d'institutions nuisibles 
à la société. | | 

En résumé, la loi constate nos droits, elle les organise, elle 
les sanctionne, maïs elle ne les crée pas. Le droit n’est pas 
tel parce qu’il est écrit dans les textes, mais les textes ne 
valent qu’autant qu’ils expriment le droit. Égarés hors du juste 
et de l’utile, ils n’ont plus que l’autorité passagère de la force 
mise au service du caprice et de l’erreur. Les bonnes intentions 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. _ 489 


ne suffisent donc pas pour faire de bonnes lois. Il faut que le 
législateur marche les yeux invariablement fixés sur les don- 
nées positives que lui fournit la double observation des phéno- 
” mènes de conscience et des phénomènes sociaux, afin de re- 
produire dans un calque de plus en plus fidèle cet idéal du 
droit naturel que nous ne réussissons jamais à saisir d’une 
manière absolue ni à fixer dans une formule définitive. J'ajoute 
que si le droit emprunte ses principes généraux aux deux 
sciences supérieures dont j'ai parlé, il-doit en ce qui con- 
cerne la forme et le mode d’organisation de chaque institution, 
consulter les mœurs, les besoins spéciaux et les traditions his- 
toriques du peuple pour lequel il est fait; mieux que cela, il 
s’en inspire presque fatalement et sans le vouloir. Et là est 
la condition de sa popularité; là aussi, dans cet élément con- 
tingent et variable, réside l'originalité des diverses légis- 
lations. | | 
De ce qui précède deux conclusions importantes se dégagent: 
1° Le pouvoir législatif est essentiellement limité dans sa com- 
pétence. Qu’il réside dans le peuple entier, dans une collection 
de représentants ou dans un seul homme, il n’a qualité pour 
légiférer ni sur toutes choses ni dans un sens quelconque. 
Et par conséquent le mot souveraineté, qu’on a si souvent em- 
ployé pour exprimer les attributions du législateur et par 
lequel on semble le placer au-dessus du droit dans une sphère 
de toute-puissance absolue, ce mot ne correspond à aucune 
idée vraie: il exprime une erreur qui n’est pas encore sortie 
de tous les esprits ni complétement bannie de la pratique. 
2° Le droit est essentiellement mobile et progressif. D'une 
part, en effet, les mœurs et les besoins des peuples se modi- 
fient, leurs traditions s’effacent” ou se renouvellent, et des : 
institutions dont le fond reste le même s’organisent sous une 
forme différente. D’autre part et surtout, la morale et l'éco- 
nomie politique, qui fournissent au droit ses principes, ne 
sont pour l’homme ni des dons innés ni les produits heureux 
de je ne sais quelle intuition : elles se développent lentement 
par l’expérience ; ce n’est que peu à peu qu’elles arrivent à dé- 
gager dans tous leurs détails les notions du juste et de l’utile, 
-et les erreurs dans lesquelles elles tombent chemin faisant se 
réfléchissent invinciblement dans la législation. Aussi à mesure 
que l’on remonte vers l’antiquité, trouve-t-on les lois plus dé- 


490 Ÿ DROIT ROMAIN. 


fectueuses dans leurs principes, et à mesuré au coniraire que 


l'humanité vieillissant grossit le patrimoine de ses souvenirs 


et de ses observations, le droit se perfectionne, non pas néces- 
$éairement comme œuvre d'art, mais comme œuvre morale et 
ütile. 

Connaissant la mission du législateur, il ne sera ni long 
ni difficile de déterminer quelle est celle du jurisconsulte el 
à quelles conditions l’étude d'une législation produira des 
résultats vraiment scientifiques. Avant tout, le jurisconsulte 
doit connaître la loi positive; il doit en être l'interprète 
fidèle, et pouvoir, dans toute hypothèse donnée, dicter la 
décision que rendrait un bon juge. Il faut donc que, dépouil- 
lant ses propres idées et sa personnalité, il commence par 
entrer dans l’esprit du législateur, qu’il se pénètre des prine 
Cipes vrais ou faux dont la loi est l’expréssion vivante, qu'il 
en comprenne les applications immédiates et en sache dé- 
duire loutes les ‘Conséquences. À cetle fin, deux choses lui 
Sont nécessaires : une pleine possession de tous Îles textes 
législatifs, et une exacte connaissance des précédents im- 
médiats de la loi et des circonstances au milieu desquelles 
elle est née. Pour qui borne son ambition à devenir un prati- 
cien exact, à savoir diriger sûrement. ses propres affaires ét 
cèlles d'autrui, cela peut suffire. Mais le savoir’ qui ne va pas 
au delà de la pratique ne mérite pas le nom de science; pos- 
séder les textes et même l'esprit de la loi, c’est rester dans le 
domaine du fait, et les faits ne sontpas la science, ils n’en sont 
quele point de départ. Que faut-il donc de plus au jurisconsulte ? 
i faut qu’il soit en mesure de juger la loi etde motiver ses juge- 
ments; qu'il la comprenne non-seulement en elle-même, mais 
dans ses rapports nécessaires avec le milieu social où elle 
fonctionne ; enfin, qu’il puisse d’un doigt sûr marquer les amé- 
liorations qu’elle appelle. Or trois sciences lui fourniront les 
éléments propres à l’accomplissement de cette tâche déli- 
tate. La morale et l’économie politique lui permettront de 
faire le triage des principes rationnels et des principes de 
convention, de ce qui est viable et de ce qui ne l’est pas. 
L'histoire lui expliquera comment il se fait que des institu- 


» , L1 e ° a 
lions reposant sur des principes faux aient pu vivre longtemps, 


peut-être vivent encore: il verra que ces institulions s’expli- 
quent par des besoins accidentele, mais réels, par des idées 


Nr us + € 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. _ 44 


fausses, mais généralementacceptées, qu’elles sont, ën un mot, 
le produit naturel du milieu quiles a Vues naître. À l’égard même 
des institutions rationnelles dansleur principe, t’est encorel’his+ 
toire qui lui fendta compte de leur forme, toujours un péu arbi: 
traire,puisqu’elle varie plus ou moins sélonles peuplesetlespaÿs: 
De tout cela résultera une vue nette des progrès à accomplit, 
soit des progrès immédiatément réalisables, soit de ceux que la 
nécessité de composer avec des mœurs ët des préjugés enrh+ 
racinés oblige d’ajournér. En résumé donc, au point de vue 
pratiqué le jurisconsulté doit toujours allier le point de vüe 
philosophique ét lé point de vue historique. Ge qu'est la loi, 
ce qu’elle a été et ce qu’elle doit être, voilà l’objet élévé dé 
ses recherches. Et ce qu’il y de plus scientifique dans ce genrè 
d’études, c’est précisément la parlie critiqué, celle qui aboutit 
à dégager les éléments rälionnels et durables d’un droit, À 
expliquer l’arbitraire de certaines inslitulions par des lois sut 
périeures au capricé de l’homme, enfin à signaler les amélio- 
rations et les réformes qu’une législation exige. Là résidé ce 
qu’on appelle la philosophie du droit, en dehors dé laquelle 
le jurisconsulte languit dans lé terre-à-terre de l’interpré- 
tation. | 

L'exposition de ces idées générales m’a paru nécessaire en 
tête d’un livré élémentaire. Reste à voir pourquoi le droit roi 
main, droit inapplicable chez nous, droit mort, droit auquél 
aucun àvocat h’oserait plus aujourd’hui emprunter ses arpu- 
ments ni aucun juge ses considérants, pourquoi ce droit que 
nul homme intelligent, ayant le sens vrai des besoins de sôh 
époque, ne songé à faire revivre comme droit pratique, figure 
pourtant dans le programme de nos études officielles, d’études 
jusqu’à un certain point obligatoires. La question n'est pas 
d’une médiocre importance ; car l’esprit humain, au moitis 
dans l’ordre des choses sérieuses, ne s’applique pas volontiers 
sans ün but défini, et un enseignement qu’on croit inutile ne 
saurait ni attacher ni profiter. D'autre part, le but assigné à 
l'étude du droit romain détermine naturellement la méthode 
qu’il convient d’y apporter. | | 

Et d’abord personne ne niera que, si l’histoire et la littéra- 
turé de Rome valent la peine d’être étudiées, et c’est un point 
que je suppose admis, la même utilité s’attache nécessairement 
à la connaissance du droit romain. C’est chose évidente, en 


492 DROIT ROMAIN. 


effet, que plusieurs grands événements de la vie intérieure ou 
extérieure de Rome, par exemple les longues luttes des patri- 
ciens et des plébéiens, les guerres serviles, la guerre sociale, 
ne s'expliquent sérieusement que par des causes tirées de la 
pature de ses institutions juridiques. Il n’est pas moins évident 
que la littérature latine étudiée non-seulement daus sa forme, 
mais comme reflet de la vie réelle des Romains et comme ex- 
pression de leurs mœurs, s’éclaire par la connaissance de leur 
droit, de même qu’à son tour elle projette sa lumière sur ce 
droit. Il n’y a même aucun paradoxe à soutenir, tant l’esprit 
juridique faisait le fond de l’esprit des Romains, que qui ignore 
absolument leur droit n’entre jamais dans tous les secrets de 
leur langue littéraire. Mais j’écarte ces considérations, malgré 
Jeur justesse, pour me placer au point de vue purement juri- 
dique. Or à ce point de vue, les raisons que l’on donne ordi- 
nairement pour justifier l’enseignement du droit romain peu- 
vent se ramener à trois : 1° 1| y a dans nos Codes quelques 
dispositions directement empruntées au droit romain, et dont 
par conséquent, mieux qu'aucun commentaire, il éclaire le 
vrai sens et la portée pratique. Ce premier motif est d’une in- 
suffisance manifeste ; car de telles dispositions sont rares, leur 
intelligence n’exige nullement la connaissance du droit ro- 
main dans sou ensemble ; enfin l’expérience prouve que l’on 
peut être un homme d’affaires entendu, un praticien délié sans 
soupçonner les premiers éléments du droit romain, de même 
que certaines personnes parlent le français avec exactitude, 
même avec finesse, sans se douter de l’origine latine d’une 
foule de nos mots et de nos constructions. 2 Si l’on veut com- 
prendre le droit français, non plus dans son sens pratique, mais 
dans ses raisons d’être historiques, si l’on veut non-seulement 
saisir la signification de’nos textes législatifs, mais, ce qui est 
plus difficile et non moins essentiel, assister à la génération 
de nos institutions, c’est souvent à l'antiquité romaine qu’il 
faut remonter, et il est aussi impossible d’étudier philosophi- 
quement le droit français sans le droit romain que d’arriver à 
une possession scientifique de la langue française sans une 
- Connaissance approfondie du latin, Ce second motif, d’une im- 
portance incontestable, me paraît encore insuffisant. En effet, 
les origines de notre droit actuel ne sont pas exclusivement ro- 
maines : il a puisé non moins largement dans nos vieilles cou- 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. 


tumes françaises et quelquefois dans le droit canon; pourtant 
ni les coutumes ni le droit canon ne figurent dans notre en- 
seignement officiel. Ajoutez que le droit romain lui-même n’y 
entre pas tout entier, il n’y entre que pour le droit privé. Or 
ce serait une grave erreur de croire que nos droits public, ad- 
ministratif et criminel n’aient pas quelques-unes de leurs ra- 
cines, et des plus profondes, dans le sol romain. 11 faut donc 
trouver un motif justifiant plus particulièrement l’étude du 
droit privé des Romains, la justifiant même pour un peuple 
dont les origines n’auraient rien de latin. 3° Le droit privé des 
Romains présente, non pas toujours dans ses principes, mais 
comme construction et comme œuvre d’art, une supériorité 
marquée non-seulement sur leur droit public, mais aussi sur 
” les autres législations anciennes et peut-être même modernes. 
Les causes de cette supériorité apparaîtront bientôt, lorsque 
j'expliquerai le mécanisme législatif des Romains. Ce que je 
constate pour le moment, c'est qu’envisagé à l’époque cias- 
sique, je veux dire dans la période intermédiaire entre Cicéron 
et Alexandre Sévère, et étudié directement dans les textes des 
grands jurisconsultes, il développe d’une manière admirable 
les qualités qui caractérisent l’esprit juridique, savoir la finesse 
de l’analyse, la rigueur dans la déduction et le sens pratique, 
Jamais, en effet, législation ne fut plus géométriquement con- 
struite; jamais jurisconsultes ne déduisirent avec plus de sû- 
reté les conséquences d’un principe ; jamais enfin la langue 
juridique n’atteigmit ptus heureusement à cette élégance sobre 
qui consiste surtout dans la propriété de l’expression et la 
finesse du tour. Aussi peut-on affirmer, sans nulle exagération, 
que c'est du jour où le droit romain fut sérieusement étudié 
en France que notre propre droit, jusque-là informe, com- 
mença à se coordonner scientifiquement. Et je tiens que celui 
qui laura approfondi, dût-il plus tard en oublier tous les dé- 
tails, en aura néanmoins retiré un profit durable : à défaut 
d’érudition, il lui restera l’art de raisonner et le sens juri- 
dique ; et pour emprunter à Montaigne une de ses expressions 
les plus pittoresques, sil n’a pas meublé son intelligence , 
il l’aura forgée. / 
A ce troisième motif que je crois suffisamment décisif, j'en 
ajouterai un quatrième selon moi encore plus décisif et d’un 
ordre plus élevé. Le droit romain, précisément parce qu’il a 


À94 DROIT ROMAIN. 


. cessé de vivre, et parce qu'en congéquence nous l’étudions . 
" d’une manière plus désintéressée et plus vraiment soiontifique, 
me paraît mieux approprié que le droit français au but final 
que nous devons toujours poursuivre, savoir la fixation de nos 
idées générales et la copception des progrès à réaliser dans 
notre propre société. Je m’explique : sans doute le temps « 
effacé pour toujours certains faits considérables, tels qua l'es- 
olavage, qui jadis fixèrent l’attention des législateurs; sans 
doute aussi celle attention est aujourd’hui sollicitée par des 
faits étrangers aux civilisations anciennes. C’est ainsi que 
l'invention de l’imprimerie, en permettant la reproduction ra- 
pide et indéfinie des œuvres de l'intelligence, a fait naître 
des théories et des lois sur la propriété littéraire. Néanmoins 
n'est-il pas incontestable que les relations essentielles que le 
droit se propose de régler demeurentinyariablement les mêmes? 
Est-0e que la famille et la propriété, etoomme conséquence, la 
mariage, la filiation, les contrats, les successions, ete., ne 
forment pas aujourd'hui comme autrefois le prinéipal objet du 
droit privé? Donc que nous appliquions notre intelligence à un 
droit vivant ou à un droit mort, o’sst toujours dans le même 
milieu d’idées que nous vivons. Mais dans l'étude d'un droit 
vivant, surlout d'un droit qui est le nôtre, la prédominance 
forcée du point de vue pratique, la nécessité d’éplucher mi- 
nutieusemaut tous les iextes, d’on préciser les applications 
même les plus rares et Îles conséquences les plus lointaines, 
nous entraînent trop sauvent, même à notre insu, à laisser 
dans l’ombre les idées fondamentales qui doivent gouverner 
le droit et à considérer la législation régnante comme une 
œuvre définitive et invariable. Aussi n’est.ce pas sans quelque 
effort que nous parvenons à éviier deux écueils également pée 
rilleux, une tendange à la oasuistique qui fausse le jugement, 
et une autre qui élouffe l’idés et le désir du progrès, la tendanos 
au respect sans contrôle de lois que nous voyons s'appliquer 
tous les jours. Ces deux tendances, qui forment le mauvais 
côté de ce qu’on appelle l’esprit juridique, il est plus facile d’y 
échapper quand en étudie une législation marte et spéciales 
-ment une législation qui s’est développée à la manière du droit 
romain. H cest évident d’abord qu’étudier un drajit mort, ce 
n’est autre. chose qu'étudier par un côté spécial l’histoire d'up 
peuple, c’est l’étudier dans ce qu’elle a de plus iutime et d'é- 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. 498 


ternellement vivant, par conséquent de plus instructif, dans 
le développement des idées. Or, ou je m'abuse, ou de telles 
études présentent, plus qu’aucuna autre, le double avantage 
de mürir le sens critique et de nous préparer à l'intelligence 
de notre époque, parce qu’elles provoquent des comparaisons 
mullipliées et qu’elles nous initient à la marche et aux procde 
dés naturels de l'esprit humain dans l’enfantement progressif 
da ses conceptions. Cela est tellement vrai que toutes les 
aciences morales, quaud elles se séparent de l’histoire, sont 
condamnées à una métaphysique vague ou à l'arbitraire des 
systèmes, L'étude du passé est une condition essentielle de leur 
progrès. Mais en ce qui concerna la science juridique, ces ré. 
sultats, ai-je dit, me paraissent tout particulièrement attachés 
à l’étude de la législation romaine, et cela tient à ce que de 
toutes Gelles qui sont arrivées à un certain degré de perfeetion, 
nulle n’a seçompli une évolution aussi spantanée et aussi ori- 
ginale, C’est qu'en effet, à l’époque inconnue, mais très. 
recnlée, où les Romains commencèrent à poser les principes 
de leur droit, de celui qui s’exprima plus tard dans les Douse 
Tables, ce peuple sans doute avait ses traditions; mais iln’é. 
ait pas dominé par des précédents législatifs proprementdite + 
il w’avait pas à sa disposition un arsenal de vieilles lois na- 
tionales ou de lois étrangères. Sa législation primitive ne fut 
donc pas une çopie, el ne vécut pas d'emprunts. Elle exprima 
avec roideur et originalité les mœurs propres d'un pauple 
encore barbare, Plus lard, quand on sentit le besoin de réagir 
et de créer une législation nouvelle, cette réaction ne fut pas, 
comme cela arrive trop souvent chez les peuples modernes, 
l'œuvre brusque et saccadée d’une autoriié indécise, agissant 
au hasard, multipliant les tâtonnaments et revenant le lende- 
main sur les essais de la veille; elle fut, on le verra bientôt, 
l'œuvre directe ou indirecte des jurisconsultes, œuvre lente, 
progressive, empreinte de logique, dans laquelle ces juricon- 
sultes s’inspirèrent, non pas de systèmes hasardeux ni d’un 
esprit d'imitation, mais de leur bon sens et des besoins ré- 
vélés par les faits qu’ils avaient sous les yeux. Le droit ra- 
main nous apparaît donc comme un praduit spontané de 
l'esprit humain abandonné à sa logique naturelle, et c’est 
pourquoi dans l'ensemble de son développement historique 
‘il (orme une série continue et un enchaînement où tout se 


496 DROIT ROMAIN. 


tient. On peut dire de ce droit ce que Cicéron (De rep., II, 1) 
disait de la constitution politique de Rome : sa perfection tient 
à ce qu’il ne fut pas l’œuvre improvisée d’un jour ni d’un 


homme, mais l’œuvre patiente des siècles, l’œuvre commune 


de tous les citoyens. D’où il résulte que tout en exprimant avec 
fidélité le caractère romain, il nous offre dans sa physio- 
nomie singulièrement originale le spectacle attachant de l'esprit 
humain s’analysant lui-même, débrouillant petit à petit ses 
idées, et par un effort continu s’approchant de plus en plus de 
l'équité et de la méthode. Ces progrès sont d’autant plus inté- 
ressants à suivre, que le langage éminemment conservateur des 
jurisconsultes suffit presque toujours à en marquer la source et 
à en fixer la date approximative. Pour qui possède bien ce lan- 
gage, il est souvent facile de démêler jusque dans le chaos du 
Digeste, ce qui appartient au vieux droit civil, ce qui constitue 
une innovation prétorienne ou ce qui est dû aux jurisconsultes, 
de même qu’à l'inspection des différents terrains la science 
discerne à quelle période géologique remonte la formation 
_ de chacun. En résumé donc, si l'étude approfondie du droit 
romain ne nous façonne pas directement à la pratique des 
affaires, si elle ne forme pas des avoués et des notaires, elle 
nous donne cette expérience scientifique bien autrement 
précieuse que l’on puise dans les leçons de l'histoire, et par là 
certainement elle se résout en un profit net pour l'intelligence 
et en un élément de progrès pour l’avenir. 

Est-il besoin maintenant d’insister longtemps sur la mé- 
thode que cette étude comporte? Cette méthode, je l’ai indi- 
quée par avance en classant le droit romain parmi les 
connaissances hisloriques. Autrefois, quand ce droit gouver- 
nait presque seul nos provinces de droit écrit, et que les 
pays coutumiers eux-mêmes le consultaient volontiers pour 
combler les lacunes de la législation nationale, on l’étudiait 
surtout dans sa dernière expression, tel qu’il fut sous Justi- 
nien. Déjà pourtant les plus éminents de nos anciens inter- 
prèles avaient compris l’impossibilité de l’envisager à un 
moment unique et dans une seule de ses phases, en quelque 
sorte à l’état d’immobilité. Cette impossibilité est devenue 
plus sensible et plus complète encore aujourd’hui. Ce que 
nous devons étudier, ce n’est pas seulement le droit de Justi- 
nien, simple point d’arrêts c’est surtout ce grand courant 


INTRODUCTION GÉNÉRALE. 497 


organisateur qui, partant du droit grossier des Douze Tables, 
aboutit dans les deuxième et troisième siècles de notre ère à la 
constitution du droit qualifié classique, puis s’arrêta tout à 
_Coup comme si la vie eût manqué, et fut remplacé par un mon- 
vement de dissolution rapide qui déforma la science, épuisa 
quelques-uns de ses principes, en rajeunit quelques autres, et 
finalement détermina l'essai de réorganisation de Justinien. 
Autrefois donc, la méthode naturellement indiquée, la méthode 
dominante était celle du commentaire. Il fallait avant (out 
trouver un sens et une application à tous les textes; et de là les 
efforts de nos vieux interprètes pour en concilier les antinomies 
réelles ou apparentes. Aujourd’hui, moins curieux de la pour- 
suite des détails, nous pouvons rester indifférents aux nom- 
breuses controverses dans lesquelles il s’agit seulement de sa- 
voir ce qu'a pensé tel jyrisconsulte, ceque signifie tel texte, sans 
que de là dépende aucun principe essentiel. Le point de vue pra- 
tique, en un mot, celui qui consiste à se demander sur chaque 
hypothèse ce que devait décider le juge romain, est devenu se- 
condaire. Notre tâche consiste à dégager la physionomie géné- 
rale du droit romain, les caractères saillants de ses diverses 
créations, quelquefois les courants d’idées opposées qui se sont 
disputé le succès. Il fant faire ressortir les transformations 
que Jes principes ont subies dans leur essence ou dans leur or- 
ganisation, et chercher, soit dans les progrès de Ja raison 
générale, soit dans les variations du milieu social, les causes 
qui ont suscité et développé, puis finalement maintenu ou 
ruiné chaque institution juridique. Ainsi, lout en exposant les 
conceptions successives du génie romain, nous les aurons 
jugées, et nous aboutirons à des conclusions justifiées sur leur 
valeur rationnelle. C. ACCARIAS. 


XXXIV. NS 39 


498 DROIT CIVIL, 


ÉTUDE SUR LES DONATIONS A CAUSE DE MORT. 
Par M. Ernest GLasson, agrégé à la Faculté de droit de Paris. 


(Suite :.) 


CHAPITRE TROISIÈME. 
DES FORMES DES DONATIONS À CAUSE DE MORT. 


SECTION 1. — Des formes des donations à cause de mort jusque sous Justinien, 


24. Notions générales sur les formes des donations entre-vifs et sur les 
principes de la loi Cincia. — 25. Les dispositions de la loi Cincia s'’appli- 
quaient-elles aux donations à cause dé mort ?—26. Des différentes formes 
de la donation à cause de mort. — 27. De la donation à cause de mort 
par datio. — 28. La propriété était-elle transférée, comme l'ont dit cer- 
tains auteurs, solo consensu, dans les donations à cause de mort? — 
29. De l’affranchissement mortis causa. — 30. De la donation à cause de 
mort obligando. — 31. De la donation à cause de mort par expromissio 
ou par delegatio. — 32. Peut-on faire une donation à cause de mort par 
contrat litteris ? — 33. De la donation à cause de mort liberando. — 
34. Innovations établies depuis Antonin le Pieux jusqu’à Justinien en 
ce qui concerne les formes des donations à cause de mort. — 35. Erreurs 
des jurisconsultes sur la nature de la mortis causa donatio. — 36. Réfu- 
tation de l'opinion de Schirach qui appelle la donation à cause de mort 
un pactum hereditarium acquisititum! — 37. Réfutation de l’opinion de 
Muller qui pense que la donation à cause de mort est nécessairement un 
acte unilatéral et qu’elle se fait toujours par tradition. — 38. Est-il 
exact de dire, avec certains suteurs, que la denation à cause de mort, 
est, au contraire, nécessairement un acte bilatéral ? Réfutation de cette 
troisième opinion. — 839, Conclusion : la donation à cause de mort est 
tantôt un acte bilatéral, tantôt un acte unilatéral. — 40, La donation à 
cause de mort est-elle Juris gentium ou juris civilis ? | 


24, 11 ne sera pas inutile de commencer par un coup d’œil 
rapide sur-les formes des donations entre-vifs dans l’ancien 
droit romain. La découverte des Fragmenta F'alicana a jelé une 
vive lumière sur cetle question en nous révélant des textes 
assez nombreux relatifs à la loi Cincia peu ou mal connue 
jusqu'au commencement de ce siècle. 

La donation n’a jamais revêlu à Rome une forme propre : 
on ne peul pas dire qu’elle soit un contrat spécial, ni un mode 
d'acquérir particuliers elle emprunte souvent Ja forme d’un 
mode d’acquérir ou bien celle d’un contrat ou même quelque- 


1 V. Revue, t. XXXIV, p. 812 et 422, 


2 mm 


LS 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 499 


fois celle d’un mode d’extinction des obligations. On dit, sui- 
vant les cas, qu’elle se fait dando, obligando, liberando ; 
dando, quand la donation s’accomplit au moyen d’un mode 
d'acquérir qui transfère au donataire la propriété de la chose 
ou lui confère un droit réel; obligando, lorsque le donateur 
s’oblige sous forme de stipulation envers le donataire; libe 
rando, quand le donateur fait à un débiteur remise de sa dette 
suivant les principes ordinaires du droit romain. 

Avant la loi Ciucia toute donation était parfaite c’est-à-dire 
irrévocable dès le moment même où la translation de pro- 
priété s’opérait, où la stipulation se formait, où l’acceptilatio 
intervenait. Mais la loi Cincia vint modifier profondément ce 
principe pour les donations qui dépassaient le chiffre maxi- 
mum établi par cette loi, et inconnu de nos jours. 

Ainsi, depuis la loi Cincia, dans le cas d’une donation dando, 
on exigea, pour que la libéralité fût irrévocable, tantôt une 
mancipatio ou une tradition (suivant que la chose était mancipi 
ou nec mancipi), tantôt à la fois une mancipatio et une tradition 
d’un autre côté, il fallut aussi distinguer entre les personz ex- 
ceplæ et les personæ non exceptæ”. Sile donataire était une per- 
sona excepla, la donation était parfaite, comme par le passé, soit 
par la Mmancipalio, soit par la tradition, selon qu’il s'agissait 
d’une res mancipt ou d’une res nec mancipi (Frag. Vat., S 310). 
Pour les personæ non exceplæ il fallait distinguer entre les do- 
pations de choses immobilières et celles de choses mobilières. 
La donation avait-elle pour objet une chose immobilière, si 
cette chose était nec mancipt, la simple tradition suffisait ; 
mais si celte chose était mancipi, la mancipalio ou l’in jure 
cessio ne suMsait pas, el il fallait, de plus, la tradition, pour que 
la donation fût irrévocable (Frag. V'at., $ 313); autrement, 
l’action en revendication du dunataire, pour se faire livrer la 
chose, aurait été repoussée par l’exception de la loi Cincia?. 


4 On sait, en effet, que la loi Cincia $ans donner une action pour atta- 
quer les donations qoi dépassaient son maximun, ne s’opposait cependant 
pas à ce que le donateur püt repousser sous forme d’exception, l’action du 
donataire quand celui-ci voulait exiger l’exécution de Ja libéralité, 

4 Les premières étaient celles qui par faveur ne se trouvaient pas soumises 
aux dispositions de la loi Cineia, notamment les proches parents et certains 
alliés du donateur (Frag. Vat., $ 298 et suiv.). 

s Cpr. L. 5, $ 2, De doh mali ot metus excepfione, 44, 4. 


500 DROIT CIVIL. 


Quant aux donations de choses mobilières, que ces choses 
fussent mancipi ou nec mancipi, la mancipation et la tradition, 
dans le premier cas, la tradition seule, dans le second cas, ne 
suffisaient pas : il fallait encore que le donataire eût possédé la 
chose pendant la dernière année durant un temps plus long que 
celui de la possession du donateur, car autrement celui-ci aurait 
pu la lui reprendre par l’interditutrubi(Frag.Pat.,$293c1311). 

Lorsque la donation avait eu lieu sous forme de stipulation, 
elle était parfaite, pour les personæ exceplæ, dès le moment 
même de la formation du contrat; mais si le donataire était 
une persona non excepta, la donation ne pouvait être parfaite 
à ce moment; car le donataire aurait été repoussé par l’ex- 
ceptio legis Cincia, s’il avait intenté l’action naïssant de la 
stipulation : le payement seul rendait la donation irrévocable, 
et encore, à la condition de n’avoir pas été fait par erreur, 
car, comme l’exceptio legis Cinciæ était perpétuelle, si le do- 
nateur avait payé par erreur sans l’invoquer, il aurait pu en- 
suite intenter contre le donataire la Do indebiti (Frag. 
Vat., $ 310 et $ 266). 

Muller a conclu de ces innovations de la loi Cincia qu’ à par- 
tir de cette époque et en règle générale, la donation ne se fit 
plus par stipulation ; qu’une promesse de donner faite sous 
forme de stipulation ne forma plus une donation; que la do- 
nalion revêlit exclusivement la forme de la mancipatio ou de 
la tradition !, C’est là une erreur grave. On peut poser, en 
principe, même sous l’empire de la loi Cincia, que la donation 
se fait encore à celte ‘époque promiltendo ; on ne saurait le 
contester pour le cas où le donataire est une persona excepta : 
même lorsque le donataire est une persona non excepla, la 
donation est encore parfaite par la promissio du donateur, si 
elle n'excède pas le modus legis Cinciæ; enfin, même dans le 
cas où le modus legis Cinciæ a été dépassé, la dunation de- 
vient parfaite par la mort du donateur s'il décède sans avoir 
manifesté l’intention de se prévaloir des dispositions de cette 
loi* (Frag. Vat.. $ 294). Il est donc tout à fait inexact de dire 


1 Muller, op. cit., S 3. 

? Les Sabiniens défendaient absolument aux héritiers du donateur d’in- 
voquer la loi Cincia; les Proculiens les autorisaient à invoquer cette loi, 
mais décidaient que leur exception serait repoussée par la réplique de dol, 
ce qui, en fait, revenait au même (Frag. Vat., S 268). 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 501 


que la loi Cincia a réduit la donation à la forme de la datio. 
Muller se place dans ce système à an point de vue qui. n’est pas 
celui de cette loi. On sait, d’ailleurs, que la loi Cincia tomba 
de bonne heure en désuélude ‘; mais il importait de relever 
cette erreur de Muller, car on verra plus loin qu’elle l’a con- 
 duit à des conséquences tout à fait fausses. 

.25. Nous pouvons nous demander ici si les dispositions de 
la loi Cincia s’appliquaient aux donations à cause de mort*?1] 
n’existe sur ce point aucun renseignement précis dans les 
textes. Il ne paraît pas douteux que les donations à cause de 
mort, dont l’origine était fort ancienne, fussent connues à 
Rome à l’époque de la loi Cincia. Si elles présentaient déjà à 
celte époque ce caractère d’être révocables au gré du dona- 
teur, il est bien clair que la loi Cincia, sauf le cas où le dona- 
teur aurait renoncé à son droit de révocation, n’aurait été 
d'aucune utilité pour ces libéralités. Mais ce caractère ne se 
serait-il pas au contraire dégagé des dispositions de Ja loi 
Cincia? On sait, en effet, que cette loi ne peut être invoquée 
par les héritiers du donateur, quand celui-ci est mort sans 
avoir manisfesilé l'intention de révoquer sa libéralité (Frag. 
V'at., S 266, 294, 3192). 

Il vaut mieux pourtant s'arrêter à la solution suivante. Ao- 
cun des textes des Fragmenta V'aticana ne parle des donations 
à cause de mort à l’occasion de la loi Cincia ; ces donations 
échappaient donc aux dispositions de la loi, précisément 
parce qu’elles étaient révocables au gré du donateur ; et c’est 
peut-être par extension de ce qui avait lieu pour les donations 
à cause de mort qu'on refusa aux héritiers du donateur le 
droit d'invoquer les dispositions de la loi Cincia quand leur 
auteur était resté jusqu’à sa mort sans manifester l'intention 
de changer de volonté. 

26. Ceci dit, nous allons maintenant étudier de plus près les” 
formes des donations à cause de mort. Ce sont celles des do- 
nations ordinaires; ces libéralités se font dando, obligando, 
liberando. 


5 Nov. 162, ch. 1. 

2 Cpr. en sens divers sur cette question : Ortolan, Explic. des Inst., 1], 
n° 560. — Haubold, Opusc., 1, 442. — Hasse, Rhein. Huseum, 11, 318. — 
Schroeter, op. cit., p. 100. — Savigny, op. cit., $ 174, t. IV, p. 280 de la 
traduction Guénoux. 


b02 DROIT CIVIL. 


27. Parlons d’abord de la donation à cause de mort faite au 
moyen d’une datio, d’une translation de propriété. La dona- 
tion à cause de mort a lieu de deux manières : 

Tantôt le donateur livre la chose, mais avec la condition 
. que la propriété sera transférée, seulement à sa mort; dans 
ce cas, il reste propriétaire jusqu’à cette époque (1. 23 — 
L. 29, De mortis causa donat., 39, 6; — L, 15, De manu- 
missionibus, 40, 1). 

Tantôt le donateur transfère immédiatement la propriété au 
donataire, mais il est convenu qu’on reviendra sur cette transla- 
tion si la condition résolutoire s’accomplit, c’est-à-dire si le do- 
nateuréchappe au danger ous} survitau donataire(L.29,h.t.). 

Il est bien évident que dans ce second cas le donateur pou- 
vait employer tout mode de translation de la propriété, la 
mancipalio, l'in jure cessio, la traditio. Les textes paraissent se 
rapporter, en géuéral, à la tradition pour les res nec mancipi ; 
s’il s'agissait de res mancipi, il fallait recourir à la mancipa- 
tio ou à la cessio in jure quand on voulait transférer de suite 
le dominium ex jure quiritium. Mais cependant on employait 
souvent la tradition pour les res mancipt, tantôt comme 
simple addition à la mancipation, tantôt seule, et, dans ce der- 
nier cas, le donataire acquérait seulement l’in bonts, sauf à 
devenir ensuite par usucapion dominus ex jure quiriliumn au 
bout d’un an ou de deux ans; si nous ne trouvons pas de textes 
qui parlent d’une manière Drécise de la mancipatio et de l'in 
jure cessio, c’est parce que ces modes d’acquérir avaient dis- 
paru sous Justinien*. 


_ { La loi 42, pr., De mortis causa donat., 39, 6, porte : « Seia cum bonis 
« suis, traditionibus factis, Titio cognato donationis causa cessisset..… 
Ce texte a été certainement interpolé : Cujas pense que Papinien avait écrit: 
« In jure cessisset. » (Com. în Papin. Resp., IV, p. 1262). Certains auteurs 
vont plus loin que Cujas et croient que le texte portait : « Seia, cum bonis 
« suis mancipationtbus factis, Titio cognato donationis causa in jure ces- 
« sisset.» Enfin, M. Pellat propose encore une troisième explication Dans 
l'opinion du savant doyen de la Faculté de Paris, Papinien aurait dit : 
« Mancipationibus et traditionibus factis, » afin que la translation de pro- 
priété portât sur les res mancipi et les res nec mancipi dont se composait 
le patrimoine de la donatrice; mais le jurisconsulte romain aurait écrit 
ensuite: « Cessisset «et non» : in jure cessisset,» car la cessio in jure aurait 
fait double emploi avec la mancipatio pour les res mancipi et avec la troi- 
sième pour les res nec mancipi (Pellat, Textes choisis des Pandectes, 2° édi- 
tion, p. 144). 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 503 


Mais, dans le premier cas, quand la propriété devait être 
transférée seulement à l’arrivée de la condition, au prédécès 
du donateur, la mancipalio et la cessio in jure pouvaïent-elles 
encore être employées? Le doute n’est pas possible pour la 
tradition : il est de principe qu'on peut faire une tradition 
sous condition et qu'alors le transport de la propriété est sus- 
pendu jusqu’à l’accomplissement de la condition : le dona- 
teur reste donc, pour le moment, propriétaire et conserve en 
cette qualité l’action en revendication (L. 29, De mortis causa 
donat., 39, 6; — cpr. L. 66, De rei vindicalione, 6, 1; — L,. 7, 
$ 3, De jure dotium, 23, 3). Mais la question paraît, a priori, 
assez douteuse lorsqu'au lieu d’une tradition on suppose une 
mancipalio ou une cessio in jure. Peut-on recourir à ces modes 
d'acquérir quand la propriété doit être transférée seulement 
à l’époque de l’arrivée d’une condition ? Le principe actus le- 
gitimi condilionem non reciptunt paraît s’y apnoser (L. 77, De 
reg. Juris, 50, 17). Cependant, le jurisconsulte Marcellus parle 
d’un affranchissement mortis causa par la vindicta, c’est-à-dire 
au moyen d’une véritable cessio in jure (L. 15, De manumis., 
40, 1). Or, il est bien certain que cet affranchissement ne 
s’accomplissait pas de telle sorte que l’esclave aurait été libre 
de suite, sauf à retomber plus tard en esclavage, dans le cas 
où le maître aurait échappé au danger, car la liberté une fois 
accordée ne pouvait plus être retirée, Il faut donc bien ad- 
mettre qu’un pareil affrauchissement avait lieu pour l'avenir. 
seulement; qu’il était subordonné: à la condition de la mort 
du manumissor ; que la cessio in juré pouvait être soumise à 
certaines conditions. C'est qu’en effet, si la mancipatio et la 
cessio in jure ne pouvaient pas être faites sous des conditions 
formelles, du moins elles pouvaient être affectées de conditions 
tacites, c’est-à-dire de conditions qui, sans être exprimées 
_ dans l’acte, résultaient pourtant des circonstances, du but de 
l’opération, de la force même des choses?. Or, tel est bien le 
caractère de la condition que nous rencontrons dans les do- 
nations à cause de mort. 

Il peut donc arriver que la translation de propriété ait lien 


1 Voy. unie explication parfaitement nette et exacte de cette règle dans 
la Théorie de la condition de M. Bufnoir (p. 103 et suiv.). 

3 Cpr. Ortolan, Explic. des Inst., Il, n° 555, — Demangeat, Cours élém. 
du droit romain, 1, p. 576..— Bufnoir, Théorie de la condition, p. 136. 


504 DROIT CIVIL, 


seulement à la mort du donateur. Toutefois, telle n’est pas la 
règle, et, dans le doute, quand on ne peut savoir quelle a été 
l'intention du donateur on présume que la propriété a été 
transférée de suite au donataire; ce mode est en effet le plus 
simple et le plus naturel. Cramer (Dispunctiones Juris, chap. 10) 
prétend, il est vrai, en s’appuyant sur la loi 35, 3, h. t., que. 
les Proculiens admettaient l'opinion contraire, mais letexte qu’il 
invoque ne prouve absolument rien; aussi, personne ne s’est 
prononcé pour son opinion’. Julien nous montre au contraire, 
sans mentionner l’existence d'aucune controverse, qu’en règle 
ordinaire la propriété est transférée de suite au donataire, 
quand il nous dit que la donation à cause de mort est une li- 
béralité quæ sub conditione solvitur (L. 1 pr., De donationi- 
bus, 39, 5). La loi15 in fine, De manumis., 40, 1, paraît aussi 
considérer la tradition avec condition suspensive comme une 
forme moins usitée de la donation à cause de mort. 
Cependant cette présomption disparait dans un cas : celui 
d’une donation à cause de mort entre époux. La prohibition 
des donations ordinaires infer virum et uxorem s’oppose à la 
transmission immédiate de la propriété dans les donations à 
cause de mort entre époux; aussi, dans ce cas, la tradition a 
lieu forcément sous condition suspensive. 
 Ulpien, L. 9, S2, De donationibus inter virum et urorem, 24, 1 : « Inter 
« virum et uxorem mortis causa donationes receptæ sunt. » 


Gaius, L. 10, eod. tit. : « Quia in hoc tempus excurtit donationis eventus, 
« quo vir et uxor esse desinunt. » 


Ulpien, L. 11, pr., eod. tit. : « Sed interim res non statim flunt ejus, 
« cui donatæ sunt, at tunc demum, quum mors insecuta est; medio igitur 
« tempore dominium remanet apud eum, qui donavit. » 


Nous ne nous arrêlerons pas à l’étude des conditions né- 
cessaires pour que la donation à cause de mort, par datio, soit 
valable : on applique, en effet, purement et simplement les 
principes ordinaires. Aussi, il est certain que si lu propriété 
doit être transférée de suite par une tradition, il faut que le 
tradens ait l'intention de faire une donation à cause de mort, 
et l’accipiens, la volonté d’acquérir à ce titre : dans le cas 
contraire, il n’y aurait pas donation à cause de mort. Mais la 
‘ propriété serait-elle au moins transférée ? Que cette ques- 


1 Savigny, Traité de droit romain, trad. Guénoux, 1V, p, 250. — Hasse, 
Rhein. Museum, 11, p. 328 et suiv. — Vangerow, Lehrbuch, & 561. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 505 


tion, tout à fait différente, était discutée entre les.juriscon- 
sultes romains : Julien admettait la translation de propriété, 
même dans le cas où le tradens et l’accipiens n'avaient pas en 
vue la même causa traditionis (L. 36, De adquirendo rerum 
dominio, 41,1). Ulpien, au contraire, voulait l’accord des deux 
parties sur-la cause de la tradition pour que la propriété fût 
transférée (L. 18, De rebus creditis, 11, 1). Nous n'insiste- 
rons pas sur cette question qui est en dehors de notre sujet !, 

28. Une autre question, qui trouve toutefois ici sa place na- 
turelle, est celle de savoir si, contrairement à tout ce que 
nous avons établi jusqu’à présent, la propriété n’était pas 
transférée, dans le cas de donation à cause de mort, par le seul 
échange des consentements, sans qu’il fût nécessaire de re- 
courir à la tradition, à la mancipation ou lin jure cessio. 

Il paraît étrange, à priori, de poser une semblable ques- 
tion. Pour quelle raison une dérogation si considérable aux 
principes ordinaires aurait-elle été admise ? 

Il est bien certain, en effet, qu’on r’aurait jamais songé à 
poser une pareille question, si elle n’était soulevée par un texte 
qui présente de graves difficultés. C’est la loi 2, De publiciana 
act., 6, 2, qu’il faut rapprocher de la loi 1. Dans ce dernier 
texte le jurisconsulte Ulpien, après avoir rapporté les termes 
de l’édit sur l’action Publicienne, se demande pour quelle rai- 
son le préteur, dans cet édit, 4 parlé seulement de l’usucapion 
et de Ja tradition, puisqu'il existe beaucoup d’aulres modes 
d'acquérir, comme les legs *; les compilateurs ont alors ajouté 
un texte de Paul qui forme la loi 2 et continue la phrase en 
disant : ou la donation à cause de mort. 

Ulpien, L. 1, 6 2, De publiciana in rem actione, 6, 2: « Sed cur tradi- 
« tionis duntaxat et usucapionis fecit mentionem, quum satis multæ sunt 


« juris partes, quibus dominium quis nancisceretur? ut puta legatum. » 
Paul., L. 2, eod. tit. : « Vel mortis causa donationes factæ; nam, amissa 


« possessione, competit Publiciana, quia ad exemplum legatorum ca- 


« piuntur. » 


Chose étonnante, presque tous les anciens jurisconsultes 
ont conclu de ce texte que la seule déclaration de donner à 
cause de mort emportait, dans l’ancien droit, translation de 
propriété. Cujas trouve cette solution bien singulière, mais il 


. * Cpr. Pellat, Textes choisis, p. 116 et suiv.— Vangerow, Lehrbuch, S 311. 


3 Uipien a en vue les legs per vindicationem. | 


L 


506 | .__ DROIT CIVIL. 


l'accepte’, D’autres vont plus loin : ils ne relèvent même pas 
celle singularité, Au contraire, les auteurs modernes sont 
unanimes pour rejeter celle explication du texte de Paul. La 
seule déclaration de donner n’emportait pas, au temps des ju- 
riscunsultes classiques, translation de propriété. Si cette doc- 
trine, contraire à lous les principes du droit romain, avait 
été admise déjà à cette époque, on en trouverait des traces 
dans les textes, et, bien loin qu'il en soit ainsi, les lois de 
notre titre au Digeste, présentent la tradition comme la forme 
habituelle de la donation à cause de mort, N’est-il pas évi- 
dent aussi qu'Ulpien classerait la donation à cause de mort 
parmi les modes d’acquérir la propriété et la mentionnerait 
dans le titre 14 de ses Règles De dominiis et adquisitionibus 
rerum. — Enfin, on sait que Justinien a fait de la simple con- 
vention de donner, un pacte légitime, c’est-à-dire produisant 
une action personnelle (Const., 25, $ 5, De donat., 8, 54); il 
est fort probable qu’à ce propos, si la particularité signalée 
avait existé, il aurait rappelé que déjà depuis longtemps la 
simple convention produisait un effet bien plus considérable 
dans les donations à cause de mort, qu’elle rendait directe- 
ment le donataire propriétaire. De même, dans la constitution 
où cet empereur paraît assimiler les legs aux donations à cause 
de mort, il aurait rappelé que, déjà dans l’ancien droit, la 
propriété pouvait être transférée sans tradition s’il s'agissait 
de legs ou de donation à cause de mort (Const., 4, De donat. 
mortis causa, 8, 57). 

Mais alors, comment expliquer le texte de Paul? On a pro- 
posé deux solutions. D’après Savigny, Paul suppose une do- 
nation faite par mancipation ou cessio in jure, sans tradition ; 
plus tard, après la mort du donateur, le donataire s’étant mis, 
de lui-même, en possession, « on pouvait dire alors qu’il était 
devenu propriétaire sans tradition, et, si par hasard, le dona- 


1 Cujas, obs., lib. 10, ch. 28, comm. in libr. 19. Pauli ad edictum. Ad. 
h. leg., comm. ad. tit., De publiciana in rem actione. 

2 Voy., par exemple, Pothier, ad. tit., De public. in rem (6, 2), n° 12.— 
Noodt, p. 102. Ant. Faber (Rat. ad Pand. ad h. t.), donne pourtant. une 
autre explication. Paul aurait eu en vue l’hypothèse d’une donation faite 
par tradition, mais sous la conûâition suspensive du prédécès du donateur, 
et alors, à ce moment, la propriété aurait été transférée bien moins par 
l'effet de la tradition, que par la puissance do la loi. 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 507 


teur n’avait pas la propriété, le donataire profite de l’usuca- 
pion, et par conséquent de la publiciana. » Cette explication, 
donnée par Savigny , se réfère à un cas qui ne peut plus se 
présenter sous Justinien ; il en résulte qu’on est obligé d’ac- 
cuser une fois de plus les compilateurs et de leur reprocher 
une grave inadvertance, C’est pourquoi Hasse et Schræter, en 
Allemagne, et chez nous M. Pellat ?, ont préféré dire que le 
jurisconsulte avait eu en vue une donation faite par tradition, 
mais sous congition suspensive du prédécès du donateur. 
C'est à l’instant de ce décès, dit M. Pellat, que la propriété 
de la chose, antérieurement livrée, sera transférée au dona- 
teur, si le donateur avait lui-même la propriété, et que, dans 
le cas contraire, l’usucapion commencera à courir en faveur 
de ce donataire et l’action Publicienne à lui compéter s’il 
vient à perdre la possession. Le donataire acquiert donc, 
après la mort du donateur, le droit à la revendication ou à 
l’action Publicienne, Avec cette explication, le texte conserve 
son sens primitif et pratique, même sous Justinien. 

M. de Vangerow pense que Paul avait en vue l’hypothèse 
indiquée par Savigny, mais que, pour conserver un sens à 
notre Lexte, sons Justinien, il faut l’appliquer, sous cet empe- 
reur, à l’hypothèse proposée par Hasse et Schrœter ?. 

Les deux explications que l’on vient de rapporter présentent 
cependant quelques difficultés : elles supposent une hypothèse 
spéciale, et le texte de Paul est général. De plus, il faut re- 
connaître que si Paul avait en vue une de ces hypothèses, il 
_s’était exprimé d’une manière tout à fait obscure; ear on ne 
peut aller jusqu’à accuser les compilateurs d’avoir précisément 
supprimé la partie du texte indispensable à faire comprendre 
ce qu’ils inscrivaient dans leur recueil. 11 vaut mieux prendre 
le texte tel qu’il se présente à nous; la solution à laquelle nous 
conduit une simple lecture, c’est que les donations à cause de 
mort sont un mode d'acquérir comme les legs, lege. Pourquoi 
Paul n’aurait-il pas poussé jusqu’à ce point l'assimilation entre 
les legs et les donations à cause de mort? Nous avons vu que 
de graves difficultés s’élaient élevées sur la nature de la do- 


1 1V, p. 247 et suiv. de la traduction française. 
? Hasse, Rhein. Museum, Il, p. 851; Pellat, sur la Propriété, p. 460, 
® Lehrbuch, $ 661. 


508 . NÉCROLOGIE. 


nation à cause de mort entre les jurisconsultes romains. Les 
textes de Paul nous montrent bien nettement que ce juriscon- 
sulte était du nombre de ceux qui s’efforçaient d’assimiler aux 
legs les donations à cause de mort (cpr. L. 9; L. 35, h, £.), 
et, sous l'influence du sénatus-consulie qui avait étendu aux 
donations à cause de mort les principes des lois Julia et Papia 
Poppæa sur le jus capiendi (L. 25, h. t.), il pensait peut-être 
que la donation à cause de mort, portant sur une res, élait un 
mode d’acquérir lege, absolument comme le Legs per vindica- 
tionem, au moment de la mort du donateur, quand celui-ci 
n'avait pas déjà, de son vivant, transféré la propriété au dona- 
taire. Au surplus, hâtons-nous d'ajouter que son opinion, 
purement personnelle, n’avait pas été adoptée ; mais, malgré 
cette circonstance, il n’est pas étonnant de la‘voir reproduite, 
par erreur, au Digeste, dans un texte où les compilateurs 
n’avaient pas présentes toules les règles des donations à 
cause de mort et se souvenaient seulement que Justinien avait 
déclaré ut per omnia fere legatis connumerentur (K 1, J., De 
donat., 2, 7; — Const., 4, De donat. causa mortis, 8, 7). 


|  Ennesr GLASSON. 
(La suite à la prochaine livraison.) 


NÉCROLOGIE. 


Paroles prononcées sur la tombe de M. H. PERREYVE, professeur hono- 
raire à la Faculté de droit de Paris, le mercredi 17 mars 1869, par 
M. VALETTE, professeur à la même Faculté. 


L'absence de M. le doyen de: notre Faculté, retenu par une 
indisposition, m’impose très-inopinément le devoir de rendre 
un dernier hommage à notre excellent collègue, M. Perreyve. 
Je dois remonter bien haut pour retrouver l’époque où jai 
commencé à le connaitre et à l’estimer : car nous nous sommes 
rencontrés faisant nos études de droit, il y a plus de quarante 


1 Perreyve (Henry), né à Lyon le 25 juillet 1799, nommé au concours 
suppléant à-la Faculté de droit de Paris, le 7 mai 1833, et, à la suite d’un 
autre concours, le 16 juillet 1839, professeur titulaire de la chaire de Code 
civil qu’il occupait déjà comme suppléant. Décoré de la Légion d'honneur 
le 11 décembre 1849. Décédé à Paris, le 14 mars 1869. ie nole et les 
suivantes ont été ajoutées lors de l'impression.) 


M. PERREYVE. 509 


ans, habitant l’un près de l’autre, aux environs de l’École. 
Seulement Perreyve, plus avancé que moi daus la vie et dans 
le travail, me donnait de sages conseils et voulait bien me 
confier ses cahiers, admirablement rédigés et transcrits, où il 
conservait le dépôt des leçons par lui reçues à la Faculté, cette 
fidèle et persévérante nourricière des bonnes traditions et des 
bonnes doctrines. C’est ainsi qu’il m’aidait à me préparer avec 
lui aux épreuves des concours, où nous réussimes ensemble : 
car nos deux noms furent proclamés en 1833 (à la suite d’un 
concours ouvert pour trois suppléances), avec le nom de Boi- 
tard, qui brille encore de tant d’éclat, malgré le tiers desiècle 
écoulé depuis que notre éminent collègue mous a été enlevé 
par une mort si rapide et si imprévue. 

A l’occasion de ces premières luttes, un savant et vénérable 
professeur de notre École, cherchant à apprécier le mérite re- 
latif des jeunes membres qu’elle venait de s’adjoindre, disait 
que dans les épreuves du concours, l’un d’eux avait été plus 
brillant, un autre plus clair, et un sutre enfin plus logique. 
Ce dernier trait se rapportait à Perreyve, caractérisé ainsi 
d’une manière spéciale pour la justesse de son raisonnement. 
. I a toujours fait preuve de cette vigoureuse qualité de l’es- 
prit, pendant les trente années de son enseignement du droit 
civil, donné sans un seul jour d'interruption. Ses leçons 
exactes, méthodiques, substantielles, ont été constamment 
suivies et goûtées par les élèves de l’École. Prudent et cir- 
conspect, ami des doctrines éprouvées et bien assises, Perreyve 
ne s’est jamais laissé entraîner à présenter des solutions va- 
gues, ou contradictoires entre elles, ou répugaant par quelque 
côté à la réalité des faits et aux nécessités de la pratique. 
. Loin d'admettre de tels résultats, sa raison simple et droite 
n'aurait même pu les concevoir. 

Nourri de fortes études classiques, il possédait aussi à un 
‘rare degré la connaissance des principales langues vivantes ; 
et on le voyait se reposer de ses travaux habituels en lisant 
dans le texte original les chefs-d’œuvre du Tasse, de Shake- 
speare, de Gœthe et de Cervantès. 

Que dirons-nous de la simplicité de ses mœurs, de ses habi- 
tudes graves et calmes, de sa constante égalité d’humeur? Non- 
seulement il était étranger à tout ce qu’on peut appeler irrita- 
tion ou animosité personnelle, mais il connaissait à peine ces 


510 NÉCROLOGIE. — M. PERREYVE. 


légers dissentiments, qui, venant parfois troubler des natures 
plus ardentes, se dissipent bientôt et passent comme des 
nuages. Ainsi la même régularité inaltérable qui régnait dans. 
son esprit, se retrouvait dans sa conduite et dans ses moindres 
actions. 

Encore dans la plénitude de ses facultés intellectuelles, qui 
n’ont pas fléchi un seul jour, mais trahi par ses forces-physi- 
ques, il dut se résigner à abandonner un I Ip eme qu’il 
aimait au delà de ce qu’on peut croire, et -qu’il n’a jamais 
cessé de regretter , 

Quelques années plus tard, un nouveau coup, plus terrible 
encore, vint le frapper. Il eut la douleur de perdre un fils, 
dont nous avons vu la tête adolescente déjà illuminée par un 
rayon de gloire, et qui, à l’âge où tant d’autres cherchent 
encore leur vocation ou en sont à leurs débuts, avait obtenu 
les plus illustres suffrages, comme professeur de théologie, 
comme prédicateur et comme écrivain ?. Un des traits remar- 
quables de cette nature d'élite était son amour ardent et libéral 
du progrès, amour dont la source intime se retrouve sans 
doute au fond des doctrines chrétienaes, mais qui se manifes- 
tait chez lui d’une manière frappante et originale, grâce à l’at- 
tention curieuse qu’il avait donnée à l’état des sociétés mo- 
dernes, et à ce qu’il appelle lui-même les problèmes SOCIQUX, 
ou les questions du temps ®. 


1 Lors de son admission à la retraite il fut nommé professeur honoraire, 
pat décret impérial du 18 juin 1863, sur le rapport de son Exc. M. le mi- 
nistre de l’Instruc‘ion publique, qui a voulu ainsi « le rattacher à cette 
« Faculté de droit dont il avait été l’un des meilleurs professeurs, et où 
«il avait ‘rendu, pendant plus de trente ans, d’éminents services à la 
« science et à la jeunesse studieuse. » (Extrait de la lettre de M. Rouland 
à M. l'Inspecteur général Giraud, en lui envoyant le décret.) 

3 Henri Perreyve, né a Paris le 11 avril 1831, licencié en droit de la 
Faculté de cette ville (1853), chanoine honoraire d'Orléans, professeur 
d'histoire ecclésiastique à la Faculté de théologie, décédé le 26 juin 1865, 
auteur de plusieurs ouvrages trés-estimés, entre autres : les Méditations 
sur le chemin de la croix; la Journée des malades; les Entretiens sur 
l'Église catholique, etc. Après sa mort on a publié un volume de ses bio- 
graphies, et de ses panégyriques prononcés en chaire. Son oraison funèbre 
a été faite à la Sorbonne par le Père Gratry. M. Guizot a dit de Henri Per- 
reyve, à la séance de l’Académie française du 8 mai 1866, qu'il était « mort 
« dans la fleur de la foi, de la jeunesse et de la vertu. » 

# Biographie du R. P. Lacordaire (Souvent de di p. 66 des 
biographies, etc. 


BIBLIOGRAPHIE. —— M. BRESSOLLES. 511 


Certes l’éducation domestique qu'avait reçue l’abbé Henri 
Perreyve a dû exercer une grande influence sur le développe- 
ment de facultés aussi remarquables : aux doctes et graves 
leçons paternelles s'étaient jointes, de bonne heure, celles 
d’une mère non moins distinguée par l'intelligence que par la 
vertu et la piété. Or vous savez, Messieurs, et l’antiquité en 
avait déjà rendu témoignage, quelles puissantes éducatrices 
sont les femmes de mérite, et comment elles s'entendent à 
nourrir l'esprit de leurs enfants aussi bien que leur corps. Ce 
sont, n’en doutons point, les qualités éminentes des parents 
qui ont préparé au flls la carrière si courte, mais si brillante, 


que nous lui avons vu parcourir. 
| A. VALETTE. 


re. tnt cmt 


SOMMAIRE DU COURS DE CODE NAPOLÉON :, 
Par M. Gustave BRESSOLLES, professeur à la Faculté de droit de Toulouse. 


Compte rendu par M. Gabriel DEMANTE, 
professeur à la Faculté de droit de Paris. 


Les livres d’enseignernent se muluiplieñït et sé propagent, 
Plusieurs de ces livres offrent un mérite sérieux, Ce fait ne 
doit porter aucun ombrage aux professeurs, tenus par le devoir 
de leur charge de maintenir les attributions de l'enseignement 
oral. Si la nécessité de ce procédé d'enseignement pouvait 
être sérieusement contestée, les objections qu’on lui opposerail 
recevraient un éclatant démenti du développement vraiment 
remarquable qui se produit en ce monient sur tous les sujets 
des connaissances humaines. Des cours ou conférences li- 
bres s’ouvrent partout, à côté des chaires de l’enseignement 
officiel, et ces chaires cependant ne subissent aucun amoin- 
drissement par la concurrence qui déjà leur est faite et qui 
prépare sans doute une liberté plus large. Les études de droit 
participent de cette activité féconde. Dans tous les centres 
d’instruction, dans les anciennes Facultés comme dans les nou- 
velles, au midi comme au nord, maîtres et élèves travaillent 


s- 


1 Toulouse, Gimet, Delboy, Armaing, 1865, 1 vol. in-18. 


512 BIBLIOGRAPHIE. — M. BRESSOLLES. 


à l’envi. Malgré ce qu’a d’absorbant le travail continu de leur 
enseignement, les professeurs des Facultés de droit tiennent 
à honneur de propager leurs idées, la plume à la main, soit 
” dans des travaux de longue haleine, soit dans ces dissertations 
variées que renferment en abondance les Recueils d’arrêts et 
les Revues spéciales. 

M. Bressolles appartient depuis longtemps à cette phalange 
d’esprits laborieux qui ont suivi attentivement le développe- 
ment de nos lois, combiné avec le progrès des sciences mo- 
rales, complémentaires de la jurisprudence. La Revue de légis- 
lation de M. Wolowski a accueilli ses premiers écrits, et le 
Recueil de l’ Académie de législation de T'oulouse s’est enrichi, 
presque chaque année, de ses communications. Ua des premiers, 
M. Bressolles a commenté la loi du 23 mars 1855, sur la trans- 

criplion en matière hypothécaire, et la loi du 21 mai 1858, sur 
la saisie immobilière et la procédure d'ordre. Mais l’auteur a 
voulu rester avant tout professeur. Ses élèves, déjà nombreux, 
connaissent la séverité de sa méthode, la conscience de sa dis- 
cussion toujours ferme et précise. Ces précieuses qualités didac- 
tiques ont assuré à M. Bressolles un succès notable, lorsqu’'en 
1850 il obtint, à la suite d’un concours ouvert devant la Faculté 
de Paris, la chaire de droit civil qu’il occupe aujourd’hui. C’est 
principalement à ses élèves que s’adresse le Sommaire du cours 
de Code Napoléon que nous annonçons. Le Sommarré est la ré- 
duction d’un programme plus développé que l’auteur a publié, 
dès le début de son enseignement. Dans cette nouvelle édition, 
il a sacrifié de plus en plus à la concision. C’est un guide ex- 
cellent pour les auditeurs du cours. Mais même à distance, un 
esprit exercé peut se rendre compte du plan général de l’œuvre 
et en saisir les principaux aperçus. Toutefois, nous devons le 
reconnaitre, si la lecture du Sommaire donne unesérieuse estime 
pour l’enseignement qui le développe, il laisse trop à faire à la 
sagacité du lecteur, abandonné à lui-même. M. Bressolles doit 
à cet ami lecteur une satisfaction complète, qu’il ne manquera 
certainement pas d’acquitter en publiant intégralement son 
Cours de droit civil français. G. DEMANTE. 


+ 


DROIT CIVIL. — ART. 14181 DU CODE NAPOLÉON. 513 


DES OWSÉQUENCES DE L’ABROGATION DE L'ARTICLE 1781 
DU CODE NAPOLÉON, 


Par M. Camiile PEAUCELLIER, 
docteur en droit, avocat à la Cour impériale de Paris. 


L'article 1781 du Code Napoléon renfermait, chacun le sait, 
une disposition exorbitante du droit commun en matière de 
louage de services. Cet article voulait qu’en cas de contesta- 
tien entre les maîtres et leurs domestiques ou ouvriers, les 
premiers fussent crus sur leur affirmation : 1° pour la quotité 
des gages ; 2° pour le payement des salaires de l’année échue, 
et 3° pour les à-compte donnés pour l’année courante. Cette 


disposition aurait peut-être pu se justifier, si l’on avait accordé 


à l’ouvrier ou au domestique le droit de combattre l’affirma- 
tion de son maître par la preuve contraire. On comprend en 
effet que le législateur mesurant sa confiance dans la sincérité 
des parties au degré de l'intérêt relatif qu’elles ont à altérer 
la vérité, puisse au premier abord ajouter plus de foi à l’affir- 
mation du maître qu’à celle du domestique ou de l’ouvrier. 
Pour le maître, dans une contestation semblable, il ne s’agit 
que de l’une de ses dépenses plus ou moins considérables de 
maison ou d’industrie ; pôur le domestique ou l’ouvrier, il s’agit 
de ses moyens mêmes d’existence. Le maître a donc moins 
d'intérêt à tromper la justice que le domestique ou l’ouvrier. 
Toutefois, même dans ces limites, restait l’inconvénient de 
traiter d'une manière inégale deux classes différentes de la s80- 
ciété, inconvénient très-grand en présence des susceptibilités 
qu’éveillent de plus en plus à cet égard les idées d'égalité qui. 
règnent aujourd’hui d’une manière si absolue et dans nos 
mœurs et dans notre législation. Mais ne pas vouloir admettre 
que l’avarice puisse exceptionnellement suggérer au maitre 
un mensonge que son intérêt ne suflrait pas à expliquer, 
laisser le juge désarmé en présence de la certitude de ce men- 
songe acquise par des preuves complètes, en un mot pousser 
la confiance dans l'affirmation du maître jusqu’à rejeter la 


preuve contraire, c’était une exagération qui ue pouvait ren- 
XXXIV. | 33 


514 DROIT CIVIL. 


contrer de défenseurs et qui tôt au tard devait disparaître de 
nos lois. Le gouvernement a enfin voulu donner satisfaction 
à l'opinion publique sur ce point, en présentant au Corps lé- 
gislatif le laconique projet de loi suivant : l’article 1781 du 
Code Napoléon est abrogé; et ce projet de loi est devenu par 
son adoption la loi du 2 août 1868. 

Mais il ne suffit pas d’abroger un texte de loi, il faut le 
remplacer ; et, à ce sujet, on peut justement reprocher aux 
auteurs de la loi nouvelle de n’avoir pas voulu nous faire con- 
naître d’une manière précise quelle situation légale allait sortir 
de l’abrogation de l’article 1781 du Code Napoléon. On s’est 
contenté de répondre : L’article 1781 sera remplacé par le 
droit commun en matière de preuves. Mais quel est ce droit 
commun? A qui sera-t-il favorable? Au maître ou au domes- 
tique? Cette question méritait bien un examen, et il eût été 
sage au législateur de se rendre compte par lui-même des effets 
de l’application des règles du droit commun en cette matière. 
Elle n’est certes pas exempte de difficultés. L’honorable 
M. Mathieu l’a reconnu lui-même dans le rapport qu’il a pré- 
senté au Corps législatif au nom de la commission le 93 juin 
1868 !. Voici ses propres paroles : « Le droit commun, dit-il, 
«il faut bien le reconnaitre, offrira à la preuve de sérieuses 
« difficultés. La preuve testimoniale n’est pas admise au delà 
« de 150 francs... Le maître et le domestique peuvent alter 
« nativement se trouver en face d’une impossibilité véritable, 
« victimes, soit de leur négligence, soit de l’ignorance qui 
« n’aura pas permis de se procurer une preuve écrite. » Voilà 
donc le législateur bien prévenu des embarras et des difficultés 
que va créer l’abrogation pure et simple de l’article 1781. 
Va-t-il prendre les mesures nécessaires pour y remédier? Ce 
ne sont pas les propositions qui lui ont fait défaut sur ce point. 
Un membre de la commission demandait l’admission pure et 
simple et sans limites à raison de la somme réclamée de la 
preuve testimoniale. Un autre voulait imposer la tenue d’un 
livret ou livre de compte entre le maître et le domestique ou 
l’ouvrier. Un troisième enfin, l’honorable vicomte de Grouchy, 
demandait que l’on admit comme preuves les livres du maitre 
régulièrement tenus, et voulait de plus que l’on permit toujours 


1 V. Sirey, Lois annotées, 6° série, p. 830 (livraison de 1868). 


ART. 1781 DU CODE NAPOLÉON. 515 


au juge de déférer le serment à l’une ou à l’autre des parties, 
M. de Grouchy n’avait peut-être pas une confiance absolue 
dans la bonté de son amendement. Mais ce qu’il croyait indis- 
pensable, c'était de pourvoir sur-le-champ à Ja situation qu’al- 
lait créer l’abrogation de l’article 1781. Toute contraire a été 
la pensée de la commission du Corps législatif. Pressée de 
faire disparaître de nos lois « un principe d’inégalité qui en 
« trouble l’harmonie, » craignant « si elle ne se hâtait, que la 
« France ne fût le dernier pays en Europe où la règle de l’ar 
« ticle 1781 fût inscrite daus la législation » (nous citons le 
rapport de M. Mathieu), et d’un autre côté incertaine et divisée 
sur le meilleur moyen de remplacer la législation existante, 
elle n’a voulu adopter aucune des propositions précédentes, 
sur la valeur desquelles elle n’était pas suffisamment éclairée. 
Elle a donc proposé l’abrogation immédiate de l’article 1781, 
recommandant au gouvernement l'étude des difficultés qui lui 
étaient signalées, lui indiquant même qu’il y aurait lieu de 
s'occuper de la question lors de la révision projetée du Code 
de procédure, en étendant à cette sorte de litiges la compé- 
tence de la juridiction « paternelle » des juges de paix. Pro- 
visoirement « et en attendant qu’une réforme nouvelle sim- 
« plifie la législation sur ce point, le droitcommun suffira à 
« résoudre, sans dommage aucun pour les intérêts, les diff- 
« cultés qui pourront se produire. » Telle a été la dernière 
réponse de la commission, 1l est toujours dangereux, croyons- 
nous, de la part du législateur de renvoyer à plus tard la so 
lution d’une difficulté par lui prévue, et nous craignons fort 
qu’un état de. choses, reconnu provisoirement mais ron défi- 
nitivement suffisant, ne se prolonge si bien qu’il constituera 
pour longtemps notre situation légale. L'article 1781 a attendu 
assez longtemps son abrogation, malgré l’intérêt politique qui 
s’y rattachait ; la difficulté toute d'intérêt privé résultant main- 
tenant de son abrogation ne sera pas de sitôt résolue. Quant 
au Corps législatif lui-même, c’est sans discussion aucune, la 
dernier jour de sa session parlementaire, qu’il a voté la loi 
(27 juillet 1868). Entrons donc dans l’examen des consé- 
quences de l’abrogation de notre article, puisque le législa- 
teur s'est démis du soin de les apprécier et de les constater 
lui-même en faveur des interprètes de la loi. 

La nouvelle législation produira un effet très-inégal suivant 


516 DROIT CIVIL. 


les cas ; elle va favoriser d’une manière bien étonnante et bien 
arbitraire tantôt le maître, et tantôt le domestique ou l’ouvrier, 
La grande distinction qu’il faut faire tout d’abord pour nous en 
rendre compte est entre les cas où la preuve testimoniale sera 
admise et ceux où elle ne le sera pas. Nous laissons compléte- 
ment de côté la supposition de l'existence de preuves écrites 
résultant d’actes authentiques ou sous seing privé. En effet, 
quand il en existe, il ne peut s'élever aucune difficulté. Déjà, 
sous l’empire de l’article 1781, le domestique ou l'ouvrier n’avait 
qu’à exiger cette sorte de preuve pour se mettre à l’abri des 
conséquences fâcheuses de cet article. Seulement il pouvait y 
avoir difficulté de fait à se la procurer, le maître hésitant peut- 
être à prendre à son service un domestique ou un ouvrier qui 
débutait dans ses relations avec lui par une semblable marque 
de défiance. Exiger un écrit, c'était donc pour les gens deser- 
vice augmenter la difficulté qu'ils peuvent avoir à se placer. 
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui encore un écrit sera l’unique 
moyen à employer de la part de chacune des parties pour se 
mettre à l'abri des incertitudes résultant de la situation nou- 
elle. Dans le cas où il sera désirable pour le domestique ou 
l'ouvrier, la difficulté à se le procurer que nous signalions tout 
à l'heure sous l’ampire de l’article 1781 subsiste en son entier. 
Si au contraire c’est pour le maître que se fait sentir l'utilité 
d’une preuve écrite, son exigence. va rendre fort difficile la 
position de ceux d’entre les domestiques ou ouvriers qui ne 
savent pas écrire, et qui dès lors éprouveront plus de mal àse 
placer. Leur nombre devient, il est vrai, de jour en jour plus 
restreint; mais enfin était-il entré dans les prévisions du légis- 
lateur de rendre plus fâcheuse la position de ceux qui, d’une 


manière excusable ou non, se trouvent dans cette situation? 


Sans nous occuper plus longtemps de l’hypothèse où un écrit 
est intervenu, puisqu'elle n'offre et n’a jamais offert de 
difficulté, supposons au contraire l’absence de semblables 
preuves, ce qui jusqu'ici avait été l'habitude des parties par 
suite de la disposition de l’article 1781, et ce qui continuera 
encore à 8e rencontrer le plus fréquemment par la force même 
de cette habitude, tant que l'expérience n’aura pas averti 
les parties des inconvénients nouveaux qui pourront en ré- 
sulter. 


1° cas. — La preuve testimoniale est admissible, Le montant 


Le TS = 


ART. 1781 DU CODE NAPOLÉON. 517 


de la créance réclamée par le domestique ou l’ouvrier ne dé- 
passe pas 150 francs. Nous sommes en présence des deux faits 
ordinaires à prouver, quand il s’agit de créances. Au créancier 
d’abord à prouver sa créance ; au débiteur ensuite, la créance 
une fois prouvée, de prouver sa libération. 

Deux conditions seront nécessaires au créancier, c’est-à-dire 
au domestique ou à l’ouvrier pour prouver sa créance. Il devra 
en effet établir séparément l’existence même de cette créance 
et son quantuin résultant du taux des gages ou du salaire con- 
venu, Rien de plus facile pour lui que d’établir le fait duquel 
résulte la créance; car ce fait, c’est le service chez le maître; 
il est public, notoire, et les témoins ne manqueront pas pour 
l'attester. Le quantum de la dette sera déjà plus difficile à éta- 
blir. Le domestique surtout pourra se trouver à ce sujet dans 
un grand embarras. Au delà de la quotité des gages avoués par 
le maître, ce sera à lui de prouver par témoins ou présomptions 
graves qu’on était convenu d’une somme supérieure. Or, la 
convention ayant eu lieu sans témoins, il lui sera le plus souvent 
impossible de justifier son allégation. Le juge pourra peut-être, 
en s'appuyant sur les usages de la localité, relever jusqu’au 
taux moyen des gages habituellement accordés la quotité infé- 
rieure avouée par le maître. Mais certainement dans le cas où 
l’on serait exceptionnellement convenu d’un chiffre supérieur, 
on serait dans l’impossibilité absolue de le prouver. Pour les 
ouvriers la preuve du quantum de leur créance sera générale- 
ment plus facile; car il y a le plus souvent un tarif usuel réglé 
pour leurs salaires qui sera de nature à éclairer promptement 
Je juge sur ce point. 

Pour le payement de la dette, c’est au maître à le prouver, et 
c’est pour ce cas que les conséquences de la loi lui seront des 
plus funestes. Pour faire cette preuve, quelles ressources va lui 
offrir la preuve testimoniale? Le payement à l’égard du domes- 
tique se passe presque toujours sans témoins, et ceux qui pour- 
_ raient y assister seront généralement au nombre des personnes 
qui ne doivent même pas être assignées, aux termes de l’ar- 
ticle 268 du Code de procédure, ou qui peuvent être reprochées 
d’après l’article 283 du même Code. Les conjoints, les enfants, 
tombent sous le coup du premier de ces articles; le second at-. 
teint les autres parents, lesquels sont reprochables jusqu’au 
degré de cousin issu de germain et les serviteurs et domestiques. 


° 


518 DROIT CIVIL. 


Ce fait intérieur de ménage n’aura donc que des témoins dont 
Ja loi refuse le témoignage. 

Le payement des ouvriers a beaucoup plus de publicité que 
celui des domestiques. Mais là encore quels seront les témoins ? 
Le contre-maitre qui aura fait la paye. Son témoignage sera 
t-il admissible, ou bien le rangerons-nous au nombre des té- 
moins reprochables comme domestique ou serviteur à gages? 
Ce sera une question délicate. On peut en juger par les diff- 
cultés qui se sont élevées dans la jurisprudence au sujet des 
commis des marchands'. D’autres témoins pourront être les 
ouvriers qui ont assisté à la paye générale, et pour ceux-là la 
jurisprudence n’admet pas que l’on puisse les reprocher*?, Mais 
il est fort à craindre pour le maître qu’ils ne veuillent pas dé- 
poser contre un de leurs compagnons. | 

À défaut de la preuve testimoniale, les juges pourront ad- 
mettre, aux termes de l’article 1353 du Code Napoléon, des 
présomptions graves, précises et concordantes,, Nous savons 
bien que, pour l’appréciation de ces sortes de présomptions, il 
n’y aura guère d'autre contrôle de la décision du juge que la 
juridiction d’appel, réformant pour simple mal jugé, dans le 
cas où cette voie de recours sera possible. Le recours en cas- 
sation sera à peu près inefficace pour contraindre le juge à se 
renfermer dans les termes mêmes de la loi’, ce qui laissera en 
fait passer un grand nombre de décisions d’équilé. Examinons 
cependant quels seront les faits qui seront le plus souvent al- 
légués à titre de présomptions et l’effet juridique que l’on peut 
y attacher. Celle qu’on teutcra le plus souvent de produire con- 
sistera dans les livres du maïtre régulièrement tenus. Sera-t-il 


1 V., dans le sens de l’admissibilité du reproche, Rennes, 30 juillet 1840 
(S., 40, 2, 238) ; Douai, 20 mai 1847 (S., 49, 2, 65), et Colmar, 21 juin 1859 
(S., 59, 2, 523); et en sens contraire, Douai, 10 août 1854 (S., 54, 2, 740). 
Nous ne connaissons pas d'arrêt en ce qui concerne le contre-maître lui- 
même. | 

2 V, Bordeaux, ©3 août 1842 et 19 avril 1818 (S., 43, 2, 98 ct 48, 2, 391). 

8 On ne pourrait guère admettre le recours en cassation que pour le cas 
où le juge ne s’appuierait que sur une seule et unique présomption, ce qui 
implique l’inexistence de la condition légale de concordance. Encore les 
auteurs n’admettent-ils guère en général cette solution, ct laissent-ils au 
juge la faculté de se contenter d’une seule présomption. (V. Zachariæ, Aubry 
“et Rau, dernière édit., VI, p. 472, note 6 et les autorités citées par eux à 
l’appui de leur opinion.) 


——————— me 


ART. 1781 DU CODE NAPOLÉON. 519 


possible d’y voir une présomption grave conforme aux exi= 
gences de l’article 1353 du Code Napoléon ? Nous nele croyons 
pas, car quelle que soit la latitude que la loi entende ici laisser 
au juge pour se former sa conviction, il ne faut pas perdre de 
vue ce principe qu'on ne peut pas se faire sa preuve à soi-même, 
et qu’accorder sa confiance aux livres du maître, c’est retom- 
ber dans l'inégalité que la nouvelle loi a voulu proscrire, en 
croyant plutôt l’allégation du maître que celle toute contraire 
du domestique ou de l’ouvrier. Il ne peut même pas être ici 
question de livres que l'ancienneté de leur confection mettrait 
à l'abri de tout soupçon d’avoir été faits en prévision du procès, 
puisque la créance ne peut pas remonter à plus de’ deux ans 
par suite des règles de la prescription, Donc, nousle répétons, 
toute la confiance qu’on attacherait aux livres serait celle-là 
-même qu'on attacherait à la sincérité du maître, confiance qui 
ne peut plus suffire pour former la conviction du juge en pré- 
sence de Ja loi nouvelle, 

Parlera-t-on de la présomption du payement exact des sa- 
laires résultant de ce que le domestique ou l’ouvrier est resté 
au service du maître ? Mais ici noûs sommes en présence des 
règles sur la prescription, qui indiquent les limites du temps 
pendant lequel la loi présume’ qu’un domestique continuera à 
servir son maître alors qu’il ne reçoit pas ses gages, qu’un‘ou- 
vrier continuera à travailler sans avoir reçu son salaire. L’ac- 
tion en payement des gages des domestiques se prescrit par 
un an (art, 2272 C. Nap.) et celle du salaire des ouvriers par 
six mois (art. 2271). Pourquoi? parce qu’ils ne sont pas pré- 
sumés rester plus longtemps au service de qui ne les payerait 
pas. Mais alors la loi admet donc elle-même que leur attente 
peut avoir duré ce laps de temps tout entier, et conclure, sans 
autre présomption à l'appui, de la continuation de leurs ser- 
vices à un payement plus récent, ce serait abréger contre eux 
les délais même de la prescription, ce qui ne saurait être 
permis. C’est ainsi qu’il nous faut successivement renoncer à 
tenir compte des différents faits allégués par le maître à l’appui 
de sa libération. 

_ Le serment supplétoire nous offrira-t-il enfin le remède ju- 
ridique cherché à une situation regrettable ? Nous ne sommes 
pas en principe partisan de ce serment, qui nous paraît une 
‘manière de terminer un procès par un moyen tiré uniquement 


520 DROIT CIVIL. 


de la confiance exclusive que le juge témoigne à l’une des 
_ parties au détriment de l’autre. Sans doute le choix du juge est 
guidé par des demi-preuves déjà fournies. Mais pourquoi, sui- 
vant les cas, tantôt rejeter la prétention de cette partie comme 
justifiée d’une manière insuffisante, et tantôt l’admettre avec 
_ le complément d’un serment, dont la force probante repose 
entièrement sur la croyance à la sincérité de la personne in- 
téressée qui le prête? Quoi qu’il en soit, pourrons-nous ici faire 
de ce moyen tel quel un usage utile ? Peut-être. Mais n’ou- 
blions pas les conditions que la loi met à son admission. fl 
faut (art. 1367 C. Nap.) : 1° que la demande ou l’exception ne 
soit pas suffisamment justifiée ; mais aussi 2 qu’elle ne soit 
pas totalement dénuée de preuves. Or, tant que le maître ne 
présentera à l’appui de sa libération que son affirmation orale 
ou écrite, peu importe; nous disons que sa prétention est 
totalement dénuée de.preuves, et que dès lors le serment sup- 
plétoire est inadmissible. 
La conséquence des principes que nous venons d'établir 
sera donc que, dans le cas où la preuve testimoniale est ad- 
_ mise, la loi est toute favbrable aux domestiques et aux ou- 
vriers, qui établiront sans difficulté l’existence de leur créance, 
‘sauf incertitude possible sur le quantum même de cette 
créance, tandisque le maître ne pourra pas établir sa libération. 
M. de Grouchy le prévoyait bien en présentant son amende- 
ment, et disait à bon droit à la commission du Corps législa- 
tif: « Les patrons et les maitres se trouveront désarmés. Est-ce 
« ainsi qu’on entend établir l’égalité entre eux etleurs ouvriers 
« ou leurs serviteurs? » Nous n’avons rien à ajouter à ces re- 
proches si justes faits au projet de loi par l’honorable membre 
du Corps législatif. La jurisprudence y pourra remédier en fait, 
en tenant compte des différentes circonstances que nous avons 
énumérées plus haut, dans une matière où la réformation de 
ses décisions sera très-rare et très-difficile. Mais en le faisant, 
le juge n’aura, suivant nous, trouvé de remède à la situation 
que par une déviation des véritables principes, en admettant 
comme présomptions ou comme demi-preuves, afin de rendre 
une décision conforme à ses convictions, des faits que le 
jurisconsulle ne saurait regarder comme réalisant toutes les 
conditions des articles 1353 et 1367 du Code Napoléon. 
2° cas. — Nous passons maintenant à notre seconde hypo= 


ee ne "+ — 


ART. 1781 DU CODE NAPOLÉON. 521 


thèse, celle où la demande étant supérieure à 150 francs, la 
loi proscrit la preuve testimoniale et les présomptions de 
l’homme, et, à défaut de preuves écrites (ce que nous suppo- 
sons toujours), n'offre plus d’autres ressources que celles de 
l’aveu ou du serment décisoire. Nous allons y voir comment 
l'application du droit commun en matière de preuves, si ri- 
goureuse pour le maître dans le cas où le montant du litige ne 
dépasse pas 150 francs, va devenir subitement et sans raison 
rigoureuse pour le domestique ou l’ouvrier dans l'hypothèse 
inverse, | 

Le domestique ou l’ouvrier veut donc d’abord établir sa 
créance. Nous sommes ici, nous l’avons déjà dit, en présence 
d’un fait notoire, connu de tous, le travail fait pour le maître, 
le service dans sa maison, ét il va suffire au maître d’une dé- 
négation impudente, d’un parjure certain, pour mettre son 
adversaire dans l’impossibilité de faire la preuve. C’est là un 
premier résultat fâcheux, mais conséquence nécessaire de 
tout système qui, au heu de laisser au juge la liberté de ses 
convictions, lui trace à l’avance le cercle des preuves dans les- 
quelles la loi lui permet seulement de les puiser. 

Mais généralement les choses ne’se passeront pas avec ce 
caractère d’injustice révoltante. Le domestique, l’ouvrier ob- 
tiendra de son maître l’aveu du service rendu, du travail exé- 
cuté ; mais dans quelles conditions? Puisque le maitre résiste 
à la demande, à moins de le supposer insolvable, c’est qu’il a 
Ja prétention d’avoir payé en tout ou en partie. Il dira donc : 
C’est vrai, ce domestique a été à mon service, ce travail a été 
fait pour moi, mais nous n’étions convenus que de tel prix; 
ou bien : Je lui ai payé une partie de son travail, je lui ai 
donné telle partie de ses gages, ou bien même enfin : Je lui ai 
tout payé. Nous voilà donc en présence d’un aveu que les au- 
teurs appellent complexe, parce que s’il contient l’aveu du fait 
allégué par le demandeur, il ne le contient qu'avec l’affirma- 
tion d’un autre fait distinct du premier. Il arrive souvent que, 
dans un semblable aveu, on peut tenir comme prouvé le fait sur 
lequel les deux parties tombent d’accord, et obliger le défen- 
deur à prouver le fait distinct qu’il allègue. Mais ici, ce second 
fait venant immédiament détruire l’effet du premier d’une ma- 
nière radicale, absolue (j'ai dû, dit le défendeur, mais J'ai 
payé), c’est le cas d'appliquer la règle édictée par le Code Na- 


522 DROIT CIVIL, 


poléon, dans son article 1356, savoir : que l’aveu ne peut-être 
divisé contre celui qui l’a fait‘. Et ce que la loi ne dit que de 
l’aveu judiciaire, c’est-à-dire de celui qui a été fait en justice, 
par-devant le juge, il faut le dire, la raison et la logique l’exi- 
gent impérieusement, de l’aveu extrajudiciaire, c’est-à-dire 
de celui qui a été fait hors de la présence du juge. En quoi, 
en effet, diffèrent ces deux aveux? En un seul point, dans la 
manière dont ils parviennent à la connaissance du juge, Le 
premier, l’aveu judiciaire, le juge l’a entendu, il est sûr qu'il a 
été fait; le second s’est produit hors de la présence du juge, il 
‘faut donc prouver au juge qu'il a été fait, et cela ne pourra pas se 
prouver plus facilement que tout autre fait; au delà de 150 francs, 
impossible d’user dans ce but de la preuve testimoniale, sauf 
le cas toujours excepté d’un commencement de preuve par 
écrit. En dehors de cette différence, les deux aveux judiciaire 
et extrajudiciaire sont régis par les mêmes règles, et ce que la 
loi dit de l’un, il faut l’admettre de l’autre*. C’est ce que, dans 
notre espèce, nous dirons de la règle de l’indivisibilité de 
l’aveu, règle qui serait imposée par la raison à défaut d’un 
texte de la loi. Sans cette règle, que pourrait dire le débiteur 
qui a réellement payé? Interrogé sur l’existence de la dette, il 
répondrait avec franchise : Oui, c'est vrai, j'ai dü cette somme, 
mais je l’ai payée. Et l’on viendrait diviser l’aveu contre luil 
On viendrait faire ce raisonnement : il y a maintenant un fait 
acquis au procès, l’existence de la dette, puisque nous sommes 
d'accord sur ce point; reste le fait de la libération ; vous l’af- 
firmez, je le nie; dès lors, ce fait restant seul incertain, c’est 
à vous désormais de le prouver. Mieux eût valu cent fois pour 
le débiteur nier impudemment l’existence même de la dette; 
son mensonge aurait mis son adversaire dans l'impossibilité 
d'établir la œéance elle-même, et le demandeur eût ainsi perdu 


1 C’est précisément l’exemple que donnait Pothier pour établir la règle 
de l’indivisibilité de l’aveu (édit. Bugnet, II, n° 832). C’est aussi celui que 
citait Joubert dans son rapport au tribunat (Lorré, XI!, p. 536, n° 36} 
V. aussi cass. 21 avril 1856 (S., 57, 1, 280). 

? Cependant de ce que la loi n’est pas formelle pour établir la règle de 
l’indivisibilité de l’aveu extrajudiciaire, on en a conclu que la violation de 
cette règle ne peut pas pour ce Cas donner ouverture à un recours en Cas- 
sation, puisqu'il n’y a pas do texte formel. (V. Zachariæ, Aubry et Rau, 
VI, p. 345, le texte et la note 34.) 


ART. 1781 DU CODE NAPOLÉON. | 5923 


son procès. Il n’était pas possible à la loi de rendre ainsi le 
débiteur victime de la sincérité. de ses déclarations et de le 
forcer à faire un mensonge déshonorant pour éviter une injuste 
condamnation. Et ce que la logique réclame ici, la pratique 
ne l’exigeait pas moins impérieusement. Chacun sait en effet 
qu’un débiteur se croit tout autant à l’abri de nouvelles pour- 
suites de la part de son créancier par la destruction du titre de 
la créance que par une quittance formelle. 

Sans doute, si le demandeur prouve sa créance par d’autres 
moyens légaux qu’une déclaration émanée de son adversaire, 
soit avant, soit même après l’aveu de celui-ci, alors le débi- 
teur devra à son tour prouver sa libération. Il ne faut pas plus 
diviser l’aveu contre l’un que contre l’autre. L’aveu, compléte- 
ment-inutile au demandeur dans les termes où il a été fait, ne 
doit pas aller jusqu’à lui nuire et jusqu’à lui faire perdre le 
bénéfice des preuves distinctes et suffisantes par lesquelles, en 
dehors de cet aveu, il est arrivé à établir sa créance. Au débi- 
teur alors, nous le répétons, de prouver sa libération. Mais 
quand ce ne scra que grâce à l’aveu que l'existence de la créance 
sera prouvée, le débiteur ne sera pas obligé de prouver le paye- 
ment qu’il allègue et qui reste contesté. On peut dire dans ce 
cas que le créancier n’a véritablement même pas prouvé sa 
créance actuelle, puisque l’aveu, tel qu’il est intervenu, nous 
en apprend l’extinction en même temps que l’existence anté- 
rieure. Donc le créancier n’a pas fait sa preuve, ct le fardeau 
de la preuve reste à sa charge. C’est d’ailleurs tout ce que nous 
voulons dire, et il ne faut pas non plus exagérer les consé- 
quences de la règle de l’indivisibilité de l’aveu. Sans doute la 
tentalive de preuve par l’aveu n’ayant pas réussi, il sera toujours 
utile au créancier de prouver par d’autres moyens que la dé- 
claration du défendeur le fait qui a donné naïssance la créance, 
parce que désormais ce sera au débiteur à établir sa libération. 
Mais nous n’entendons pas dire que cela lui soit nécessaire; 
car 1l n’y a pas un juge qui, en présence de la déclaration si- 
multanée des parties, doute de l’existence de ce fait. La preuve 
reste à la charge du créancier; voilà tout; mais le fait qui reste 
à prouver se trouve changé. Au lieu d’avoir à prouver le fait 
générateur de la créance, il faudra prouver que le payement 
n’en a pas eu lieu. Tout ce que nous soutenons, c’est qu’on 
ne peut pas, en divisant l’aveu, rejeter le fardeau de ]a preuve 


5924 DROIT CIVIL. 


sur le défendeur; mais sans diviser l’aveu, on doit admettre 
que le fait à prouver par le créancier n’est plus le même; il lui 
suffit de prouver qu’il n’a pas été payé. Laissons MM. Aubry. 
et Rau nous exposer ce résultat avec leur sagacité et leur net- 
teté habituelles. « Le principe del’indivisibilité de l’aveu, disent- 
«ils (VI, p. 343, note 29), a pour unique objet d'empêcher 
« que l’on ne puisse intervertir la position des parties, en ce 
« qui concerne la charge de la preuve. De même que la partie, 
«au profit de laquelle le fait principal a été reconnu, se trouve 
« affranchie de l'obligation de le prouver, de même aussi la 
« partie qui a fait l’aveu doit être dispensée de prouver les dé- 
« clarations accessoires qu’il renferme, puisque autrement elle 
« serait privée de l’avantage que lui donnait sa position de dé- 
« fenderesse à la demande ou à l’exception. » Le demandeur 
pourra donc prouver la fausseté de ces déclarations, mais c "est 
à lui à faire sa preuve. 

Nous ne pensons pas qu’on vienne nous arrêter dans notre 
conclusion en alléguant l'impossibilité de prouver un fait néga- 
tif, Les auteurs modernes ont tous fait bonne justice de ce vieux 
 préjugé. (V. Aubry et Rau, VI, p. 3925, note 15.) Puisque le dé- 
fendeur prétend avoir payé, que le demandeur le fasse inter- 
roger sur faits et articles et démontre ensuite la fausseté de 
quelqu’une des circonstances alléguées relativement au paye- 
ment prétendu. Ce qui est vrai seulement, c’est que, dans notre 
hypothèse particulière, cette ressource sera souvent illusoire. 
On ne conçoit guère par exemple qu'ici, en présence de la 
modicité ordinaire de la créance, on puisse chercher à dé- 
montrer que le débiteur n'avait pas les ressources néces- 
saires pour satisfaire à son obligation; cetie preuve serait 
au contraire possible s’il s'agissait de dettes plus impor- 
tantes. Mais qu'est-ce que cela fait? « L’impossibilité même 
« absolue, disent encore excellemment MM. Aubry et Rau, où 
« le demandeur se trouverait de justifier des faits négatifs ser- 
« vant de base à sa demande, ne saurait être un motif de le 
« décharger du fardeau*de la preuve pour l’ us au défen- 
« deur, » (Ubi supra.) 

A défaut de l’aveu, le domestique ou l’ouvrier vont pouvoir 
recourir à une dernière ressource, celle du serment décisoire, 
C’est de leur part se mettre complétement à la discrétion du 
maître, sans que la preuve contraire soit possible. Les voilà 


ART. 4781 DU CODE NAPOLÉON. 029 


donc placés dans la situation même d’où la loi avait voulu les 
sortir en abrogeant l’article 1781 du Code Napoléon; car la 
plupart des auteurs exigeaient dans l'application de cet article 
que laffirmation du maitre fût corroborée par le serment. 
C'était bien le moins dans une situation si rigoureuse pour les 
gens de service. Quoi qu'il en soit, arrêtons-nous quelques in- 
stants à examiner sur quel fait va porter le serment décisoire 
à intervenir. Sera-ce sur le fait même qui a donné naissance à 
l'obligation ? Les auteurs, à notre connaissance, nes’expliquent 
pas sur ce point. Mais la réponse nous paraît sans hésitation 
devoir être négative. Sans cela on éluderait aisément la règle 
de l’indivisibilité de l’aveu. Le maître, qui avoue ce fait, ne va 
pas ensuite, sur le serment à lui déféré, jurer qu’il n’existe pas. 
Le fait créateur de l’obligation ainsi prouvé par ce refus de 
serment, ce serait ensuite à lui qu’incomberait désormais la 
preuve de sa libération. Cela n’est pas possible. Ce serait dé- 
truire le résultat que la loi a voulu atteindre en admettant la 
règle de l’indivisibilité de l’aveu. Aussi lorsque tout à l'heure 
nous reconnaissions que le fardeau de la preuve de la libération 
retomberait sur le défendeur si le demandeur prouvait sa 
créance par d’autres moyens, nous avons eu soin dedire : par 
d'autres moyens de preuve qu’une déclaration du défendeur, 
nous servant ainsi d’une expression plus générale que celle 
d’aveu, afin d’y comprendre le serment décisoire. En un mot, 
voici la distinction qui nous paraît devoir être certainement 
adoptée à ce sujet. Si la preuve de la créance résulte de tout 
autre fait qu’une déclaration émanée du défendeur, par exemple 
de la preuve testimoniale, s’il y a un commencement de preuve 
par écrit, de présomptions légales, etc., oui, alors le débiteur 
sera obligé de prouver le payement; mais si au contraire la 
‘preuve de la créance résulte de la déclaration complexe faite 
par le débiteur, soit de l’aveu, soit du serment, on ne peut le 
forcer à prouver le payement qu’il allègue en avouant la créance. 
Si c’est au débiteur que le créancier s’adresse pour faire sa 
preuve en lui déférant le serment, il pose mal la question sur 
laquelle le serment devra porter, en lui demandant de jurer 
qu’il n’y a pas eu de fait générateur de créance. La preuve sur 
ce point, iln’a pas besoin du serment pour l'obtenir; il l’a déjà 
ou va l’avoir par le simple ayeu du débiteur. Ce qui lui reste à 
prouver, c’est que le payement n’a pas eu lieu, et c’est ce fait 


526 DROIT CIVIL. 


seulement qui peut donner lieu à la délation du serment, Le 
serment n’a rien à nous apprendre sur l’existence de la cause 
de l'obligation; son utilité ne peut plus se produire qu’au sujet 
de son extinction. 

Notre question & été résolue en ce sens par un arrêt de la 
chambre des requêtes du 6 décembre 1842. Il s'agissait, dans 
l'espèce, d’une demande en rapport faite par les héritiers d’un 
sieur Dureau contre les époux Reydellet, leurs-cohéritiers, à 
raison de la construction d’un mur faite par le de cujus pour 
ces derniers. Ceux-ci, tout en reconnaissant que la construc-" 
tion du mur avait eu lieu aux frais du défunt, prétendaient que 
néanmoins cette construction n’avait pas été élevée pour eux 
gratuitement, parce qu’ils avaient concédé un droit de passage 
à leur auteur sur un de leurs immeubles à titre d’équivalent. Les 
demandeurs voulaient déférer le serment à leurs adversaires 
sur le fait de la construction même du mur faite aux frais 
du sieur Dureau. Le tribunal de première instance de Saint- 
Denis (île Bourbon), et sur appel la Cour royale de cette île, 
adoptant les motifs des premiers juges, rejetèrent la demande 
du serment, parce que c'était diviser l’aveu contre celui qui 
l’avait fait. Pourvoi en cassation, à raison du refus fait par les 
juges d’ordonner le serment déféré. Sur cè pourvoi, la Cour, 
considérant que le serment élait exclusivement déféré sur un 
fait avoué, et non litigieux ; qu’il ne portait pas, ainsi que l’at- 
testent Les conclusions, sur la partie des conclusions des époux 
Reydellet qui donnait lieu à confradiction; qu'ainst les de- 
mandeurs ne doivent s’en prendre qu'à eux-mêmes de leur 
omission, que la Cour a jugé la cause telle que les conclusions 
l'ont faite, rejelte (D. A., v° Obligations, n° 5215). Cette décision 
nous paraît irréprochable. Il fallait déférer le serment sur la 
deuxième partie de l’aveu, dans l’espèce, sur le fait de la con- 
cession du passage à titre d’équivalent des frais de construc- 
du mur; dans la nôtre sur le fait de payement allégué. Et sur 
ce point les juges ne pouvant pas déférer d'office le serment 
sans statuer wltrà petita les demandeurs ont à juste titre perdu 
leur procès. Maintenant, comme il sera bien rare que celui qui 
a publiquement prétendu avoir payé hésite ensuite à le jurer 
sur le serment à lui déféré, il résulte de tout ce que nous ve- 
nons de dire que l’ouvrier ou le domestique sera dans l’im- 
possibilité d’établir sa créance, alors que la preuve testimo- 


| ART. 4781 DU CODE NAPOLÉON. #97 


niale n’est pas admissible, et la loi nouvelle ne leur a fait aucun 
bien dans notre seconde hypothèse. 

. Pour résumer cet examen des conséquences de l’abrogation 
de l’article 1781 du Code Napoléon, disons en deux mots que 
notre législation se trouve désormais être entièrement favorable 
au domestique ou à l’ouvrier lorsque la preuve testimoniale 
est permise, parce qu’il établira facilement la créance, sauf 
difficulté sur le quantum de cette créance, sans que le maître 
puisse établir sa libération; toute favorable au maître, au con- 
traire, lcrsque cette preuve est proscrite par la loi, parce qu’a- 
lors il sera impossible au domestique ou à l’ouvrier de prouver 
sa créance. Évidemment un résultat aussi arbitraire et qui ne 
dépend que de l'importance de la somme réclamée n’a pu être 
dans l'intention du législateur, Telle est la conséquence re- 
grettable, mais très-explicable, du refus qu’il a fait de se rendre 
compte des effets de l’application du droit commun à cette 
matière. A-t-on eu l’intention de rendre nécessaire le remède 
de la preuve écrite pour couper court à toutes les difficultés ? 
Nous avons dit que ce moyen suffisait déjà aux domestiques et 
ouvriers dansl’ancienne législation lorsqu'ils désiraient en user, 
et que, dans les cas nouveaux où ce sera pour le maître que 
cette preuve sera nécessaire, son exigence légitime l'empêchera 
de prendre à son service des gens qui ne savent pas écrire. 
La loi nouvelle a donc beaucoup moins fait pour les gens de 
service qu’on ne le croirait au premier abord, On a voulu faire 
disparaître les apparences par trop brutales d’inégalité de l’ar- 
ticle 1781; mais au fond leur situation n’a été amélioréa 
que pour le cas où, la preuve testimoniale étant admissible, 
et l’ouvrier ou le domestique sachant écrire, il n’aura pas à 
souffrir pour se placer de la nécessité nouvelle où se trouve ac- 
tuellement le maître d’exiger de lui une quittance. Acceptons 
toujours cette amélioration en attendant qu'il en intervienne 
une plus complète. Si nous osions formuler nos vœux, avant de 
terminer ce travail, ils seraient tout entiers pour laisser au 
juge, dans la décision de ees sortes de procès une complète 
latitude sur la nature des preuves à admettre, preuve testimo- 
niale, présomptions, serment, et même faculté de prendre en 
considération les livres du maître régulièrement tenus. Cette 
dernière faculté nous paraît nécessaire pour permettre au 
maître de prouver aisément sa libération, là où le domestique 


— 


528 DROIT CIVIL. — ART. 1781 DU CODE NAPOLÉON. 


- ou l’ouvrier aura tant de facilité à prouver sa créance. Elle 
aurait besoin d’ailleurs d’être inscrite formellement dans la loi, 
puisque nous croyons avoir démontré que dans l’état actuel des 
choses il ne serait pas permis au juge d’en tenir compte. Toute 
restriction, en ce qui touche les moyens de preuves à admettre, 
rendant nécessaire l’exigence de preuves écrites de la part de 
l’uneoudel’autre desparties,nousparaîtraitregrettable, comme 
inaugurant par des mesures de méfiance des relations qui 
doivent, dans l'intérêt bien entendu de tout le monde, reposer 
sur une confiance mutuelle. Quant au juge, il parviendra tou- 
jours, nous le pensons, à l’aide des moyens indiqués plus haut, 
à se former une conviction et à rendre un jugement qui y soit 
conforme, Si, dans le cas de doute absolu, il rejette tantôt la 
demande, tantôt les moyens de défense, comme ce ne sera que. 
par l'application d’une règle générale applicable à toutes sor- 
tes de procès, personne au moins ne pourra se plaindre de la 
partialité de la loi pour son adversaire. 
| C. PEAUCELLIER. 


« 


DR. ADMIN. —PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 529 


DE LA PATENTE DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 


Par M. REVERCHON, 


avocat à la Cour impériale de Paris, ancien avocat au Conseil d'État et à 
la Cour de cassation, ancien maître des requêtes au Conseil d’État. 


(Suite. 


SECTION Il. 
RÈGLES COMMUNES AUX DIVERSES OU À DIVERSES PROFESSIONS DU TABLEAUG. 
(Suite.) | 


18. L’exemption établie pour les fonctionnaires publics (art. 13 de la loi 
de 1844) est-elle applicable aux patentables du tableau G, qui exerce- 
raient leur profession en cette qualité? 

19. Quid des articles 15 et 16 de la loi de 1844 (mariage, société)? 

20. Rédaction des rôles, formes des réclamations; renvoi aux articles 20 
à 22 de la méme loi. 

21. La contribution est due pour l'année entière, sauf les deux cas de 
décès ou de faillite (art. 23); applications diverses. 

22. Suite. 

23. Cas de cession d'établissement ; transfert au successeur (même art. 23). 

24. Obligation de retirer et de payer la formule de la patente (art. 26). 

25. Dispense de la contribution spéciale pour les bourses et chambres de 
commerce (art. 33). 


18. La loi du 18 mai 1850 a abrogé les dispositions des 
n”“ 2, 3 et 4 de l’article 13 de la loi du 25 avril 1844, qui 
exemptaient de la patente les professions dont il s’agit ici. Mais 
n’a-t-elle pas laissé subsister, même à l’égard de ces profes- 
sions, le n° 1 du même article de la loi de 1844, qui exempte 
Les fonctionnaires et employés salariés, soit par l’É’tat, soit par 
les administrations départementales ou communales, en ce qui 
concerne l'exercice de leurs fonctions ? Ainsi, par exemple, le 
médecin qui dirige un établissement public d’aliénés, et qui 
ne fait, en dehors de cet établissement, aucun acte de sa pro- 
fession; le médecin ou le chirurgien militaire qui ne traite pas 
de malades en dehors du régiment, ou de l’hôpital, ou du na- 
vire au service duquel il est attaché, etc., ne doivent-ils pas 
être affranchis de la patente? L’affirmative a été décidée, au 


1 V. Revue, t. XXXIIE, p. 546, ett. XXXIV, p. 283, 
XXXIV._ 34 


530 DROIT ADMINISTRATIF, 


moins pour le premier de ces cas, par deux arrêts des 23 avril 
1852 (Mérier) et 13 avril 1 853 (Fromentin). Le premier de ces 
arrêts, dont le second n’a fait que reproduire les termes, est 
ainsi Conçu : 

« Considérant que le sieur Mérier, directeur de l’asile public 
« des aliénés de Saint-Dizier, est, à ce titre, fonctionnaire pu- 
« blic, et dispensé de la patente, conformément à l’article 13, 
« n°1, de la loi du 95 avril 1844; que d'ailleurs, il n’est ni 
« établi par l'instruction, ni même allégué par le ministre des 
« finances, que ledit sieur Mérier ait exercé la profession de 
« médecin en dehors de cet établissement; qu’ainsi c’est à 
« tort qu'il avait été imposé au droit de patente, comme doc- 
« teur en médecine, pour les sept derniers mois de 1850, etc. » 

La même solution serait sans doute appliquée dans les cir- 
constances semblables *, sauf en ce qui concerne les avocats 
inscrits au tableau des cours et tribunaux. Le motif de cette 
exception sera expliqué dans la section III de ce travail. 

Mais, si le fonctionnaire dont il s’agit ne ge renferme pas 
exclusivement dans les devoirs de sa fonction, il doit la pa- 
tente de la profession qu’il réunit à cette fonction, C’est ce qui 
résulte de divers arrêts des 27 décembre 1854 (Mérier), 9 jan- 
vier 1856 (Rougieux), 31 juillet 1856 (Rampal), 25 is 1860 
(Alibert), 23 juillet 1862 (Penissat), etc. 
"On lit dans le premier de ces arrêts * 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction qu’en 1853 le 
« sieur Mérier ne s’est pas borné à la pratique de son art dans 
« l'asile public d’aliénés de Saint-Dizier, et qu’à raison des 
« soins qu'il a donnés à plusieurs habitants de la ville il doit 
« être considéré comme ayant exercé, dans cette ville, pen- 
« dant ladite année, la profession de docteur en médecine ; 
« que, dès lors, c’est à tort que le conseil de préfecture, par 
« application de l’article 13, n° 1, de la loi du 25 avril 1844, 
« [ui a accordé décharge du droit proportionnel de patente 
« auquel il avait été imposé en cette qualité, etc. » 


1 On en verra plus loin (section II) un autre exemple en ce qui concerne 
les chefs vu directeurs d'établissements publics d'instruction secondaire 
recevant des pensionnaires. 

3 I] s'agissait ici du même contribuable au profit duquel avait été rendu, 
pour une année précédente, l'arrêt ci-dessus cité du 23 avril 1852. 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 531 


Le second est ainsi conçu : 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que, pendant 
« l’année 1854, le sieur Rougieux exerçait l’art vétérinaire chez 
« les particuliers qui réclamaient ses soins, tant dans la com- 
« mune de Rosières que dans les communes environnantes ; 
« que, dans ces circonstances, il n’est pas fondé à se prévaloir 
« de ce qu'il aurait été attaché comme vétérinaire au dépôt 
« impérial d’étalons de Rosières, pour demander décharge de 
« la contribution des patentes, par application de la portion 
« de l'article 13 de la loi du 25 avril 1844, etc. » 

Le troisième arrêt a statué en ces termes : 


« Considérant qu’il résulte de l’instruction que le sieur Ram- 
« pal, embarqué sur un paquebot de la société anonyme des 
« Messageries impériales, en qualité de chirurgien, y exerce 
« sa profession dans son intérêt privé et pour le compte de 
« Jadite compagnie ; 

« Considérant que, si le sieur Rampal justifie d’une commis- 
« sion délivrée par notre ministre de l’agriculture, du com- 
« merce et des travaux publics, en vertu de laquelle il est chargé 
« de concourir, pour la garantie de la santé publique, à l’exer- 
« cice de la police sanitaire, cette commission, en admettant 
« qu’elle pût le faire considérer comme fonctionnaire, ne sau- 
« rait lui donner le droit de réclamer l’exemption établie par 
« l’article 13 de la loi du 25 avril 1844, puisqu’il est. établi 
« qu’en dehors de ses fonctions de police sanitaire, il exerce la 
« profession de médecin.» + 

Voici enfin le quatrième arrêt ci-dessus annoncé : 

« Vu la requête du sieur Alibert, inspecteur des eaux ther- 
« males d’Ax, demeurant à Saint-Christoly-Médoc (Gironde), 
« tendant à ce qu’il nous plaise annuler un arrêté... par lequel 
« le conseil de préfecture de l’Ariége l’a maintenu, pour l’année 
« 1859, sur le rôle des patentables de la ville d’Ax comme 
« docteur en médécine; ce faisant, lui accorder la décharge 
«“ demandée, attendu qu’il n’exerce réellement la profession 
«* de docteur en médecine qu’à Saint-Christoly-Médoc, où il 
« est patenté ; que si, pendant les quetre mois de sa résidence 
« à Ax chaqüe année, il donne des soins à quelques malades, 
« ce n’est qu’en qualité d’inspecteur des eaux thermales, et 
« que, comme fonctionnaire public salarié par l'État, il est 


532 DROIT ADMINISTRATIF. 


« exempt des droits de patente, aux termes du $ 1* de l’ar- 
« ticle 13 de la loi du 25 avril 1844; 

« Considérant que le sieur Alibert, en outre des fonctions 
« publiques d’inspecteur des eaux thermales d’Ax, exerce dans 
« cette ville la profession de médecin, en donnant des soins 
.« aux malades par lesquels il est directement rémunéré; qu’en 
« conséquence c’est avec raison qu'il a été imposé et maintenu, 
« pour l’année 1859, sur le rôle des patentables de la ville d’Ax, 
« comme exerçaut la profession de docteur en médecine, etc. » 

19. Les articles 15 et 16 de la loi du 925 avril 1844, qui 
prévoient et règlent, soit le cas exceptionnel dans lequel le 
mari et la femme peuvent être assujettis distinctement à la 
patente, soit le cas de société commerciale, ne sont pas abso- 
lument inapplicables aux patentables du tableau G. On com- 
prend, par exemple, qu’un mari et une femme séparés de biens 
tiennent chacun une institution et une pension différentes : 
chacun d’eux alors devra la patente. On comprend moins le 
cas de société; cependant il peut se présenter aussi pour les 
pensions, pour la profession d’architecte, etc.; et alors l’ar- 
ticle 16 de la loi de 1844, modifié et complété par l’article 23 
de la loi du 18 mai 1850, recevra, s’il y a lieu, son applica- 
tion. | 

20. Les articles 20, 21 et 22 concernent la rédaction an- 
nuelle du rôle des patentes et l’instruction des réclamations. 
A cet égard il convient de remarquer que, pour plusieurs des 
professions du tableau G, la formation de la matrice des pa- 
tentes doit se borner à la reproduction des tableaux officiels 
de ces professions : on a vu en effet (n° 8, suprä), que le fait 
de l’exercice d’une de ces professions, si ce fait constitue une 
illégélité, ne donne pas lieu à la patente. 

Quant aux réclamations en décharge ou réduction et aux 
demandes en remise ou modération, la loi de 1844 s'est ré- 
férée aux règles établies pour les autres contributions directes. 
Ce n’est point ici le lieu d’exposer ces règles et la jurispru- 
dence qui s’y rattache. Rappelons simplement : 1° que les ré- 
clamations en décharge ou réduction doivent, à peine de dé- 
chéance, être adressées au préfet ou au sous-préfet dans les 
trois mois de la publication, et non plus de l’émission, des 
rôles (art. 28 de la loi du 21 avril 1832 et 8 de la loi du 4 août 
1844); 2° que la quittance des termes échus doit être jointe à 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 533 


la réclamation, et que le contribuable ne peut même différer 
le payement des termes qui viennent à échoir pendant les 
trois mois qui suivent cette réclamation (même art. 28 de la 
loi de 1832); 3° que la pétition est renvoyée au contrôleur des 
contributions directes, qui vérifie les faits, donne son avis, 
après avoir pris celui du maire”, et transmet le tout au direc- 
teur des contributions ; que, si celui-ci émet un avis contraire 
à la prétention du réclamant, ce dernier doit être invité à en 
prendre communication, et à fournir, dans les dix jours, de 
nouvelles observations, ou à demander, dans le même délai, 
une vérification par voie d’experts, à laquelle il doit alors être 
nécessairement procédé avant que le conseil de préfecture 
puisse statuer (art. 29 de la même loi de 1832); 4° que les ré- 
clamations ayant pour objet une cote moindre de 30 francs 
ne sont point soumises au droit de timbre (art. 28 de la même 
bi), ce qui doit s’entendre, non de la cote totale, mais de la 
contribution dont la décharge totale ou partielle est demandée 
(12 sept. 1853, commune de Sellières); 5° que le recours au 
Conseil d’État contre les arrêtés des conseils de préfecture 
n’est soumis qu’au droit de timbre, et qu’il pent être trans- 
mis au gouvernement par l’intermédiaire du préfet, sans l’in- 
tervention d’un avocat au Conseil et sans frais (art. 30 de la 
loi de 1832), par conséquent sans que le réclamant soit tenu 
de joindre à son recours aucune autre pièce que la notifica- 
tion qui lui a été faite, par l’administration, de la décision du 

conseil de préfecture (voir à cet égard l’arrêt du 26 avril 1851, 
Saphy, et l’annotation qui l’accompagne dans le Recueil des 
arréts du Conseil d'Etat, 1851, p. 297); 6° quant aux de- 
mandes en remise ou modération, c’est-à-dire qui ne sont pas 
fondées sur un droit proprement dit, mais sur des considéra- 
tions d'équité, qu’il appartient au préfet d'y statuer, sauf re- 


1 L'article 29 de la loi du 21 avril 1832 prescrit de prendre l’avis des re- 
partiteurs: mais cette disposition ne s’applique qu’aux impôts de réparti- 
tion; quant aux patentes, qui sont un impôt de quotité, l’article 22 de la 
loi du 25 avril 1844 porte seulement que les réclamations seront commu- 
niquées aux maires. “ 

3 11 peut même être transmis sur papier libre si la réclamation a pour 
objet une cote moindre de 30 francs : la disposition finale de l’article 28 de 
la loi de 1832 à cet égard s’applique aussi Porn devant le Conseil d’État que 
devant le conseil de préfecture. 


534 DROIT ADMINISTRATIF. 


cours au ministre des finances (art. 24 et suivants de l’arrêté 
des Consuls, du 24 floréal an VIIT), et qu’elles ne peuvent être 
portées ni devant le conseil de préfecture ni devant le Conseil 
d’État. 

91. Aux termes du $ I‘ de l’article 23 de la loi du 25 avril 
1844, la contribution des patentes est due pour l'année entière 
par lous les individus exerçant au mois de janvier une profes- 
sion imposable. Néanmoins il est fait exception à cette règle 
par le 3° 6 du même article, qui porte qu’en cas de fermeture 
des magasins, boutiques et ateliers, par suite de décès ou de 
faillite déclarée, les droits ne seront dus que pour le passé et le 
mois courant. k ; 

Ainsi le patentable qui exerce, au mois de janvier, une pro- 
fession soumise à patente, doit la contribution pour l’année 
entière, quelles que soient les causes qui l’amènent à cesser 
cette profession dans le cours de l’année, si ce n’est en cas de 
décès ou de faillite déclarée‘. Cette disposition est une de 
celles que le Conseil d’État est le plus fréquemment appelé à 
maintenir, et il la maintient en effet avec une fermeté inflexi- 
ble, mais nécessaire et qui n’a rien d’excessif dans les cas or- 
dinaires. Il a dû l’appliquer aux professions du tableau G. 

Ainsi, par exemple, il a décidé, le 11 janvier 1853 (Joffrés), 
qu’un avocat, nommé à des fonctions judiciaires dans le cours 
de l’année, et rayé dès lors du tableau, n’en devait pas moins 
la patente pour l’année entière. 

De même il a jugé, le 17 mars 1853 (Montet), qu’un maitre de 
pension, interdit de l'exercice de sa profession par le conseil 
académique dans le courant de l’année, n’était pas fondé à ré- 
clamer la décharge de sa patente à partir de cette interdiction*. 
Voici les termes de l'arrêt : 


4 Dans ces deux cas. la demande en décharge doit, à peine de déchéance, 
être formée dans les trois mois du décès ou de la déclaration de faillite. Cette 
règle, établie par la jurisprudence du Conseil d'État en matière de patentes 
ordinaires, a été appliquée par un arrêt du 17 mars 1853 (Delurue), à la 
réclamation formée par la veuve d’un architecte, plus de trois mois après 
le décès de ce dernier. On peut aussi consulter à cet égard un arrêt du 
27 février 1867 (Moser). 

2 Le Conseil d'État avait déjà décidé, le 11 janvier 1853 (Rezé), qu’un 
cabaretier, dont le cabaret avait été fermé dans ie courant de l’année, par 
una rrêté préfectoral rendu en exécution du décret du 29 décembre 1851, 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES,. 535 


« Considérant qu’aux termes de l’article 23 de la loi du 
« 95 avril 1844, la contribution des patentes est due pour l’an- 
« née entière par tous les contribuables qui exerçaient, au 
« mois de janvier, une profession imposable; que cette règle 
« ne reçoit d'exception qu’en cas de décès ou de faillite dé- 
« clarée; 

« Considérant qu’il résulte de linstruction que le sieur 
« Montet exerçait la profession de maître de pension au 1° jan- 
« vier 1851 ; que si, pendant les trois derniers mois de l’an- 
« née 1851, le sieur Montet a cessé d’exercer cette profession 
« par suite d’une décision du conseil académique de la Dor- 
« dogne, en date du 2 septembre 1851', aucune disposition 
« législative ne l’autorisait à demander au conseil de préfec- 
« ture décharge des trois derniers douzièmes de sa patente, 
« et qu’au cas où il y aurait lieu d’accorder un dégrèvement 
« au requérant, il ne pourrait l’oblenir que par la voie de la 
« remise ou de la modération: 

« Art. 1“, La requête du sieur Montet est rejetée. » 

De même il a jugé, le 1+ juin 1853 (Joret Lalaurie), qu’un 
doctéur en médecine, qui avait été obligé de quitter la France 
par mesure politique en mars 1859, n’était pas fondé à de- 
mander la décharge de sa patente, attendu qu’il ne se trouvait 
pas pour cela dans les cas d'exception limitativement prévus 
par l'article 23 de la loi di 25 avril 1844. 

Placé ensuite, le 13 avril 1853 (Merlin), en présence de la 
réclamation d'un commissaire-priseur qui n'avait pas seule- 
ment subi une suspension temporaire, mais qui avait été ré- 
voqué, le Conseil semble avoir éprouvé quelque hésitation : 
car il a rejeté le pourvoi par une fin de non-recevoir. et ses 
motifs sur ce point sont précédés de l’énonciation suivante : 
« Sans qu'il soit besoin d'examiner si la cessation des fonc- 
« tions par suite de révocation peut donner lieu à un dégrè- 
« vement des droits de patente. » 


n’était pas fondé à réclamer la décharge des douzièmes de sa patente non 
encore échus à la date de cet arrêté. C’est l’application littérale de l'ar- 
ticle 23 de la loi de 1844, à un contribuable soumis à la patente par cette 
loi, mais à une situation qu'elle n’avait pas prévue et qui naissait d’un acte 
législatif postérieur, 

1 Cette décision lui avait interdit à toujours l’exercice de sa profession. 


536 DROIT ADMINISTRATIF. 


Toutefois cette hésitation apparente n’a pas amené et elle ne 
pouvait guère amener le Conseil d’État à faire fléchir la règle, 
qu’il a de nouveau appliquée par un arrêt du 29 mai 1861 (7/a- 
cheä), ainsi conçu : 

« Vu la requête présentée par le sieur Vachez, ancien no- 
« taire..., tendant à ce qu’il nous plaise..., atiendu qu’il a 
« cessé d’exercer les fonctions de notaire le 9 juin 1860, par 
« suite de la suppression de son office, qu’il n’a pas de suc- 
« cesseur auquel sa patente puisse être transférée, et que l’im- 
« pôt des patentes ne serait pas annuel, mais mensuel, lui 
« accorder décharge des six derniers douzièmes de ses droits 
« de patente ; | 

« Considérant que la contribution des patentes est due pour 
« l’année entière par tous les individus exerçant au mois de 
« ganvier une profession imposable ; 

« Considérant que l’office de notaire dont le sieur Vachez 
« était titulaire a été supprimé le 9 juin 1860; que cette 
« suppression ne rentre pas dans les cas d’exceplion prévus 
« par le $ 3 de l’article 23 précité de la loi de 1844; que dès 
« lors c’est avec raison que le conseil de préfecture a re- 
« jeté, elc. » | 

Il faut, en effet, reconnaître que la raison de texte, qui a 
déterminé les décisions précitécs, ne permet pas de distinguer 
ici entre les divers patentables du tableau G. Mais on voit en 
même temps que l'application de l’article 23 à cette classe de 
patentables peut produire et produit d’étranges résultats. Pour 
les professions ordinaires, qui ne sont pas sous la main du 
pouvoir administratif ou qui n’y sont qu’exceptionnellement, 
la cessation de l’exercice provient habituellement d’un fait vo- 
lontaire du patentable, ou au moins d’un fait sur lequel ce pou- 
voir n’a aucune action; on conçoit qu’alors le fisc conserve et 
revendique ses droits, on conçoit et l’on s’explique la règle 
générale qui a été posée et les exceptions limitées qu’elle a 
reçues. Mais, quand lautorité publique elle-même, par une 
suspension, par une destitution ou par toute autre mesure plus 
ou moins discrélionnairé, paralyse la continuation de la pro- 
fession, le contribuable doit assurément avoir de la peine à 
comprendre comment cette même autorité lui fait payer encore 
la protection que l’impôt représente, pour une profession qu’elle 
lui interdit d'exercer. Sans doute ce n’est pas la même admi- 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 997 


“nistralion qui s'adresse ainsi deux fois à l’administré; mais les 
contribuables ne font pas ces distinctions, n’analysent pas ces 
nuances, et l’on peut être sûr que la contradiction apparente 
des rôles les frappe seule, en même temps qu’elle les irrite 
contre le gouvernement. Si l’attemtion du législateur de 1850 
avait élé appelée sur ce point, il aurait probablement senti que, 
sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les règles ordi- 
aires de la patente ne pouvaient guère être appliqués pure- 
ment et simplement à la plupart des professions du tableau G; 
i] aurait reconnu la nécessité d’y apporter quelques modifica- 
tions, ou plutôt, si la matière eût été plus mürement appro- 
fondie, il est permis de croire que, de modifications en modi- 
fications, le législateur eût fini par reconnaître qu’en réalité, 
dans le principe et dans les détails, la nature même de l’impôt 
des patentes la rend inconciliable, sous une foule d’aspects, 
avec la nature spéciale de ces professions. Quoi qu’il en soit, 
dans l’état actuel de la législation, la jurisprudence du Conseil 
d’État est ce qu’elle doit être ; il serait désormais inutile de la 
contester. | 

22. Ainsi qu’on l’a vu, la règle générale du $ 1° de l’ar- 
ticle 23 reçoit exception dans les cas de faillite déclarée et de 
décès. Cependant, même dans ces cas, la jurisprudence a dé- 
cidé que, si l'exercice de la profession du patentable était con- 
tinué, après la déclaration de faillite, par les syndics, ou, après 

‘le décès, par les héritiers, la patente demeurait due pour 
l’année entière, et, s’il y avait lieu, pour l’année ou les années 
suivantes. Cette jurisprudence peut parfaitement s’appliquer 
à celles des professions comprises au tableau G, qui sont libres 
comme celles qu'avait en vue la loi de 1844, c’est-à-dire aux 
professions d'architecte, d’ingénieur civil, etc. Mais en est-il 
ainsi des professions qui constituent des offices publics? Un 
avoué, par exemple, ou un notaire vient à mourir; la gestion 
provisoire de son office pour le compte de ses héritiers jusqu’à 
la nomination de son successeur suffira-t-elle pour qu'ils soient 
privés du bénéfice de l’exception établie par l’article 23, en 
d’autres termes, pour qu’ils ne puissent pas demander la dé- 
charge de la patente de leur auteur, à partir de son décès} 

- cette gestion constitue-t-elle, peut-elle même constituer l’exer- 


V. en ce sens M. Serrigny, Questions et traités, p. 396. 


538 DROIT ADMINISTRATIF. 


cice d’une profession qui suppose l’existence d’un titulaire 
nommé par l'autorité publique ? 

La réponse à ces questions se trouve, en parlie du moins, 
dans l’arrêt suivant du Conseil d'État (9 avril 1867) : : 

« Considérant que, si le sieur Théron, notaire, décédé le 
« 2 décembre 1864, n’a pu être et n’a pas été remplacé dans 
« exercice de ses fonctions d’officier ministériel par sa veuve 
« ou par ses héritiers, il résulte de l’instruction que c’est pour 
« le compte de sa veuve que l’exercice de la profession pa- 
« tentable a été continué et que ses affaires ont été gérées jus- 
« qu’au 1* avril 1865 * par celui de ses confrères qui avait été 
« désigné à cet effet; que, dans ces circonstances, la dame 
« veuve Théron n’était pas fondée à réclarher décharge entière 
« des droits de patente à raison desquels le sieur Théron était 
« inscrit au rôle de 1865, et qu’il y avait seulement lieu de lui 
« accorder décharge de ces droits à partir de l’époque de la 
« nomination du successeur de son mari et de mettre le sur- 
« plus à la charge de ce successeur, en vertu de l’article 23 de 
« la loi du 25 avril 1844, etc.; 

« Art. 1”. L'arrêté... est annulé. 

« Art. 2 La dame veuve Théron est renvoyée devant le 
« même conseil de préfecture, à l’effet de faire fixer le mon- 
« tant des droits de patente qui doivent être mis à sa charge 
« et le montant de ceux qui doivent rester à la charge du suc- 
« cesseur du sieur Théron, » 

Quant au médecin et à l’avocat, 1l me semble que la même 
solution ne pourrait, à aucun titre, leur être étendue. Lors- 
qu’un médecin qu un avocat vient à mourir, sa profession s’é- 
teint avec lui. Il peut bien laisser un fils qui soit également 
médecin ou avocat, et dont la clientèle personnelle se forme 
ou s’accroisse de celle de son auteur; dans ce cas, Île fils du 
patentable décédé sera personnellement passible de la patente, 
et, s’il n’y étail pas encore imposé, il pourra être repris, même 
dans le cours de l’année, par un rôle supplémentaire (art, 13 
de la loi du 4 juin 1858); mais il ne saurait être tenu de Îa pa- 
tente de son père postérieurement au décès de celui-ci, puis- 


1 Voir également dans le même sens les arrêts des 23 mars 1865 (Marteau) 
et 24 janvier 1866 (Ilhé). 
? Date de la nomination du successeur. 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 539 


qu’il ne lui succède pas et ne le représente pas à cet égard. 
On a pu décider autrement pour les possesseurs d’offices trans- 
missibles, à raison de cette transmissibilité même, qui donne 
à ces offices certains caractères de la propriétés ce motif 
manque de tous points vis-à-vis des médecins et des avocats, 

Ajoutons enfin que, quelle que soit la profession, la règle 
qui vient d’être exposée doit être sainement entendue. C’est 
ce qui ressort de l’arrêt suivant (19 juillet 1867) : 

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que le sieur Diot 
« a donné sa démission des fonctions d’huissier le 3 décem- 
« bre 1865 ; que son successeur a été nommé le 30 du même 
« mois; que, s’il a continué jusqu’au 11 janvier 1866 ‘ à signer 
« quelques actes pour le nouveau titulaire, il ne saurait être 
« considéré comme ayant exercé les fonctions d’huissier en 
« 1864; que, dès lors, c’est à tort qu’il a été imposé en cette 
« qualité pour ladite année, etc. » 

On voit qu’il n’y a là aucune dérogation à la jurisprudence 
établie; le Conseil d’État a simplement jugé que le réclamant 
n’avait pas, dans l’année dont il s’agissait, exercé la profession 
à raison de laquelle la patente était imposée. 

23, En cas de cession d'établissement, la patente sera, sur la 
demande du cédant, transférée à son successeur; la mutation 
de cote sera réglée par arrêlé du préfet (art. 23, 2 9, de la loi 
du 25 avril 1844). 

Cette règle est encore de celles qui doivent être appliquées 
aux professions du tableau G, à celles du moins qui comportent 
une cession d'établissement, et notamment aux offices trans- 
missibles *. Mais le Conseil d’État a pensé que ce transfert de 
patente, aulorisé par la loi dans l’intérêt des contribuables et 
par dérogation au principe général du $ 1‘ de l’article 23, ne 
devait pas tourner au détriment du trésor ; en d’autres termes, 
si la valeur locative des locaux occupés par le cessionnaire est 
inférieure à la valeur locative des locaux occupés par le cédant, 


1 Date de la prestation du serment du successeur. 

+ Bien que ce point ne fût guère contestable, il a été contesté, et il a 
fallu un arrêt du 3 novembre 1853 (Thibault), rendu sur l’avis conforme 
du ministre des finances, pour appliquer le bénéfice de cette disposition à 
un patentable du tableau G, qui s’en était vainement prévalu devant un 
conseil de préfecture. Voir aussi dans le même sens un autre arrêt du 
22 mars 1851 (Jolly:. 


540 DROIT ADMINISTRATIF, 


celui-ci ne peut pas obtenir la décharge totale de sa patente 
pour le temps qui reste à courir; il ne peut en être déchargé 
que jusqu’à concurrence de la contribution qui sera imposée à 
son successeur. Cette jurisprudence, établie par plusieurs ar- 
rêts intervenus en malière de patentes ordinaires (13 avril 1850, 
Lebris-Colombanne; 20 septembre 1848, Pasquier; 28 janvier 
1848, Brachet, etc. }, a élé consacrée, pour les patentables du 
tableau G, par quatre arrêts des 30 novembre 1852 (Durand), 
11 janvier 1853 (Audebert), 17 décembre 1862 (Thomas) et 
8 avril 1863 (Fuchet). Le premier de ces arrêts est ainsi conçu : 

« Considérant qu’il résalte de l'instruction que le sieur 
« Durand, imposé au rôle des patentables de la commune de 
« Valençay, pour l’année 1851, en qualité d’huissier, sur une 
« Valeur localive de 200 francs, a élé remplacé, le 24 mars 

« 1851, par le sieur Chanticr, qui a été imposé, en sa qualité 
_« d’huissier, au rôle supplémentaire des patentables de Va- 
« lençay, pour la même année, sur un local dont la valeur lo- 
« cative cest de 100 francs seulement; que, dans ces circon- 
« stances, le sieur Durand était fondé à se prévaloir de l’article 
« 23, S$ 2, de la loi du 25 avril 1844, mais que la mutation au- 
« torisée par cet article ne pouvant, dans aucun cas, avoir 
« pour effet d'empêcher le recouvrement, par le trésor public, 
« de la totalité de la cote inscrite au nom du cédant, il n’y a 
« lieu, dans lespèce, d’accorder au sieur Durand la décharge 
« qu’il demande que jusqu'à concurrence de la contribution 
« imposée à son successeur ; 

« Art. 1%, Le droit de patente auquel le sieur Durand a été 
« imposé, pour l’année 1851, en qualité d’huissier, est trans- 
« féré au sieur Chantier, son successeur, jusqu’à concurrence 
« de la somme pour laquelle ce dernier a été lui-même imposé 
« sur le rôle supplémentaire de l’année 1851, en qualité d’huis- 
« sier. La patente d’huissier à laquelle le sieur Durand a été 
a imposé pour 1851 sera réduite de la même somme. » 

Il peut être utile de transcrire également l’arrêt du 17 dé- 
cembre 1862 : 

« Considérant que le sieur Thomas, notaire à la Ferté-Lou- 
“ pière, a élé imposé pour l’année 1861, sur le rôle de ladite 
« commune, à un droit proportionnel de patente calculé d’a- 
« près une valeur locative de 320 francs ; que le sieur Sagette, 
« Son successeur, ayant vrêté serment à la date du 15 mai 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 541 


« 1861, ses fonctions ont cessé le même jour; que, par suite, 
« il avait droit de demander, par application de l’article 23 
« de la loi du 25 avril 1844, que les droits de patente aux- 
« quels il avait été assujetti pour l’année 1861 fussent, par 
« voie de mutation de cote, transférés au sieur Sagette jus- 
« qu’à concurrence des droits auxquels ce dernier était im- 
« posable; 

« Considérant que, par un rôle supplémentaire, le sieur Sa- 
« geite a été personnellement assujetti, à partir du 1° mai 
« 1861, à un droit proportionnel de patente calculé d’après une 
« valeur locative de 180 francs ; que, dans ces circonstances, 
« aucune portion des droits de patente imposés pour l’année 
« 1861 au sieur Thomas ne pouvait être transférée au nom du 
« sieur Sagetle, mais que le sieur Thomas a droit d’obtenir 
« Sur son imposilion une réduction égale au montant des 
« droits auxquels le sieur Sagelie a été imposé à partir du 
« 1° mai 1861 ; | 

« Art. 1%. Il est accordé au sieur Thomas, sur les droits de 
“ patente auxquels il a été imposé pour l’année 1861 en qua- 
« lité. de notaire, une réduction égale au montant des droits. 

« auxquels le sieur Sagette a élé imposé à partir du 1* mai 
_« 1861 sur le de rôle ladite commune et en la même qua- 
« lité, etc. » 

À cette matière se rattache encore un autre arrêt, du 16 avril 
1856 (Grouillard), rendu dans une espèce assez singulière. Le 
sieur Grouillard, avoué à Ruffec, a été nommé, au mois de fé- 
vrier 1855, greffier du tribunal de commerce de La Rochelle, 
en remplacement du sieur Gorrain-Desouches. Celui-ci fit 
transférer les neuf derniers douzièmes de sa patente à son suc- 
cesseur ; mais le sieur Grouillard omit de faire transférer sa 
patente ‘d'avoué à son propre successeur en cette dernière 
qualité, et nonobstant cette omission, il demanda à être dé- 
chargé de la contribution à laquelle il avait élé imposé à La 
Rochelle, Sa réclamation fut rejetée par le conseil de préfec- 
ture, et le Conseil d’État a statué, à son tour, dans les termes 
suivants : 

‘ « Considérant que, d’après l’article 23 de la loi du 95 avril 
« 1844, en cas de cession d’établissement, la patente du cé- 
« dant doit être, sur sa demande, transférée à son successeur, 
« au moyen d'une mutation de cote, qui est réglée par le pré- 


542 DROIT ADMINISTRATIF, 


« fet; que cette mutation ne peut être refusée au cédant qu’au 
« cas où le cessionnaire serait dans une situation légale qui ne 
« permettrait pas le transfert; 

« Considérant que le sieur Grouillard reconnaît que, par 
« décret du 17 février 1855, il a été appelé à remplir les fonc- 
« tions de greffier du tribunal de commerce de La Rochelle en 
« remplacement du sieur Gorrain-Desouches; que, le 17 mars, 
« celui-ci a demandé au préfet, en vertu de l’article 23 de la 
« loi du 25 avril 1844, que sa patente füt transférée à son 
« successeur; que le sieur Grouillard, pour contester la régu- 
« larité du transfert, ne se fonde pas sur ce qu’il aurait été 
« imposé nominativement sur le rôle des patentables de la 
« ville de La Rochelle, pour l’année 1855, comme greffier du 
«_ tribunal de commerce de cette ville; que sa réclamation est 
« fondée sur cette circonstance que, pour l’année 1855, il au- 
« rait été imposé sur le rôle des patentables de la ville de 
« Ruffec, à raison des fonctions d’avoué qu’il exerçait dans 
« cette ville au 1° janvier de cette année; 

« Considérant que le sieur Grouillard reconnaît que; si son 
« imposition à Ruffec a été maintenue, c’est qu’il a négligé 
« de demander que sa patente fût transférée à son successeur; 
« que, dans ces circonstances, il n’est pas fondé à réclamer 
« contre le transfert à son nom de la patente du sieur Gorrain- 
« Desouches, etc. » 

Quant à la forme, on vient de voir que la loi chats le pré- 
fet de régler la mutation de cote. Mais l’arrêté qu’il prend à 
cet égard n’est qu’un acte d’administration et non un acte de 
juridiction; si donc il refuse d’opérer le transfert, le contri- 
buable peut et doit s'adresser au conseil de préfecture et non 
au ministre des finances ou au Conseil d’État directement : 
car une demande de ce genre constitue une réclamation en 
décharge ou en réduction de contributions directes, et, par 
suite, dès qu’elle prend le caractère contentieux par le refus 
que fait le préfet de l’accueillir amiablement, c’est au conseil 
de préfecture qu’il appartient d’en connaître, sauf recours au 
Conseil d’État. Cette marche a été tracée par divers arrêts, 
notamment par ceux des 28 janvier 1848 (Houzel), 1° juin 
1850 (Pochol) et 11 janvier 1851 (Béatrix). Seulement, si le 
transfert n’est pas provoqué simultanément par le cédant et 
le cessionnaire, le préfet et, s’il y a lieu, le conseil de préfec- 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 543 


ture, doivent appeler le cessionnaire à s’expliquer sur la de- 
mande de son cédant : c’est ainsi que, dans l'affaire Aude- 
bert, le Conseil d’État a réparé l’omission qui avait été 
commise à cet égard dans Pinstruction devant le conseil de 
préfecture. 

Notons enfin que, par application d’une jurisprudence éga- 
lement constante, les demandes de transfert de patente doi- 
vent, à peine de déchéance, être formées dans les trois mois 
de la cession (15 avril 1863, Leroy; 27 février 1867, Moser). 

24. Aucune difficulté ne s’est élevée jusqu'ici, du moins en 
ce qui touche les patentables du tableau G, sur les articles 24, 
25, 27, 30, 31 et 32 de la loi du 25 avril 1844. Il reste, toute- 
fois, dans cet ordre de dispositions, à mentionner diverses 
décisions par lesquelles le Conseil d’État a reconnu que l’ar- 
ticle 26 de cette loi, relatif aux formules de patentes, est ap= 
plicable à ces patentables; en d’autres termes, qu'ils doivent 
se munir de la formule établie par cet article. La prétention 
contraire reposait sur cette idée que l’impôt établi par le ta- 
bleau G n’est pas un droit de patente; mais, quelque exact 
que puisse être cet apeñçu, à ne consulter que la nature des 
choses, on sait ce qu’il a d’erroné au point de vue de la vo- 
lonté du législateur. Les arrêts auxquels je fais allusion sont 
intervenus les 18, 19, 30 novembre 1852, sur les pourvois 
des sieurs Chateau, notaire à Fontaine-la-Guyons Boileau de 
Castelnau, docteur en médecine à Nîmes; olland et Des- 
seaux, avocats, l’un à Nancy, l’autre à Rouen, etc. Le pre- 
mier de ces arrêts, dont les autres se sont approprié la rés 
daction, est âinsi conçu : 

« Considérant que la loi du 18 mai 1850 a assujetti les no- 
« taires à la contribution des patentes; qu’aux termes de l’ar- 
« ticle 26 de la loi du 25 avril 1844, le prix de la formule de 
« patente fait partie de la contribution des patentes et doit 
« être acquitté en même temps que le premier douzième de 
« cette contributions que, dès lors, c’est avec raison que le 
« conseil de préfecture d’Eure-et-Loir a décidé que le sieur 
Chateau était tenu d’acquitter le prix de Ja formule de pa- 
tente à laquelle il a été imposé, etc. » | 


= 


1 Quant à l’article 29, on va voir qu’il est aujourd'hui abrogé, et l’ar- 
ticle 28 est inapplicable au tableau G. | 


544 DROIT ADMINISTRATIF. 


Depuis lors, l’article 12 de la loi de finances du 4 juin 1858 
a supprimé, pour tous les patentables, le timbre de, ces for- 
mules, en remplacement duquel il a ajouté 4 centimes addi- 
tionnels au principal de la contribution ; en outre, l’article 22 
de la loi du 18 mai 1850 à abrogé l’article 29 de la loi de 1844, 
qui prescrivait aux patentés et aux officiers ministériels de 
mentionner la patente dans tous leurs actes. Mais la formule 
elle-même n’est pas abolie ; les patentés peuvent être tenus de 
l’exhiber, par exemple, dans les cas prévus par l’article 27 de 
la loi précitée de 1844, et dès lors ils continuent à être inté- 
ressés et obligés à la recevoir ou à la retirer. 

25. Enfia la loi du 25 avril 1844 se termine par l’article 33, 
ainsi CONÇU : 

« Les contributions spéciales destinées à subvenir aux dé- 
« penses des bourses et chambres de commerce, et dont la 
« perception est autorisée par l’article 11 de la loi du 23 juillet 
« 1820, seront réparties sur les patentables des trois pre- 
« mières classes du tableau A annexé à la présente loi, et 
« sur ceux désignés dans les tableaux B et C, comme passi- 
« bles d’un droit fixe égal ou supérieur à celui desdites classes. 
« Les associés des établissements compris dans les classes et 
« tableaux susdésignés contribueront aux frais des bourses et 
« chambres de commerce. » 

La question s’est élevée de savoir si les patentables du ta- 
bleau G sont passibles de ces contributions spéciales. Un 
conseil de préfecture a même, en 1858, décidé l’affirmative, 
en se fondant sur ce que, pour les professions exercées par 
ces patentables, le droit fixe est en réalité confondu dans le 
droit proportionnel auquel elles sont assujetties, et se trouve, 
au moins en général, égal ou supérieur à celui des professions 
comprises dans les trois premières classes du tableau A. Mais 
le Conseil d’État a fait justice de cette erreur par l’arrêt suivant 

(24 mars 1859, Beurier) : 
= « Considérant que les obligations des patentables, en ce qui 
concerne les dépenses des bourses el chambres de com- 
« merce, sont réglées aujourd’hui par l’article 33 de la loi du 
« 25 avril 1844; qu’aux termes de cet article, les contribu- 
tions spéciales destinées à subvenir aux dépenses des bourses 
« et chambres de commerce doivent être réparties entre les 
« patentables des trois premières classes du tableau À et ceux 


# 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 545 


qui sont désignés dans les tableaux B et C comme passibles 
d’un droit fixe égal ou supérieur à celui desdites classes ; 
que le tableau G annexé à la loi du 18 mai 1850, en vertu 
duquel la profession d’avoué ! a été soumise à la patente, 
« est additionnel au tableau D joint à la loi du 25 avril 1844; 
« que dès lors le sieur Beurier, imposé comme avoué à la con- 
« tribution des patentes pour l’année 1857 sur le rôle des pa- 
« tentables de la ville de..…, est fondé à demander décharge 
« de la contribution additionnelle à laquelle il a été assujetti 
“ pour subvenir aux dépenses de la chambre de commerce de 
. « ladite ville, etc. » 


A 4 HR À 


+ 
SECTION IN. | 
RÈGLES SPÉCIALES A CERTAINES PROFESSIONS. 
6 1°", — Agréés. 
26. Dans quels cas la patente d’agréé est-elle due ? 


$ 2. — Architectes et ingénieurs civils, 


27. Les architectes de l’État, des départements et des communes doivent- 
ils la patente? 


$ 3. — Avocats inscrits au tableau des cours et tribunaux. 


28. L'inscription au tableau suffit, mais elle est indispensable pour que la 
patente d’avocat soit due. Applications diverses de cette double règle. 


$ 4. — Docteurs en chirurgie et en médecine, chirurgiens. dentistes, 
officiers de santé, vétérinaires. 


29. Le titre légal est nécessaire, mais il ne suffit pas pour donner lieu à la 
patente ; l’exercice effectif de la profession doit s’y joindre. 

30. Les médecins attachés au service des pauvres ou des hospices doivent- 
ils la patente P 

31. Quid du médecin qui exercerait gratuitement sa profession? 

32. Différence entre le dentiste et le chirurgien-dentiste, 


_$5.— Greffers. 


33. La patente ne s'applique qu'aux grefiers investis du droit de trans- 
mission, mais non aux commis greflilers, aux greffiers des tribunaux 
militaires, etc. 


1 11 s'agissait, dans l’espèce, d’un avoué; maïs on comprend que la règle 
serait la même pour les autres patentables du tableau G. 
XXXIV. 3 


546 DROIT ADMINISTRATIF. 


$ 6.— Chefs d'institution et maîtres de pension. 


84. Les pensionnats tenus par des instituteurs primaires donnent lieu à 
_ la patente. 
35. Mais il faut qu’ils aient réellement le caractère de pensionnats, 
86. Peu importerait néanmoins que quelques élèves fussent reçus gratuite- 
ment. . 
37. La patente est due par les établissements particuliers d'instruction se- 
condaire, alors même qu'ils ne sont pas accompagnés d’un pensionnat. 
38. Elle est aussi bien due par les institutions ou pensions de jeunes filles 
que par les autres. 
39. Elle n’est pas due par les établissements publics d'instruction primaire 


ou secondaire, même avec pensionnat, sauf celle que devrait le chef . 


de cet établissement qui tiendrait en même temps un pensionnat pour 
son compte. 

40. Quid des petits séminaires ou écoles secondaires ecclésiastiques ? 

_ 41, Quid des colléges dits catholiques ou des établissements libres annexés 
- aux petits séminaires? 

42. Locaux sur lesquels doit être assis le droit de patente des chefs d’insti- 
tution et des maitres de pension. 


| $ 1°", — Agréés. 


. 26. On sait que les agréés n’ont pas d'existence léga!e, en 
ce sens qpeucans Joi et même aucun acte du gouvernement 
ne les a, jusqu’à ce jour, reconnus et organisés. En fait, ce- 
pendant , l’ussge a créé ‘tete profession devant un grand 
nombre de tribunaux de commerce, et elle a été plus ou moins 
régularisée par des arrêtés ou règlements intérieurs de ces 
tribunaux. Le législateur de 1850 n’a, dès lors, pas hésité à les 
comprendre expressément dans la liste des nouveaux paten- 
tables qu’il a frappés. 

Mais, pour que la patente d’agréé soit due, il ne suffit pas 
qu’un contribuable fasse des actes qui rentrent dans l'exercice 
de cette profession ; il faut qu’il les fasse comme agréé, c’est- 
à-dire que cette qualité lui soit reconnue par le tribunal au- 
près LS ilse présente. Ainsi la jugé l’arrêt suivant (30 juin 
1858) : | 

« Considérant qu’il résulte de l'instruction que le sieur Va- 
« chet reçoit habituellement des mandats pour représenter les 
« tiers devant le tribunal de commerce de Lyon; qu’il n'existe 
« pas d’agréés devant ce tribunal; que, dans ces circon- 
« stances, il n’était pas fondé à demander que les droits de 
« patente auxquels il a été imposé en qualité d’agent d’affaires 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 547 


« fussent réduits à ceux de mandataire agréé par les tribunaux 
« de commerce, etc, » | 
| Il n’était pas exact, toutefois, d’affirmer qu’il n'existait pas 
d’agréés devant le tribunal de commerce de Lyon; une affaire 
postérieure a fourni au Conseil d'État l’occasion de rectifier 
cette assertion. Sur un pourvoi du sieur Abel, imposé comme 
agent d’affaires, et qui soutenait n’être qu’agréé, des rensei- 
gnements ont été demandés par la section du contentieux, et il a 
été établi qu’à Lyon le tribunal de commerce admet à plaider à 
sa barre, comme défenseurs agréés, les avocats (non inscrits au 
tableau), les avoués, et quelques licenciés en droit auxquels il 
confère cette faculté par des délibérations intérieures ; que ces 
défenseurs ont à l’audience une enceinte réservée; qu’on n’exige 
pas d’eux la production d’un pouvoir spécial ; qu’enfin, à côté 
de ces défenseurs aititrés, d’autres personnes se présentent 
quelquefois pour soutenir les droits des parties, mais qu’elles 
ne prennent pas place à la barre, et que, dans chaque affaire, le 
tribunal les astreint à produire un pouvoir spécial. Le sieur 
Vachet, dont le pourvoi a été rejeté par l’arrêt précité, se 
trouvait dans cette dernière catégorie; il ne pouvait, dès lors, 
être considéré comme agréé. Le sieur Abel, au contraire, était 
un ancien avocat du barreau de Lyon, qui, après s’être fait . 
rayer du tableau, avait été admis par le tribunal de commerce 
comme agréé; aussi son pourvoi a-t-il été accueilli par l’arrêt 
suivant (18 avril 1861) : 
« Vu la requête du sieur Abel, tendant à ce qu’il nous 

« plaise... décider que le sieur Abel, dont la profession con- 
« siste à donner des consultations sur les affaires commerciales 
« présentant un caractère litigieux, à diriger des affaires de 
« celte nature et à plaider devant le tribunal de commerce de 
« Lyon, sera imposé, non comme exerçant la profession d’a- 
_ « gent d’affaires, mais comme mandataire agréé par le tribunal 
« de commerce de Lyon, attendu qu’il cst admis à prendre 
« place à la barre de ce tribunal et qu’il est dispensé de pro- 
« duire dans chaque affaire un pouvoir spécial de la partie 
« qu’il représente, qu’enfin plusieurs décisions du même tri- 
« bunal lui ont décerné ou maintenu le titre d’agréé; 

_ & Vu la lettre... du président du tribunal de commerce de 
« Lyon... de laquelle il résulte que ledit tribunal, par une 
«a décision prise au mois de novembre 1855, a provisoirement 


548 __ DROIT ADMINISTRATIF. 


« dispensé les avocats et les avoués qui se présentent à 
« barre de produire un pouvoir spécial de Îla partie; que le 
« sieur Abel se trouve compris parmi les défenseurs auxquels 
« cette faveur a été accordée ; qu’il reçoit, dans les jugements 
« où il intervient, la qualification d'avocat et se présente en robe 
« à la barre ; | 
« Considérant qu’il résulte de l’instruction que la profession 
« exercée par le sieur Abel est celle de mandataire agréé par 
a le tribunal de commerce de Lyon; que, dès lors, c’est à tort 
« qu’il a été imposé et maintenu, pour l’année 1860, sur le 
« rôle de la ville de Lyon, comme exerçant la profession 
« d'agent d’affaires ; 
« Art. 1”. L'arrêté... est annulé, etc. 1. » 
Du reste, il est clair que l’agréé qui ne se bornerait pas à 
_ représenter ses clients devant le tribunal de commerce et qui, 
par exemple, les représenterait aussi devant la justice de paix, 
se chargerait de faire des recouvrements, etc. ne devrait plus 
seulement la patente d’agréé, mais bien, selon les cas, celle 
d’agent d’affaires ou toute autre. Cette application spéciale 
d’un principe déjà rappelé (n° 10, suprä) a été consacrée, 
notamment, par un arrêt du 19 juillet 1854 (Morin). | 


: $ 2.-— Architectes et ingénieurs civils. 


27. J'ai déjà, dans le cours de la section Il, fait remarquer 
certaines différences qui existent ou peuvent exister, quant 
aux règles de la patente, entre la profession d’architecte et 
les autres professions du tableau G, et qui dérivent de cette 
circonstance que l’état d'architecte constitue une carrière 
libre, dont l'accès n’est légalement soumis à aucune épreuve, 
à aucune garantie. Je ne reviens pas sur ces détails ; il me 
suffit d'y renvoyer. 

Le seul point qu’il importe de noter ccleaner ici, c’est 
que les architactes de l'État, des départements ou des com- 
munes, alors du moins qu’ils peuvent travailler aussi pour les 
particuliers, doivent la patente comme tous les autres, de 
quelque façon qu’ils soient investis de celte espèce de fonc- 
‘ tion, et quand même, par exemple, ils seraient commissionnés 


1 V. aussi dans le même sens un arrêt du 9 juillet 1861 (Trahand). 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 519 


par le ministre de l’intérieur et rétribués sur les fonds de 
l'État, des départements ou des communes. Il est facile de 
comprendre, en effet, que ce choix de l’administration s’a- 
dresse, en général, à l’architecte qui s’est déjà fait un nom, 
qui a déjà donné des preuves de son habileté, qui par consé- 
quent exerce sa profession d’une façon particulièrement lu- 
cratives la désignation dont il devient alors l’objet ne peut, dès 
lors, qu'accroître les produits de son état, par le relief qu’ellé 
dônne à l’homme qui acquiert ce nouveau titre à la confiance 
publique. Le Conseil d’État est même allé plus loin ; il a soumis 
à la patente des architectes qui ne se livraient à aucun travail, 
en dehors de leurs fonctions pour le compte de l’administra- 
tion par laquelle ils étaient rétribués, et qui, à ce titre, invo- 
quaient le bénéfice de l’exemption accordée aux fonction- 
paires publics par l’article 13, n° 1, de la loi du 25 avril 1844. 
Sous ce rapport, on peut, à première vue, trouver quelque 
antinomie entre ces décisions et celles qu’il a rendues, les 
23 avril 1852 et 13 avril 1853, dans les affaires Mérier et Fro- 
mentin (n° 18, suprà). Il convient de remarquer, cependant, 
que le médecin directeur d’un asile public d’aliénés est obligé, 
par sa fonction même, à une résidence trop assidue dans cet 
établissement pour qu’il lui soit facile de se créer ailleurs 
une clientèle, ou du moins de la créer sans que la notoriété 
publique en avertisse l’administration, qui alors le soumettra 
à la patente., Au contraire, l’architecte d’un département ou 
d’une commune n’a pas les mêmes devoirs de résidence et les 
mêmes difficultés à surmonter pour se livrer à des travaux de 
son élat au profit des particuliers; souvent même il est le seul, 
dans les localités peu importantes, qui puisse, à’ la faveur et 
par l’effet de sa qualité d’architecte de la ville ou du départe- 
ment, exercer utilement sa profession et alors ses fonctions, 
bien loin de lui être un obstacle, comme pour le médecin dont 
je viens de parler, lui sont un secours et un appui. Quoi qu’il 
en soit, c’est dans des espèces de ce genre, c’est dans des es- 
pèces où il s'agissait d'architectes s’abstenant volontairement 
d'exercer leur profession envers Îles particuliers, que sont in- 
tervenus divers arrêts des 29 juillet 1852 (Granié et Coma), 
22 décembre 1852 ( Cotin), 20 juin 1855 ( Lévéque), 20 no- 
vembre 1856 (Henriot) et 16 décembre 1868 (Epellet), etc. 
Le premier de.ces arrêts est ainsi conçu : ; 


550 DROIT ADMINISTRATIF. 


a Considérant que la loi du 18 mai 1850 assujettit à la pa- 
« tente les architectes d’une manière générale et n’établit pas 
« d’exception en faveur des architectes employés pour les dé- 
« partements et les communes ; que, dès lors, c'est à tort que 
« Je conseil de préfecture de l’Ariége a accordé décharge au 
« sieur Granié du droit de patente auquel il avait été assujetti 
« au rôle de la commune de Foix en qualité d’architecte, par 
« le motif que le sieur Granié était exclusivement occupé par 
« les travaux du département et des communes; 

« Art. 1°: L'arrêté... est annulé. Le sieur Granié sera ré- 
« tabli sur le rôle de la commune de Foix au droit de patente 
auquel il avait été primitivement imposé. » 

Je cite également l’arrêt du 16 décembre 1868 : 

« Considérant que la loi du 18 mai 1850 assujettit à la pa- 
« tente les architectes d’une manière généraleet n’établit pas 
« d’exemption en faveur des architectes diocésains; qu’il ré- 
sulte de Yinstruction et qu'il est reconnu par le sieur Épel- 
« let qu’il est chargé des travaux du diocèse d'Arras comme 
« architecte, moyennant une indemnité annuelle et des re- 
« mises proportionnelles; que le fait de diriger exclusivement 
« Ces travaux et d’avoir cessé la profession d’architecte pour 
« le compte des particuliers ne saurait le faire considérer 
comme fonctionnaire public et, par suite, comme non im- 
« posable à la contribution des patentes, etc. » 

Mais il en est autrement quand il s’agit d'architectes qui 
sont exclusivement attachés au service d’une administration, 
avec interdiction absolue de se livrer à aucun travæ&il pour le 
compte des particuliers; ils deviennent alors de véritables 
fonctionnaires publics, et, s’ils se renferment en effet dans la 
fonction qui leur est ainsi assignée, ils doivent être exemptés 
de la patente, sans qu’il soit possible de se prévaloir contre 
eux de la disposition générale de la loi de 1850, qui soumet 
les architectes à cet impôt. C’est ce qu'ont jugé deux arrêts des 
13 février et 10 mars 18692 (Gilbert et Ballu), dont le second 
est ainsi conçu : | 

« Vu le recours de notre ministre des finances, tendant à 
« ce qu’il nous plaise annuler deux arrêtés du 23 octobre 
«“ 1861, par lesquels le conseil de préfecture de la Seine a ac- 
« cordé aux sieurs Ballu et Lebouteux décharge des droits de 
« patente auxquels ils ont élé imposés sur le rôle de la ville 


& 


# 


PATENTES DES PROFESSIONS LIBÉRALES. 551 


« de Paris pour l’année 1861 comme exerçant la profession 
« d'architecte, etc. ; ce faisant, décider qu’ils seront rétablis 
"« sur le rôle... par le motif qu'ayant été nonunés architectes 
«“ de la ville de Paris par arrêté du préfet de la Seine, du 
« 31 mars 1860, ils exercent la profession d’architecte en 
« vertu d’un titre officiel équivalant au brevet ou au diplôme 
« des fouctionnaires et officiers ministériels que la loi du 
« 18 mai 1850 a assujellis à la patente*; 


« Vu l'arrêté du préfet de la Seine, en date du 31 mars 1860, 
« instituant le service d'architecture de la ville de Paris, 
« notamment les articles 4 et 9; Vu la loi du 25 avril 1844, 
« notamment l’article 13, $ I“, et la loi du 18 mai 1850, ta- 
« bleau G: : 


« Considérant que les sieurs Ballu et Lebouteux ont été 
« nommés architectes de la ville de Paris, en exécution de 
« l’arrêté susvisé du 31 mars 1860, et qu'ils sont exclusive- 
« ment employés au service de ladite ville; qu’ils sont rétri- 
« bués au moyen de traitements fixes et que tout travail pour 
« le compte des particuliers leur est interdit sous peine de 
« révocation; qu’il est d’ailleurs reconnu par l'administration 
« que, pendant l’année 1861, ils n’ont fait aucun travail pour 
«“ le public?; que, dans ces circonstances, ils doivent être 
« considérés comme des employés salariés de la ville de Pa- 
« ris, ayant droit à l’exemption de la patente, conformément 
«“ à la disposition du $ I“: de l’article 13 de la loi du 25 avril 
1844, etc. n 
Il n’y a pas lieu enfin d’imposer à la patente d’architecte 
l'individu qui est exclusivement attaché au service d’une com- 
pagnie de chemin de fer, moyennant un traitement fixe, et 


1 On remarquera que le Conseil d’État n’a pas fait de réponse explicite à 
cet argument, qui n en exigeait évidemment pas. 

3 L'arrêt relève avec raison cette circonstance, que celui du 13 février 
précédent avait négligée; car, si l’architecte, enfreignant ses obligations, 
avait travaillé pour le compte des particuliers, il aurait certainement pu et 
dû être soumis à la patente (n° 8, suprd). A plus forte raison en serait-il 
de même du fonctionnaire qui, sans contrevenir à une prohibition formelle, 
exercerait la profession d'architecte : c’est ce qui a été jugé, par exemple, 
pour un agent voyer, qui dressait des plans et devis pour Les communes de 
son arrondissement (8 décembre 1864, Montahuc) et pour un sous-ingpec- 
teur des travaux de la ville de Paris (29 juillet 1868, Huguenin). 


Q 


582 | DROIT CIVIL. . 


qui se borne à dresser pour cette compagnie les projets de 

constructions qu’elle peut avoir à exécuter, sans faire d’ail- 

Jeurs aucun travail d’architecture pour le compte des particu- 

liers. Ainsi l’ont jugé deux arrêts des 7 décembre 1859 (74- 

lette) et 8 février 1860 (Michel). E. REVERCHON. 
(La fin prochainement.) 


ÉTUDE SUR LES DONATIONS A GAUSE DE MORT, 


Par M. Ernest GLAssoN, agrégé à la Faculté de droit de Paris. 


(Suite 1.) 

29. En terminant les développements relatifs à cette pre- 
mière forme des donations à cause de mort, nous rappellerons 
qu’un maître pouvait aussi affranchir son esclave, mortis causa; 
cet affranchissement n’était pas une donation à cause de mort, 
pas plus qu’un affranchissement ordinaire ne constituait une 
donation, mais il était soumis, sous certains rapports, aux 
mêmes règles que les donations mortis causa. 


Marcellus, L. 15, De manumissionibus, 40, 1 : « Mortis causa servum ma- 
« numitti posse, non est dubitandum. Quod non ita, tibi intelligendum 
« est, ut ita liber esse jubeatur, ut, si convaluerit dominus, non fiat liber, 
« sed quemadmodum si vindicta eum liberaret absolute, scilicet quia mo- 
 riturum se putet, mors ejus exspectabitur; similiter et in hac specie in 
« extremum tempus manumissoris vitæ confertur libertas, durante scilicet 
« propter. mortis causa tacitam conditionem voluntate manumissoris; 


.« quemadmodum quum rem ita tradiderit ? ut moriente eo fierit accipientis, 


« quæ ita demum alienatur, si donator in ea permanserit voluntate. » 


Nous connaissons déjà ce texte; nous avons vu qu’il sert à 
justifier la proposition suivant laquelle la donation à cause de 
mort peut avoir lieu sous forme d’une mancipatio ou d’une 


| cessio in jure, même dans le cas où la propriété doit être 


1 V. Revue, t. XXXIV, p. 312, 422 et 498, 
3 Le texte primitif portait peut-être : Mancipaverit aut in jure cesserit. 


(r 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 353 


transférée seulement à la mort, du donateur parce que les 
actes légitimes peuvent être affectés de conditions taciles *, 
En effet, dans notre texte, le jurisconsulte suppose un affran- 
chissement fait mortis causa par la vindicta, c’est-à-dire au 
moyen d’une cessig in jure. Cet affranchissement est valable, 
mais sous le bénéfice des restrictions suivantes : 

1) La condition de cet affranchissement ne peut pas être la 
mort dans un danger déterminé; il faut prendre la mort comme 
terme ordinaire de la vie humaine. Autrement dit, cet affran- 
chissement ne saurait avoir lieu en vue d’un danger déterminé, 
mais seulement dans l’expectative du terme naturel de la vie. 
Comment expliquer cette distinction? Précisément par cette 
considération, que si-l’affranchissement était subordonné à un 
danger spécial, il faudrait le dire d’une manière expresse et 
qu’alors la manumissio aurait lieu sous la condition formelle 
du décès du maître dans le péril auquel il est’exposé; or, l’in 
jure cessio n’est pas susceptible de conditions de ce genre. 

2) Nous avons vu que, dans le doute, le donateur est tou- 
jours présumé avoir transféré de suite la propriété au dona- 
taire à cause de mort. Si l’on appliquait ici cette présomption 
il faudrait décider que l’esclave devient libre de suite, sauf à 
retomber en esclavage dans le cas de survie du donateur. 
Mais cette proposition serait absurde, car elle reviendrait à 
dire que raffranchi retomberait en esclavage à partir de sa 
propre mort! Il faut donc bien décider, par interprétation de 
la volonté du maître, que l’esclave, dans notre hypothèse, ne 
devient pas libre de suite, mais seulement après la mort du 
manumissor. Autrement il n’y aurait aucune différence entre 
cet affranchissement et celui qui est fait purement et simple- 
ment. 

30. Nous passons à la seconde forme de la donation à cause 
de mort, à la donation obligando. Dans le cas où la donation à 
cause de mort a lieu par une translation de propriété, la res 
est l’objet de la donation; ici, c’est l’obligation. 

Celte obligation consentie par le donateur au profit du do- 
- nalaire morlis causa, résulte le plus souvent de la stipulation 

(L. 34; L. 35, $ 7, h. t.); une simple convention ne suffirait 


e- 


1 L. 77, De regulis juris, 50, 17. 


= 


B54 DROIT CIVIL. 


pas, ou du moins cette convention, suivant les principes ordi- 
paires, ne produirait qu’une obligation naturelle. 

Bien que dans la stipulation mortis causa l’exécution ne 
puisse être exigée qu’à la mort du donateur, cependant il n’en 
existe pas moins de suite une obligations aussi, cette obligation 
ne prend pas naissance sur la tête de l'héritier, mais se trans- 
met à cet héritier comme toute autre dette de l’hérédité (L..34, 
h. t.). Dès lors, il va de soi que la règle suivant laquelle on ne 
peut promettre post mortem suam ne s'oppose pas à la validité 
d’une pareille stipulation. 

‘Telle n’est pourtant pas l’opinion de tous les auteurs. 
_ Ainsi, d’après M. Namur, il y a bien dans ce cas une obliga- 
gation post mortem, mais, par exception aux principes ordi- 
naires, les jurisconsultes romains avaient décidé que cette 
obligation prendrait valablement naissance sur la tête de l’hé- 
ritier'. M. de Savigny propose une autre explication * : une 
semblable stipulation serait valable, parce qüe les choses se 
passent, dans ce cas, comme si le donateur s’engageait pour le 
moment même de sa mort (cum moriar) et non pas pour une 
époque postérieure à sa mort (post mortem). M. de Savigny 
cite deux textes à l'appui de son opinion : la loi 15, De manu- 
missionibus, 40, 1, et la loi 76, De jure dotium, 23, 3. — Le 
premier de ces textes est certainement étranger à la question : 
il parle de l’affranchissement mortis causa et décide que l’es- 
clave devient libre seulement à la mort du donateur, mais par 
des raisons spéciales à cette hypothèse qui n’est pas à propre- 
ment parler celle d’une donation à cause de mort. La loi 76, 
_ De jure dotium, 93, 3, porte : 


Tryphoninus, L. 16, De jure dotium, 23, 3 : « Si pater mulieris mortis 
« causa dotem promiserit, valet promissio, nam et si in tempus quo ipse 
« rmoreretur promisisset, OBNgAreturs » 


Suivant M. de Savigny, Tryphoninus, l’auteur de ce texte, 
a voulu expliquer le sens des mots : mortis causa promiserit 
et montrer qu’ils sont synonymes de : quum ipse moreretur, et 
. non pas de : post mortem suam. M. Pellat® pense que le juris- 


1 Cours élémentaire d’Institutes, II, p. 228. 
# Traité du droit romain, IV, p. 252 de la traduction Guénoux. 
® Textes sur la dot, p. 389. 


DONATIONS À CAUSE DE MORT. 555 


consulte Tomain avai un autre but : il voulait comparer le 
dictio dotis, forme spéciale d’obligation verbis, à la stipulation, 
forme générale, et conclure de la validité de l’obligation con- 
tractée par stipulation pour le moment de la mort, à la validité . 
de lobligation contractée par dictio pour la même époque. 
Aussi, le savant doyen de la Faculté de Paris pense : — que 
Tryphoninus avait écrit: si pater mulieris causa dotem dixerit, 
valet dictio; — que Tribonien a eu tort d’interpoler ce texte, 
car, Tel qu’il existe aujourd’hui, il contient une comparaison 
entre deux termes identiques. | 

En présence d’autorités aussi graves, il est peut-être témé- 
raire de hasarder une autre explication. Pourtant, nous ferons 
remarquer qu’il n’est pas exact de poser en règle absolue, 
comme le fait M. de Savigny, que la stipulation mortis causa 
soit toujours une stipulation cum moriar. — Est-ce à dire que 
Tryphoninus ait voulu établir une comparaison entre la dictio 
dotis et la stipulation? Sans prétendre que le jurisconsulte 
romain ne parlait pas d’une dictio dotis, je pense cependant 
qu’il se PrOpORaIE un autre objet que la comparaison dont il a 
été question; qu’on peut donner un sens raisonnable au texte, 
même pour le cas d’une promissio dotis; qu’il n’est pas né- 
cessaire d’accuser Tribonien d’une interpolation produisant 
un non-sens. | - 

Il faut d’abord remarquer qu'il n’y a pas analogie, comme 
on l’a dit à tort, entre la promesse d’une dot cum moriar et 
la promesse d’une dot morlis causa; l’une est nécessairement 
une obligation à terme incertain; l’autre, au contraire, peut 
être une obligation pure et simple, à terme ou sous condition. 
De même qu’on pouvait faire, mortis causa, une translation 
immédiate de propriété, de. même on pouvait promittere mor- 
ts causa, purement et simplement ou à termé; seulement, en 
cas de survie du donateur, celui-ci avait la condictio pour ob- | 
tenir l’extinction de son obligation. "C’est ce que nous apprend 
la loi 76 elle-même dans la suite du texte; et cela prouve 
nettement, selon nous, que la promissio mortis causa n’était 
pas nécessairement une obligation conditionnelle, En effet, 
si elle avait présenté ce caractère, il n’y aurait pas eu lieu à 
la condictio, en cas de défaillance de la condition, puisque la 
promesse aurait élé considérée comme n'ayant jamais existé. 

Mais si la promesse mortfis causa peut être faite purement et 


, 


556 7 DROIT CIVIL. 


simplement, il n’en faut pas moins reconnaitre qu’of pourrait 
aussi y insérer une condition. Tout dépend de l'intention des 
parties : il faut voir si elles ont fait morlis causa une stipula- 
tion avec ou sans modalité. Mais dans le doute, que décidera- 
t-on? Qu’arrivera-t-il quand le donateur se sera borné à dire 
qu’il promet mortis causa ? C’est. précisément celte question 
que Tryphoninus se propose de trancher dans notre texte, 
plus particulièrement pour le cas où la promesse a été faite 
par une personne malade et par conséquent en vue d’un danger 
déterminé. D'après le jurisconsulte romain, il faut appliquer 
les règles de la promesse cum moriar : l’obligation n’est donc 
ni pure et simple, ni sous condition, mais à terme incertain; 
d’où il suit qu’on ne peut en exiger le payement du vivant du 
donateur, et que si ce donateur échappe au danger il peut de- 
mander l'extinction par acceptilatio. 

Ce serait une autre question que celle de savoir si dans le 
doute on doit effectivement supposer que telle a été la volonté 
du donateur et si, sous ce point de vue, la solution de Try- 
phoninus échappe à toute critique. N aurait-il pas mieux valu 
présumer que quand Je donateur dil: mortis causa promillo, 
cetle promesse, en l’absence de toute explication, renferme 
une véritable condition? Peut-être le jurisconsulle romain 
tenait-il compte, dans notre texte, de cette circonstance qu’il 
s’agissait d’une constitution de dot; ou bien, de ce que l’on 
avait assimilé la promesse cum moriar à la promesse st moriar 
- (L. 45, 8 3. De verb. oblig., 45, 1.), il avait peut-être aussi pensé 
qu’il fallait placer sur la même ligne la promesse mortis causa. 
Il existe pourtant une différence : Qu’on promette en disant : 
cum moriar, ou : si moriar, peu importe; les termes seuls sont 
changés, mais obligation reste la même, car la mort est un 
événement qui arrivera nécessairement. Mais la situation est 
tout à fait différente dans la promesse mortis causa, car la mort 
dans tel danger, ou la mert avant le donataire devient un évé- 
nement futur et incertain. 

En résumé, la promesse mortis causa, n’est pas nécessaire- 
ment une promesse cum moriar : il faut avant tout, consulter 
l'intention des parties; dans le doute, Tryphoninus décide 
qu’il y a promesse cum moriar, mais cette solution elle-même 
_ n’est peut-être pas conforme à la volonté présumée du dona- 
teur. 


———  ——— 


DONATIONS À CAUSE DE MORT, 557 


31. Il est bien certain qu’on pourrait aussi faire une dona- 
tion à cause de mort au moyen d’une délégation. Ainsi, 
celui qui veut faire une libéralité mortis causa peut pro- 
mettre de payer le créancier du donataire ou déléguer son 
propre débiteur soit au donataire lui-même, soil au créan- 
cier du donataire; c’est ce que nous apprennent deux textes 
de notre litre. 


Julianus, L. 18,6 1,h.t.: « Si donaturus mihi mortis causa debitorem 
« tuum creditori meo delegaveris, omnimodo capere videbor tantam pecu- 
« niam, quanta a creditore meo liberatus fuero. Quod si ab eodem ego sti- 
« pulatus fuero, eatenus capere existimandus ero, quatenus debitor sol- 
« vendo füerit,nam et si convaluisset creditor idemque donator, condictione 
« aut in factum actione debitoris DPAARHONEN duntaxat reciperet. » 


Le jurisconsulte prévoit deux hypothèses : 

1) Dans l’intention de me faire une donation à cause de 
mort, vous déléguez votre débiteur à mon créanciers dans ce 
cas, il y a donation à cause de mort pour la somme dont je 
suis libéré vis-à-vis de mon créancier ; 

2) Vous m'avez, toujours dans la née Mtention, délégué 
votre débiteur qui s’est obligé envers moi; il y a donation à 
cause de mort jusqu’à concurrence de la somme que je’puis 
obtenir de ce débiteur; s’il est insolvable, la donation n’existe 
pas pour une somme égale à la créance, mais pour la somme 
que le donataire peut obtenir du débiteur du donateur. Le 
jurisconsulte nous en donne la raison : c’est que si la dona- 
tion se trouvait caduque, le donateur aurait l’action ordinaire 
pour recouvrer, sa créance contre son débiteur et ne pourrait 
obtenir de ce dernier, qui est insolvable, qu’un payement 
partiel. Cette question, relative à l’étendue de la libéralité, est 
fort importante, par exemple, lorsqu'on fait le calcul de la 
quarte Falcidie ; aussi, la retrouvons-nous encore dans un 
autre texte, dans la loi 31,8 3,h.t.1. 

32. Au lieu d’employer la forme de la stipulation, pourrait- 
on faire une donation à cause de mort par contrat htleris? I] 
n’existe pas de texte sur celte question, mais il est facile de la 


1 De même d’après la loi 18, $ 3, celui qui acquiert à cause de mort un 
esclave qui a commis un délit n’est censé acquérir que le prix auquel cet 
esclave pourrait être vendu, 


098 | DROIT CIVIL. 


résoudre par l’application des principes. Dans notre opinion, 
le contrat litteris ne sert pas seulement à nover une obligation 
préexislante : on peut aussi l’employer pour créer une obliga- 
tion nouvelle. Nous en trouvons une preuve certaine dans 
Valère Maxime‘. Cet auteur nous rapporte qu'un homme 
avait fait pendant sa maladie et sous l’empire de la captation 
une donation considérable à une femme qui vivait avec lui. 


Le donateur avait recours à une expensilatio : trecenta millia 


nummorum, dit Valère Maxime, ab Oracilia expensa sibi ferri 


passus est. S'agit-il précisément, dans ce cas, d’une dona- 


tion à cause de mort comme on a voulu le soutenir? On ne 
pourrait l’affirmer ; sans doute le donateur était atteint d’une 


grave maladie (gravt morbo correptus), mais on sait que cela 
ne suffit pas pour donner à la libéralité le caractère d’une do-. 


nation à cause de mort. Il n’en résulte pas moins qu’on pou- 
vait faire par expensilatio une donation ordinaire*. Il faudrait 
dès lors une raison particulière pour que, la donation ordinaire 
étant permise, la donation à cause de mort fût prohibée. Or 
cette raison n’existe pas. Sans doute, l’expensilatio ne pouvait 
avoir lieu sôus condition, mais à cet égard on appliquait les 
mêmes règles que pour la mancipatio et la restriction ne con- 
cernait pas les conditions tacites (Frag. F'at., & 329). 

33. Enfin, la donation à cause de mort peut se faire, non 
plus dando ou obligando, mais liberando. Autrement dit, le 
donateur, créancier du donataire, peut lui faire, mortis causa, 
remise de sa dette au moyen d’une acceptilatio ou d’un pacte 
de non petendo, ou bien encore se laisser déléguer par le do- 
nataire comme débiteur, et novandi animo auprès du créancier 
de ce dernier (L. 28 et L. 31, 8 1, h. t. — L. 15, pr., Æd leg. 
F'alcidiam, 35, 2). Cetie donation à cause de mort par libéra- 
tion doit nécessairement revêtir la forme d’une acceptilatio 
ou d’un pacte de non petendo. La simple déclaration de vo- 
lonté du créancier ne saurait suffire : mais à défaut d’une do- 
nation à cause de mort, il y aurait un fidéicommis. C’est ce 
qui résulte de deux textes de notre titre *. 


1 De dictis factisque memorabilibus, lib. 8, cap. 2. 

* Cette donation dont parle Valère Maxime avait été, sans doute, an- 
nulée mais pour un tout autre motif, à cause de son immoralité. 

4 Cpr. Savigny, Traité du droit romain, IV, p. 255. 


Là 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 559 


Julianus, L.18, $ 2h. t. : « Titia chirographa debitorum suorum, Septicii 
« et Mævii donatura illis Ageriæ dedit, et rogavit eam, ut ea, si decessisset 
.« illis daret, si convaluisset, sibi redderet; morte secuta, Mævia, Titiæ 
« filia heres exstitit; Ageria autem, ut rogata erat, chirographa Septicio et 
« Mævio suprascriptis dedit; quæritur, si Mævia heres summam, quæ de- 
« bebatur, ex chirographis suprascriptis petat, vel ipsa chirographa, an 
« exceptione excludi possit. Respondit Mæviam vel pacti conventi, vel doli 
« mali exceptione summoveri posse. » 


Les faits sont faciles à exposer. Titia veut faire remise : 
mortis causa, comme le prouve la suite du texte, à ses débi- 
teurs Sceptitius et Mævius; dans ce but, elle remet ses titres 
de créance (chirographa) à Ageria ; celle-ci est chargée elle- 
même ou de les remettre anx débiteurs dans le cas où Titia 
viendrait à mourir de la maladie dont elle est atteinte, ou de 
les restituer à Titia si, au contraire, elle se rétablit. Titia 
meurt et laisse sa fille Mævia comme héritière. Ageria a remis, 
comme elle en avait été priée, les hirographa aux deux dé- 
biteurs. On se demande si Mævia, ne tenant pas compte des 
volontés de sa mère, réclamait les sommes dues ou les titres 
de créance aux débiteurs, ceux-ci pourraient repousser sa de- 
mande ?. Le jurisconsulte tient l’affirmative. Mais par quel 
moyen repoussera-t-on l’action de Mævia? Ici il faut distin- 
guer : si la défunte a manifesté ses volontés aux débiteurs et 
si ceux-ci ont accepté, il y a eu donation à cause de mort sous 
forme de pacte et l’héritier de la donatrice sera repoussé par 
l’exceplio pacti conventi. Mais s’ils sont restés étrangers à l’af- 
faire, si la défunte a donné un simple mandat à Ageria, cette 
seule manifestation de volonté ne suffit plus pour qu’il y ait 
donation à cause de mort au profit des débiteurs ; on ne peut 
lui faire produire effet qu’en la considérant comme un fidéi- 
commis; aussi les débiteurs devront invoquer dans ce second 
cas l’exception de dol. On sait, en effet, que les fidéicommis 
n'étaient soumis dans le droit des jurisconsultes à aucune 
forme. Il y a plus : sous les empereurs chrétiens, une constitu- 
tion de Théodose le Jeune, établit sans doute, que dans tout 
acte de dernière volonté, autre que le testament, il faudrait 
Jintervention de cinq témoins, in uno eodemque tempore. et de 
plus, leur signature, si l’acte était écrit (const. 8, $ 3, De co- 
dicillis, 6, 36); mais Justinien nous apprend qu’il ne faut pas 

en conclure que cette forme soit obligatoire pour les fidéi- 


560 DROIT CIVIL. 


commis non compris dans un testament; on peut encore faire 
un fidéicommis de toute manière, même oralement ; toutefois 
la preuve de ce fidéicommis est alors, er cas de contestation, 
soumise à cerlaines règles spéciales exposées au $ 19, J., De 
fideic. hered., 11, 24. 

Le second texte dont nous avons parlé est tiré du livre 
unique des réponses de Marcellus. 


Marcellus, L. 28, h. t. : « Avunculo suo debitori mortis causa donaturus, 
«a quæ debebat, ita scripsit: Tabulæ vel chirographum tot, ubicumque 
« sunt inanes esse volo, neque eum solvere debeie. Quæro an heredes, si 
.« pecuniam ab avunculo defuncti petant, exceptione doli mali se tueri pos- 
« sintP Marcellus respondit posse : nimirum enim contra voluntatem de- 
« functi heres petit ab eo. » 


L'hypothèse est à peu près la même que dans le texte pré- 
cédent. Un neveu voulant donner à cause de mort à son oncle 
ce que celui-ci lui devait, fait un écrit en ce sens. Cet acte 
unilatéral de volonté ne suffit pas pour qu’il y ait donation à 
cause de mort; mais il exisle au moins un fidéicommis et si 
les héritiers du neveu venaient actionner l’éncle pour se faire 
payer, celui-ci les repousserait par l’exception de dol. 

34. Nous connaissons ainsi les trois formes des donations 
à cause-de mort : translation de propriété, — contrat verbal ou 
litteris, — remise de dette par pacte acceptilatio ou par de non 
petendo. On appliquait, bien entendu, suivant les circon- 
stances, les principes concernant les formes de ces actes; 
ainsi, dans le cas de stipulation, on exigeait la présence des 
parties. Mais aucune forme particulière ne venait se joindre à 
celle du droit commun, 

Toutefois, à partir d’Antonin le Pieux, ces formes ordi- 
naires subirent quelques modifications : elles se compliquèrent 
de plus en plus jusqu’à Justinien. 

1) Une constitution de l’empereur Antonin le Pieux décida 
que les donations entre ascendants et descendants {inter liberos 
et parentes) seraient valables par le seul échange des consen- 
tements. Cette innovation d’Antonin nous est rapportée par 


1 Aussi, Savigny, loc. cit., p. 255, commet une erreur quand il dit : en 
droit romain les fidéicommis ne sont valables que sous la forme des codi- 
cilles. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 561 


_une constitution de Constantin qui la confirme (const. 4, C.Th., 
De donat., 8, 12). Il est évident que cette règle fut applicable 
aux donations à cause de mort entre les mêmes personnes, 

2) Constance Chlore, père de Constantin, introduisit pour 
les donations la forme de l’insinuation, c’est-à-dire l’inscrip - 
tion sur les actes publics (Cons. 1, C. Th., De sponsalib. et 
ante nuptias donat., II, 5)‘. Les donations à cause de mort 
furent, dès lors, aussi soumises à cette formalité. 


3) Constantin, outre la nécessité de l’insinuation, exigea la 
rédaction d’un acte écrit et la présence de plusieurs témoins 
pour la rédaction de cet écrit et au moment de la livraison de 
la chose au donataire. De plus, il déclara que ces formalités 
seraient communes aux donations entre-vifs et aux donations 
à cause de mort (Const. 1, C. Th., De donationibus, 8, 12 )*; 
mais, du reste, l’inobservation de ces formalités n’entraînait 
pas nullité de la libéralité, | 

4) Plus tard Théodose, et ensuite Zénon, admirent les do- 
nations même sans acte écrit, pourvu qu’elles fussent consta- 
tées par d’autres documents ; et cela fut vrai aussi des dona- 
tions à cause de mort (Const. 29, De donationtbus, 8, 54). 

35. Nous arrivons à la législation de Justinien. Toutefois, 
auparavant il faut examiner un point qui a beaucoup occupé 
les romanistes; les. développements qui précèdent nous per- 
mettront de le résoudre facilement, On s’est demandé quelle 
est la nature propre de la donation à cause de mort; est-ce 
un contrat? est-ce un acte unilatéral ? est-ce un acte qui tient 
le milieu entre Île pacte et les legs? Toutes ces questions ont 
été posées. Les jurisconsultes allemands leur ont consacré des 
centaines de pages dans lesquelles la plupart ont accumulé les 
erreurs les plus incroyables. Savigny a, le premier, jeté un 
peu de lumière dans ce chaos ; mais toutes les erreurs n’ont 


‘ 


1 Cette Constitution est de Constantin, et elle nous dit que Constante 
Chlore avait introduit l’insinuation : une autre Constitution de Constantin: 
(Const. 25, De donat., 8, 54) nous parle aussi de l’insinuation comme d’ur.c 

. formalité établie déjà depuis quelque temps. 

2? Cpr. Frag. Vat., $ 249, où 86 trouve cette Constitution. Elle a aussi 
été insérée au Code de Justinien (Const. 25, De donat., 8, 54), mais avec 
des modifications qui nous font voir qu’à l’époque de Justinien, on n’exi- 
geait plus, en général, les formalités établies par Constantin. 

XXXIV. | : __ 86 


502 DROIT CIVIL, 


pas encore complétement disparu. En réalité, la diffcu'té ne 
résulte pas des textes du droit romain : elle a été créée par les 
auteurs qui, au lieu de se demander comment les Romains en. 
visageaient la donation à cause de mort, se sont arrêtés à 
l'idée de ramener cette libéralité à un type unique et à une 
forme propre. Or c’est précisement là qu'est l'erreur : la do- 
nation à cause de mort n'a pas, en droit romain, une forme 
spéciale, et elle emprunte celle qu’elle revêt aux autres actes 
du droit, aux modes d’acquérir, aux contrats, etc. Cette vérité 
ressorl suffisamment des développements qui précèdent; on 
va la compléter par un examen rapide des différentes théories 
qui ont été mises en avant sur cette question. 

36.. Écartons d’abord le système le plus extraordisaire. 
D’après Schirach ‘, on peut déterminer la nature bâlarde de la 
donation à cause de mort en disant qu’elle constitue an pactuæ 
hereditarium acquisiticum. 11 serait difBcile de dire quel est le 
_ texte qui a pu servir de base à une pareille opinion. Si les Ro- 
mains avaient envisagé de cette manière la donation à cause de 
mort, ils ne l’auraient certainement pas permise : on sait, en 
effet, qu’ils prohibaient les pactes sur succession future. D'un 
autre côté comment expliquer, avec ce système, les donations 
mortis causa, qui se font par translation immédiate de pre- 
priété, cum quis ea mente dat, dit la loi 1, De donat., 39, 5, 
« aut siatim quidem facial accipientis, si lamen aliquid factum 
« fuerit* vel ad reverti. » Aussi, hâtons-nous de le dire, cette 
opinion n’a été adoptée par personne. 

37. Un second système, qui ne paraît pas avoir eu plus de 
succès, est celui de Muller ?. Suivant cet autenr, la donation, 
soit entre-vifs, soit à cause de mort, est Loujours un acte pure= 
ment unilatéral de la part du donateur ; elle se forme par la 
tradition et ne saurait jamais être faite par stipulation. 

Muller tire un premier argument de la loi Cincia : sous l’em- 
pire de cette loi la donation ordinaire se faisait par tradition (ou 
manctpalion), mais une donation consistant en une promesse 
accepiée, même revêtue des formes de la stipulation, aurait 


1 1m Archiv für civif. Paris, Band T1, Heft 3, p. 304 et suiv. 

3 C'est-à-dire si le donateur révoque ou si le donataire prédécäde ou si 
le donateur a échappé au danger qu’il a couru. 

3 Im Archiv für civil. Paris, Band 11, Heft 3, p. 304% et sniv. 


DONATIONS A CAUSE DE MORT. 563 


été nulle sauf exception pour les personz exceplæ (Muller, p, 9 
et suiv.) , Or, ce qui était vrai de la donation entre-vifs l’était 
également de la donation à cause de mort. — C'est, il faut l’a- 
vouer, se faire une idée bien inexacte des dispositions de cette 
lof. On n’a pas, à cette époque, déclaré nulles les donations 
sous forme de stipulation ; la loi Cincia a seulement établi 
que, quand une donation aurait été faite à une personne non 
_€xcepla, sous forme de stipulation et que la somme promise dé- 
passerait le maximum fixé, le donateur pourrait se retrancher 
derrière l’exceptio legis Cinciæ dans le cas où il serait actionné 
en payement par le donataire. Il suit de Jà que, sous l'empire : 
de cette loi, abstraction faite des personæ excepiæ, les dona- 
tions sous forme de stipulation sont parfaitement valables, si 
elles ne dépassent pas le taux de la loi Gincia, et qu’elles le 
Sont encore, même lorsqu’elles excèdent ce taux, si le dona- 
teur renonce à invoquer l’exception. 

Il est donc inexact de dire qu’à une certaine époque du droit 
romain la donation n’a pas pu se faire par stipulation. Mais 
l'erreur devient encore plus grave quand on ajoule, comme le 
fait Muller, qu'il en fut de même ensuite à toutes les époques 
du droit romain. Les textes les plus précis viennent combattre 
celle proposition, soit pour les donations ordinaires (L. 21, 
S13 L. 24, De donat., 39, 5; L. 19, $1; L, 30, De re judicata, 
42, 1)°, soit pour les donations à cause de mort (L. 24; L. 35, 
S7,h.t.; L. 76, De jure dotium, 93, 3). L’argument tiré de 
la place qu’occupent les denations aux Institutes de Justinien 
où lon parle de ces hibéralités après avoir traité des modes 
d'acquérir n’a rien de sérieux. En vain dit-on aussi que Jus- 
timien appeñle la donation une genus adquisitionis (pr. J., De 
donat., 11, 7), ce qui exclut la stipulation. Tout le monde re- 
connaît que Justinien a commis une erreur et cet empereur 
lui-même nous le montre quand il nous dit que la donation 


# Schon hiéraus, dit Muller, ergiebt sich aber die Wabrheit der oben 
verangeschichten -Béhauptung, wie sehr es Grundcharekter der Schenkung 
‘wer, dass man zu schemhende Sache sogleich übergab indem die Roemer das 
Versprechen als ganz unnfitz betrachteten, wenn man VOa einer Ansnahme 
bel den personæ exceptæ absehen will. Û 

* Cpr. L. 12, L. 83 pr. et $3, De donat., 89, 5, où il est parlé du bénéfice 
&e compétence du donateur : cela prouve bien que Ja donation par stipnla- 
tion donne lieu à une action entrainant condamnation. | 


v 


564 BIBLIOGRAPHIE. 


est comme la vente, une jus{a causa, en matière de tradition 
et d’usucapion ($ 40, J., De divis. rer., II, 13 pr. J., De usu- | 
cap., IL, 6); si la donation constilue une jus{a causa, c’est 
qu’elle n’est pas, par elle-même, un mode d'acquérir. Enfin, 
tous les textes que l’on invoque et où l’on donne des exemples 
de donation à cause de mort par tradition, ne prouvent abso- 
lument rien, puisqu’aucun d'eux ne dit que la tradition soit la 
seule forme de la donation à cause de mort; aucun d’eux 
n’exclut les autres formes de cette libéralité (61, J., De 
donat., 11, 7; L. 1, De donat., 39, 5; L. 2, De mortis causa 
donat., 39, 6) :. | ERNEST GLASSON. 
(La suite à la prochaine livraison.) 


BIBLIOGRAPHIE. 


ÉLÉMENTS BE L'EXPROPRIATION DES IMMEUBLES POUR CAUSE 
D'UTILITÉ PUBLIQUE 


SUIVIS DU TEXTE DE LA LOI ORGANIQUE DU 3 MAI 1841, 


Par Octave ROQUIÈRE, 
avocat à la Cour impériale de Caen, docteur en droit ?, 


Compte rendu par M. J. MARIE, l 
avdcat à la Cour impériale de Rennes, agrégé à la Faculté de droit. 


. À côté des travaux où l’étendue des recherches s'allie à la 
profondeur du raisonnement, on aime à rencontrer des œuvres 
plus modestes, non moins laborieuses parfois, souvent aussi 


1 M. de Vangerow (Lehrbuch, $ 561) trouve cette opinion de Muller 
tellement extraordinaire, qu’il se demande si cet auteur a bien exprimé sa 
” pensée; il ajoute que Muller a peut-être voulu dire qu'il faut au moment 
où la libéralité se fait, un appauvrissement au moins éventuel du donateur 
à cause de mort. Si telle avait été la pensée de Müller, il faudrait alors re- 
connaître qu’il l’a bien mal exprimée; mais la lecture de sa monographie 
nous a convaincu que Muller ne s’est pas placé à ce point de vue. 

2 Paris, E. Thorin, libraire, boulevard Saint-Michel, 58; Caen, Le Gost- 
Clérisse, libraire, rue Écuyère, 46. 


} 


ROQUIÈRE. — EXPR. D'UTILITÉ PUBLIQUE. 565 


utiles, dont la clarté, la méthode, l’élégante sobriété attirent 
et retiennent en même temps. De ce nombre est l’ouvrage de: 
M. Roquière sur l’expropriation pour cause d'utilité publique. 
Ce n’est point un traité qui renferme, avec de longues discus- 
siôns, toutes les questions complexes que, de nos jours encore, 
soulève cette matière déjà pourtant si élaborée. C’est un ré- 
sumé substantiel, net et précis d’un sujet pratique, envisagé 
principalement au point de vue pratique, maïs où toutes les 
solutions sont raisonnées,où l'argument juridique apparaît sans 
cesse pour fortifier ou pour combattre la jurisprudence. Les 
grands travaux, qui se multiplient aujourd'hui comme par en- 
chantement, donnent à cette étude un à propos, une utilité 
qu’on ne saurait méconnaître. 
Le plan suivi par M. Roquière est aussi simple que naturel; 
Pauteur devait commenter la loi organique du 3 mai 1841; 
. c'était là la partie essentielle de son œuvre, mais il n’a eu 
garde de laisser complétement à l’écart les principes .philoso- 
phiques et les données historiques sur son sujet. « Quelque : 
« élémentaires, nous dit-il lui-même, que soient les notions 
« que l’on veuille acquérir sur un sujet, il importe avant tout 
« d’en avoir une idée exacte et raisonnée au point de vue des 
«principes généraux. C’est pour répondre à ce besoin de tout 
« esprit bien fait que nous avons cru devoir faire précéder lé- 
« tude des dispositions mêmes de la loi du 3 mai 1841, com- 
« binée avéc le sénatus-consulte du 25 décembre 1852, de 
« quelques considérations sur le caractère philosophique de 
« l’expropriation et de l'indication rapide des précédents his- 
« toriques. » | 
Justifier la légitimité de l’expropriation, affirmer et démon- 
trer les règles, qui s’imposent à toute législation sur ce point, 
c’est ce que M. Roquière a fait avec une énergique sobriété 
dont je ne saurais trop le louer, car ici l’écueil était séduisant 
et les lieux communs se présentaient d'eux-mêmes. 
L’expropriat ion pour cause d’utilité publique a été admise 
depuis les temps les plus reculés. On lit dans la Bible: 
« Dixitque David Ornan : Da mihi locum areæ tuæ, ut ædi- 
ficem in ea altare domino, ila ut, quantum valet, argenti acci- 
Pias et cessel plaga a populo. Dedit ergo David Ornan pro loco 


1 Paralipom., L. 1, c. 21, v. 22, 25. 


566 BIBLIOGRAPHIE, 


siclos auri justissimi ponderis sexcendos et ædificavit ibi altare 
domini. » 

Les monuments de notre ancienne jurisprudence témoignent 
que, si l’expropriation n’avait pas encore été régulièrement 
organisée, le principe en était du moins universellement ad- . 
mis. Tels l’ordonnance de Philippe le Bel, à la date de 1308, 
le témoignage‘de Maillart, sur la coutume d'Artois, l’édit de 
janvier 1607, celui d'octobre 1666, de .mars 1679, l'arrêt du 
conseil du 5 novembre 1776, les arrêts du Parlement d’Aix de 
janvier 1627, d'avril 1644, ceux du Parlement de Paris de mai 
1616, et de janvier 1633, l’ordonnance du 29 mars 1754, où 
sont tracées des règles aujourd’hui encore en partie observées 
dans nos enquêtes de commodo et incommodo. | 

Pothier avait même déjà, avec son admirable clarté, défini 
les effets de l'aliénation forcée pour cause d'utilité publique, 
« Lorsque, dit-il, une chose vendue pour cause d'utilité pu- 
« blique a été faite divini aut publici juris, comme si on en a 
« fait un cimetière, une rue, ou place publique, il est évident 
« que toutes les hypothèques on autres charges, dont cette 
« chose était tenue, s’éteignent, sauf aux créanciers et autres, 
« qui auraient quelque droit sur cette chose à se venger sur le 
« prix, suivant l’ordre de leurs hypothèques et de leurs privi- 
« léges. » | 

M. Roquière indique rapidement ensuite le progrès, que, de- 
puis 1789, ont successivement réalisé les lois des 7-11 sep- 
tembre 1790, 28 pluviôse an VIIX et 16 septembre 1807, la loi 
du 8 mars 1810, qui inaugura un système tout à fait nouveau, 
système de garanties telles pour la propriété, que les lois du 
7 juillet 1833, et du 3 mai 1841 ne l’ont pas complétement main- 
tenu. Îl est vrai que ces lois ont su concilier mieux encore et 
gatantir à la fois le droit du PRSpHIÈMIEe et l'intérêt de l’admi- 
nistration. 

Arrivé à la législation actuelle, l’auteur étudie dans tout son 
développement la marche de lexpropriation. Six chapitres 
sont consacrés à l’examnen de la loi de 1841 ; le septième est 
réservé aux exceptions, que subissent les règles ordinaires. 
M. Roquière a moins visé à l'originalité que cherché à être 
méthodique, judicieux, incisif. En cette matière, les questions 
_abondent, se perdre dans les détails est facile, savoir se borner 
très-délicat et difficile. Le jeune jurisconsulte- y réussit sans 


ROQUIÈRE. —— EXPR. D'UTILITÉ PUBLIQUE. 507 


tomber dans la sécheresse ou la roideur, Ce n’est pas qu’il ait 
négligé toutes les questions de détail; il a, au contraire, posé 
avec soin et résolu les principales, celles auxquelles de récents 
arrêts donnent un intérêt particulier. 

Par exemple, l’expropriation peut-elle atteindre un bien ‘du 
domaine public de l’État? La réponse à la question ainsi posée 
est d’évidence. Mais l’État pourra-t-il réclamer une indemnité 
de l’expropriant pour le terrain faisant autrefois partie du do- 
maine public et compris, avec l’autorisation du gouverne- 
ment, dans le périmètre des travaux? La Cour de Caen! s’est 
décidée pour l’affirmative et M. Roquière approuve”sa déci- 
sion. — Quelle est la sanction efficace et pratique du droit 
qu’a le propriétaire de ne pas se dessaisir avant d’avoir été 
payé? Elle est, suivant l’auteur, dans le pouvoir qu'ont les 
tribunaux d’ordonner la discontinuation des travaux, et il le 
démontre avec autant de solidité que de verve. — Il admet, 
contrairement à des auteurs éminents, que la loi du 23 mars 
1855 a implicitement abrogé l’article 17 de la loi du 9 mai 
1841. 1l rapporte et approuve la pratique de la ville de Paris, 
pratique consacrée par la Cour de cassation, à propos du droit 
. qu'ont les sous-locataires de réclamer une indemnité, même 
en dehors des délais édictés par Particle 21, l'indication du 
principal locataire, faite par le propriétaire, suffisant à la con- 
servation de tous Îles intérêts. L’expropriant est en effet averti 
qu’il doit une indemnité pour la totalité de la jouissance et, 
dès lors, qu'importe à qui cette indemnité sera payée? — Sur 
deux autres questions d’un intérêt non moins considérable, 
M. Roquière adopte encore la solution la plus juridique et la 
_ plus sagement libérale, L’expropriation prononcée, l’adminis- 
tration peut-elle à son gré choisir entre la résolution et lexé- 
cution du bail? Non; car, autrement, la position des loca- 
-taires serait intolérable*. Quid du bail n’ayant pas date 
certaine avant le jugement d’expropriation? Il faut laisser au 
jury un pouvoir souverain d'appréciation ; l’administration 
n’est point en effet un acquéreur ordinaire, c’est un acquéreur 


1 Arrêt du 30 décembre 1867. | 

3 Caen, 4° ch., 24 juin 1867; Paris, 2 avril 1842; contrà, Conseil d'État, 
13 juillet 1843. 

s Cass., 4 juillet 1864; Rouen, 6 avril 1865. 


568 BIBLIOGRAPHIE. — M. ROQUIÈRE. 


qui s’impose et les articles 1743, 1750 du Code Napoléon ne 
doivent pas l’emporter sur l’esprit de la loi et l’intérêt bien 
‘ entendu de l’administration elle-même. 

On le voit, dans son ouvrage, M. Roquière a su faire un 
choix heureux des difficultés les plus saisissantes et les plus 
fréquentes de son sujet. Le livre qu'il intitule modestement 
Éléments de l'expropriation a donc, avec les qualités d’un livre 
élémentaire, le mérite souvent rare de présenter l’ensemble 
complet d’un sujet pratique important. Je dirais volontiers 
que son ouvrage est vraiment le manuel de l’exproprié, c’est 
un guide non moins sûr pour quiconque est appelé à composer 
le jury d’expropriatiun. La doctrine est exacte, le style sim- 
ple, ferme, sans prétention, agréable et attrayant. Des divi- 
sions, qui ne sont pas trop répétées, la distribution des ma- 
tières en paragraphes, une table raisonnée placée à la fin du 
volume aident l'esprit et facilitent les recherches. Voilà, en un 
mot, un livre qui, sans bruit et sans emphase, peut être utile à 
beaucoup de gens. On le lira avec plaisir, on le consultera 
avec fruit après même les traités les plus estimés. Mettre, à la\ 
portée de tous les hommes intelligents un sujet qui n’intéresse 
pas seulement les théoriciens, c’est bien mériter de la science 
elle-même. 


J. MARIE. 


TABLE DES PRINCIPAUX ARTICLES 


PAR ORDRE DE MATIÈRES. 


DROIT CIVIL ET COMMERCIAL, 
Pages: 


Des caractères distinctifs de l’intérêt et de l’action en matière de 80 

ciétés, par M. Ch. Beudant, .......,... RL nt . 135 
Notre Code de commerce et les affaires. 1807—1869. Leçon d’ouver - 

ture d’un cours de droit commercial, par M. Jules Leveillé, . . . 1178 
Examen doctrinal, par M. Ernest Tambour. . . ... ..... 193 
Étude sur les donations à cause de mort, par H. Glasson. 312, 422, 498, 552 
Observations sur la différence entre l’action et l’intérét, par M. Batbie. 328 
Encore l’intérét et l'action, par M. Beudant. .. ....,......, 402 
Note de M. Batbie. . . .. He fus se... +. 491 
Des conséquences de l'abrogation de l’article 1781 du Code Napoléon, 

par M. Émile Peaucellier. . ..........,.....,.... 618 


PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Domat et sa conception philosophique du droit, par M. Émile 

Feitu. ......... 0. e + ee sr... 48, 263, 365 

L 
| LÉGISLATION. | 

Société ds Législation comparée, par M. Batbie. ...,.,...... 836 
Enquête agricole, par M. Édouard Perier. ..,........,... 392 
De la nouvelle organisation judiciaire dans le grand duché de Bade, 

par HK. Krug-Basse. .. . ....... ... se... 415 
Précis de droit romain. — Introduction générale, par x. C. Accarias. 483 


DROIT CRIMINEL. 
Examen doctrinal de la jurisprudence, par M. Paul Collet. . ,..,. 91 


DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF. 


Examen doctrinal de la Jurisprudence administrative, par M. Batbie. 116 

Délimitation des cours d’eau, par M. Léon Aucoc. . . .,. ,,,. 121, 433 

Définition légale de la qualité de ue français, par M. Gabriel 
Demante. . ........ . 164, 208 


570 TABLE DES PRINC. ARTICLES PAR ORDRE DE MATIÈRES, 

Pages, 

De la patente des professions libérales, par M. Reverchon. . . . . 283, 529 
Examen doctrinal de la jurisprudence administrative, par M. Albert 

Christophle, 00050» 358 


DROIT ECCLÉSIASTIQUE. | 
Le pouvoir civil au concile deTrente,par M. Albert Desjardins. 1, 219, 445 


DROIT INTERNATIONAL. 


Observations critiques sur la convention monétaire du 23 décembre 
1865, par M. Serrigny. .. .. ........... 0... 435 


BIBLIOGRAPHIE. 


Commentaire du Code de commerce et de législation commerciale, 
par M. Alauxet; compte rendu par M. Henrt Ameline. . . . .. 76 
Histoire de l’impôt en France, par M. Clamageran; a se rendu par 


M Jogen. . oo CCC ® 83 
Manuel du droit civil, par M. Émile Acollas, compte rendu par 
Hs Paul JON: ss un mé ens se s Lin vases 93 


La Morale en comédies, par M. Rodière; comte rendu M Batbie. %% 
Fuite de Louis XVI à Varennes, par . paie Bimbenet; compte 
rendu par M. G. Debacg ............,:.. .. 14 
Code annoté des chemins de fer, par H. Lamé. Fleury; compte rendu 
Dar Ne Balle ss 5 sh ue uses seu sue ds OT 
Archivio giuridico, di Pietro Ellero; compte rendu par K.Æ. Dubois. 343 
Les Constitutions d'Europe et d'Amérique, par HM. Batbie et Lafer- 


rière ; compte rendu par M.6. Debacqg. .............. 347 
Sommaire du cours de Code Napoléon, par M. Gustave Bressolles ; 
compte rendu par M. Gabriel Demante. .. .......... °,. 611 


Éléments de l’expropriation des immeubles pour cause d’utilité pu- 
blique, par M. Octave Roquière; compte rendu par M. J. Marie. 564 


MÉCROLOGIE. 
M. Chauveau Adolphe, par M. Batbie. . , ....,.,..,.,.,,,. % 
M. Daïfloz aîné, par M. Ch. Beudant. ........ DAS id 660 192 


M. H. Perreyve, par M. Valette ..........,..,.,....,. 40 e 


D 


TABLE DES NOMS DES AUTEURS 


DES PRINCIPAUX ARTICLES. 


MM. ; | Pages. 
ACCARIAS. .  «  « , « »+ Précis de droit romain. — Introduction gé- 
| pérale. . cosmos. eee. os #88 
"AMELINE. . + -. . « Commentaire du Code de commerce et de 
législation, par M. éhauxet. ..,,, .. 16 
AUCOC. « . «+ .« . Délimitation des cours d’eau, .. . . . 124, 488 
BATBIE, . . .,. . . . . .« La Morale en comédies, par M. Rodière. 95 


—— | M. Chauveau Adolphe. ...,....,... 96 
— Examen doctrinal de Jurisprudence admi- | 
| nistrative.. . ........ dass" 6: 
> Observations sur la différence entre l’action | 
et l’intérét. . . . .. De eo. 328 
— | Société de Législation comparée. . . . . . 336 
_ Code annoté des chemins de fer, par 
M. Lamé-Fleury, ............. 341 
— n Note Summer bamunten ans  ÆDe 
BEUDANT. .  « + + . + + Des caractères distinctifs de l'intérêt et de 
l'action en matière de sociétés. . .. . . 135 . 
—_ | M. Dalloz aîné. ......,......., 192 
7 Encore l’intérét et l’action. . . . . , .,. , 402 


CHRISTOPHLE. . , + . . . Examen doctrinal de la Jurisprudence admi- 
nistrative. . ..,....,:....,... 353 
CoLLET,. . .. . . + . « Examen doctrinal de la Jurisprudence. . . 97 
DEBACQ. . « « : + + + . « Fuite de Louis XVI à Varennes, par M. Eu- 
| gène Bimbenet, ........,....... 186 
_ | Les Constitutions d'Europe et d'Amérique, 
| par MM. Batbie et Laferrière. . . ,.,. 3417 
Définition légale de la qualité de citoyen 
français, . . .. 0... 0. . + + 164, 208 
— Sommaire du cours de Code Napoléon, par 
_ M. Gustave Bressolles, ..,.,.,,.., 511 
DESJARDINS. « + ss» « « Le pouvoir civil au Sonoile de Trente. 1, 219, 445 


DEMANTE. «ce. 


572 TABLE DES NOMS DES AUTEURS DES PRINC, ARTICLES. 


MM. 
DuBois. . . . . . . . 
FE&ITU.. 


GLASSON. 


JOZON.. 


KRUG-BASSE. . . . 


C2 


LEVEILLÉ, ..... 
MARIE. 


PEAUCELLIER, . «o 


PERRIER. ....... 
REVERCHON, . , . .. 
SERRIGNY. ee 


TAMBOUR. . . 
VALETTE. CCC 


. . Archivio giuridico, di Pietro Ellero . . ., 
. «+ Domat et sa conception philosophique du 


Pages. 


343 


droit. «see... .40, 283, 865 


.. Étude sur les donations à cause de 


mort. ...,..,...,,.. 312, 422, 498, 552 


. . Histoire de l'impôt en France, par M. Cla- 
MADOYAR: sus Sa svt ess ii s ec 
Manuel du droit civil, par M. Acollas. . . 


.. + De la nouvelle organisation judiciaire dans 


le grand-duché de Bade. . . . . . . . . . 


. . Notre Code de commerce et les affaires. . .: 


. + Éléments de l’expropriation des immeubles 
pour cause d'utilité publique, par M. Oc- 
tave Roquière. .....,......... 

« . Des conséquences de l’abrogation de l’ar- 
ticle 1781 du Code Napoléon. . ...., 

. . Enquête agricole. . ..,......... è 


83 
93 


415 
178 
564 


513 
392 


4. . Patente des professions libérales. '. .. 283, 529 


. : Observations critiques sur la convention 

monétaire du 23 décembre 1865. . : . .. 
. . Examen doctrinal. .,.,.,.,.....,... 
sn Ms: PEITOYVO. 5 6 en à ds DS Sn à 


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MANUEL DE DROIT COMMERCIAL. 
6° édition, 1861. 1 vol. in-8. 9 fr. M. LAFERRIÈRE 


EXPLICATION analytique et synthé-| COURS DU DROIT PUBLIC ET AD- 
tique des lois nouvelles SUR LES MINISTRATIF, suivi d’un appendice 


COMMANDITES par actions, l’arbi-| contenant le Programme d'examen du 
trage forcé et les concordats par aban-| Droit administratif. 5° édit., 1860. 
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CODE NAPOLÉON 


Mise en rapport avec la Doctrine et la Jurisprudence 
PAR DELSOL 


Docteur eu droit, Avocat à la Cour impériale de Paris et du Ministère de Finstruction publique. 
DEUXIÈME BDITION 
Revue, corrigée et cousidérablement augmentée 
3 volumes in-$°, — Prix : 27 franes. 


_ 


ee 


_ L'auteur de l’Explication élémentaire du Code Napoléon N'a pas cru pouvoir 
! mieux faire que de puiser dans l’enseignement public du droit les doctrines qui y 
sont le plus généralement adoptées. Élève de la Faculté de droit de Paris, il s’est 
assimilé les leçons des maitres les plus illustres, et, après les avoir habilement 
coordonnées, il en reproduit la substance dans ce livre. Les théories aventureuses 
et les solutions équivoques ont donc été soigneusement écartées. En un mot, 
l’'Explication élémentaire du Code Nupoléon est, si l’on peut ainsi parler, un 
| OUVRAGE CLASSIQUE. MM. les Étudiants y trouveront un écho fidèle du cours qu’ils 


_ auront suivi et la discussion complète de toutes les questions qui les attendent 
aux examens. ; 


Paris. — Imprimerie de Cusser et C°, 26, rue Racine. 


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